Aux glaces polaires/Chapitre I

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 1-18).



CHAPITRE PREMIER


LES FOURRURES


Le Passage de l’Ouest. — Les Fourrures. — La colonie française. — Superficie du Canada. — Étendue de l’ancienne Nouvelle-France. — Les Pays d’en Haut. — Les coureurs-des-bois. — Les Compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest. — Leur fusion. — Rapports de l’Honorable Compagnie avec les missionnaires. — « Pauvre évêque-roi ». — Le terrain d’égalité.


Ceux qui furent les élèves des séminaires ou collèges ecclésiastiques, de 1860 à 1900, se souviennent d’un évêque missionnaire, haut de taille, respirant l’humilité, qui s’arrachait parfois à ses solitudes de l’Extrême-Nord américain, pour aller mendier, de par le Canada, la Belgique et la France, des ressources et des apôtres. C’était Mgr  Grandin.

À la fin de la causerie cœur à cœur, où il avait décrit, sans en rien déguiser, les difficultés de ses missions, du côté des éléments et du côté des hommes ; où la peinture s’était faite de plus en plus sombre, comme à plaisir, son visage exprimait tout à coup l’anxiété, et sa voix s’animait d’une conviction irrésistible :

« — Dans ce pays de sauvages et de bêtes fauves, s’écriait-il, sous ce ciel glacial, sur ce sol couvert de neige, il vient cependant des commerçants, qui s’exposent à tous les dangers, pour acheter des peaux d’ours et de martres : pas une queue de loup ne se perd dans nos pays de désolation… Et on ne trouverait pas des prêtres pour y venir chercher des âmes ! »

Cette réflexion du vénérable évêque nous livre, en deux mots, la double clef de l’histoire du Canada, le double secret de tous les sacrifices par lesquels l’immense continent a commencé de se conquérir à l’Europe et à Dieu : les fourrures et les âmes.


L’exploitation des fourrures ne fut pas, à vrai dire, le premier but des marins du Vieux-Monde qui abordèrent l’Amérique. Depuis le Moyen Âge, le rêve des nations riveraines de l’Atlantique, Espagne, France, Angleterre, était de trouver le passage de l’Ouest, « conduisant à la Chine ».

Y avait-il, entre l’Europe et l’Asie, du côté de l’Occident, une autre terre, et par suite un autre océan que l’Atlantique ? La géographie ne pouvait que se poser cette question.

En 1492, Christophe Colomb, au nom de l’Espagne, atteignit l’île de San-Salvador, qu’il croyait « avoisiner les Indes »[1].

En 1534, le 24 juillet, sur un cap de la baie de Gaspé, Jacques Cartier plante la croix fleurdelisée, avec l’inscription : Vive la France ! Il pense avoir touché « un bout de l’Asie », et il espère, qu’en remontant le fleuve Saint-Laurent, il coupera cette « presqu’île asiatique qui le sépare encore du Cithay (la Chine) ».

En 1576, Martin Frobisher, au nom de l’Angleterre, s’arrête dans une baie de la terre de Baffin, qu’il croit être « le pôle nord, voisin de l’Asie ».

L’illusion ne sera pas encore dissipée, à plus d’un siècle de là, car La Salle, arrivant au golfe du Mexique, en 1682, croira avoir trouvé enfin la « mer vermeille de la Chine ».

Pendant deux siècles, la France et l’Angleterre — la France surtout — poursuivront la recherche de cette mer vermeille qui doit baigner l’Asie orientale : la France, à travers le continent de l’Amérique du Nord ; l’Angleterre à travers les glaces de l’océan Arctique. En 1792 seulement, l’océan Pacifique sera découvert, par delà le Nord-Ouest et les montagnes de la Colombie Britannique, par Alexander Mackenzie, que conduiront six Canadiens Français.


Ces découvertes aventureuses du grand passage de l’Ouest, de nature à intéresser la science et la politique du Vieux-Monde, eussent-elles suffi à attirer dans le Nouveau une immigration blanche capable de le peupler ? Non, pour très longtemps. C’est pourquoi les premiers explorateurs, dont l’ambition était de créer une Nouvelle-France, se mirent en quête de ressources à faire valoir auprès des futurs colons et des gouvernements européens.

Ils songèrent à l’exploitation minière. Des mines, le Canada possédait les plus riches du globe peut-être, nous le savons maintenant ; mais, en ce temps-là, nul ne le soupçonnait, et le résultat des premières tentatives pour les trouver fut dérisoire.

