Avant l’amour
La Nouvelle RevueTome 103 (p. 102-105).

VII

Nous rentrâmes dans le salon vide… Simultanément M. et Mme Gannerault s’exclamèrent :

— Eh bien ?…

Je racontai tout. Il m’eût été impossible de feindre. Je laissai voir ma déception, ma douleur, mon amour. Une scène terrible éclata.

Ma marraine ne pouvait sans fureur voir s’écrouler ses espérances. Elle me gardait rancune de les avoir fait naître innocemment. À l’heure où, le cœur meurtri, j’aurais voulu pleurer dans les bras d’une mère aimante, je trouvai des regards irrités, une voix dure, des reproches maladroits et blessants.

Je me tenais immobile contre la cheminée. Mon parrain, très ému, mordait sa moustache, et Mme Gannerault, hors d’elle-même, allait de l’un à l’autre avec des gestes exaspérés.

— Eh bien !… Je ne suis pas fâchée, mademoiselle, que vous ayez reçu cette leçon… Ça vous apprendra… Ah ! vous vous êtes offerte à ce monsieur, et il vous a refusée… Non, non ; quand j’y pense, c’est grotesque, c’est comique… Il y aurait de quoi rire, s’il n’y avait de quoi pleurer… Car j’en pleurerais ! Une fille que j’ai élevée dans les meilleurs principes ! Au premier compliment d’un petit musicien sans talent, elle prend feu, elle jure qu’il demande son cœur et sa main… Un peu plus, elle nous engageait dans des démarches ridicules, nous, les bonnes bêtes de parents !… Va, va, pleure, tu n’as pas volé l’humiliation que tu reçois !… Est-ce que tu t’imagines que tu es facile à marier ?… Mais, ma pauvre fille, on ne pense pas au mariage quand on n’a pas le sou… Est-ce que les filles sans dot se marient ?… Vois autour de nous Claire, Berthe, Élisabeth… Elles sont plus riches et plus jolies que toi, et elles frisent vingt-cinq ans… Personne n’en veut… Ah ! tu ne connais pas les hommes !… Mais tu es coquette, vaniteuse, extravagante… Au lieu de travailler ton chant, au lieu de te mettre en état de gagner bientôt ta vie, tu te jettes à la tête du premier chien coiffé qui t’a fait la cour…

— Marie, Marie, tu exagères ! murmurait mon tuteur.

— Et c’est votre faute, aussi ! riposta-t-elle avec colère. Vous avez écouté les niaiseries de cette petite sotte. Vous l’avez aidée à se monter l’imagination… En vérité, vous croyiez la chose faite… Vous étiez prêt à bénir les fiancés…

— Marie, tu dépasses la mesure… Et toi, Marianne, viens ici, mon enfant…

Les fiancés !… Ce mot avait touché mon cœur à la place vive… Je tombai dans les bras de mon cher parrain, ne maîtrisant plus mes sanglots. Mme Gannerault sortit en faisant claquer les portes. Mon tuteur parut inquiet. Il pressentait une scène conjugale, et son naturel craintif s’alarmait déjà…

— Allons, ne pleure plus… Ce gros chagrin passera… Va dormir, ma petite fille…

Je ne songeai même pas à me déshabiller… Je me jetai sur mon lit, mordant l’oreiller pour y étouffer ma plainte. Ah ! comme ils s’étaient tous coalisés pour me blesser dans ma tendresse, dans ma confiance, dans ma pudeur même… Désespérée de l’abandon de Rambert, j’imaginais pourtant des excuses à sa conduite ; je le sentais malheureux et repentant, et mon naïf amour était si sincèrement généreux qu’il excluait la rancune. Mais ma marraine !… Celle qui était ma mère d’adoption, ma confidente naturelle, comment avait-elle pu se révéler si opiniâtrement injuste, mesquine, aveugle !… Oh ! quel mal elle m’avait fait !… Et en quoi étais-je coupable, moi, dont la première pensée avait été pour l’aveu sans artifice des sentiments de Rambert, moi qui avais suivi les recommandations de mon tuteur en remettant entre ses mains ma destinée… Je croyais les entendre dire, lui compatissant, elle irritée « Chagrin d’enfant ! ça passera !… » Ah ! quoi qu’il advînt désormais, l’enfant supporterait seule la responsabilité de ses paroles et de ses actes. La confiance, tuée maladroitement, ne renaîtrait plus.

