Imprimerie de la « Croix » (p. 113-122).

CHAPITRE XII.

OÙ L’ON FAIT DES DÉCOUVERTES


Rougeaud avait hâte de sortir de la salle du Conseil. Bonvin, Labouteille et ses copains, des ivrognes du village, lui firent escorte jusqu’à sa demeure. Après le dîner, il se rendit au moulin. Sellier, qui, par prudence, n’avait pas voulu assister au débat, l’attendait. Mais il était renseigné ; en voyant Rougeaud il lui fit signe de le suivre dans son bureau.

— Tu l’as échappé belle, dit-il, en fermant la porte ! Heureusement que tu as eu une bonne inspiration.

— En effet, reprit Rougeaud, sans cela je crois que nous étions coulés.

— L’Ami, paraît-il, penchait lui aussi du côté de M. de Verneuil, demanda Sellier ?

— Oui, dit notre apôtre, quelques moments avant la séance j’ai eu une assez vive discussion avec lui, Boisleau et Prentout. Je suis convaincu qu’ils sont tous les créatures de Verneuil. Nous courons des risques. Ce qui est plus grave, c’est que la paroisse semble disposée à abolir l’auberge. Que pensez-vous faire, M. Sellier ? Il n’y a pas un instant à perdre, car autrement tout est à l’eau.

— Il nous faut la licence coûte que coûte, dit Sellier, et je veux perdre mon nom s’il y a un diable capable de m’en empêcher ! Nous allons travailler ensemble, Rougeaud, et si tu veux m’aider je te donne à toi la jolie somme de $200.00. Tu entends ? Rougeaud, deux cents piastres, ça rogne les profits !

— Mais, M. Sellier, quand un homme entasse trois ou quatre mille piastres par année, avec l’auberge, sans compter des revenus du moulin, il peut faire quelques générosités à ses amis.

— C’est vrai, dit Sellier à son tour, tu vois aussi que je ne suis pas un avare ; je ne te ménage pas les petits présents. J’ai de lourdes dépenses à faire ; Bonvin, à lui seul, me coûte huit cents piastres par année. Et s’il se mettait dans la tête de déclarer que c’est moi qui suis l’aubergiste, je verrais mes rentes diminuer ! Il va me falloir cette année le récompenser doublement. Dans tous des cas, si l’on me refuse une licence, je ferme mon moulin.

— Vous pourrez vivre à l’aise, Sellier, car l’auberge à elle seule a dû vous apporter une centaine de mille piastres.

— Oui, mon cher Rougeaud, et dire que ce sont les Canadiens qui m’enrichissent. Ils sont bêtes, les gars, ils sont bêtes ! Je connais plusieurs d’entre eux qui se mettraient dans le feu pour conserver la buvette. Tout de même, ça fait mon affaire, et il convient que je les traite en conséquence. Aussi, lorsque la question sera réglée, dis hautement que je ferai une jolie fête, où chacun pourra se griser à sa guise.

— La victoire n’est pas sûre, reprit Rougeaud. Nous sommes trois contre quatre : Verneuil, Boisleau, l’Ami, Prentout, sont contre l’auberge ; c’est évident.

— Celui qu’il faudrait « décoller », c’est l’Ami.

— On arriverait plus facilement avec Prentout. Pourquoi Sellier n’iriez-vous pas consulter l’Ami ? ce matin j’ai constaté que mes efforts étaient inutiles.

— Non, Rougeaud, pour le moment, je dois, comme toujours du reste, me montrer le moins possible, afin de ne pas faire naître de soupçons contre moi. C’est toi qui vas aller voir l’Ami. Il est en affaires avec moi. Je lui ai prêté $400.00 sur billet, à demande, lorsqu’il a dû régler la succession de son défunt père, et il ne m’a pas même payé l’intérêt de cette somme depuis deux ans. Il n’est pas riche. Et la crise qui sévit en ce moment l’empêchera, je n’en doute pas, de pouvoir emprunter… Faisons-le jouer au bout de la corde.

— C’est une idée, Sellier ! Mais, sait-il que je connais les affaires que vous faites avec lui ? Je préférerais que vous le voyiez vous-même.

— Très bien, dit Sellier, mais les deux cents piastres sont à moi !

— Que lui dirai-je, reprit Rougeaud, tremblant déjà de perdre cette bonne aubaine ?

— C’est bien simple, pousse-le à bout. Commence par lui démontrer qu’il fait une folie en épousant la cause de Verneuil ; qu’il a souvent besoin de la paroisse et qu’il est heureux de rencontrer des amis dans ce temps-là. Qu’il m’indisposerait… Si ça ne suffit pas pour l’amener à la raison, demande-lui mon argent et, si il ne s’acquitte pas, je le poursuis.

