Autour de la maison/Chapitre VII

Édition du Devoir (p. 26-29).

VII


Sous le pommier aux « pommettes sucrées », un matin clair de juillet, à cheval sur la clôture du jardin, Toto, Marie et moi, nous avions décidé de célébrer solennellement la fête de Pierre. Allait-on faire une illumination aux lanternes chinoises ? Allait-on ramasser nos sous pour acheter un cadeau, une charrette à foin, ou un moulin à vent ?

Allait-on réunir nos amis, danser des rondes dans le parterre, « montrer » la lanterne magique, et demander à tante Estelle de nous faire au moins du sucre à la crème ?

« Le mieux, suggéra Toto, serait une belle séance “dramatique et musicale”, avec des costumes et des grands rôles. L’entrée serait d’un sou, et on s’achèterait ensuite des bonbons. » Les garçons par nature sont financiers et gourmands. Les filles sont plus généreuses. Marie protesta : « Maman ne voudra pas qu’on fasse payer nos amis. Un jour de fête, ce ne serait pas bien. » Toto, en y songeant, trouva la réflexion juste, mais il ajouta : « On demandera quand même de l’argent pour acheter des rafraîchissements, — parce qu’une fête sans manger »…

Il fut convenu que tante Estelle serait avertie et nous aiderait de ses conseils et de sa bourse. D’abord, il fallait qu’elle amusât Pierre tous les jours, pour qu’il ne sût pas qu’on répétait la comédie…

* * *

Et, quand il revenait des promenades qu’elle imaginait pour l’éloigner de nous, on avait des airs mystérieux et on lui disait : « Tu ne sais pas, petit Pierre, hum ! tu ne sais pas ! » — On l’agaçait, afin de lui faire payer d’avance la joie de la surprise. Il était bien gentil pourtant, Pierre. Il allait avoir sept ans. Il portait encore des habits russes, en piqué blanc, avec de grands cols matelot. Il était tout blond, avec des cheveux où le soleil mettait de l’or en reflets, et des yeux blonds aussi, d’une couleur indéfinissable ! Il avait un visage rose et frais. Dire que la barbe y pousse déjà…

Il était le petit de la bande ; on l’adorait. Il disait : “Quand je serai grand, je serai un gros t’homme” ! et l’on riait pour l’encourager à mépriser la grammaire, que nous commencions alors à apprendre.

Le quatre août arriva. Il fut entendu que la journée se passerait en répétitions et en préparatifs de tous genres. Nous avions obtenu le concours de quelques cousins et cousines, des acteurs fameux, — je vous assure.

Le soir, tante Estelle avait invité toutes nos relations, petits enfants et « grand monde ! » Dans la salle était la scène. Les spectateurs assistaient du boudoir. On joua très bien, sans se vanter ! Du moins, on fit beaucoup rire !… Je ne sais plus le nom de la pièce dont nous ne jouâmes que quelques scènes. C’était peut-être du Molière ; nous avions toutes les audaces. Moi, je me souviens que j’étais une servante, que je m’appelais Dorine, et qu’au deuxième acte, je me déguisais en garçon, probablement pour tromper ma maîtresse qui était Marie… Que ce devait être beau, grand Dieu !

Pierre avait un siège d’honneur, et était entouré d’hommages et de cadeaux ! Il applaudissait, joyeux.

Le spectacle fini, il y eut cris, danses, chants et… réveillon. Le réveillon surtout était magnifique, mais mon pauvre Pierre, tu gâtas mon plaisir !

Après la séance, quelqu’un avait crié : “La bascule, la bascule, petit Pierre”, et tout le monde s’était précipité et le poursuivait. Attrapé, il se débattait comme un petit diable qu’il était ; j’approchai pour le défendre, mais monsieur Pierre crut que je voulais aider à son tourment, et je reçus… un soufflet, oui, un soufflet !

Citait un petit soufflet de rien parti malgré Pierrot et sans qu’il sût où il allait frapper ! Il ne contenait pas un sou de malice ; Toto l’a dit bien souvent : « Les files, ça pleure toujours »… J’eus envie de pleurer et j’ai beau faire… je m’en souviens encore !

C’est ainsi. Même dans les fêtes d’enfants, il se glisse comme cela un détail… qui fêle la joie. Pour Pierre, c’était la bascule ; pour moi, ce fut ce mignon soufflet, qui ne me fit pas le moindre mal physique, mais qui m’attrista tellement !… Le reste du soir, je fus comme isolée du plaisir… je riais du visage, rien ne m’amusait plus, j’avais l’âme en peine…

Qui sait ? Pierre fut sans doute l’instrument de la Providence ! N’avais-je pas éprouvé d’orgueil, en apparaissant sur la scène, avec la culotte de Toto et une belle blouse fraîche à grand col marin !

Ah ! la vanité des petites filles, — qui n’apprennent que bien plus tard qu’elles ne sont presque rien dans le monde, qu’elles n’ont que le souffle que le bon Dieu veut bien leur donner, et le bonheur qu’elles savent mériter…