Autour de la tableE. Dentu, libraire au palais-royal (p. 1-6).


PRÉFACE DE L’ÉDITEUR


La critique peut être une profession spéciale ; avec des lumières, de la bonne volonté, du goût, de la droiture, un écrivain rendra, en s’y adonnant, d’utiles services au public. Il n’est pas impossible non plus qu’un homme jeune, ardent et destiné à se faire un nom par des œuvres originales, s’applique avantageusement à l’examen des productions d’autrui.

Mais la plus profitable et la plus lumineuse critique est celle qui vient d’un auteur assez grand par ses propres travaux pour atteindre aux sommets de la pensée, assez habile pour avoir une entière expérience des difficultés comme des ressources de l’art, assez calme dans sa force pour rester étranger aux faiblesses de la jalousie et de la rivalité.

Dans le passé, de tels maîtres sont rares, et souvent les auteurs célèbres ont étonné le public ou l’ont même scandalisé soit par la faiblesse impuissante, soit par l’envieuse dureté de leurs jugements littéraires. Enfermés dans un genre unique ou placés immobiles à un point de vue invariable, beaucoup n’ont pas su comprendre une manière, des procédés, des aspirations, des créations qui s’éloignaient de leur nature et de leur génie.

C’est la bonne chance de notre siècle et du public français qu’un de nos écrivains les plus abondants, les plus profonds, les plus doués pour les fictions du roman, se soit trouvé également souverain pour la critique. Cet écrivain est George Sand.

En lui s’est rencontré l’accord si difficile de toutes les facultés supérieures : observer le réel, inventer, combiner, répandre les idées en Ilots ici tumultueux, là clairs et paisibles, soulever la passion déchaînée, ou suivre dans de sinueuses langueurs les sentiments intimes, harmoniser les drames ou les comédies du cœur avec toutes les natures diverses que l’humanité présente, avec les aspects mêmes des climats et des âges différents, ce sont les jeux de ce beau génie. Non que George Sand soit, à la manière de Goethe, un cœur froid ; l’enthousiasme le saisi ! aisément, le passionne et l’emporte vers les plus magnifiques régions de l’éloquence. Il y a en lui de l’orateur, quand il lui plaît de lancer le trait victorieux ou d’atteindre un adversaire dans les nœuds d’une logique impitoyable. Mais avant tout son caractère est la pénétration savante unie à la passion du beau. Aussi personne n’écrit mieux un feuilleton littéraire. La sagesse, l’ampleur philosophique, la chaleur contenue, la sérénité dans le langage et la justesse dans l’exposition, toutes les qualités des princes de la critique embellissent et rehaussent ses jugements : il ne les donne point pour des arrêts et néanmoins ce sont autant de prononcés définitifs. Nul ne peut appeler des sentences si peu sentencieuses de ce juge qui voit tout et pèse tout avec une impartialité aussi simple que grandiose.

George Sand, comme les vrais critiques, possède éminemment la faculté d’admiration et cette autre, que celle-ci semble exclure, de raisonner ses sentiments. Il admire sans effort ce qui est beau ou sublime, parce qu’il crée lui-même le sublime ou le beau, parce qu’il ignore les petitesses jalouses, parce que c’est avant tout un esprit sincère et sensible. Mais en même temps parce que son talent est quelque chose de complet, il s’élève à la métaphysique du beau, il en calcule les maîtresses règles, et sans pédanterie comme sans mollesse ramène ses impressions à certains principes très-généraux et très-vrais, ses répugnances et ses affections à des lois. Ce n’est pas un rhéteur enivré de paroles, c’est un dialecticien judicieux et sensé.

On trouvera dans ce volume des morceaux opposées par le sujet et qui datent d’époques bien diverses : toutes ces monographies, expressivement vivantes, ont les deux mérites suprêmes du bon sens et de la beauté. Chacune d’elles ferait la réputation d’un critique et le mettrait hors pair. Comme l’objet même, la forme varie de l’une à l’autre ; si l’on sent qu’elles viennent de la même main, on aperçoit aussi que cette main seule pouvait s’assouplir à des procédés si différents : c’est tantôt une familiarité enjouée, tantôt une gravité noblement et fortement savante ; aux souvenirs personnels et d’intimité s’adjoignent des considérations élevées ou sur les lois du beau ou sur la morale publique et privée. L’indulgence n’y fait pas tort à la rectitude, la raison à l’enthousiasme. Jeunes gens, qui voulez écrire, votre modèle est là ; penseurs , vous trouverez dans ce livre les vérités les plus énergiques ; artistes, il vous montrera par où et comment vous devez vouloir être loués. Les femmes, à leur tour, bien qu’elles aiment peu la critique, si ce n’est la critique qu’elles font elles-mêmes, y profiteront. Lorsque George Sand veut bien être familier et causer bonnement, sa conversation est l’exemple instructif du ton véritablement exquis, de la bonhomie ingénieuse, de la malice veloutée sans finauderie.

Des auteurs de premier ordre et d’une réputation consacrée sont appréciés dans ce volume ; d’autres, plus nouveaux ou moins connus, le sont également. Pourquoi non ? pourquoi George Sand, qui n’a personne au-dessus de son propre niveau, ne regarderait-il pas avec bienveillance des talents jeunes et en chemin d’arriver à la gloire ? Deviner l’avenir dans le présent, payer d’une louange éloquente les premiers efforts d’un homme de courage, devancer la renommée et l’appeler où elle doit venir, c’est un rôle délicieux. Qui le peut prendre, fait bien et pour soi et pour tous. Malheureux, au contraire, le critique maussade qui empoisonne tout ce qu’il touche, scalpe sans cesse sous prétexte d’analyse, et, peut-être érudit, se sert de mille petites choses amassées avec une minutieuse méchanceté pour conclure sans cesse à des négations. Car c’est de la négation encore que de vanter un tel démesurément pour humilier tel autre qui vaut mieux. Dans ces raffinements mesquins, la critique s’avilit ; elle devient sournoise en croyant être fine. Son plus noble apanage, c’est la franchise alliée à la tolérance. Un critique ne doit pas être d’autre nature qu’un autre homme : sans la bonté judicieuse, il reste subalterne. George Sand, qui aurait droit de sévérité, oublie les mauvais auteurs, oublie même le méchant, et ne se souvient des imperfections que si elles sont excusables : alors son art lui sert à les expliquer, et, dans la mesure convenable, à les pallier. Une aussi saine intelligence ne peut être que clémente.