La culture qui, de nos jours, promet au Canada, la réputation de grenier du monde, et qui nourrira plus tard des centaines de millions d’hommes, se présentait alors comme chimérique, au sein d’interminables hivers. Autant la végétation tropicale de l’Amérique centrale attirait les Espagnols et les Portugais, autant les rigueurs réelles et l’aridité apparente de l’Amérique septentrionale rebutaient les Français. Les matelots rapatriés contribuaient aussi à rendre le recrutement à peu près impossible, par des récits effrayants « sur les orages, les brouillards, les banquises, les longs et rudes hivers, les attaques des sauvages… ». Comment déterminer de paisibles laboureurs à quitter leur petit champ du « tant beau pays de France », et à traverser, sur de lents voiliers, des mers à peine sillonnées, pour aller défricher, sans espoir de succès, de si lointaines forêts ?

Mais il y avait les fourrures.

Elles devaient couvrir l’étendue entière du Canada, à en juger par ce que nous voyons encore aujourd’hui.

C’étaient principalement la martre, la loutre, la mouffette, le pékan, le putois, l’isatis, la fouine, le castor, le blaireau, le lynx, l’ondatra (rat musqué), le glouton, l’ours noir, l’ours gris, l’ours blanc, et le renard de toutes couleurs : blanc, jaune, croisé, argenté, noir, cette dernière variété donnant la plus précieuse des fourrures.


Quelques fourrures

Cette richesse vivante était là, s’offrant aux premières convoitises venues. Nos explorateurs, Cartier, Roberval, Champlain surtout, en firent briller l’appât aux yeux de la France.

L’indolence du roi et de ses ministres se laissa éveiller, et des compagnies commerçantes se formèrent, dotées du monopole des fourrures ; « mais — et c’était, en réalité, le but visé par les intelligents découvreurs — à la condition qu’elles implanteraient chaque année sur le sol de la Nouvelle-France « quelques familles de bons catholiques français. »


Ainsi naquit l’œuvre de l’évangélisation au Canada. Les fourrures d’abord ; et par les fourrures, les âmes. Si les Indiens, en effet, n’eussent trouvé sous leurs flèches que le bison, l’élan, le renne, le phoque, dont la chair pourvoyait à leur nourriture et la peau à leurs habits, combien de siècles encore le paganisme les eût-il retenus dans sa nuit ? Mais des légions d’animaux de moindre taille, « que les Peaux-Rouges voyaient avec indifférence, selon l’expression de Mgr Taché, étaler au milieu de la désolation le luxe de leurs vêtements », étaient là, attirant les commerçants et les colons qui deviendraient les appuis du missionnaire, trop pauvre et trop faible pour affronter, à lui seul, l’immensité sauvage des forêts vierges, de la prairie, des lacs et des montagnes de l’Amérique boréale.

Les compagnies de fourrures, quoique plus ou moins fidèles à leurs engagements de coloniser, suffirent à donner à Champlain, au soir de sa vie, en 1633, un siècle après l’arrivée de Jacques Cartier, la consolation de voir s’établir définitivement la colonie française.

Des groupes du Perche, du Maine, de l’Anjou, du Poitou, de la Saintonge, de l’Île-de-France, de la Bretagne et de la Normandie, continuèrent à se répandre dans la vallée du Saint-Laurent, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux grands lacs centraux : « tous, seigneurs et censitaires, artisans et engagés qui, tout en défrichant et cultivant, se livraient à la traite des pelleteries, à la chasse, à la pêche. »


C’est dans les cent trente ans qui allèrent de l’implantation de la colonie par Champlain au malheureux traité de Paris (1633-1763) que se place l’histoire épique du Canada : époque où les quelques milliers de Français de la Nouvelle-France, mollement soutenus par la mère patrie, eurent à faire face, en même temps qu’aux difficultés de leur établissement, à la jalousie envahissante de l’Angleterre et aux incursions dévastatrices des Iroquois, ses sauvages alliés.

Le traité d’Utrecht, en 1713, avait cédé à l’Angleterre l’Acadie, Terre-Neuve, et le territoire de la Baie d’Hudson. Le traité de Paris, 10 février 1763, abandonna le reste du Canada.

Cette amputation, que la France ressent de plus en plus douloureuse, à mesure qu’elle voit se développer le Canada, ne devint-elle pas le salut de la colonie elle-même ? Le tendre rameau ne se fût-il pas brisé, sous la tempête qui secouait déjà, jusque dans ses racines, le vieux tronc robuste de la France ? Comment le jeune Canada eût-il résisté à la grande révolution de 1789 ?


