Aux glaces polaires/Chapitre XVII

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 417-428).


Au jubilé de Mgr  Grouard, au petit Lac des Esclaves.

CHAPITRE XVII



LES CRIS




Missions Crises et leurs missionnaires. — Caractère des Cris. — Le scalp. — Les windigos. — Cris de prairies et Cris des bois. — Quels chrétiens devinrent les Cris.


Ce chapitre n’a d’autre dessein que de faire entrevoir la perspective que le présent ouvrage, consacré surtout aux Dénés et aux Esquimaux, doit, avec regret, laisser inexplorée. Puisse un livre plus grand et plus beau sauver un jour de l’oubli les années d’apostolat remplies par quelques prêtres séculiers d’abord, par des légions d’Oblats ide Marie Immaculée, ensuite, et par les religieuses, leurs auxiliaires, dans les tribus de la nation sauvage la plus populeuse, la plus répandue, et, à certains égards, la plus attachante du Nord-Ouest : la nation des Cris.

Les Cris ne pénétrèrent pas dans le district du Mackenzie ; mais il formèrent la population principale des régions de l’Athabaska et de la rivière la Paix. Nous les avons vus déjà, mêlés aux Montagnais du lac Athabaska, et débordant les Castors des forts Vermillon et Dunvégan. Du fort Mac-Murray au lac la Biche, et de la rivière Athabaska à la Colombie Britannique, ils étaient, à l’époque de la création du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, les maîtres du pays, laissant vivre à leurs côtés une poignée d’Iroquois, venus avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, et un tronçon émigré d’une tribu Assiniboine.

La mission Saint-Bernard du Petit Lac des Esclaves marquerait à peu près le quartier central des Cris de l’Athabaska.[1]

De cette mission Crise de Saint-Bernard (ville de Grouard aujourd’hui), comme de la mission Castor-Crise de Dunvégan, son aînée, les Oblats allèrent fonder tour à tour les autres missions, toujours subsistantes : Saint-Antoine et Saint-Bruno du Petit Lac des Esclaves, Saint-François-Xavier du lac Esturgeon, Saint-Martin du lac Wabaska, Saint-Augustin de la rivière la Paix, Saint-Joseph de la rivière des Esprits, Saint-Vincent-Ferrier de la Grande-Prairie, Saint-Émile de Pouce-Coupé.,

À tous ces postes, se sont dévoués les Pères Lacombe[2], Remas et Tissier, les pionniers ; les Pères Le Serrec et Dupin, les fondateurs : le Père Husson, le bâtisseur ; le Père Desmarais, « l’homme que jamais un obstacle n’arrêta », et qui, durant plusieurs années de noire misère, se constitua le maître d’école, à Saint-Bernard, tenant en échec l’opulent instituteur protestant, et sauvant ainsi de l’hérésie des générations de Cris, de Métis et de Blancs ; le Père Constant Falher, le voyageur et le maître en langue crise[3] ; le Père Henri Giroux, l’indomptable colonisateur ; et les autres, qui souvent cumulèrent ces charges, comme les Pères Collignon. Le Treste, Dupé, Calais, Laferrière, Croisé, Girard, Pétour, Josse, Habay, Alac, Bâtie, Floc’h, Rault, Hautin, Jaslier, Dréau, Serrand…

Or, ces missions, ces missionnaires, que nous venons de citer, parce qu’ils font partie intégrante du vicariat d’Athabaska, ne sont que le petit nombre, en regard des missions et des missionnaires Cris de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Keewatin[4].


La différence entre les Cris et les Dénés est profonde.

La nature passionnée du Cris peut le porter des extrêmes de la fureur aux extrêmes de la douceur ; de la sorcellerie satanique au culte très pur du vrai Dieu. Moins enfant que le Montagnais, moins inconstant, plus lent à la conviction, il s’enracine, cette conviction une fois faite, dans une religion raisonnée, et une logique de conduite qui rarement se démentira elle-même.

