Éditions nouvelles (p. 63-69).


Les Morts

À Édouard FRITZ

Soir de Toussaint. Toute la journée, les gens ont cheminé vers les hauteurs funèbres de la ville, emportant des brassées de fleurs d’automne. À cette heure, le froid et l’ombre ont chassé les vivants des cimetières : les morts resteront seuls, un an au long, dans leur prison de terre. Je ne suis pas sorti : j’ai voulu vivre avec moi-même, comme je le faisais chaque soir chez nous, avant que la ville m’emportât dans son tourbillon et m’empêchât de penser. Des tramways passent, promenant leurs vitres lumineuses, leur numéro qui parfois s’éteint, leur rose rouge ou verte, leurs flammes bleues. Le vent anime ma fenêtre ouverte. Je n’ai pas entendu les cloches…

Où suis-je ? Mon pays à moi est bien loin, dans les rochers d’où vient la Meuse. Les souvenirs m’assaillent, les uns lointains et effacés — si effacés parfois qu’ils semblent des souvenirs de souvenirs — les autres plus proches ; ceux-ci très doux ; ceux-là infiniment tristes ; les uns comme les autres toujours chers… Je revois le jardin de notre maison, là-bas, dans mon village séparé de la Meuse par ses rochers et ses oseraies, adossé aux terres rousses de Hesbaye ; où les collines boisées sont bleues ou noires, selon l’heure. Je revois le jardin clos où lorsque la cloche sonnait le glas et que toutes les cloches de la vallée se plaignaient dans la nuit, je songeais à mes chers morts : grand’mère dont nous n’avons aucun portrait, mais que je revois en chaque vieille cassée que je rencontre ; le petit frère que je n’ai jamais connu et que j’ai remplacé ; un oncle asthmatique, dont la petite maison était fleurie de roses trémières et de géraniums ; musicale de grillons, de canaris et de cloqueteux ; odorante de parfums champêtres — oh ! la chère maison ; — une petite morte jolie, rose et blonde, que j’avais aimée de tout mon cœur de douze ans et que j’avais placée dans le paradis à côté de mon frère ; un voisin au regard étrange — il buvait comme un trou — dont les doigts de magicien me fabriquaient des jouets d’un bâton de frêne ou de sureau ; une autre morte qui s’était éteinte en disant mon nom… et dont je ne parle jamais.

Jour de recueillement et d’amour universel. Là-bas, maman disait : « Aujourd’hui, on prie. L’an prochain peut-être l’un de nous manquera à l’appel. » (Elle prie toujours, ma bonne vieille maman, malgré toutes ses misères, ou peut-être à cause d’elles.) Le poêle était rouge ; la lampe fleurie, discrètement, éclairait la pièce et faisait, au dehors, un halo dans le brouillard. Nous ne bougions point, nous nous serrions près du feu. Un chien aboyait ; un oiseau de passage criait, le vent froissait les feuilles mortes dans la cour ; la cloche sonnait. J’avais peur de ce grand silence inaccoutumé et je le sentais infiniment religieux comme mon âme.

Hélas ! maman avait raison. Plusieurs manquent à l’appel aujourd’hui. Ce fut tout d’abord vous, mon Père, qui laissâtes votre fauteuil vide, du côté de la cheminée : je l’ai tant aimé, ce fauteuil ! Je m’y asseyais pour ravoir un peu de vous. Vous avez laissé vos pipes au râtelier, et vos souliers neufs, et vos pigeons, et votre montre — qui depuis lors bat contre mon cœur — et votre argent du dernier dimanche. Vous êtes parti — pour toujours. Comme un petit enfant, je vous ai pleuré, brave homme que j’ai compris et aimé trop tard, je vous ai pleuré dans les rues, au chantier où je travaillais, chez moi — car j’avais un chez moi, alors. — Deux heures après votre agonie, les voisins qui vous aimaient tant — vous aviez le regard si doux — parlaient de leurs pigeons en face de notre maison ! J’avais vécu une vie si étrange, dans les livres, dans le silence, dans les vapeurs de l’alcool parfois, une vie tout intérieure. C’est le jour de votre mort que j’ai compris que nous n’étions rien, qu’un fétu emporté par l’eau ou le vent, que nous appartenions à la vie vertigineuse, comme la chenille que j’ai rencontrée une fois, cheminant sur une grand’route, et qui ignorait la terre. Elle était à la merci de mon talon distrait, elle avait vécu toute une existence et vu tout un monde — comme nous.

C’est le matin de votre mort que j’ai songé qu’un jour, moi aussi j’exhalerais mon dernier râle, qu’on me laverait comme un petit enfant, qu’on me lierait les mains et les jambes, qu’on déposerait mon corps maigri sur une table dans des draps blancs, que mes voisins — où serai-je ce jour-là ? — cloraient mes paupières, récalcitrantes, arrangeraient mon visage de mort ; que des êtres qui m’ont aimé — s’ils sont là — me pleureraient ; qu’on me mettrait dans une caisse ; que six hommes me porteraient en terre et masseraient leurs doigts gourds avant de me descendre dans la fosse où je pourrirai et sur laquelle on plantera une croix de bois, qui disparaîtra à son tour… Sera-ce dans dix ans ? dans vingt ans ? ou demain ?