Les Canadiens français trouvèrent cependant, dans leur nouvelle métropole, une marâtre acharnée à étouffer, d’un même geste brutal, et leur langue française et leur foi catholique. Mais à cette révolution, ils étaient préparés. Pris de front, corps à corps, sur le terrain national et religieux, les Canadiens français sont indomptables. Ils l’ont toujours prouvé. Ils le montrèrent si bien à l’Angleterre que, de concession en concession, elle fut obligée de décréter le régime de 1867, régime de la Confédération, qui gouverne le Canada sur le principe fondamental « de l’égalité civile et politique des deux races, anglaise et française, des deux langues et des deux religions ». Depuis lors, la libéralité de l’Angleterre ne s’est point démentie, et les Canadiens Français peuvent grandir, sous son drapeau impérial, en conservant, sur leur blason, qui est celui du Dominion lui-même, la vieille devise normande : Dieu et mon droit, mariée à celle de l’Ordre de la Jarretière : Honni soit qui mal y pense.

Et ils grandissent.

Ils n’étaient que 60.000, à l’époque de la séparation d’avec la France ; les voilà multipliés, sans mélange, à plus de 3.000.000. La pratique des vertus chrétiennes et familiales a fait cette merveille. Ils peuplent la magnifique province de Québec, une grande partie des provinces maritimes et de l’Ontario, et ils se comptent à plus de 300.000 dans les villes et campagnes de l’Ouest canadien. Des huit millions d’habitants de toutes nationalités et de toutes langues, qui composent la Puissance du Canada, le groupe français est devenu le plus nombreux et le plus homogène. Sa fidélité au souvenir de la France s’accorde admirablement avec sa loyauté au drapeau britannique[2].

L’existence des Canadiens Français s’écoulerait dans une paisible prospérité, n’était, pour leur constituer la Cité du Mal que toute Cité du Bien est condamnée à trouver en sa présence ici-bas, une meute d’Orangistes, parqués dans l’Ontario, d’où ils se répandent par leurs journaux, leurs agences, leur valetaille, afin de salir, blesser et tuer, tant qu’il se peut, quiconque parle français et professe le catholicisme.


De notre colonie française du Canada, il nous faut suivre maintenant, pour aborder du même coup notre sujet, une phalange intrépide, trop peu connue, trop souvent décriée, et à laquelle la civilisation et l’Évangile sont redevables de la facilité de leurs conquêtes : la phalange des coureurs-des-bois.

De même que, plus d’un siècle avant Cartier, le découvreur attitré du Canada, avant même le Vénitien Cabot et le Florentin Verazanno, des marins Basques, Bretons et Normands avaient touché de leurs petites barques les rivages du golfe Saint-Laurent et commencé à y faire désirer la France avec sa religion, ainsi les coureurs-des-bois précédèrent dans l’Ouest américain, avec leur foi catholique et leur amour de la France, les découvreurs officiellement envoyés par les princes de l’Europe.

Quel fut le domaine des coureurs-des-bois ?

Nous connaissons approximativement l’étendue du Canada actuel. Compris entre l’océan Atlantique à l’est et l’océan Pacifique à l’ouest, et entre les États-Unis au sud et l’océan Arctique au nord, il mesure environ 9.500.000 kilomètres carrés, superficie presque égale à celle de l’Europe. Ses lignes droites seraient de 5.000 kilomètres, de l’Atlantique au Pacifique, et de 3.500 kilomètres, au moins, des États-Unis à son extrême limite continentale de l’océan Arctique. Le Canada, ainsi considéré, n’était toutefois qu’une partie de la Nouvelle-France, au temps de la domination française. La Nouvelle-France comprenait en outre Terre-Neuve, le Labrador, le bassin du Mississipi, l’Alaska : équivalent de l’Europe et de l’Australie ensemble[3].

Le domaine des coureurs-des-bois fut la portion la plus vaste de cette ancienne
Un vieux Coureur des Bois
Nouvelle-France. Il s’étendait des Grands Lacs Supérieur et Michigan au Pacifique, et de la Floride à la mer Glaciale.

La géographie française primitive appela les régions situées par delà les Grands Lacs, tantôt le Grand Steppe de l’Ouest, tantôt la Terre de Rupert, tantôt les Territoires du Nord-Ouest. Pour les coureurs-des-bois, elles n’eurent jamais qu’un seul nom : Les Pays d’en Haut, que les Anglais, venus longtemps après, traduisirent par l’impressionnante formule : The Great Lone Land (La Grande Terre Solitaire).

Les coureurs-des-bois s’intitulèrent fièrement : Les Voyageurs des Pays d’en Haut.

Les Pays d’en Haut étaient le grand inconnu mystérieux. Des sauvages emplumés, venus peu à peu aux approches des postes avancés, pour troquer des peaux de bêtes, avaient parlé de troupeaux de bisons qui couvraient leurs plaines, aussi loin que l’œil pouvait porter, et de légions de castors qui peuplaient leurs étangs. C’était vers le milieu du xviie siècle, époque où la colonie, aux prises avec les Anglais et les Iroquois, voyait tarir, avec l’apport des fourrures, les sources principales de ses revenus. Quelques audacieux se risquèrent, à la suite des sauvages, dans ces pays inexplorés.

