Éditions nouvelles (p. 45-49).

L’Universelle Harmonie ?

À Paul BRIEN

Je n’ai pas trouvé les alcools assez forts pour me donner un peu de joie et je suis rentré avec ma lassitude. J’aurais voulu ne plus rien voir, oublier la tragédie que j’ai sentie éparse cette nuit dans le ciel serein, dans les pays lointains que la guerre frôle de ses ailes de chauve-souris, sur les boulevards, dans les bars clairs et joyeux, dans les bas-fonds ténébreux, derrière les rideaux lumineux des maisons closes, dans la terre noire du carbonifère, au fond des mers sépulcrales, dans la conscience des hommes… Je suis rentré avec ma vision tragique. J’aurais tant voulu être joyeux, ou tout au moins dormir tranquille. Hélas ! les alcools n’ont plus de prise sur mon corps et je n’ai pas entendu la musique dont j’avais faim.

L’universelle harmonie ? Les hommes, myopes et terrifiés devant la course mécanique des astres et la résurrection périodique de la terre, ont dressé au zénith l’image humaine d’un dieu immense et terrible. Ils n’ont plus osé regarder en face cette image créée par eux, ils n’en parlent plus qu’en se cachant les yeux de leurs mains tremblantes, comme s’ils doutaient de l’épaisseur de leurs paupières, ils sont devant ce mythe comme le petit enfant que la course bizarre des nuages chasse à la maison, et ils disent avec les Inspirés : « L’harmonie des cieux proclame l’intelligence et la toute-puissance d’un dieu. »

L’universelle harmonie ? L’heure est universellement funèbre et créatrice.

Au moment que j’écris, des millions d’êtres se sont enlacés : leurs baisers et leurs râles composent une immense clameur qui jette son vain défi à la Mort. Humains, insectes, fleurs, tous les êtres s’aiment dans la tragédie. Il y a du sang maintenant sur certains lits. Les insectes en délire s’entredévorent. Le chasseur implacable a tué les bêtes qui sombraient dans les extases de l’amour. Cette fleur, afin de pouvoir porter à sa voisine le baiser fécondant, s’est décapitée. Les cristaux blessés se sont égarés en cherchant les liquides nourriciers. La mort dans la vie. Dans les lointains de l’infini, des étoiles ignorées, en route depuis des millions d’années, ont surgi aux carrefours célestes, se sont entrechoquées, se sont pulvérisées comme des billes de verre et ont peuplé l’éther d’étincelles.

L’universelle harmonie ? Demain, les journaux nous diront les millions de morts de cette nuit joyeuse où l’on danse, aime, boit et chante. Les assassinés des champs de bataille ; les travailleurs écrasés dans la mine, cuits dans les métaux liquides, agriffés par les machines que leurs mains avaient construites ; les hommes abattus par les voleurs ; les femmes abattues par les égoïstes ; les marins glissant au fond des mers ; tous ceux qui se sont suicidés par humilité ou désespoir. On ne parlera pas des malades qui auront exhalé leur dernier souffle par les fissures de leurs dents serrées, des femmes qui se seront tordues pour mettre au monde un nouveau pèlerin tragique. On ne dira ni les pleurs, ni les grincements de dents, ni les blasphèmes, ni les mauvais désirs. On ne prévoira pas les tragédies du lendemain que ces pleurs, ces mauvais désirs auront préparées. C’est bien assez pour un jour !

L’universelle harmonie ? À chaque minute que je vis, moi, atome cosmique, fragment anthropomorphique du Monde, je sens que ce Monde pousse un râle ou un cri divin de rut — cri d’angoisse devant l’apparition du Néant ou de victoire sur le Néant. Toute notre vie est là : la lutte contre la mort. La chute ou la victoire — qui n’est que l’ajournement de la chute.