Le faciès du Cris, moins bouffi que celui du Déné, mieux, découpé, tout frappé à l’effigie indienne, est fait de fierté, de hauteur, de mépris, de stoïcisme. Emplumé à la mode
S. G. Mgr  Charlebois,
Vicaire apostolique du Keewatin.
antique, il devient une réelle beauté. Autant les Dénés sont timides, fuyards devant leur imaginaire ennemi, autant les Cris sont hardis, provocateurs, amateurs de l’escarmouche, audacieux dans le combat. Incontestable supériorité d’une race qui s’impose, en présence de sa voisine. Dans les écoles-pensionnats, qui réunissent les deux races, la dernière pénitence que l’on puisse infliger à un petit Cris c’est de l’asseoir à côté d’une petite Montagnaise. Impossible de jeter plus de honte sur une jeune Crise que de — lui dire : « On te mariera à un Montagnais ! ».

La large et belle place de l’Ouest américain qu’occupèrent les Cris ne raconte-t-elle pas, du reste, avec quelle puissance ils maintinrent ail nord et au sud de leurs tribus les autres nations indiennes ?

C’est dans les guerres, dont nos premiers missionnaires virent les derniers carnages, que se déployaient les cruautés des Cris. Qui n’a lu. dans les histoires et les romans, les scènes du scalp, par lesquelles s’achevaient, au milieu des hurlements infernaux, les batailles au tomahawk ? Le récit suivant de Mgr  Laflèche, sur la méchanceté dont il trouva capables des femmes, en 1855, fait songer à ce qu’il en dut être de la méchanceté des guerriers vainqueurs :


Quelques Pieds-Noirs, s’étant approchés d’un camp de Cris pour voler leurs chevaux, furent surpris, et l’un d’eux fut blessé. À la faveur des ténèbres cependant, il réussit à se cacher dans les broussailles. Les Cris, pour ne pas laisser échapper une si belle proie, se placèrent autour et firent bonne garde toute la nuit… Quand le jour parut, chacun se mit en quête du malheureux Pied-Noir. On traverse en tous sens le petit bois…, mais sans succès… Chacun s’en retourne dans la conviction que le malheureux a réussi à s’esquiver inaperçu. Deux femmes, cependant veulent faire une dernière recherche. Elles examinent avec la plus scrupuleuse attention tout ce qui aurait pu donner abri au Pied-Noir, sans rien découvrir. Elles vont suivre l’exemple des autres, lorsqu’elles jettent un dernier regard sous un renversé qu’elles avaient examiné bien des fois, et croient y apercevoir des pieds ; elles tâtent et saisissent précisément les pieds de l’infortuné sauvage, qui avait réussi à s’enfoncer dans une espèce de cave sous les racines d’un arbre renversé. De suite, il est brutalement arraché de sa retraite, et ces deux démons féminins se mettent à l’œuvre. Pour savourer plus longtemps le plaisir de le faire pâtir, elles commencent à le déchiqueter avec des alênes, et s’amusent, en riant aux éclats, de toutes les contorsions que la force de la douleur lui fait faire. Après l’avoir ainsi tourmenté, elles se préparent à la fameuse opération de la chevelure. Le malheureux, redoutant par-dessus tout cet outrage, veut l’empêcher en protégeant sa tête de ses mains ; mais on les lui rabat à coups de couteaux, et, en un instant, les cheveux et la peau sont enlevés de la tête. Il n’y a plus qu’un crâne nu. Enfin ces furies incarnées passent à une opération plus épouvantable encore, et qui met fin aux souffrances de leur victime, en lui arrachant le dernier souffle de vie. Elles reviennent ensuite au camp, ayant autour du cou un collier sanglant de dépouilles humaines.