Ils revinrent chargés de pelleteries et de récits fantastiques. Ainsi s’ouvrit l’ère des coureurs-des-bois.

À quelles profondeurs s’enfoncèrent ces chevaliers errants des plaines et des forêts canadiennes ? Par quelles voies ? À travers quelles péripéties ? Ils n’ont point écrit leurs aventures homériques. Ils n’ont point laissé de tumulus, de pierres milliaires pour orienter l’enquête de l’histoire. Ce que nous savons, c’est qu’en 1680, ils étaient déjà au moins 800, en dépit de l’ordonnance de 1673, qui défendait « aux jeunes colons d’embrasser la vie de trappeur, sous peine du fouet, à la première offense, et des galères, à la récidive, ces exodes étant tenus pour nuisibles aux mœurs, à la religion, à l’agriculture, à l’industrie, à la vie domestique, à la nation ». Nous savons aussi que, moins d’un siècle après cet édit du roi de France, des coureurs-des-bois avaient gagné jusqu’au cercle polaire, et qu’en 1789, lorsque Mackenzie descendit, jusqu’à son embouchure, le fleuve qui porte son nom, il ne put trouver, pour le guider, qu’un Beaulieu, résident du pays, et un équipage canadien français.

Les romanciers, qui prirent à ces conquérants du désert et de l’espace les caractères de leurs personnages, n’ont rien exagéré de leur passion pour la vie primitive des Indiens, de leur courage à tout oser, de leur endurance, de leur gaieté surtout, gaieté du bon rire français « dont on riait d’un bout du monde à l’autre », gaieté « gouailleuse un tantinet », qui n’éclate à son aise que dans les solitudes des bois, loin de la contrainte, et à laquelle les natures les plus moroses s’abandonnent, dès leurs premiers pas dans la sauvagerie.


Il fut un temps où le « métier de coureur-des-bois » était regardé par la jeunesse comme un stage indispensable de sa formation et une profession d’honneur, à laquelle il était lâche de se dérober. À peine pouvaient-ils échapper à la tutelle de leurs parents et tromper la surveillance des soldats de la colonie, que les jouvenceaux remontaient à la sourdine le Saint-Laurent, traversaient les Grands Lacs, et, des bords du Lac Supérieur, se lançaient enfin sur cet Ouest de leurs rêves, cet Ouest fascinant, si fascinant qu’il l’est encore aujourd’hui, tout remodelé qu’il soit par la main de l’homme. Ils allaient de lacs en rivières, de bois en savanes, jusqu’à la prairie immense, dont l’immensité même invitait toujours davantage à la marche et à la course. Les plus hardis dépassèrent les montagnes Rocheuses. Quelques-uns revinrent se fixer dans la colonie, ou en France, contents d’avoir fait leurs preuves. Beaucoup ne regagnaient les Pays d’en Bas (Ontario, Québec) que le temps d’y vendre leurs fourrures, et, parfois, d’en dissiper le profit en « folles joies » ; puis ils se replongeaient, pour quinze autres mois, dans la liberté. Plusieurs ne reparurent jamais, soit qu’ils eussent trouvé la mort dans les eaux, sous la dent des fauves, ou dans les combats sauvages ; soit plutôt qu’ils eussent pénétré dans la vie même des tribus de leur choix, par des alliances matrimoniales.

La noblesse française elle-même se rendit à l’appel magique des Pays d’en Haut, et se fit une gloire de se donner le noviciat de l’époque. Il y eut des gens d’hermine et d’épée qui laissèrent, jusque dans les neiges les plus lointaines, des rejetons de leur lignée, que l’on nomme encore des de Mandeville, de Saint-Georges, de la Porte, de Charlois, de l’Espinay, et combien d’autres, revenus à leur sang et à leurs noms sauvages, mais dont les yeux portent toujours des reflets de l’antique Noblesse !


Deux de ces coureurs-des-bois furent les initiateurs de la si célèbre Compagnie de la Baie d’Hudson, qu’aucune histoire, religieuse ou profane, du Nord-Ouest ne peut ignorer, tellement cette Compagnie s’est faite l’âme matérielle des premiers siècles de ces pays. Ces deux pionniers furent Pierre-Esprit Radisson, et son beau-frère, Médart Chouart de Groseillers[4]. Nés l’un et l’autre en France, ils étaient venus, tout enfants, au Canada. Leurs équipées dans les Pays d’en Haut, telles que Radisson les rapporte, éclipseraient les légendaires aventures de Robinson Crusoé.

