Calmann-Lévy, éditeurs (p. 278-291).


XX


Ils passèrent, les jours funèbres. Puis le caveau du cimetière refermé sur le corps de M. Gannerault, les tentures enlevées, les cierges éteints, la vie reprit son cours monotone.

Cher parrain ! il était mort sans nous avoir reconnus. Pendant les lentes heures de la veillée, pendant que Maxime rêvait, le front dans ses mains, j’avais prolongé mon examen de conscience. La mort avait remis à leur place les ambitions démesurées, les droits absolus, les félicités revendiquées si âprement. L’horizon s’élargissait devant moi et je comprenais que la volonté de vivre n’est pas l’effrénée volonté de jouir. Le tumulte de mes sentiments s’était apaisé devant ce cadavre et je songeais :

« Tu as appelé l’Amour ?… As-tu connu les vertus qu’il exige : simplicité, abnégation, patience, goût délicat de la pureté ?… L’obscur appétit de la chair, la fièvre d’une imagination enivrée par la jeunesse n’ont-ils pas égaré ton pèlerinage vers des routes où l’Amour n’a jamais passé ?… Tu as suivi le passant qui faisait miroiter devant tes yeux curieux de vierge les facettes étincelantes de son désir… Et tu as chéri son désir, fille orgueilleuse ! L’homme s’est transfiguré sous ce reflet… Regarde-le, dépouillé de l’ancien prestige… Il est brutal, il est âpre et volontaire ; c’est un homme de proie… Tu ne l’as jamais aimé. »

La chambre d’hôtel, payée par madame de Charny, les explications cyniques que Maxime avait murmurées à mon oreille — pour me rassurer ! — le paysage de boue, ma propre lâcheté — toute la nuit m’obsédèrent. Je regardais Maxime qui s’était assoupi un peu avant l’aube, et ce front martelé, ces cheveux drus, ces lèvres amères, ce visage livré dans la sincérité du sommeil, ne m’inspiraient plus l’attendrissement étrange qui fut peut-être la confuse promesse de l’amour. Je me rappelai mes années d’adolescence inquiète, mes velléités religieuses, les premières ébauches de la passion et cet idéal indécis et charmant que mon âme ignorante avait incarné dans la personne de Rambert… Je regrettai ces mois d’attente et de rêverie dont la douceur douloureuse ne dépravait pas mon cœur, l’amour ingénu, les larmes puériles… J’avais bu la prime rosée dans le calice pur de la fleur sauvage. Puis Maxime m’avait offert le vitriol de ses caresses corrosives… Et je pouvais gémir avec la poétesse antique : « Virginité, tu me quittes ! Où t’en vas-tu ? »

— Mais il est temps encore, murmurait une voix en moi-même. Tout fut aventuré — rien pourtant n’est perdu. Fais un effort. Arrache-toi de cet homme… Un autre viendra qui sera ton maître et ton élu. Et celui-là, respectueux et respecté, te donnera la vie normale, l’amour légitime, la maternité. Garde-toi. Prends patience.

Ah ! dût celui-là ne jamais venir, je ne voulais pas être à Maxime.

La cérémonie terminée, je me retrouvai seule avec le jeune homme. Un instant, j’avais pu croire qu’une salutaire émotion avait touché cet impassible, quand, à l’église, puis au cimetière, il m’était apparu pâle et pensif. Je voulus lui témoigner quelque compassion.

— Ce sont de terribles moments, n’est-ce pas ?… Car, malgré tout, tu aimais ton père. Tu semblais accablé…

— Que veux-tu ? J’ai été décent.

Odieuse et maladroite parole. Vainement Maxime se montra plus tendre pour sa mère ; vainement il cessa ses obsessions sans afficher de la rancune et comme pour m’accorder un délai… Je m’éloignais de lui par l’effort d’une volonté toujours tendue, décidée à rompre ces liens que j’avais formés moi-même et moi-même resserrés. Je préparais lentement la rupture, résolue à chérir la solitude où mon âme se réfugiait.

D’ailleurs, j’entrevoyais des responsabilités effrayantes. Le nombre de nos élèves diminuait à mesure que s’altérait la santé de ma marraine. Personne n’eût reconnu la jolie femme coquette d’autrefois… Empâtée, dolente, les tempes grises, elle tombait dans cet excès de dévotion familier aux femmes qui ont passé l’âge de l’amour. Je dus bientôt la remplacer auprès de maintes élèves. Mais ma jeunesse et mon inexpérience faisaient regretter madame Gannerault.

