Autour du sofa/Introduction

Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 1-10).


AUTOUR DU SOFA.


Mes parents m’avaient envoyée à Édimbourg afin d’y recevoir les soins d’un certain M. Dawson qui avait la réputation de guérir le genre de maladie dont j’étais alors atteinte. Accompagnée de miss Duncan, mon institutrice, je devais profiter des excellents maîtres que renferme l’ancienne capitale de l’Écosse, et suivre leurs préceptes en même temps que les prescriptions du docteur. Il me fut bien douloureux de quitter ma famille, d’abandonner la vie joyeuse que mes sœurs et mes frères menaient à la campagne, et de remplacer notre grande maison, pleine de lumière et de soleil, par le petit appartement sombre et enfumé où je me trouvai seule avec ma gouvernante, qui était silencieuse et grave par nature. Il me fut bien pénible d’échanger nos courses à travers les prés et les bois, nos jeux bruyants dans le jardin, pour des promenades dans la ville, où il fallait se tenir droite, avoir son châle mis d’une façon régulière, et son chapeau soigneusement attaché.

Les soirées surtout me paraissaient horriblement tristes ; nous étions en automne, et chaque jour elles s’allongeaient davantage ; elles étaient pourtant déjà bien assez longues quand nous prîmes possession de notre vilain petit logement, tapissé de papiers gris et bruns. Ma famille n’était pas riche, nous étions beaucoup d’enfants ; les soins de M. Dawson, le traitement qu’il me faisait suivre devaient être fort coûteux, et il fallait apporter la plus stricte économie dans nos dépenses quotidiennes.

Mon père, trop véritable gentleman pour en éprouver une fausse honte, avait fait part de cette nécessité à M. Dawson, et celui-ci nous avait indiqué une maison de Cromerstreet, où finalement nous nous étions établies. Cette maison appartenait à un ancien professeur, qui préparait autrefois les jeunes gens pour l’université. Il n’avait plus de pensionnaires à l’époque où nous l’avons connu, et j’imagine que le prix de notre loyer formait, avec un petit nombre de leçons accidentelles, son principal moyen d’existence.

Notre propriétaire avait une fille qui lui servait de femme de charge, et un fils qui suivait probablement la carrière paternelle, bien que jamais on n’entendît parler de ses élèves. Une honnête petite Écossaise, trapue, carrée, aussi propre que laide, travaillant ferme et dur, et qui pouvait avoir de dix-huit à quarante ans, complétait le personnel de la maison.

