Autour de la maison/Chapitre VI

Édition du Devoir (p. 22-26).

VI


Dans la grande clarté du jour, sur l’étroit trottoir de bois bordé de fleurs des champs, cinq petites filles en blanc s’avancent à la file, portant dans leurs bras des bébés de porcelaine, en longues robes de baptême… Elles sont graves. Elles ont l’air de vraies mamans, tant leurs yeux sont remplis de tendresse.

On entend carillonner des clochettes aux sons clairs qui s’égrènent avec entrain. À la vieille maison, tout près, au coin du parterre, des bedeaux sonnent le baptême. Ils sont quatre bambins réjouis et roses. Tout à l’heure, ils seront parrains. En attendant… ding, ding, ding… et les clochettes vont, vont… Les petites filles quittent le trottoir, prennent l’allée, à l’ombre des érables. Elles marchent sagement comme pour une procession de Fête-Dieu. Elles ont appris au couvent que dans les grandes cérémonies, il faut de la mesure !… Les contre-vents du portique s’ouvrent à deux battants. L’abbé Toto, dans ce baptistère improvisé, apparaît en son costume d’enfant de chœur. Comme étole, il s’est mis un grand ruban de satin blanc, signe d’innocence et de joie. Il appelle : « Oh ! les parrains ! »

Les bedeaux abandonnent leurs clochettes, et viennent se placer chacun à côté de sa filleule.

L’abbé Toto prend ensuite un air aussi digne et sérieux que celui de Monsieur le curé en chaire : « Mesdames et messieurs, je vais baptiser vos enfants ! Le baptême, mes chers frères, est un sacrement qui efface le péché originel, donne à l’âme l’amitié de Dieu, et la rend capable d’entrer dans le ciel. »

Après cette courte allocution, tirée du petit catéchisme de Québec, la cérémonie commence : « Marie-Totote, je te baptise », et la formule suit. Voilà la poupée de Marie entrée dans le giron de l’Église. Viennent après, successivement : Marie-Mimie, Marie-Line, Marie-Titite, Marie-Dodo. Les parrains renoncent au monde et à ses pompes au nom des chères enfants, et voilà cinq poupées catholiques romaines, qui ferment leurs yeux bruns ou bleus. Toutes ont les robes que leurs mamans, il y a sept ou huit ans, portaient à leur propre baptême. Elles en empruntent un air de vrais bébés.

L’abbé Toto, d’un grand geste en croix, bénit toutes les familles réunies, et dit très gravement : « Retirez-vous tous, asteure : vous avez la grâce sanctifiante ». Les bedeaux reprennent leurs clochettes et sonnent, sonnent à tour de bras en chantant allègrement : « Quand mon père était bedeau, sonne la cloche, sonne la cloche, quand mon père était bedeau, sonne la cloche et tombe su’l’dos ! »

Les petites filles vont déposer maternellement leurs bébés dans le dortoir aux blancs berceaux, installé sur la galerie. Elles les embrassent, leur tiennent des propos touchants… Tante Estelle apparaît à l’entrée du jardin et appelle : « Oh ! les enfants, venez goûter ! »

On abandonne tout : rôle de maman, rôle d’abbé, rôle de bedeaux ! Sous les cerisiers, la table est mise. Il y a des confitures, de petits pains, de la crème, du sucre du pays, de la limonade. « Vivent les baptêmes de poupées, » crient les garçons ! Tous se mettent à manger avec des cris de joie.

Marie-Dodo, qui fut baptisée vers la mi-août 1902, vit encore. Elle a toujours des joues roses et une figure jeune, mais elle a vieilli. Ses jambes ne la soutiennent plus, sa tête tombe de faiblesse, ses bras menacent de la laisser… Elle ne se plaint pas. Elle garde dans l’abandon son sourire tendre. Grâce du baptême, sans doute… Peut-être aussi est-ce que Marie-Dodo a des souvenirs plein sa tête de porcelaine, et rêve de les communiquer un jour au public. Son existence fut calme et heureuse. Elle eut sûrement des tristesses, mais elle fut toujours aimée. On trouve son bonheur dans la joie des autres ; Marie-Dodo sut ainsi consacrer sa vie à sa maman. Elle a toujours écouté, l’oreille complaisante, ses confidences tristes, et souvent ses cheveux ont essuyé les larmes de sa petite mère, qui venait pleurer ses chagrins d’enfant sur les joues de porcelaine. Marie-Dodo fut une poupée consolatrice et tendre.

Maintenant, elle attend dans un prosaïque tiroir, — où elle reçoit encore de temps en temps un furtif baiser, — que sa maman qui porte robe longue, veuille bien la donner à une autre petite fille. Mais sa maman est trop attachée à sa Dodo. Elle ne la cédera qu’à sa propre enfant, si jamais elle en a une !