Maxime ne nous parlait plus de ses affaires. Je savais qu’il avait perdu tout espoir d’entrer au Socialiste chrétien. Il nous confia seulement qu’il écrivait un livre, roman vécu, roman réel, avec preuves à l’appui. Un soir, après le dîner, il arriva triomphant.

— Je sors de chez Chalbert, l’éditeur… Il m’a payé comptant mon manuscrit.

Madame Gannerault eut un cri de joie. Maxime l’arrêta net :

— Pas un mot de ceci, je te prie. Je me suis engagé à garder l’anonyme.

— Et ton livre sera signé ?

— Trois étoiles.

— Le titre ?

Histoire d’une grève… Souvenirs d’un témoin… Ah ! mes bons amis, Guillemin, Favrot, nous allons rire. Tout sera dans mon livre : les agents provocateurs, les urnes à double fond, les listes falsifiées par un maire trop zélé… contre le gouvernement — et la jolie correspondance de ces messieurs…

— Mais on devinera…

— L’auteur ? Peu m’importe… Je défie qu’on prouve mon identité. Quel beau scandale cela va faire !

Il se frottait les mains. Toute la soirée, il montra la gaieté nerveuse et comme physique d’un homme qui se sent victorieux. Onze heures sonnèrent. Il ne se retirait pas, malgré les bâillements de ma marraine tourmentée par le sommeil. Je compris qu’il attendait le moment où nous resterions seuls.

Madame Gannerault, fatiguée, se leva pour se retirer. Maxime lui dit, câlinement :

— Tu permets que je reste une minute encore ?… Je suis surexcité et vibrant. Il me serait impossible de dormir… Si Marianne n’est point trop lasse, je lui tiendrai compagnie un moment.

— Ah ! tu n’es jamais de trop ici, mon Max. Pourquoi ne veux-tu pas demeurer avec nous ?

— Qui sait ?… Je m’y déciderai peut-être.

— Ce serait gentil. Allons, bonsoir.

J’étais debout devant la cheminée. Un grand miroir de Venise reflétait mon visage que l’attente, l’angoisse et la fermeté d’une résolution suprême pâlissaient. Ma robe noire tombait en longs plis funèbres et, sous mes cheveux sombres, je semblais le vivant symbole du Deuil.

Maxime se méprit à cette hautaine tristesse.

Il ferma la porte derrière sa mère et s’avança vers moi, les mains tendues :

— Marion, tu ne me félicites pas ? Je suis libre maintenant, comprends-tu ?… Je suis libre. Personne ne nous sépare… Tu seras ma femme dans trois mois.

— Ta femme !

— À moins que tu ne préfères être tout de suite ma maîtresse chérie.

Je gardai le silence. Une inquiétude effleura son esprit.

— Je t’ai laissé le temps de te recueillir… J’ai respecté ton deuil filial… Si tu m’aimes…

Je le regardai. Que vit-il dans mes yeux désolés et résolus ? Ce fut comme un vent d’angoisse qui l’effleura. Son regard se durcit. Sa voix sonna plus haut :

— Tu dois m’aimer… tu ne peux pas ne pas m’aimer… surtout maintenant que j’ai fait selon ta volonté ? Réponds, tu es à moi, tu m’aimes ?

— Hélas ! dis-je, je ne sais plus. Accorde-moi encore quelque temps.

Je m’assis sur le plus proche fauteuil. Mes jambes tremblaient. Je pressentais l’orage.

Il éclata… Maxime ne se maîtrisait qu’avec effort. Il eut un rire de colère.

— Non, ma chère petite, c’est trop fort !… Tu me la bailles belle… On ne se moque pas d’un homme comme tu le fais… Voyons, il n’est plus question de délai, ni de réticences… tu t’es promise à moi. Tu t’es presque donnée… Veux-tu tenir ta parole, oui ou non ?

Je répondis d’une voix sourde :

— Pardonne-moi, Maxime. Je me suis interrogée… Je ne peux pas.

— Tu ne peux pas ?

— Je ne peux pas… Tu n’aurais pas dû me dire… ce que tu m’as dit… Cela a changé quelque chose, je le sens… Et puis la mort de ton père… J’ai eu l’esprit très frappé… J’ai les nerfs malades… enfin, je ne suis pas assez sûre de moi-même pour m’engager.

— Prétexte ! dit-il avec fureur… Tu connais quelqu’un qui te fait la cour ?… Tu as un projet, une intrigue… Tu veux te débarrasser de moi… pour te marier… Allons, il serait plus simple… et plus brave, de me dire la vérité… Imbécile que je suis ! J’aurais dû m’y attendre… Ne sors-tu pas seule ?… Qui sait où tu vas et ce que tu fais ?