Lorsque aujourd’hui, regardant en arrière, je me rappelle cette famille, je ne puis m’empêcher d’admirer la façon calme et digne dont elle supportait les rigueurs d’une pauvreté décente. Mais à l’époque où nous habitions les chambres garnies du vieux professeur, je critiquais avec amertume l’absence de goût qui avait présidé à notre ameublement. J’ignorais qu’à la ville une corbeille de fleurs est un luxe réservé au petit nombre, que l’entretien des rideaux de mousseline, des tentures de perse à fond blanc, occasionnent des frais de blanchissage que l’on économise par l’emploi de ces étoffes de laine couleur de poussière qui révoltaient mes yeux. Pas un sou n’avait été dépensé pour donner au salon quelque peu d’élégance ; et les meubles, strictement indispensables, dont on l’avait garni, étaient loin d’offrir les avantages qu’au premier abord ils faisaient espérer. Le sofa, recouvert d’une étoffe de crin, noire, dure et glissante, n’était nullement un lieu de repos : le vieux piano servait de buffet, la grille de la cheminée, réduite à sa dernière expression par un appendice intérieur, permettait à peine d’y entretenir un feu de veuve. Mais la nudité de ces pièces, froides et mal closes, n’était pas le seul inconvénient que je reprochais à notre logis. On nous avait pourvues d’un passe-partout qui nous donnait le moyen d’ouvrir la porte extérieure et de monter l’escalier sans déranger personne, de manière qu’on rentrait sans recevoir le moindre accueil, sans entendre une voix humaine dans cette maison, qui paraissait abandonnée. M. Mackensie, notre propriétaire, ne manquait pas de faire valoir, comme un précieux avantage, le silence qui régnait dans sa demeure, avantage qui pour moi la faisait ressembler à une tombe. Un autre inconvénient, qui semblerait contredire mes paroles, était le danger que nous courions sans cesse de voir apparaître le vieux professeur à la porte de sa chambre, au moment où nous passions. Le fin matois nous faisait alors, d’un air timide et rusé, quelques offres polies qui n’étaient qu’un prétexte pour nous soutirer de l’argent, et dont le refus devenait presque impossible. C’étaient quelques volumes qu’il me priait de choisir dans sa bibliothèque, en ayant soin d’ajouter, au moment où je cédais à ses instances, que le prix de la location d’ouvrages aussi précieux ne pouvait être évalué d’après le tarif des cabinets de lecture. Une autre fois il m’abordait, les mains pleines de cartes manuscrites, en me priant de les distribuer parmi mes connaissances, cartes qui n’étaient autre chose que le programme de mes études avec la promesse de me faire faire les progrès les plus rapides ; mais j’aurais cent fois mieux aimé être la plus ignorante des femmes que d’avoir ce vieux renard pour maître. Il en résulta qu’ayant fini par décliner toutes ses propositions, nous eûmes à subir les conséquences de sa mauvaise humeur : telles que de rester à la porte sans pouvoir nous faire ouvrir, lorsque par aventure nous avions oublié notre clef, tandis que le vilain homme prenait l’air à sa fenêtre, où il paraissait plongé dans une méditation philosophique, dont notre appel ne parvenait pas à le distraire.

Les femmes de la maison étaient meilleures, bien que la pauvreté, en pesant sur elles, eût vicié leur nature. Miss Mackensie retranchait à nos repas tout ce qu’elle pouvait décemment nous rogner. Si par hasard, ayant moins d’appétit que la veille, nous laissions quelque chose au fond du plat, elle s’en autorisait pour nous mettre à la portion congrue jusqu’à ce que ma gouvernante lui en eût fait des reproches.

L’Écossaise courte et grosse, qui faisait tout dans la maison et qu’on appelait Phénix, était d’une probité scrupuleuse, mais elle avait toujours l’air mécontent, malgré notre générosité. Je suis sûre que les Mackensie ne lui donnaient pas un sou de gages et qu’elle n’avait pour tout payement que les pièces des locataires. Mistress Dawson, qui le supposait avec nous, prétendait que la pauvre fille était heureuse de nous avoir, car elle affirmait que nous donnions, pour le service, autant que dans les maisons les mieux meublées.

Cette chère mistress Dawson ! toutes les fois que son nom traverse mon esprit, il me semble qu’un rayon de soleil vient éclairer le salon obscur du professeur, ou que le parfum des violettes s’élève d’un sentier que je parcours avec tristesse.

C’était la sœur et non la femme de mon médecin ; une pauvre infirme qui, selon son expression, avait reçu bien jeune son brevet de vieille fille.

Quinze jours après notre arrivée chez les Mackensie, M. Dawson avait dit à miss Duncan :

« Ma sœur m’a chargé de vous dire que tous les lundis soir quelques personnes viennent causer autour du sofa où elle est étendue ; les uns nous quittent pour aller dans le monde, les autres restent un peu plus longtemps ; si vous croyez que cela puisse vous offrir la moindre distraction, ainsi qu’à miss Great, nous serons heureux de vous recevoir. On arrive entre sept et huit, et je vous préviens qu’on se retire à neuf heures. Je ne suis pas bien sûr que cela vaille la peine de se déranger ; toutefois, Marguerite m’ayant prié de vous avertir, j’ai dû faire sa commission. »

Le docteur avait dit ces paroles d’une voix mal assurée ; il attachait sur nous un regard attentif, et s’il avait découvert le moindre signe qui témoignât de notre répugnance à répondre à l’engagement qu’il nous faisait, je ne doute pas qu’il n’eût aussitôt retiré sa demande, tant il était chatouilleux à l’égard de tout ce qui concernait sa sœur.