J’ai trouvé — autrefois, hélas ! — dans mon petit livre de lectures, une page sur la vie. On la comparait à un fleuve. Le ruisseau clair et folâtre sort des pierres où il était emprisonné : chose perdue, ignorée, il devient à la surface de la terre une manifestation de vie. Il babille dans les fleurs et sur les cailloux luisants : de petits poissons jouent dans son eau, des oiseaux viennent y boire. L’existence est joyeuse et lente. Mais les bords du ruisseau s’écartent au point de livrer passage à des barquettes. Le ruisseau est asservi : il broie la farine, les grains de colza, il scie des planches au rythme des roues au bruit d’horloge. La vie s’en va, plus soucieuse, parmi les visions lumineuses et les vagues désirs. Les bords du cours d’eau se sont éloignés de plus en plus. Les usines pompent le fleuve et lui rendent les pires déchets du travail. D’autres eaux polluées viennent se joindre au ruisseau d’hier. Le ciel est plein de fumées. Il n’y a plus d’oiseaux ni de verdure ni de parfums. La vie est lourde de bateaux et accidentée d’écluses et les lendemains sombres. Puis, un jour, le fleuve aperçoit une immense plaine d’eau : fatigué et sali, il se confond avec elle et il n’aurait pu remonter vers sa source ni retarder sa disparition dans la mer.

L’enfant sort un jour des mystères de la gestation et fait de petits gestes dans la vie. Il est devenu quelqu’un. L’enfance est rieuse ; l’adolescence est tantôt claire, tantôt soucieuse et déjà laborieuse ; l’âge mûr sera asservi, à la merci des souillures extérieures, jusqu’à l’ultime accolade avec celle qui vous attend au bout de la route, dont on ne peut s’écarter.

Je n’ai jamais oublié cette image. Si tous les hommes voulaient y penser chaque matin à leur réveil !

Je ne connais pas le langage des êtres que seuls les incidents de l’évolution ont peut-être éloignés de nous. Mais je dirai aux hommes : « Au temps que nos étoiles étaient plus rouges, que la terre donnait naissance à des végétations et à des êtres luxuriants, des hordes exploraient les bords des fleuves et les lisières des forêts pour y trouver un coin hospitalier. Ces hommes obéirent à leurs sens et ils se multiplièrent. Vous êtes tous des enfants de ces hommes, vous, les hommes d’hier, et vous, les hommes de mon temps. Le drame de l’Exode est devenu l’aspect spirituel du monde. Des millions de Caïns ont assassiné des millions d’Abels — leurs frères, puisque les uns et les autres viennent de la bête droite qui, aux temps orageux de la préhistoire, fit la conquête des forêts et des cavernes. Tu as tué pour voler, Caïn, tu as tué au nom des mythes que tu avais inventés, tu as tué pour venger ton amour-propre, petite vertu. Tes crimes sont innombrables, les flots de sang que tu as fait couler se dressent en marée rouge sous la tempête de tes remords, comme un nuage ardent de la Bible. Tu n’as pas encore compris que tous tes petits gestes, vains et furtifs, se perdent avec toi-même dans l’anonymat de l’univers. Tu n’as fait que comme l’araignée, comme le léopard, comme l’oxyde, comme la plante vampire. Quand comprendras-tu que tu ne leur es pas supérieur et que, si ceux-ci obéissent à un instinct biologique, toi, tu t’es sacrifié à tes idoles ? Elles ne se sont pas contentées de te faire souffrir en ton corps. Les pensées, les désirs, les souvenirs, les remords, les appréhensions, les angoisses viennent parfois te terrasser. Tu l’as voulu !

« Aimes-tu ton voisin ? Aimes-tu ton frère ? Où finit ton voisinage ? Lorsque tu passais, au fil des rails, dans la campagne inconnue, as-tu songé que ce laboureur presque indistinct était ton frère et que ses pères avaient été autrefois les compagnons de route des tiens ? Lui as-tu envoyé, par la portière, ton salut d’amour ? Tu as voulu la mort et le remords. »

Je suis seul. On danse, rit, aime et boit sur les boulevards, dans les bars, dans les bas-fonds et derrière les rideaux des maisons closes. Je suis perdu dans le tragique universel. Sous ma fenêtre, un ivrogne chante. Aurait-il entrevu, comme moi, l’ironique chaos du monde et la fourmilière incohérente des êtres accrochés à la terre ?