Rougeaud, on le voit, était capable de faire toutes les bassesses.

Il partit sur le champ, et se rendit chez l’Ami. Après les saluts d’usage, il annonça à ce dernier qu’il voulait lui parler en particulier.

M. l’Ami, dit Rougeaud, je viens vous voir pour vous demander si la réponse que vous m’avez donnée ce matin est définitive.

— Oui, Monsieur, ce matin je vous ai dit qu’en conscience un Conseiller ne pouvait être pour l’octroi d’une licence dans les conditions où nous nous trouvons, et je n’ai pas changé d’idée depuis.

Cette réponse déconcerta l’envoyé de Sellier qui, cependant, ne se tint pas pour battu.

M. l’Ami, je respecte votre opinion et je ne veux pas la combattre ; tout de même, laissez-moi vous faire remarquer que votre attitude m’a surpris parce que je vous croyais avec nous. La paroisse, cela se voit, ne demande pas la prohibition.

— Pourtant, ce matin, M. Rougeaud, il fallait être aveugle pour se tromper sur ce point. Je suis sûr que le plus grand nombre, la masse, est contre l’auberge, et moi j’aimerais qu’on l’abolisse au moins pour un an.

— Pourquoi n’attendons-nous pas une autre année ? Il n’y aurait pas grand mal ? Ce pauvre Bonvin qui a fait de si lourdes dépenses pour réparer sa maison, se trouvera ruiné… C’est une injustice, M. l’Ami, une injustice criante !

M. Rougeaud, je regrette pour Bonvin les dépenses qu’il a faites. Mais je considère comme un devoir de débarrasser la paroisse de cette buvette. Il n’y a pas d’injustice à mon point de vue, là dedans. Il était libre de ne pas faire ces dépenses. D’ailleurs, un aubergiste n’est-il pas toujours exposé d’une année à l’autre à perdre sa licence ? Pour moi, il me semble que nous commettrions une plus grande injustice envers nos co-paroissiens, si nous leur laissions l’auberge où se corrompent nos jeunes gens. M. Héroux, avant de commencer sa lutte, a dû, lui aussi, regarder la question à ce point de vue, car sa conscience de prêtre lui reprocherait certainement la moindre injustice qu’il pourrait commettre à l’égard de l’un ou l’autre de ses paroissiens. Aussi, je suis prêt à soumettre mon jugement au sien, sûr d’avance qu’il me dira de continuer comme j’ai commencé.

— Eh ! bien, l’Ami, je pensais que vous écouteriez mes raisons… Si vous appuyez M. de Verneuil, vous indisposerez M. Sellier contre vous.

— Quel intérêt a donc M. Sellier dans la question des licences ?

— Je ne sais, répliqua Rougeaud, il m’a dit ce matin que votre attitude l’a surpris. Il est, vous le savez du reste, tout aussi bien que moi, pour l’auberge.

— Oui, M. Rougeaud, M. Sellier a son idée sur cette question et moi j’ai la mienne, j’aimerais à savoir ce qui le pousse à vouloir conserver cette licence ? Entre un moulin et une buvette il y a une notable différence, n’est-ce pas, M. Rougeaud ?

— Dans tous les cas, reprit ce dernier, je suis ici pour une autre affaire que celle des licences, pourriez-vous d’ici à trois jours payer à M. Sellier votre billet avec les intérêts depuis deux ans ? Ceci intéresse plus particulièrement M. Sellier que la question de l’auberge.

— Mais, M. Rougeaud, vous me prenez à la gorge. J’ai fait des ventes et je n’ai rien retiré encore ; à la maison j’ai à peine une cinquantaine de piastres… Je ne sais vraiment pas comment je pourrais rencontrer cette somme en un délai si court. Pour sûr que M. Sellier n’a pas pensé que j’étais dans une telle impasse.

M. l’Ami, je comprends votre embarras, mais M. Sellier a besoin d’argent ; il a un compte à régler et il ne peut certainement pas attendre plus longtemps. Du reste, continua Rougeaud, en baissant la voix en signe de reproche, pourquoi M. Sellier se saignerait-il pour vous venir en aide, si vous ne savez reconnaître ses services ?

— J’ai pour votre maître toute la reconnaissance possible ; il m’a été d’un grand secours, je le sais ; et si je pouvais l’aider de quelque manière je le ferais volontiers…

— Si vous êtes sincère, dit Rougeaud, vous consulteriez M. Sellier sur la question qui nous occupait ce matin. Je ne doute pas qu’il a dû avoir été froissé par l’attitude que vous avez prise…

— Ainsi, M. Sellier tient tant que cela à l’auberge ?…

— Oui, M. l’Ami.

Ce dernier se prit à réfléchir.

— Si je ne peux pas payer dans trois jours que va-t-il faire ?