Mais c’eût été pour aller chez le dentiste, que j’aurais accueilli une invitation avec plaisir, tellement j’étais fatiguée de notre existence monotone. Quant à ma gouvernante, c’était à son sujet une marque d’estime trop flatteuse pour qu’elle ne s’empressât pas d’accepter. Le regard perçant du docteur ne découvrit donc, sur notre visage, que l’expression d’une joie sincère, et l’excellent homme reprit la parole avec plus d’assurance :

« Vous trouverez cela fort ennuyeux, dit-il ; excepté quelques anciens amis, de vieux barbons de mon espèce, et une ou deux jeunes femmes d’une bonté parfaite, je ne sais pas qui pourrait venir à nos lundis. Marguerite a la vue trop faible pour supporter la lumière, et le salon est fort peu éclairé ; vous voyez que cela n’a rien d’attrayant. Ne me remerciez pas avant d’en avoir fait l’épreuve ; si vous êtes satisfaites, la meilleure façon de nous exprimer votre gratitude, sera de revenir tous les lundis, de sept à neuf heures. Adieu, miss, adieu, ou plutôt à revoir. »

Je n’avais encore assisté qu’à des réunions d’enfants, et jamais bal de la cour ne parut être un plus grand honneur, et ne promit plus de plaisir à une jeune fille de Londres, que je n’en rêvais à propos de cette soirée du lundi.

Vêtue classiquement d’une robe de mousseline blanche, toute neuve et fortement empesée, que notre vieille bonne m’avait faite en prévision d’une pareille circonstance, et qui me paraissait, ainsi qu’à mes sœurs, le nec plus ultra de la parure, je me rendis avec miss Duncan chez M. Dawson, à l’heure que celui-ci nous avait indiquée.

Nous traversâmes une antichambre assez vaste (la maison était ancienne et ne manquait pas d’une certaine splendeur), et de cette antichambre on nous introduisit dans un grand salon carré, au milieu duquel le sofa de mistress Dawson avait été placé. Derrière la pauvre infirme, un candélabre à sept ou huit branches était posé sur une table ; c’était le seul éclairage de cette énorme pièce, dont les proportions m’étonnèrent, surtout en les comparant à celles des chambres rétrécies que nous occupions chez le professeur. Mistress Dawson devait avoir la soixantaine ; sa figure était fine et transparente, ses cheveux gris auraient paru tout à fait blancs, si ce n’avait été son bonnet d’une blancheur de neige, et le ruban de satin qui en formait les nœuds. Elle était enveloppée d’une espèce de robe de chambre en cachemire français, d’un gris perle. Les meubles du salon, rose foncé, avec une monture blanc et or, se détachaient sur une tenture de papier de l’Inde, couverte dans sa partie inférieure de feuillages et d’oiseaux des tropiques, dont la profusion diminuait graduellement, et qui n’offrait plus, vers la corniche, qu’un réseau de brindilles légères, parsemé d’insectes d’une délicatesse infinie. Les encoignures étaient ornées de grands vases de porcelaine de Chine, remplis de feuilles odorantes, de fleurs séchées et d’aromates. C’est au milieu de tout cela qu’était placée la chaise longue où mistress Dawson passait tous ses jours depuis bien des années.

La femme de chambre apporta du thé et des macarons qui nous furent offerts, et une petite tasse de lait coupé d’eau, que mistress Dawson prit avec un biscuit. Nous étions arrivées de bonne heure et nous nous trouvions seules avec la maîtresse de la maison ; toutefois quelques instants après des hommes de lettres, des femmes élégantes, des célébrités dans tous les genres furent annoncées tour à tour. Chacun allait, en partant, dans une réunion plus brillante ; mais ils venaient d’abord visiter miss Dawson, lui dire leurs bons mots et lui confier leurs projets. Savants et jeunes filles la considéraient également comme une amie qui en savait plus sur leur compte, et s’intéressait plus à eux que toute autre personne au monde.