De 1658 à 1660, dix ans par conséquent avant Joliet et le Père Marquette, vingt ans avant La Salle et le Père Mambré, soixante-dix ans avant La Vérandrye et le Père Messager, ils parcoururent les régions appelées aujourd’hui : Wisconsin, Iowa, Dakota-Sud, Montana, Manitoba. En 1661-1662, ils atteignirent le versant de la Baie d’Hudson, virent la baie James, et revinrent à Québec. Leurs fourrures étaient si nombreuses et si belles que leur fortune en eût été faite, si le gouverneur de la colonie ne les eût confisquées, accusant les deux trappeurs de les avoir acquises, sans s’être munis du permis légal.

S’estimant injustement lésé, Radisson se laisse persuader par un commissaire anglais de Boston qu’il doit se venger de toute la France, en livrant à l’Angleterre le secret des richesses qu’il a découvertes dans les parages de la Baie d’Hudson. En 1666, il est à la cour de Londres avec Groseillers. Il expose ce qu’il sait à Charles II, l’un des derniers Stuarts. Une expédition par mer, à la Baie d’Hudson, s’organise. Elle réussit. Le prince Rupert, cousin de Charles II, est saisi par Radisson d’un projet d’une compagnie. Bonne occasion pour Rupert, sorte d’écumeur des mers lui-même, de rétablir sa fortune brisée par Cromwell. La société est formée, les fonds réunis ; et, le 22 mai 1670, sans se demander si ce qu’il donne appartient au roi de France ou au roi d’Angleterre, Charles II signe la charte qui octroie au « Gouverneur (Rupert) et à la Compagnie des Aventuriers traitant dans la Baie d’Hudson, la possession sans réserve du sol, le monopole de toutes les fourrures, avec le droit exclusif de pêche et de chasse, dans toute la contrée arrogée par les cours d’eau, fleuves et rivières tributaires de la baie d’Hudson ».

Pendant plus d’un siècle, la Compagnie des Aventuriers trafiqua uniquement aux postes établis sur le rivage même de la baie d’Hudson, sans pénétrer dans les terres, les sauvages y apportant eux-mêmes leurs pelleteries. Mais ce facile commerce ne tarda pas à être troublé par la France qui, indignée des empiètements de Charles II, ordonna à la Compagnie de la Nouvelle-France de s’emparer des factoreries (forts-de-traite) de la Compagnie des Aventuriers. De Troyes, d’Hiberville, Lapérouse s’illustrèrent dans ces expéditions à la Baie d’Hudson. Les forts-de-traite furent plusieurs fois pris et repris. Des bateaux furent coulés. Il y eut des carnages, mais le rendement des fourrures compensait si bien les pertes, que la Compagnie des Aventuriers tint bon, jusqu’à l’abandon de la Baie d’Hudson à l’Angleterre, au traité d’Utrecht (1713).


En 1763 (traité de Paris), la France se retira tout à fait du Canada. Mais non tous les Français. Plusieurs de ceux-ci, commerçants de fourrures, avaient pénétré toujours plus loin, dans le continent, à la suite des coureurs-des-bois. Ils en arrivèrent à intercepter les veines du trafic indien qui se rendait à la Baie d’Hudson. En 1783, se voyant cependant individuellement trop faibles pour lutter contre la Compagnie des Aventuriers, ils s’assemblèrent en une société admirablement organisée, sous le contrôle de quelques actionnaires de Montréal, Écossais dévoués aux Stuarts pour les deux tiers, Français pour l’autre tiers, mais tous également mécontents de l’Angleterre ; et prirent le nom fameux de Compagnie du Nord-Ouest.

Presque tous les employés de la Compagnie du Nord-Ouest furent des Canadiens français. Le français était la langue officielle, et les maîtres écossais se firent un devoir de l’apprendre et de le parler. Telle fut la cause de leur succès. En quelques années, la Compagnie du Nord-Ouest couvrit l’Ouest, le Nord, l’Extrême-Nord et la Colombie Britannique d’un réseau de forts-de-traite.

Une seule chance de vie restait à la Compagnie des Aventuriers : suivre son adversaire et s’installer à ses côtés. Mais l’expérience des voyages dans les steppes et les forêts lui manquait. Son personnel anglais, d’autre part, ne pouvait prétendre au prestige affectueux sur les sauvages que s’étaient gagné les explorateurs français. Ses engagés ne pouvaient davantage soutenir la comparaison avec les Voyageurs de Pays d’en Haut, guides, timoniers, canotiers, portefaix, coureurs et trappeurs de colossale renommée. Dans la crainte de sombrer, elle se mit à recruter, elle aussi, des serviteurs Canadiens français, et à s’avancer vers l’Ouest, à mesure qu’elle parvenait à équiper ses convois.