C’est votre mort, mon Père, qui a fait de moi un homme. C’est à partir de ce matin funèbre que je me suis hâté de vivre et d’être bon, de prêcher autour de moi et dans mes livres. Notre vie est si courte et nous la passons dans l’intrigue, l’envie, la haine. Demain, nos écrits, nos discours seront oubliés et nous n’aurons pas fait le moindre geste de bonté. Hélas ! la vie n’est faite que de dilemmes — d’aucuns disent que son harmonie proclame l’existence d’un créateur intelligent ! — et c’est parce que j’ai entrevu ces dilemmes que j’ai beaucoup pardonné.

J’ai souffert — aucune des misères de ce monde ne me fut épargnée et je pressens que j’en attends encore. J’ai eu des révoltes : un malheureux, rencontré en chemin, m’a désarmé et a rouvert mon cœur. Non ! je n’ai jamais pu haïr que les Idées. Du reste, mon existence fut allègre, par moments : un coucher de soleil m’a consolé de la famine du jour ; le parfum d’une fleur m’a fait oublier mes mains meurtries par l’outil ; une musique a chassé mes soucis ; le pain gris de la guerre m’a remis au travail ; l’amour m’a permis de créer, comme un dieu ! Ciron perdu dans le tourbillon du monde, les sens aiguisés, j’ai pris à la Vie ce qu’elle avait de bon. Et je songe en ce soir de Toussaint, soir des Morts, aux millions de râles d’amour des époux enlacés, dont la clameur jette un défi à l’anéantissement universel…

Des morts me rendent visite, des morts plus proches et plus tragiques : je ne puis échapper à l’obsession. Les centaines d’assassinés de chez nous, abattus sous une rafale de balles, il y a cinq ans, et dont j’entendis l’appel prolongé malgré le ronflement des incendies et le crépitement des mitrailleuses ; ce voisin dont une balle vida le crâne à cinq pas de mon seuil ; ce cadavre trouvé dans un champ de betteraves et qui avait des yeux de poisson mort ; ces trois corps anonymes que j’ai recouverts de chaux ; ce noyé blème et gonflé dont la bouche exhalait des bulles et dont la barbe — qui avait poussé dans l’eau, peut-être — noircissait les joues comme des algues ; ce soldat, qui était allé mourir derrière un dizeau en serrant le portrait de son gosse contre sa poitrine ouverte et déjà pleine de vers ; ce soldat encore, rapporté d’une escarmouche, un tout petit trou saigneux dans le ventre, et que réclamait sa femme avec des cris de louve en furie ; ce lieutenant, que j’avais connu à l’école, et dont une balle arrêta les gestes épiques de l’assaut, là-bas, dans les boues rouges des Flandres.

Des morts ! En voici des théories sans fin : des faces saignantes, des faces exsangues, des faces trouées et qui ont l’air de rire ; des décapités, des manchots, des culs-de-jatte, des aveugles ; des noyés dans l’eau ou la boue ; des morts verdis, des morts pourris, des morts raidis comme des mannequins, par le gel, des morts carbonisés, des morts de faim… Voici des bras, des jambes, des têtes… Voici des croix, des croix partout, à l’Est, à l’Ouest, au Sud, ici, dans les autres continents. Le centre de l’Europe a une frontière circulaire de croix ! Et les noyés des mers et des boues n’en ont pas… La procession est infinie ; il y en a pour des semaines, et des semaines, paraît-il. Ils sont dix millions, ils passent avec des râles, dans un cliquetis de casques et de couteaux. — Il y en a qu’on attend toujours, il y en a qui tombent encore à l’heure où j’écris.

Ô Europe ! que doit penser de toi un sage d’Orient qui n’a pas été emporté par l’infernale bourrasque, qui a tout vu — que doit penser de toi ce dernier cerveau d’une civilisation agonisante ?

Et sur tous ces morts on a placé — ô dérision ! — le gibet auquel fut cloué un sublime va-nu-pieds qui prêchait au bord des lacs et aux carrefours des grand’routes d’Asie : « Aimez-vous les uns les autres ! »

Reposez en paix, morts innombrables, vous, du moins, qui avez mérité le repos des justes. Durant quatre ans et demi vos cadavres s’amoncelant ont hanté mes journées et mes nuits. Je vous ai pleurés, dans l’ombre, à ma fenêtre ouverte, lorsqu’on n’entendait plus de la vie que les canons allemands, là-bas, derrière la colline condruzienne. J’ai vu vos gestes ultimes, j’ai vu se tendre vers vous les bras implorants et les faces affamées des vôtres. J’ai vainement cherché l’oubli dans la musique des Maîtres et la Science. Je vous ai aimés, vous qui tuiez et vous qui tombiez, bourreaux d’aujourd’hui, victimes de demain, prêts à frapper, prêts à mourir. Reposez en paix, pauvres victimes. L’Europe pantelante et épouvantée s’assagit. Ah ! les sonneurs de cloches auront eu de la besogne ce soir !

***

Non ! je n’ai pas été revoir votre tombe, là-bas, mon Père. Vous saviez qu’en dépit de leur poésie je n’aimais pas les traditions. Mais j’ai pensé à vous, à ceux que vous chérissiez et qui vous ont précédé ou rejoint sous les thuyas, à tous ceux que la mort vous a empêché de voir assassiner. Je songe que vous êtes parti assez tôt pour ne pas souffrir de la faim comme les vôtres et que vous avez pu croire qu’ils seraient heureux après vous.