Que dire aussi de la mort qui attendait les pauvres hallucinés, que les Cris appellent windigos (cannibales) ! Le windigo est un Indien qui a mangé, ou se déclare porté à manger, de la chair humaine. Mgr  Clut, retiré au Petit Lac des Esclaves, écrivait, en 1899 :


Parmi les Indiens du lac Esturgeon, indifférents pour la religion, il y eut de prétendus windigos. Alors une peur folle s’est emparée d’eux, et ils ont exécuté l’un des malheureux. Il s’agissait de lui faire vomir la glace que tout windigo est censé avoir dans son corps. Un homme lui porta deux coups de hache en pleine tête et lui fendit le crâne ; un autre lui coupa le cou. Puis, on lui fendit la poitrine et on y versa de l’eau bouillante pour faire fondre la glace. Les meurtriers, craignant que le défunt ne revint à la vie et ne les dévorât, lui enfoncèrent dans les mains et dans le corps de grosses chevilles de bois, qui le tinrent fixé contre terre… Une douzaine d’années avant que j’arrive ici, parmi nos Indiens il y avait une vieille femme qui se disait windigo, et suppliait son mari et ses enfants de la tuer, leur disant que s’ils ne la tuaient pas, elle les mangerait. Faisant voir son cœur à son mari, elle disait : « Frappe là ». Le vieux et l’un de ses enfants la frappèrent à coups de coutelas et la tuèrent.


L’extermination des windigos n’était d’ailleurs que l’une des innombrables formes de la superstition païenne des Cris. La danse du soleil, les sacrifices humains, les séances sanguinaires du chamanisme faisaient bien d’autres victimes. Encore de nos jours, les Cris restent superstitieux, « faiseurs de médecine », dans la mesure où ils s’éloignent de la vie chrétienne. Ils ne versent plus le sang, mais ils s’entourent de leurs anciens manitous, peints ou sculptés, de leurs fétiches, de leurs tabous, d’amulettes de toutes espèces.


Les mœurs des tribus, aux temps païens, différaient beaucoup des Cris des bois aux Cris des prairies.

Les Cris des prairies avaient l’abondance des troupeaux de bisons (buffalos). Les grandes chasses finies, ils s’assemblaient parmi les dépouilles, nec plus ultra de la richesse indienne, et, sur cette couche chaude de la bonne chère et de l’oisiveté, ils se livraient à toutes les promiscuités. La première impression des missionnaires, en présence d’une telle dissolution, fut que, tant que dureraient les bisons, la conversion des Cris serait impossible. Heureusement, ils se trompèrent.

Les Cris des bois — tels furent ceux de l’Athabaska, — obligés au travail et à la vie nomade, par groupes restreints, trouvèrent dans ces nécessités crime rude existence la sauvegarde qui manquait à leurs frères de la prairie. Loin d’être à l’épreuve des défaillances, ils pouvaient cependant se comparer à leurs voisins, les Montagnais.

Une qualité commune aux Cris de la prairie et aux Cris des bois eût cependant marqué, à elle seule, la noblesse naturelle de cette nation : le respect donné à la mère, à réponse, à la jeune fille, et la tendresse envers l’enfant.

C’est sans doute dans ce sentiment des cœurs bien faits, fleur délicate d’un sol puissant, qu’un Cris du fort Vermillon trouva un jour sa réplique à certain bishop protestant qui ridiculisait la vénération catholique de la Très Sainte. Vierge, attendu que la Bible, disait-il, n’enseigne qu’à aimer et prier Jésus-Christ :

— Et toi, priant anglais, voyons, est-ce que tu as eu une mère ?

— Si j’ai eu une mère, balbutie le prédicant surpris ; mais comme tous les hommes, comme toi !

— Eh bien, répond l’Indien, tu as du l’aimer ta mère, comme j’ai aimé la mienne : et tu as bien fait. Et tu voudrais que Jésus n’aimât pas sa mère, Marie ! Et tu me dis qu’il n’est pas content si je parle avec respect à sa mère ! Dans notre religion, nous ne séparons pas Jésus de sa mère. Nous prions Jésus d’abord, et Marie ensuite.