Une suite de combats sanglants, de voies de fait, d’excès abominables marquèrent les quarante années de cette concurrence. Le désert en a enseveli le souvenir. Le tort que se firent réciproquement ces ambitieux de la fortune fut tel, qu’au milieu d’une abondance inouïe de fourrures, les deux sociétés touchèrent à l’heure de la ruine. Le prétexte invoqué de leurs querelles était le reproche d’invasion sur le terrain d’autrui : « Vous êtes sorti du domaine de votre charte », disait la Nord-Ouest à la Baie d’Hudson. « Le pays est anglais, et vous n’êtes que Français », répliquait la Baie d’Hudson.

« Il est plus facile de s’embrasser que de se convaincre ». C’est ce que firent les deux rivales, au plus fort de la bataille, en 1821.

Pendant qu’au fond du Nord, commis et engagés, hors d’atteinte des bonnes nouvelles pour une année encore, continuaient à s’entre-détruire, les têtes de Montréal et de Londres se rapprochaient et se confondaient. Les capitaux furent mis en commun, les personnels respectifs conservés, tous les établissements maintenus, les meilleurs articles des règlements amalgamés, et les deux organisations unifiées en un corps parfaitement articulé, solide, et resté indestructible jusqu’à nos jours, sous le vocable d’Honorable Compagnie de la Baie d’Hudson[5].

Comme ce chapitre préliminaire doit nettement définir l’attitude de la Compagnie de la Baie d’Hudson envers nos missionnaires, il importe de faire le départ entre la haute administration, composée des directeurs de Londres et du gouverneur les représentant au Canada, et les administrations locales.

La haute administration se montra toujours déférente, et parfois obligeante. Elle comprit que son intérêt lui défendait de mécontenter les coureurs-des-bois canadiens, ses serviteurs indispensables, en maltraitant les prêtres, qu’ils vénéraient. Elle savait aussi que le prêtre ne prêcherait aux Indiens que le respect envers l’autorité et le travail consciencieux. C’est ainsi qu’un acte du gouverneur Simpson, en 1858, sauva probablement du protestantisme tout le district du Mackenzie. L’archidiacre anglican Hunter avait pris place dans les barques qui ravitaillaient cette région jusqu’à l’océan. Il allait porter l’erreur aux sauvages du bas-Mackenzie, avides de religion. Le Père Grollier, résidant au Grand Lac des Esclaves, notre mission la plus septentrionale alors, voulut suivre le prédicant. Ce que voyant, le bourgeois du Mackenzie et tous ses commis signèrent une pétition demandant au gouverneur que l’accès du district fût interdit, dès l’année suivante, et pour toujours, aux missionnaires catholiques. Sir George Simpson, en guise de réponse, réprimanda ses subalternes, et leur enjoignit de transporter le Père Grollier où il lui plairait d’aller, de le loger et de le nourrir gratuitement, jusqu’au jour où ils lui auraient bâti un abri convenable, à l’endroit de son choix. Il en fut de la sorte aux débuts de plusieurs fondations, qui eussent été très difficiles, sans le secours de la Compagnie.

Mais si la haute administration n’entrava jamais le développement de nos œuvres apostoliques, bien des ennuis nous furent ménagés, dans les commencements surtout, par certaines administrations locales. Celles-ci, en vertu de la savante organisation même de la Compagnie, voyaient le missionnaire pratiquement livré à leur merci[6].

Escomptant l’esprit mercantile des actionnaires, plusieurs bourgeois s’ingénièrent à extorquer, per fas et nefas, tout ce qui pouvait aller grossir, de si peu que ce fût, le trésor général. Peut-être espéraient-ils que les plaintes du missionnaire blessé ne pèseraient guère, mises en balance avec les profits réalisés, et qu’elles se classeraient d’elles-mêmes, à Londres, dans les de minimis dont il n’importe de se soucier. D’ailleurs, n’arriveraient-elles pas si tard, ces plaintes, tant de mois, tant d’années après l’occasion du grief, qu’elles paraîtraient inopportunes ?

Une malveillance, raisonnant ainsi, ne pouvait que tenir à l’œil le missionnaire. Pas plus que le pauvre animal de la fable, il n’avait, dès lors, le droit de tondre, dans la toison du Nord, la largeur de sa main. À peine apprenait-on qu’un sauvage au bon cœur lui avait fait présent d’une fourrure pour l’envoyer à son vieux père de France ; ou que le missionnaire avait négligé d’offrir au fort-de-traite une dépouille de fouine qu’il avait tuée lui-même, que les hauts cris se jetaient sur lui de toutes parts. On alla jusqu’à lui faire un crime des lambeaux de peaux dont il confectionnait son vêtement, ses simples mitaines. À la moindre alerte d’infraction aux droits monopolisés par la Compagnie, un rapport était dressé, et l’évêque du missionnaire incriminé devait intervenir auprès du gouverneur abusé.

