Autour de la maison/Chapitre XXXV

Édition du Devoir (p. 127-129).

XXXV


Le soleil devenait plus chaud, l’air s’adoucissait chaque jour davantage, le printemps s’annonçait. On avait bien hâte qu’elle s’en allât, cette neige qu’on avait tant aimée, et si l’on s’amusait encore à en faire des pelotes, c’était dédaigneusement et avec l’intention de la gaspiller et de la voir fondre au plus vite !

Devant la maison, pour découvrir le bois du trottoir, on pelletait avec acharnement et l’on regardait la rivière gelée, en parlant du départ de la glace, des feuilles aux arbres et des sifflets de saule ! On formait aussi maints projets pour lorsque les érables couleraient, et, tous les matins, on demandait à tante Estelle quand ils seraient entaillés. Mon Dieu, qu’on avait hâte !

Et quelle joie d’apercevoir enfin, au retour de la classe, un midi, les chaudières de fer-blanc accrochées aux arbres, brillantes au soleil. On s’arrêtait pour admirer l’eau qui tombait goutte à goutte du trou rond fait dans l’écorce épaisse, sur la « petite feuille », de tôle blanche qui servait de « coulée ». Je vous assure que tous les enfants n’avaient pas nos solides principes, et malheur aux gens du village qui ne surveillaient pas bien leurs érables ! Comment résister à la tentation ? Les petites filles qui, « chez eux », n’avaient pas d’eau d’érable se servaient vitement, à même les chaudières. Oh ! pas « aux yeux » des maisons, mais à l’abri des clôtures ! Mère S.-Anastasie avait eu beau faire épeler l’histoire de « Dieu nous voit », dans notre livre de lecture, les petites filles n’avaient pas le temps de réfléchir ! ou bien elles se disaient que boire de l’eau d’érable à la face du ciel, ce n’était pas voler !

Les rues avaient une vie nouvelle, quand les érables coulaient. En file, le long des trottoirs, les arbres étalaient fièrement leurs chaudières claires : dans les parterres, c’était le même ornement qui se répétait, et les ormes avaient des airs piteux à côté des érables qui fêtaient déjà le vrai printemps fleuri et chaud…

Et avoir des érables dans son jardin ou à sa porte, cela méritait considération, et l’on s’obstinait entre enfants : « Chez nous, on n’a deux de plus que chez vous, et ils coulent bien plus ! »

Les petites filles d’« habitant » avaient la suprématie sur nous en ce temps-là, parce qu’elles pouvaient parler de leur sucrerie, et qu’elles manqueraient la classe quand ce serait les sucres !

Chez nous, on se contentait de boire de l’eau d’érable aux repas, d’en boire à satiété, deux, trois, quatre verres ! C’était si bon…, en attendant les cœurs de sucre qui arriveraient sur le marché, le samedi, et que l’on croquerait avec volupté !

Et c’était un printemps de plus sur nos têtes d’enfants, un peu plus de la sève du pays dans nos veines, une ardeur neuve en nous. On s’attachait davantage aux grands érables du parterre et de la cour, dont la vie nous entrait dans le sang…