Autour de la table/Autour de la table/1 et 2

Autour de la tableE. Dentu, libraire au palais-royal (p. 7-49).

VARIÉTÉS LITTÉRAIRES




AUTOUR DE LA TABLE


I


Quelle table ? C’est chez les Montfeuilly qu’elle se trouve ; c’est une grande, une vilaine table. C’est Pierre Bonnin, le menuisier de leur village, qui l’a faite, il y a tantôt vingt ans. Il l’a faite avec un vieux merisier de leur jardin. Elle est longue, elle est ovale, il y a place pour beaucoup de monde. Elle a des pieds à mourir de rire ; des pieds qui ne pouvaient sortir que du cerveau de Pierre Bonnin, grand inventeur de formes incommodes et inusitées.

Enfin c’est une table qui ne paie pas de mine, mais c’est une solide, une fidèle, une honnête table. Elle n’a jamais voulu tourner ; elle ne parle pas, elle n’écrit pas, elle n’en pense peut-être pas moins, mais elle ne fait pas connaître de quel esprit elle est possédée : elle cache ses opinions.

Si c’est un être, c’est un être passif, une bête de somme. Elle a prêté son dos patient à tant de choses ! Écritures folles ou ingénieuses, dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l’aquarelle ou à la colle, maquettes de tout genre, études de fleurs d’après nature, à la lampe, croquis de chic ou souvenirs de la promenade du matin, préparations entomologiques, cartonnage, copie de musique, prose épistolaire de l’un, vers burlesques de l’autre, amas de laines et de soies de toutes couleurs pour la broderie, appliques de décors pour un théâtre de marionnettes, costumes ad hoc, parties d’échecs ou de piquet, que sais-je ? tout ce que l’on peut faire à la campagne, en famille, à travers la causerie, durant les longues veillées de l’automne et de l’hiver.

La table du soir (c’est ainsi qu’on la nomme, parce que durant le jour, chacun vaquant à ses occupations ou courant à sa fantaisie, elle reste seule et tranquille dans le salon) a donc, chez les Montfeuilly, un rôle assez important. Que ferait-on sans elle, bon Dieu, même les soirs d’été, quand l’orage emplit le ciel et que la pluie précipite au dedans de la maison les hôtes et les papillons de nuit ? Alors chacun apporte son travail ou son délassement, et on se querelle, on se pousse, on se serre pour que tout tienne sur la grande table. On a quelquefois parlé d’en avoir plusieurs petites, mais la grand’mère, Louise de Montfeuilly, qui est le chef actuel de la famille, a repoussé cette innovation perverse. Elle a bien fait : où serait la vie, où seraient l’attention, l’enjouement, l’union, l’unité dans ces travaux ou dans ces amusements éparpillés, la nuit, dans une vaste pièce ? La grande table réunit toutes les études et toutes les pensées, elle en est le centre et le lien. Elle est à la fois la classe et la récréation de la famille, l’harmonie et l’âme de la maison. C’est un sanctuaire d’intimité, c’est presque un autel domestique, et la grand’mère dit souvent : « Le jour où la table sera au grenier et moi à la cave, il y aura du changement ici. »

Mais le plus grand charme de la table, c’est la lecture en commun, à tour de rôle. Si peu qu’on ait de poumons, on peut bien lire chacun quelques pages, et l’on n’exige du lecteur aucun talent : on est si habitué au bredouillage de l’un, aux lapsus de l’autre, que l’on ne s’arrête plus à se railler ou à se quereller. Je connais peu de plaisirs aussi doux, aussi soutenus, aussi attachants que celui d’avoir les mains occupées d’un travail quelconque, pendant qu’une voix amie (sonore ou voilée, peu importe !) vous fait entendre simplement, sans emphase et sans prétention, un beau et bon livre. Le feu pétille dans l’âtre. Le vent chante dans les arbres ; les phalènes ou la grêle battent les vitres ; quelque cri-cri Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/22 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/23 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/24 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/25 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/26 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/27 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/28 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/29 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/30 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/31 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/32 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/33 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/34 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/35 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/36 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/37 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/38 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/39 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/40 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/41 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/42 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/43 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/44 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/45 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/46 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/47 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/48 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/49 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/50 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/51 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/52 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/53 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/54 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/55 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/56 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/57 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/58 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/59 éloquemment exposé que les autres, me parait le plus admissible.

— Dieu ne dira jamais le fin mot à aucun homme d’ici-bas, si grand que cet homme puisse être, dit Ernest qui venait d’entrer et qui écoutait ; mais il envoie aux grands penseurs comme aux grands songeurs des rêves qui ne diffèrent pas tant les uns des autres que vous voulez bien le dire. La forme varie dans l’imagination et dans le raisonnement, mais le fond paraît reposer sur un même foyer d’espérance, la liberté progressive pour tous les êtres, commençant à avoir conscience d’elle-même chez l’homme terrestre, et lui permettant de hâter ou de ralentir son développement à travers le temps et l’éternité ; l’immortalité pour tous ; la conscience, la mémoire, la joie au réveil des bons et des sages ; le renouvellement des épreuves pour les mauvais et les fous, avec la réhabilitation pour tous après l’expiation. Moi, j’y crois beaucoup. Et vous autres ?

— Qui sait ? dit Théodore.

— Moi, j’y crois fermement, s’écria Julie.

— Croyons-y tous, dit Louise. Pourquoi nous plairions-nous au doute, quand nos imaginations voient le ciel ouvert, quand nos cœurs sentent une bonté et une justice divines, et quand les plus belles intelligences de ce monde prennent leur plus magnifique essor dès qu’elles entrent dans cette lumière ?

Nous en étions là, quand on ouvrit la Presse pour lire l’excellent compte rendu de M. A. Peyrat sur le livre de M. Vacquerie. Nous fûmes tous fiers d’être arrivés au même avis que cet écrivain éminent, quant à la question littéraire en général et au livre en particulier.

Montfeuilly, 10 juin 1856.