Tout était à redouter, si le bourgeois joignait à l’âpreté cupide le fanatisme sectaire. Malheur surtout au prêtre dont la présence serait devenue la condamnation d’une conduite licencieuse !

Les bourgeois tyrans ne furent point le grand nombre. Il y en eut assez toutefois pour inspirer à Mgr Grandin les lignes que nous voulons citer.


C’était au commencement. Les quelques missionnaires du Mackenzie, depuis le lac Athabaska jusqu’au fort Good-Hope, réclamaient un évêque. Le Père Grollier, du cercle polaire, insistait le plus :

« Il faut un évêque, écrivait-il, un évêque qui aura sur les sauvages et les engagés de la Compagnie, pour les affaires de notre sainte religion, un prestige égal à celui du bourgeois pour les affaires temporelles ; un évêque-Roi, en un mot, qui nous gardera, qui nous défendra. Sans quoi, nous périssons. »

Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface, résolut de faire droit à cette supplique ; et, en attendant l’aboutissement des négociations avec le Saint-Siège pour la formation du vicariat d’Athabaska-Mackenzie et pour la nomination du Père Faraud, comme titulaire, il envoya Mgr Grandin, son coadjuteur, faire la visite de cette immensité. C’est au cours de ce voyage aux glaces polaires, qui dura trois ans, que Mgr Grandin écrivit à Mgr Taché, le 17 janvier 1861 :

« … Que vous dirai-je du pauvre évêque-roi ? C’est que le titre d’évêque-esclave vaudrait bien mieux. Le malheureux évêque de ce pays sera nécessairement le très humble serviteur du dernier commis du district. Il ne pourra rien faire sans la Compagnie. Il ne pourra même se procurer sans elle les choses les plus essentielles à la vie. Il sera dans la nécessité de fermer les yeux sur les choses les plus blâmables, de louer les hommes les plus méprisables, tel qu’un N… Que peut-on encore attendre d’un tel homme qui vous dit qu’il vous aime en particulier, et vous déteste comme homme public ? C’est peu comprendre la royauté que de comparer un pauvre évêque, dans cette position, à un roi. »

Mgr Grandin avait alors 32 ans. Trente ans plus tard, le jour où, évêque de Saint-Albert, il consacra Mgr Légal, son coadjuteur, arrivé au moment d’une longue existence, sur ce sommet d[où les perspectives n’offrent plus au regard que les grandes lignes de leur ensemble, confondant les détails des personnes et des choses qui ont servi à les construire, il laissait aller son esprit et son cœur à une revue de la vie des missions du Nord et de la sienne. Quelques mots de ce patriarcal discours contiennent ce dont il faudra nous souvenir :


Lorsque nous pénétrâmes pour la première fois dans le territoire du Mackenzie, nous eûmes à surmonter une grande opposition de la part de la Compagnie de la Baie d’Hudson, toute puissante dans le pays, et sans laquelle nous ne pouvions le plus souvent ni voyager, ni même envoyer nos lettres à nos supérieurs ; il fallait donc compter avec cette Compagnie. Heureusement que la plupart de ses serviteurs étaient catholiques, et que, par là même, elle devait compter un peu avec nous.


Il n’est qu’un seul terrain d’égalité, sur lequel les commerçants de fourrures et les missionnaires se rencontrèrent trop souvent, et avec une pareille endurance : celui des privations, des sacrifices de toutes les aises de la vie, de la vie elle-même quelquefois. Des serviteurs de la Compagnie en vinrent à troquer leurs dernières provisions contre les peaux de bêtes apportées par les sauvages. La faim venait alors, avec ses tortures.

Au printemps 1890, Mgr Grouard descendait, en canot, le fleuve Mackenzie, jusqu’à son embouchure où il devait rencontrer les Esquimaux. En passant au fort Wrigley, situé au milieu du district Mackenzie, il trouva le commis du poste et son engagé, occupés tous deux à déterrer péniblement des racines, afin de retarder la mort. L’hiver avait amené la famine, et déjà les malheureux avaient mangé les fourrures elles-mêmes qu’ils avaient achetées. Mgr Grouard les sauva, en leur donnant la grosse part de ses propres provisions de voyage.