— Personne ne me courtise. Je n’aime personne, dis-je tristement… Je suis lasse, horriblement lasse. Je ne demande qu’à vivre seule, oubliée, cachée dans mon coin… Je ne sens plus mon cœur. Je ne désire rien et je ne puis me souffrir moi-même…

— Tu es folle ! dit-il en haussant les épaules.

Il vint s’asseoir près de moi et voulut m’embrasser. Je détournai la tête. Il murmura avec stupeur :

— Ah ! tu ne m’aimes plus… Je le sens… Je le vois… Mais qui donc t’a ainsi changée ?…

— Toi-même.

— Comment ?

— Tu m’as dit trop de choses… Je suis effrayée… Je n’ose plus me confier à toi… Tu es si énigmatique, si inquiétant. Ton amour me fait peur… Je veux vivre triste et tranquille. Suis ta destinée. Sois heureux… Oublie-moi.

— Parles-tu sous l’influence d’un énervement passager, ou bien as-tu médité tes paroles ?

— Je n’ai rien médité. Je parle sincèrement, en fille consciente de ce qu’elle dit… Tu ne dois plus penser à moi.

— C’est brutal.

— C’est net… Tu m’as demandé d’être franche. Je le suis. Nous nous sommes trompés tous les deux.

Il s’était levé. Il marchait à grands pas, déguisant sa fureur sous un air de raillerie dédaigneuse.

— Oui, c’est net et imprévu. Soit. Comme il te plaira. Ah ! tu me supprimes avec grâce. Et dis-moi, ma chère, tu renonces à mon alliance, comme cela, sans raison, par révolte de vertu ? Le cas est rare. Et si je me rappelle le passé…

Ce mot fit surgir à ses yeux des visions qui l’affolèrent. Il oublia son attitude orgueilleuse, son affectation de dignité.

— Menteuse ! perfide ! Je n’ai pas rêvé pourtant. Mais je t’ai tenue dans mes bras ! J’ai baisé ta bouche. Que me parles-tu de ton âme lasse, de tes nerfs malades, de la nostalgie de repos ? Des mots, tout cela. Tu ne m’as jamais aimé. Tu t’es amusée à te faire adorer. J’étais le pantin dont tu tenais les ficelles. Je te donnais la comédie. Pourquoi me recevais-tu ? cria-t-il en posant sa lourde main sur mes cheveux. Par vanité, par ennui, par plaisir ? Ah ! souviens-toi, dans la sablonnière, tu voulais bien alors, et j’ai été trop bête, vraiment…

— J’avais perdu la tête, dis-je à travers mes larmes. Je ne nie pas mes torts, mais je ne peux pas, non !… Si tu avais été un autre homme…

— Pauvre petit ange ! Tu voulais m’estimer ? Ma vie offusque ta vertu ? Allons, sois franche : dis que je te gêne, que tu me méprises.

— Malgré moi.

— Oui, fit-il, voilà le grand mot lâché. Tu me méprises parce que j’emploie à servir mes intérêts, mes projets et mes haines, tous les moyens que je crois bons, parce que je n’appartiens pas à la race pleurarde et sentimentale. M’épouser ! Te donner pour toujours, c’est grave. Ça peut être ennuyeux ou dangereux. Tandis que le flirt, les baisers, les privautés amoureuses, c’était fort agréable sans engager à rien. Tu réservais ton capital, ma douce amie. Eh bien, garde-le, marie-toi. Je ne serai pas jaloux de celui que tu épouseras. Tu n’en vaux pas la peine.

Il étouffait. Il revint près de moi :

— Quand je pense, quand je me souviens… Ah ! chaste Marianne, vous jouez les ingénues, à présent. Tout est peut-être pour le mieux. Mais celui qui t’épousera, ma fille, épousera une fière…

Je reçus l’outrage d’un mot abominable, comme l’éclaboussure d’un jet de boue. Tout mon sang me monta à la face et je ripostai spontanément :

— Celle qui te prendra, toi, épousera un souteneur…

Nous restâmes face à face, pétrifiés par nos propres injures, dans la rage et le désespoir d’en être arrivés là, les yeux pleins de menaces, le cœur plein de haine. Il parla enfin.

— Rappelle-toi ceci : je n’oublie rien ; je ne pardonne jamais. Tu ne seras pas à moi, mais tu ne seras à personne. J’ai tes lettres, toutes. Et je les garderai toujours. Et si tu songes un jour à te marier, prends garde !

Je ne répondis pas.

— Prends garde ! répéta-t-il. Je te déteste autant que je t’aimais. Et tu me les redemanderas peut-être à genoux, tes lettres !

Je fis un geste d’indifférence. Il parut attendre un mot que je ne prononçai pas. Puis, lentement, il sortit.