Évangélisés, les Cris devinrent, quoique plus lentement que les Dénés, d’aussi bons chrétiens[5]. L’apathie sauvage, l’indifférence, l’insouciance du lendemain temporel, et même éternel, retiennent, il est vrai, la masse dans une lourdeur d’élan quelquefois décourageante ; mais beaucoup de tribus, dans les bois surtout, se sont rencontrées qui ne l’eussent cédé ni aux Montagnais, ni aux Plats-Côtés-de-Chiens, ni aux Loucheux, en esprit de prière et de vertu. Même chez les moins fervents des Cris, la réflexion, la « logique de la foi » inspirera souvent des paroles de prévoyance et des actes de fermeté que l’on ne trouverait pas chez les Dénés.

On eut de cette prévoyance et de cette fermeté, puissantes à aider l’œuvre du missionnaire, une démonstration inattendue, en 1899, lors du traité, contrat que le gouvernement canadien proposa aux Indiens de l’Athabaska et de la rivière de la Paix. Demande leur était faite de céder les terres qui leur appartenaient, à titre de premiers occupants, à la Puissance du Canada, afin qu’on pût en disposer en faveur des colons, qui allaient affluer en ces régions. En retour, le gouvernement laissait aux Peaux-Rouges de spacieuses réserves inaliénables, avec des droits perpétuels de chasse et de pêche, versait une modique somme annuelle à chacun, garantissait certains secours, et promettait des écoles.

C’est sur cette question de l’école, si peu intéressante, croyait-on, pour ces hommes des bois et de la liberté, que les Cris du Petit Lac des Esclaves, les premiers abordés par la commission gouvernementale, l’été 1899, montrèrent leur foi pratique. En présence de l’assemblée plénière des sauvages, de prêtres et de ministres protestants, venus pour soutenir leurs ouailles respectives, « le gouvernement, raconte Mgr  Grouard, déclare d’une manière générale et vague que des écoles seront construites et des maîtres envoyés pour instruire les enfants. Alors un des conseillers, frère du chef Indien, se lève et prend la parole :

— Nous aussi, dit-il, nous désirons que nos enfants soient instruits, mais encore faut-il savoir quel genre d’instituteurs le gouvernement veut nous donner. Prétend-il nous imposer ceux qui lui plaisent, ou bien voudra-t-il tenir compte de nos sentiments ?

M. Laird, le président, se lève ; il a compris la portée de l’interpellation, et il déclare solennellement que l’intention du gouvernement était de respecter la liberté de conscience.

— Je vois ici, dit-il, des missionnaires représentant des églises différentes. Eh bien, je suis autorisé à vous dire que le gouvernement vous donnera des maîtres d’école de la religion à laquelle vous appartenez.

« Alors vous eussiez vu le brave conseiller qui avait posé la question dans un élan de joie et d’enthousiasme, battre des mains, et, se tournant vers le Père Falher, étendre vers lui le bras et l’index d’un mouvement rapide et énergique :

— Père, dit-il, c’est toi que nous choisissons pour notre maître !

« Et les sauvages de l’imiter, de battre des mains, de pointer leur doigt comme une flèche vers le père et de répéter :

— Oui, oui, c’est toi que nous choisissons pour notre maître.

« À cette manifestation naïve et spontanée de leur attachement à la foi catholique, le Père Falher tremble de surprise et d’émotion. Le cœur me bat de joie et d’orgueil, légitime je crois. Les révérends sont couverts de confusion, car, à la face des représentants du gouvernement, devant la foule assemblée, réunion la plus importante qui se soit jamais tenue dans le pays, la voix du peuple a déclaré que le prêtre catholique est son guide et son pasteur… Le soir de ce jour mémorable, le révérend de l’endroit se rendit au camp des sauvages et essaya de les faire revenir sur ce qu’ils avaient dit relativement à la question des écoles et en faveur du prêtre catholique ; mais il en fut quitte pour sa peine, et essuya là un nouvel affront. »

Au sujet du même traité, Mgr  Grouard rapporte aussi cette anecdote :