Voilà les souffrances endurées pour les « dernières queues de loup » de l’Extrême-Nord, et qui impressionnaient si vivement Mgr Grandin. Il aimait à les rappeler à ses missionnaires, comme stimulant de leur zèle ; et lui-même se les donnait en exemple :

« Oh ! douleur ! écrit-il dans ses notes intimes, dans l’immense pays qui m’est confié il ne se perd pas une peau de bête ; et des âmes, des âmes qui ont coûté le sang de Jésus-Christ se perdent tous les jours ! Et j’hésiterais à me sacrifier, moi ? Absit ! »



  1. D’où le nom d’Indiens, qui appartenait aux véritables habitants de l’Inde ancienne, passa abusivement pour leur rester aux Indigènes de l’Amérique. Par la même erreur, l’Amérique fut dénommée d’abord les Indes Occidentales. Ces Indigènes furent aussi appelés Peaux-Rouges, parce qu’ils se teignaient le corps avec de la terre rouge.
  2. Des Canadiens Français vous diront, dans l’intimité, avec un sourire : « Nous aimons la France et l’Angleterre : la première comme notre mère, l’autre comme notre belle-mère. »
  3. Nous rappelons que le mille anglais, mesure ordinairement utilisée en Amérique, vaut 1.609 mètres. C’est sur cette proportion que nous convertissons le mille en kilomètres.
  4. Leurs noms et leur mémoire viennent d’être ressuscités par les Relations des Jésuites, rendues publiques, et par leurs propres récits, retrouvés à Londres, en 1885
  5. Pendant cinquante ans, l’Honorable Compagnie s’enrichit d’un monopole, qu’elle eut, de droit d’abord, de fait ensuite, dans les Pays d’en Haut.

    En 1869, le gouvernement canadien lui acheta un domaine de deux millions et demi de milles carrés, pour en former les provinces actuelles du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie anglaise, ainsi que les Territoires. Il lui versa une indemnité de 7,500,000 francs et lui laissa de très vastes réserves de terrain dans toutes ces provinces. La Compagnie, bien que dépouillée du monopole de la traite, continua longtemps à tuer, de par la force établie de son système, maintes petites concurrences.

    Nombre de touristes d’un été dans les régions arctiques ont proclamé la Compagnie de la Baie d’Hudson la mère unique du progrès dans le Nord-Ouest. La vérité est que, tout en s’avançant, à la faveur des coureurs-des-bois, dans les solitudes profondes, elle les fermait aussitôt le plus qu’il lui était possible au reste du monde. Elle choisissait systématiquement les détours compliqués et les plus aptes à dérouter toute tentative de reconnaissance. Ne montre-t-on pas telles rivières, telles fondrières, tels précipices, où elle jetait, chaque printemps, ses ponts de passage, pour les démolir aussitôt, de peur d’être suivie ! La loi non écrite du silence absolu pesait sur tous les employés. Loi toujours respectée. Lorsqu’ils paraissaient dans les milieux de race blanche, « ils évitaient les journaux comme la peste » ; et non seulement se gardaient-ils de révéler les mystères du Nord, mais ils « entretenaient soigneusement la légende des arpents de neige », et dépeignaient en couleurs effrayantes « ces pays à jamais inhabitables ».

    Si le Nord-Ouest porte aujourd’hui, sur ses champs fertilisés, d’opulentes colonies ; si les richesses des montagnes et des forêts se dévoilent ; si les pêcheries des Grands Lacs sont exploitées, c’est aux missionnaires qu’on le doit. Ils ont révélé l’ouest et le nord du Canada au Canada lui-même, qui les ignora jusqu’en 1867. Les premiers défricheurs, les pionniers véritables, furent Mgr Provencher, Mgr Taché, Mgr Grandin, Mgr Faraud, Mgr Clut, Mgr Grouard, M. Thibault, M. Bourassa, les Pères Végreville, Tissot, Maisonneuve, Leduc, Husson, Mérer, Lacombe surtout, dont un orateur canadien qualifia si justement la carrière, en disant « qu’il avait ouvert des chemins pour aller plus loin, et élevé des autels pour monter plus haut ».

  6. Les territoires d’exploitation de la Compagnie se divisent en districts, indépendants les uns des autres. Chaque district possède sa hiérarchie complète. Cette hiérarchie est établie sur le principe que tous ses membres doivent se traiter en étrangers, s’acheter et se vendre leurs articles et travail respectifs, chacun demeurant bien averti que son avancement en grade et en salaire dépendra de l’importance des bénéfices bruts qu’il apportera. Ainsi en va-t-il de maître-de-poste (le plus bas échelon de la hiérarchie) à commis, de commis à traiteur, de traiteur à bourgeois (chef du district). Chaque année, tous les bourgeois remettent leurs retours (apport des pelleteries), avec l’état de leurs comptes, au gouverneur, qui ne manque pas de promouvoir les plus habiles et de faire descendre les autres.

    Or, les districts d’Athabaska et du Mackenzie, champ d’action des missionnaires dont nous avons à raconter les travaux, se trouvaient les derniers classés dans l’échelle des districts. C’est donc à leur tête qu’il fallait s’attendre à trouver les hommes les plus décidés au succès.