— Je n’en sais rien encore, tout ce que je peux vous dire, en ami, il pourrait vous poursuivre, et faire vendre votre terre… tandis qu’en vous entendant avec lui, soyez-en sûr, il vous ferait probablement remise des intérêts.

L’Ami, on le voit, était tenté par les propositions de Rougeaud, et il reprit :

— Que faudra-t-il faire ?

— Vous n’avez, mon cher Monsieur, qu’à signer ce petit billet par lequel, pour cette seule année, vous vous engagez à ne pas voter contre la licence ; je suis persuadé que M. Sellier sera assez large pour diminuer votre dette de $50.00 de même que des intérêts. Ça vaut la peine d’y réfléchir par deux fois, n’est-ce pas ?

Longtemps l’Ami se promena dans la salle avant de donner sa réponse.

— Eh bien, M. l’Ami, que vais-je dire à M. Sellier ?

— Donnez-moi la plume, dit l’Ami, voici ma signature ! Et il tendit le billet qu’il venait de signer.

Maître Rougeaud ne put retenir un long soupir de soulagement, puis, se levant, il ouvrit son large portefeuille, en tira six billets de dix piastres qu’il présenta à l’Ami en disant : Ceci est pour vous indemniser ; quant au billet, n’ayez aucune crainte, j’arrangerai cela moi-même avec M. Sellier. Maintenant, entre nous, pourriez-vous dire un bon mot à Prentout.

— Certainement, dit l’Ami, qui tremblait encore d’émotion en pensant à sa lâcheté. Je le connais assez pour vous dire qu’il sera avec moi à la prochaine assemblée. Comptez sur moi.

Lorsque Rougeaud fut parti, l’Ami tomba sur une chaise, et, la tête dans ses mains, il murmura : C’est mal ! c’est mal ! ce que je viens de faire… Mais j’étais pris… autrement c’était la ruine. Pour une année de plus on n’en mourra pas. L’an prochain, par exemple, gare !

Le soir même de l’assemblée, M. de Verneuil se rendit au presbytère. Il avait hâte de mettre M. Héroux au courant de l’affaire.

— Je suis heureux, dit le Curé, en le voyant. Mais, tant que la question ne sera pas terminée, j’ai des appréhensions. Le démon de l’alcool est si terrible à combattre ; il emploie toutes les armes. Il faut prier, beaucoup prier…

— Tout de même, dit M. de Verneuil, la question des licences n’a jamais été si bien comprise par les paroissiens. La masse de la population est pour nous…

Les jours qui s’écoulèrent parurent longs aux intéressés. Enfin, le grand jour arriva. Dès avant la réunion du Conseil, M. de Verneuil aborda l’Ami, qu’il n’avait pas revu depuis la dernière assemblée.

— Eh bien, dit-il, vous êtes toujours avec nous, M. l’Ami.

— Oui, dit ce dernier, au Conseil !

— Ainsi la licence va disparaître, reprit M. de Verneuil, quelle belle affaire !

— Pas tant que cela, reprit l’Ami, si je ne me fais illusion, Prentout a changé d’idée…

— Vraiment ? reprit de Verneuil, est-ce possible ? comment cela ?

— Moi-même, reprit l’Ami, je suis un peu revenu de la décision prise l’autre jour. Après tout, il faut éviter toute injustice à l’égard de Bonvin. Je considère qu’enlever la licence cette année, c’est une injustice ; il a fait trop de lourdes dépenses. Une autre année on verra.

M. de Verneuil allait répliquer. L’Ami ne lui en donna pas le temps et pénétra dans la salle du Conseil, où la population se pressait. Chacun des Conseillers était à sa place. Rougeaud salua M. de Verneuil d’un air amical et lui dit : « Vous nous avez fait attendre, c’est mal à vous, qui avez coutume d’être si ponctuel ! »

M. de Verneuil comprit que l’on s’était joué de lui.

L’assemblée s’ouvrit. Labouteille répéta son petit boniment. M. de Verneuil réfuta ce discours avec une telle chaleur que la salle éclata en applaudissements. Un instant il eut une lueur d’espérance.

Puis on prit le vote : moments d’angoisse pour bien des cœurs. À la surprise générale, seuls M. de Verneuil et Boisleau, votèrent contre la licence. L’Ami, Prentout, se déclarèrent en sa faveur… Des voix protestèrent mais Rougeaud leva la séance.

M. de Verneuil, consterné, rentra chez lui. Le soir, il se rendit chez M. Héroux qui le reçut les yeux pleins de larmes : « Je m’y attendais », dit-il, « c’est une nouvelle épreuve »…

— Laissons faire, reprit M. de Verneuil, l’an prochain, nous aurons notre revanche !

— Que Dieu vous entende ! dit à son tour M. Héroux.