En passant à la petite rivière Rouge (affluent de la rivière la Paix, non loin du fort Vermillon), j’eus un cas de conscience d’un nouveau genre à résoudre. Le chef Cris, de l’endroit s’est converti récemment, et, dans la ferveur de sa foi nouvelle, le traité lui a donné quelques scrupules. Il attendait Mgr  l’Évêque, disait-il, pour prendre ses conseils et se décider d’après ses avis. Voici comment il m’exposa lui-même son embarras :

— Le gouvernement nous propose de lui céder notre pays et nous offre une somme d’argent en retour. Or, moi, je n’ai pas fait ce pays ; c’est le bon Dieu qui a fait le ciel et la terre. Donc, si je reçois l’argent qu’on nous apporte, je me rendrai coupable de vol, puisque je serai censé vendre ce qui ne m’appartient pas.

N’est-ce pas une grande délicatesse de conscience de la part d’un pauvre sauvage ? Je lui fis comprendre que cet argent était une compensation des dommages que lui et les siens pourraient subir à la suite du traité. Les blancs pourront venir défricher ; les orignaux, ours, caribous, castors, etc., diminueront sensiblement, et la chasse ne sera pas aussi abondante que par le passé. Il peut donc sans scrupule accepter les offres qui lui sont faites. Il suivit mon conseil et signa le traite. Et voilà comment le gouvernement du Canada doit me savoir gré d’avoir écarté cet obstacle et facilité d’autant le succès de la commission.


Le prélat continue, comme pour marquer un contraste, faisant d’ailleurs la part du beau rôle qui revient aux Montagnais :


Au lac Athabaska, l’acceptation du traité ne fit pas un pli. Ce ne sont pas nos Montagnais qui auraient des scrupules comme le chef des Cris de la petite rivière Rouge ! Ils demandent sans cesse, ont toujours les mains ouvertes pour recevoir et trouvent qu’on ne leur donne jamais assez ; au demeurant fort braves gens et bons chrétiens. Ils me firent une réception enthousiaste, brûlèrent quantité de poudre, et les collines rocailleuses qui environnent la mission de la Nativité se renvoyèrent longtemps les unes aux autres les échos de la fusillade…


Le Cris est doué de cœur. Lorsque, à la longue, il s’est attaché à son missionnaire, c’est profondément et pour toujours. Longtemps après la mort du Père Collignon, au Petit Lac des Esclaves, un vieux sauvage, Wabamun, disait :


Quand je suis seul dans le bois, les larmes coulent souvent de mes yeux, à la pensée que le* Père Blond (nom Cris du Père Collignon) nous a quittés. Il était si bon ! Il nous aimait tant !


De tout son cœur surtout le Cris s’attache au Dieu d’amour qu’on lui fait connaître. Le Père Bonnald instruisait une sauvagesse des bords de la Baie d’Hudson et ses deux enfants, tous trois convertis et baptisés depuis peu : « Assise entre ses deux fils, sur un banc de la chapelle, elle écoutait avec recueillement. Un jour, elle se mit à pleurer :

— Ah ! mon Dieu, disait-elle, si j’avais connu jadis ce que j’entends aujourd’hui, je n’aurais pas tant péché, je n’aurais pas été si misérable ! »


L’œil attendri du missionnaire peut suivre le développement de la grâce dans l’âme purifiée du Cris de bonne volonté :


Alors, dit Mgr  Charlebois, faisant allusion à certaine mission de son vicariat, alors la confession de la plupart devient celle-ci :

Mon Père, je n’ai pas de péché à te dire. Depuis que je prie, je ne crois pas avoir offensé Dieu une seule fois. On a beau leur faire des questions, c’est inutile ; on ne trouve aucun péché :

Oh ! oui, mon Père, quand je ne priais pas, j’ai fait bien des fautes ; mais alors seulement, pas depuis ce temps-là. Et quelquefois il y a de dix à quinze ans qu’il se sont convertis !


