Éditions nouvelles (p. 41-44).

pour des
Petits Claquedents

À ma Petite YVETTE
Ce souvenir des années mauvaises,
pour qu’elle n’oublie pas son Papa. 

Je sonne et la clochette grelotte dans un vestibule qu’on devine vaste et froid. Je connais les hôtes de cette maison dédiée à sainte Élisabeth. (Est-ce la mère du Précurseur ou la princesse hongroise qui créait des roses ?) Je connais les sept dames en noir. Je les ai rencontrées trottinant, souvent de nuit, dans les rues du village : elles font l’ultime toilette des morts, elles soignent des vieillards difficiles et pas toujours très propres, elles vont tendre les mains — restées fines malgré les lessives — aux lourdes portes des riches. Je connais les plus grands des trente-huit petits orphelins. Avant-hier encore, j’ai rencontré ces « grands » — douze ou treize ans — plus minables que des sansonnets, les paupières mauves, le nez rouge et mince, la toux musicale : ils rapportaient un chaudron de soupe à l’Orphelinat.

Je ne suis pas venu leur faire la charité. Depuis plusieurs jours, la poche de mon gilet et la tirelire de mon enfant sont vides. Mais on m’a dit qu’on avait faim ici et je viens dire bonjour… Mon Dieu ! ce n’est pas extraordinaire d’avoir faim ! Mais ils sont trente-huit qui ont une colique dans l’estomac, une torpeur dans les membres et un pressoir dans le crâne ! Dites le vrai !…

On ouvre le judas, puis la porte : on me connaît. Ne suis-je pas un pauvre homme, moi aussi ?

Ah ! les admirables femmes ! Plusieurs d’entre elles ont un diplôme d’institutrice. Elles auraient pu exercer un sacerdoce purement intellectuel, se marier, avoir des enfants, devenir leur vieille maman, posséder un fauteuil au coin du feu et babiller avec des chérubins roses… Eh bien ! non ; elles ont adopté les enfants de ceux qui n’en voulaient plus. C’est bien plus facile, n’est-ce pas ? Le grand Galiléen doit être content de ses petites sœurs qui, après avoir donné leur cœur à tout venant, iront dormir dans un cimetière d’hospice, sous une croix de buis…

Et les enfants ? Maigres rejetons de poitrinaires, d’alcooliques ou de pires encore, santés délicates, cerveaux crasseux, cœurs gâtés. Ils sont entrés ici alors qu’ils n’avaient que quatorze jours, trois mois, cinq mois… C’est à ces petiots que les directeurs de prison doivent leur sinécure. C’est à ces petiots, devenus de vieux parias, que nos enfants lanceront des cailloux, lorsque leur silhouette épique de traîne-malheur historiera le bout du chemin, vers le soir. Ce sont ces petiots qui se feront raccourcir sur une place publique, offerts en spectacle à la foule, leur complice — et qui auront un cercueil d’osier… Les voilà, les parias, les affamés d’amour de demain !

Non ! ceux-ci ne seront pas des parias. Ils seront de petits hommes très sages : ils feront leur devoir. Ne leur apprend-on pas, à l’Orphelinat, l’amour du Bon Dieu, l’amour du prochain, l’amour des papas malheureux… ou méchants ? Il y a dans ces trente-huit « petits noirs » des enfants abandonnés. Les « chères sœurs » leur ont répété, entre une leçon de grammaire et une leçon d’arithmétique, que le Bon Dieu, les riches, les pauvres, les choses, les bêtes, les mamans et les papas sont bons.

Et voilà qu’ils vont en douter, de cette universelle Charité ! Il fait faim, il fait froid, il fait noir là-dedans ! Les « chères sœurs » n’ont plus rien à leur donner. Le magasin communal ne leur livre pas de pommes de terre parce qu’ils n’ont pas l’argent… que leur doit le Bureau de bienfaisance ! Deux « dames en noir » sont parties la semaine dernière pour un pays de bourses et de portes closes. Après trois jours, elles sont revenues… avec cinq francs et une grippe ! Il leur reste, à ces claquedents, un tout petit peu de céréaline pour étourdir leur grosse faim. Et puis ?… Et puis ça, c’est votre affaire, lecteur !

Serait-il vrai que les « ventres pleins n’ont point d’oreilles » ? Riche, vous portez à votre petit doigt quelque chose qui vous empêcherait de tenir une pelle, si vous étiez réquisitionné. Madame, votre broche éclipse la belle eau de vos yeux. On pourrait nourrir mes petits gueux durant un mois avec ces machins-là. Ce n’est pas très gai, ce que je vous raconte. Pourquoi faut-il qu’on vous épanouisse la rate pour que s’ouvre votre bourse ? Et tenez ! — ceci dit sans vouloir vous froisser — il y a peut-être un enfant de votre cousin dans ces petits-là. N’en rougissez pas : faites l’aumône à vos cousins, au risque de ne ravoir pas un coup de casquette.

Ouvrier, mon frère, tu as des enfants. Que deviendront-ils ? Qui sait ? Les malheurs sont proches. La pierre sournoise, ou l’infernal grisou, ou la vampiresque maladie peut te jouer un mauvais tour. Que deviendront ta petite fille et ton petit bonhomme ? Des traîneurs de boulets, des sans-tête, des filles publiques ? Veux-tu qu’ils meurent comme des chiens au bord d’une route ? Qu’ils fassent la grimace sous une branche dans le bois ? Qu’on repêche leur corps gonflé et livide barbotant contre les vannes d’une écluse ? C’est de tes enfants que je te parle, de tes « nounous » qui, grâce à ta chance, ont gardé jusqu’à maintenant un cœur rouge, des joues roses et de durs mollets… Qui sait ? Les malheurs sont proches. Il est vrai que les « dames en noir » seront là quand tu n’y seras plus. Mais, dans l’entretemps, ne les laisse pas crier de misère avec tous leurs petiots, les petits frères de tes « nounous. »

Bonnes gens d’Anvers, de Bruxelles, de Liège, de Namur, de Huy et d’ailleurs — mes meurts-de-faim viennent des neuf provinces — faites qu’ils croient encore à l’universelle Charité ; faites que le Bon Dieu, les riches, les pauvres, les choses et les bêtes soient bons ailleurs que dans le livre de lecture que la « chère sœur » commente, le matin, à la leçon de français…

1917