Et la vie de famille reprit, monotone et lente, coupée de leçons, de visites, de réceptions et de querelles… Après huit jours de mélancolie, M. et Mme Gannerault me crurent tout à fait consolée… « À cet âge, pensaient-ils, on oublie vite… » Mais j’étais de celles qui peuvent tout apprendre et ne veulent rien oublier.

Jamais je ne prononçais le nom de Rambert et je pensais à lui sans cesse… J’espérais encore je ne sais quel miracle qui devait nous rapprocher. Aussi mon émotion fut-elle violente le jour où Mme Laforest demanda une entrevue confidentielle à Mme Gannerault. J’étais au salon. Un regard de ma marraine m’invita à me retirer… Je passai dans la pièce voisine… Et soudain une idée m’assaillit qui me cloua derrière la porte, immobile, pâle, glacée, tout mon sang refluant au cœur… Je prêtai l’oreille et j’entendis Mme Laforest qui disait :

— Vous comprenez, chère madame, que tout ceci est fort ennuyeux… Rambert m’a parlé. Il est au désespoir. Il craint que vous ne soupçonniez sa délicatesse… Marianne est une enfant charmante… mais imprudente, un peu coquette… elle n’a pas compris… ce n’est pas un crime…

— Nous avions bien besoin de toutes ces histoires, répondit Mme Gannerault avec humeur… Votre Rambert a été trop léger… Mais j’ai vertement tancé la petite, croyez-le bien… Après tout, ce n’était pas invraisemblable qu’il l’eût trouvée à son goût…

— Oh ! fit Mme Laforest, d’une voix sèche, Rambert sait bien qu’il n’est pas mariable… D’ailleurs, pourrait-il se marier maintenant, qu’il choisirait un autre parti que Marianne… La chère enfant n’est pas votre fille… Je puis vous parler librement…

— Eh ! ma chère, Marianne est aimable ; elle chante à ravir, et puis elle a dix-sept ans, et Rambert préfère sans doute la jolie jeunesse aux beautés mûres… comme vous et moi…

— Je crus voir Mme Laforest pâlir de rage. Elle répliqua :

— Rambert n’épousera jamais une fille sans dot et sans nom, si cette fille n’a pas une tenue irréprochable… Or Marianne…

— Que voulez-vous dire ?

Le ton de la conversation devenait aigre-doux. L’amour-propre de Mme Gannerault la poussait à me défendre, et je ne sais quel sentiment animait Mme Laforest. Elle reprit :

— Allez, Marianne est une fine mouche… Elle voulait se faire épouser… Mais elle a été maladroite. Elle n’aurait pas dû écrire à Rambert.

Ma marraine eut un cri :

— Elle a écrit à Rambert !

— Et voici sa lettre… Rambert est honnête. Il m’a chargée de remettre à qui de droit ce document compromettant…

Je n’en entendis pas davantage… Je courus dans ma chambre. Je m’enfermai à double tour… Je ne comprenais plus rien à l’attitude de Rambert. Il me semblait que j’étais abandonnée de tous, méconnue par tous, odieusement jouée et trahie… Je ne pleurai pas cependant. Une fureur me prit… Quoi ! j’étais calomniée par cette misérable Laforest qui, si elle était capable d’avoir des amants, était absolument incapable d’avoir jamais un amour ! Entre ma famille adoptive et moi se creusait désormais l’abîme d’un malentendu irréparable, et l’expérience que j’avais faite me faisait mesurer les chances de bonheur que me réservait l’avenir… Ma marraine, représentant le monde et la famille, me montrait le mariage impossible, chimérique ou reculé indéfiniment… Mes origines, ma pauvreté, l’égoïsme des hommes, la médiocrité des âmes, tout me condamnait au célibat… « Moi, m’écriai-je, je ne renonce à rien. Je ne tuerai pas mon cœur ; je ne sacrifierai pas ma jeunesse à ces dieux aveugles et sourds qu’on appelle les usages, les convenances, le monde… Je vivrai la vie… J’ai droit à l’amour… Si je ne puis le trouver dans le mariage… alors… »

Cet alors, désormais, occupa toutes mes pensées.