La chrétienté Crise qui semble répondre aussi parfaitement qu’il se puisse aux vœux du missionnaire se trouve au lac Canot, au sud du Portage la Loche. Une communauté religieuse, assure-t-on, n’y marcherait pas avec plus d’entrain à la prière, à la sainte messe, à la communion quotidienne, à tous les appels de la cloche et de la voix du prêtre. Là, fleurissent la charité et la pureté, sous la garde du Père, roi-pontife que l’on vénère, chérit, et sert toujours.

Il n’est missionnaire, même des Montagnais, qui n’apportât ici son témoignage des hautes vues „ surnaturelles, qu’il put admirer dans l’âme des Cris rencontrés sur sa route apostolique, Mgr  Breynat, venant de son vicariat du Mackenzie à Edmonton, passait avec son traîneau en face d’un campement Cris, en aval du fort Mac-Murray, lorsqu’on courut l’arrêter et le prier de venir assister la fille du chef Chrysostome, qui se mourait. Il la trouva souriante dans ses dernières souffrances. Voulant éprouver cette sérénité qui le touchait :

— Ça ne te fait donc rien de mourir, mon enfant ?

— Oh ! non, Monseigneur, j’en suis contente.

— Mais vois donc tes bons parents, comme ils t’aiment. Ne préfèrerais-tu pas guérir et demeurer avec eux ?

— J’aime mieux mourir. Il est trop difficile de bien vivre !


N’est-ce pas sur la base très profonde de l’amour de l’homme mortel pour Dieu, la base du sacrifice, que ce jeune chasseur du lac Athabaska s’appuyait pour refuser les consolations que Mgr  Clut lui apportait, quelques mois après un accident qui lui avait brûlé les yeux ?

— Ah ! je remercie plutôt le bon Dieu, répondait-il. Si je voyais encore, je continuerais peut-être à l’offenser, tandis que je pense continuellement à lui. Non, je n’aurais pas pu choisir une meilleure souffrance que d’être aveugle et de ne pouvoir plus me conduire dans le bois, ni chasser, pour unir mon cœur à Jésus crucifié !

Un autre de la même tribu, devenu boiteux et infirme, se réjouissait « de pouvoir enfin souffrir pour ses péchés et pour les âmes de ses parents défunts. »


Finissons par un court récit du Père Bonnald, qui nous transporte au spectacle du sublime dans l’acte de foi. C’était l’hiver 1887-1888, époque d’une rougeole qui faucha les tribus de la Saskatchewan. Le jeune Père Charlebois (aujourd’hui vicaire apostolique du Keewatin) arrivait du scolasticat d’Ottawa à la mission de Le Pas, où le Père Bonnald s’était porté à sa rencontre. Au lieu de se rendre au lac Pélican, où ils devaient résider ensemble, les deux missionnaires se partagèrent le district désolé. Le Père Bonnald prit le lac Pélican et donna au Père Charlebois le Cumberland. De là, chacun parcourait sa portion du champ de la mort. En passant à Pakitawagan, le Père Bonnald rencontra onze cadavres étendus :

« Sur quatre d’entre eux, raconte-t-il, je trouvai des lettres, voix d’outre-tombe, faites de morceaux d’écorce de bouleau pliés en quatre et cousus avec du fil. Ces lettres portaient comme inscription « Le père seul lira ceci ». C’était la confession de ces pauvres gens.

Se voyant près de mourir si loin du missionnaire, et sans espoir de le voir pour se confesser, ils crurent bien faire d’écrire ce qu’ils auraient dit au père. Ils avaient prié avec ferveur, disant leur chapelet, en face de l’image de la sainte Vierge, attachée à la perche du wigham. C’était vraiment touchant, et j’en pleurai… »




  1. Le Petit Lac des Esclaves — petit, par comparaison avec le Grand Lac des Esclaves — mesure 120 kilomètres de longueur sur 12 à 16 de largeur. Placé entre les 55° et 56° degrés de latitude, à mi-distance des rivières la Paix et Athabaska, il se déverse dans celle-ci par la petite rivière des Esclaves. Plusieurs missions prospèrent maintenant sur ses bords. La première en date, comme en importance, est la mission Saint-Bernard.
  2. Il faut lire les deux, Vies du Père Lacombe ; l’une en anglais, The Black-Robe Voyageur, par Miss C. Hughes, Brigs publisher, Toronto  ; l’autre Le Père Lacombe, L’homme au Bon Cœur (son nom Pied-Noir), par une Sœur de la Providence, Le Devoir, Montréal.