Cette réception, où l’esprit et la grâce prêtaient leur éclat à l’amitié la plus franche, avait quelque chose d’éblouissant et vous laissait un souvenir à la fois plein d’enseignement et de charme.

Tous les lundis nous allions nous asseoir auprès de mistress Marguerite et nous prêtions une oreille attentive à ce que l’on disait autour de nous. L’hiver s’écoula sans apporter d’amélioration sensible à mon état de souffrance, malgré l’espoir que me donnait toujours le docteur de guérir complètement. L’été arriva ; mistress Dawson m’était devenue bien chère, quoique je n’eusse pas échangé avec elle plus de paroles qu’avec miss Mackensie ; mais les moindres mots qui sortaient de sa bouche étaient de véritables perles.

C’était la saison où l’on quitte Édimbourg ; la plupart des connaissances du docteur étaient parties pour la campagne ; je ne suis pas bien sûre que nos lundis n’en fussent pas plus agréables. Parmi les fidèles, se trouvaient M. Preston, gentilhomme du Westmoreland, qui préférait à son titre d’écuyer celui d’homme politique, et M. Spérano, exilé de Venise, banni même de France, où il avait longtemps résidé, et qui donnait maintenant des leçons de langue italienne dans la vieille capitale de l’Écosse.

Un lundi soir, j’avais poussé un petit tabouret à côté du sofa, je m’étais assise auprès de miss Marguerite, et, lui prenant la main, je lui demandai, je ne sais par quelle fantaisie, combien il y avait de temps qu’elle habitait Édimbourg. « Vous ne parlez pas écossais, ajoutai-je, et M. votre frère m’a dit que vous n’étiez pas de ce pays-ci.

— Non, répondit-elle en souriant, je suis née à Liverpool ; est-ce que vous ne le voyez pas à ma prononciation ?

— J’entends bien qu’elle diffère un peu de celle des autres ; mais elle me plaît, comme toutes les choses qui viennent de vous ; est-ce qu’on parle ainsi dans le Lancashire ?

— Hélas ! oui. Cette bonne lady Ludlow s’est pourtant donné bien de la peine, quand j’étais jeune, pour corriger mon accent ; mais il m’a été impossible de saisir celui qu’elle voulait me faire prendre.

— Voilà plusieurs fois, repris-je, que vous nous parlez de cette bonne lady Ludlow ; qui est-elle donc ? vous paraissez beaucoup l’aimer.

— Il y a bien des années qu’elle est morte, chère enfant. »

Je regrettais d’avoir évoqué ce triste souvenir, qui avait assombri la figure de mistress Dawson ; mais elle s’en aperçut et me dit avec bonté :

« J’aime à penser à elle, et je m’entretiens avec plaisir du temps où je l’ai connue ; elle a été ma bienfaitrice, mon amie ; j’ai passé auprès d’elle plusieurs années, dont je me souviens avec bonheur ; questionnez-moi donc à son égard, si cela vous intéresse, et ne craignez pas de m’attrister.

— Dites-nous alors tout ce que vous savez d’elle ? lui demandai-je, encouragée par la réponse qui m’était faite.

— Ce serait bien long, répliqua miss Marguerite. Il n’est pas probable que le signor Spérano, M. Preston et miss Duncan voulussent écouter une vieille histoire qui, après tout, n’en serait pas une, car mon récit n’aurait ni queue ni tête, et ne serait qu’un amas de souvenirs plus ou moins bien réunis.

— Quant à moi, madame, dit le signor Spérano, je puis vous assurer qu’il me sera toujours fort agréable d’écouter ce que vous voudrez bien nous dire. »

Miss Duncan balbutia quelque phrase dans le même genre. M. Preston appuya la demande que nous faisions tous ; et miss Marguerite consentit à nous parler de lady Ludlow, à condition toutefois que chacun de nous ferait ensuite un récit quelconque. La chose fut acceptée avec empressement, et nous nous rapprochâmes du sofa pour mieux entendre ce qu’allait nous dire miss Dawson.