Aux montagnes natales (Leconte de Lisle, Premières poésies)

Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 93-95).



AUX MONTAGNES NATALES

« Celui qui, de ses
premiers regards, aper-
çut les cimes bleues des
montagnes saluera avec
amour chaque élévation
qui lui montrera ce
même azur. »
(Byron.)


Ô montagnes, ô vous, géantes séculaires,
Qui dressez fièrement vos têtes solitaires,
Crêtes des vieux volcans, piliers audacieux
Dont l’effort solennel soutient l’orbe des cieux,
Que de fois j’ai foulé vos cimes éperdues,
Sondant d’un long regard vos entrailles ardues,
Et suivant, sur les bords de vos sombres ravins,
Notre liane rose aux arômes divins,
Gracieuse et mobile, indolente et sublime,
Comme une arche de fleurs se berçant sur l’abîme !
Que de fois j’ai rêvé sur vos mornes velus,
À cette heure sans nom, où le soleil n’est plus ;
Où l’horizon pourpré couronne les flots calmes,
Où les verts bananiers arrondissent leurs palmes,

Où l’île en souriant sommeille sous les yeux
Que les étoiles d’or entr’ouvrent dans les cieux ;
Et quand, de l’Océan, un chant doux et sonore
S’exhale lentement, puis vers cette autre aurore
Qui dispute à nos soirs la bleue immensité,
S’élance en murmurant : amour et majesté !

Les merveilleuses nuits ont choisi pour compagnes
Vos terrestres splendeurs, ô mes vieilles montagnes,
Et, dans l’ombre du soir, superbes, vous mêliez
Aux feux supérieurs la flamme des glaciers.

Oh ! j’ai pu vous quitter, reines orientales,
Qui couronnez vos fronts de clartés aurorales…
Oh ! j’ai pu vous quitter !… Je vous aimais, pourtant ;
J’ai fui vos pieds d’encens pour le pôle occident,
J’ai préféré la tombe aux clartés de l’aurore !
Filles du ciel natal, vous reverrai-je encore ?
Reverrai-je l’azur de vos crânes neigeux
Du soleil éclatant se baigner dans les feux,
Écouterai-je encor vos chants doux et sévères
Montée avec les vents des forêts séculaires ?…
Et quand de l’ouragan le choc impétueux
Se heurte avec la foudre à vos flancs caverneux,
Lorsque la vieille mer, haletante de rage,
Creuse vos fondements ainsi qu’un sourd orage,
Ô montagnes, assis sur quelque morne nu,
De mes brûlantes mains pressant mon cœur ému,

Assisterai-je encore à vos luttes sublimes
Contre les vents, la foudre et les béants abîmes ?
Salazes ! C’en est fait, j’ai quitté sans retour
Et vos pieds parfumés et mon natal séjour,
Et jamais mon regard ne portera mon âme
Sur vos fronts couronnés de neiges et de flamme !

Venez, blancs albatros qui, fixés par les airs,
Bercés de l’aquilon, dormez dans les éclairs !
Venez, graves oiseaux ; volez haut dans la nue,
Fendez les cieux d’un coup de votre aile charnue,
Venez, apprenez-moi l’essor impérieux
Qui me mettrait soudain sur la route des cieux ;
Aigles de nos climats, enfants de nos tempêtes,
Vous, pour qui l’Océan et la foudre ont des fêtes,
Il n’est point d’horizon pour votre liberté,
Car vos larges poumons veulent l’immensité !...
Ô frères, si j’avais ainsi que vous des ailes,
Je vous irais rejoindre aux voûtes éternelles,
Et, planant sur ces mers qu’aime le vieux soleil,
Je reverrais encor, comme au premier réveil,
Mes montagnes d’airain, géantes séculaires,
Dresser avec fierté leurs têtes solitaires.