    Le Père Lacombe fût le missionnaire célèbre entre tous du nord-ouest. Il appartint à la nation des Cris plus qu’à celle des Pieds-Noirs.

  3. La langue Crise est sonore, douce et mélodieuse. C’est l’italien de l’Amérique du Nord. Son alphabet ne comporte pas plus de 15 lettres. Les voyelles dominent dans la construction des mots. Les diphtongues de consonnes y sont rares. Plusieurs de nos consonnes, telles que b, f. j. l. r. v, x et r, y sont inconnues et imprononçables. Langue très riche de formes et de nuances.
  4. Mission Crises principales de l’Alberta-Saskatchewan (diocèses d’Edmonton, Calgary, Régina, Prince-Alhert, Saint-Boniface) : Saint-Albert, Lac Sainte-Anne, Rivière-qui-Barre, Hobbéma, Stoney Plain, Lac la Biche. Lac Froid, Lac d’Ognon, Lac la Selle. Lac Bon Poisson, Lac Castor, Batoche, Fish Creek, Lac Canard, Battleford, Cut Knife, Delmas. Lac Maskeg, Flett’s Spring, Lac Vert, Qu’Apelle.

    Missionnaires qui s’occupèrent de ces missions : Albert Lacombe, Mgr  Grandin, Pères Végreville, Julien Moulin, André, Bourgine, Hugonard, Fourmond, Gasté, Maisonneuve, Tissot, Rapet, Paquette, Légeard, Brunet, Saint-Germain, Rémas, Chapelière. Jouan, Hert, Decorby, Fafard et Marchand (les deux martyrs du Jeudi Saint, 1885, au Lac la Grenouille), Henri Grandin, Mérer, Leduc, Ladet, Lemarchand, Tissier, Van Tighem. Boulenc, Laurent Legoff, Victor Legoff, Dauphin, Lestanc, Blanchet, Thérien Adéodat, Bigonesse, Comiré, Doucet, Riou, Gabillon, Delmas, Adolphe Watelle, Simonin Xavier, Simonin Gustave, Teston, Lajeunesse, Nordman, Portier, Beaudry, Cunningham, Poulenard Joanny, Leclainche, Daridon, Balter, Simard Louis, Dubois Damase, Pierre Moulin, Lizée, Le Bré, Culerier, Cozanet, Marchand Victorien, Philippot, Ernest Lacombe, Angin, Tessier, Waddel, Beys, etc.

    Missions Crises du Vicariat du Keewatin (Mgr  Charlebois) : Le Pas, Cumberland, Lac Pélican, Île à la Crosse, Grand Portage, Lac Laplonge, Lac Canot, Norway-House, Cross-Lake.

    Missionnaires : S. G. Mgr  Charlebois Ovide, Pères Lecocq, Bonnald, Rapet, Pénard, Ancel, Rossignol, Thomas Julien, Boissin, Renaud, Guilloux, Pioget, Guy, Bellemare, Ducharme, Dubeau, Lajeunesse.

    Tous les missionnaires énumérés en cette note, ainsi que tous ceux de ce livre, à moins qu’il ne soit fait une distinction expresse, sont des Oblats de Marie Immaculée.

    Évidemment nous ne touchons pas ici aux missions des Sauteux, Pieds-Noirs, Piégans, Gens du Sang, Sioux, qui occupèrent et occupent encore tant d’autres missionnaires du Nord-Ouest.

  5. Il ne s’agit dans ce chapitre que des Cris pur sang. Autres sont les prérogatives des Cris-Métis.