Imprimerie de la « Croix » (p. 105-112).


CHAPITRE XI.

UNE ASSEMBLÉE MOUVEMENTÉE AU
CONSEIL


Le lendemain, dès dix heures, la salle du Conseil municipal présentait un aspect inconnu jusque-là. Elle était littéralement remplie. Les badauds, depuis plus d’une heure, se pressaient aux abords de la salle pour se choisir une bonne place. Tous s’imaginaient, avec raison, qu’il se passerait des choses intéressantes. La température aidant la curiosité, les paroissiens, même les plus éloignés, ne voulurent point manquer l’occasion qui s’offrait à eux d’entendre discuter la question des auberges. En attendant l’heure réglementaire, les hommes discouraient entre eux. Les uns prétendaient qu’il serait plus sage de suivre les avis paternels du Curé qui, disaient-ils, ne veut que le bien de ses paroissiens… L’auberge, tenue comme elle l’est par Bonvin, ajoutaient d’autres, fait un tort considérable aux familles et aux jeunes gens… Enfin la paroisse n’a pas besoin de débit de boisson. Par contre, quelques-uns soutenaient qu’une auberge était utile surtout pour les voyageurs…

L’argument qu’on faisait le plus valoir c’est que l’auberge donnait à la municipalité une somme de $150.00 annuellement, et que cette somme servait à faire exécuter certains travaux d’urgence. — Au reste, disait celui-là, une paroisse sans auberge, c’est une paroisse qui rétrograde.

Chacun, on le voit, donnait son opinion, sans cependant vouloir trancher la question : ce n’était pas en effet de leur ressort. Elle était du domaine du maire et de ses collègues. Quoi qu’il en soit, il devenait évident que la masse de la population souhaitait l’abolition de l’auberge.

À dix heures, Rougeaud en personne et ses acolytes, Jean Labouteille, Lucien Prentout, Louis Grinchu, Bernard l’Ami, entrèrent. M. de Verneuil et son collègue, Pierre Boisleau, les suivirent peu d’instants plus tard, avec le secrétaire. Chacun put remarquer que Rougeaud avait l’air préoccupé.

Un malin dit tout bas à son voisin qu’il avait vu le maire dès huit heures en pourparlers avec Labouteille, l’Ami, Prentout et Boisleau. « La discussion paraît-il a été vive. Il a lancé des injures à l’adresse du Curé ; il s’est mis en colère contre l’Ami, citoyen fort paisible. J’ai hâte, dit ce témoin, de savoir le court et le long de cette histoire. »

Les membres du Conseil prirent leurs sièges respectifs. Dans la salle se trouvaient Bonneterre, un des fils de M. de Verneuil, Charles Langevin, Boisdru, Catulle et des centaines d’autres.

Les affaires de routine furent expédiées promptement. À la fin, Jean Labouteille, voisin du secrétaire, se leva pour annoncer que l’aubergiste, M. Bonvin, avait fait une demande régulière d’une licence par requête revêtue de vingt-cinq signatures. Labouteille, en homme habile, fit valoir les arguments suivants : Une auberge est utile dans la paroisse, elle est même nécessaire surtout pour les étrangers qui nous visitent. Il a passé déjà dans des paroisses où il n’y en a pas, et a éprouvé les inconvénients que sont obligés de rencontrer les voyageurs qui vont dans ces parages… L’auberge est très utile en cas de maladie… les médecins prescrivent la boisson pour des remèdes et si l’auberge disparaît il faudra faire un long trajet pour s’en procurer ; les malades auront ainsi le temps de mourir. L’auberge garantit en plus à la municipalité une somme qui n’est pas à dédaigner : $150.00 pour le Conseil. Avec ce montant on pourvoit aux besoins qui se présentent soit pour les chemins, les trottoirs, les fossés… Voilà, conclut notre apôtre, les raisons qui nous portent à donner, encore cette année, une licence pour l’usage, la commodité, l’économie des paroissiens de Notre-Dame.

Pendant ce discours que tous écoutaient dans un religieux silence, M. de Verneuil dit à Boisleau : « N’oubliez pas de me seconder et surtout ménagez l’Ami qui m’a l’air à penser comme nous. »

M. Labouteille reprit son siège et une trentaine de personnes l’applaudirent : c’étaient sans doute les ivrognes payés par Rougeaud et Sellier, et dont les noms étaient sur la requête.

M. de Verneuil se leva à son tour. Il était pâle, sa voix tremblait d’émotion. Il se fit un silence solennel.

— Monsieur le Maire, dit-il, Messieurs les Conseillers, hier vous avez entendu les appels de votre digne Curé, vous avez vu couler ses larmes, vous-mêmes, braves paroissiens de Notre-Dame, vous avez pleuré avec lui. Dites-moi, voulez-vous seconder votre dévoué pasteur ? Voulez-vous faire cesser les plaintes, les gémissements des familles, des enfants qui demandent les uns, l’affection d’un père, les autres du pain pour apaiser leur faim et des vêtements pour les couvrir ?

— Oui ! Oui ! cria-t-on de toutes parts, c’est le temps !…

— Eh ! bien, mes bons amis, si vous voulez réussir, vous devez enlever de cette paroisse ce débit de boisson où l’on vend avec le vice, le plus violent poison. M. le Curé l’a demandé avec instance, et vous devez le faire ; tout bon chrétien doit écouter ses prêtres, autrement vous cesseriez d’être chrétiens… Mais, mes amis, quelqu’un me dira, M. Labouteille sera de ce nombre : Il vaut mieux accorder une licence, parce que, autrement, il se vendra des boissons sans licence !… Et alors le remède serait plus grand que le mal !… Non ! Messieurs, l’autorité dirigeante a parlé, on doit écouter ! Si M. Héroux, pasteur des âmes, croit que nous pouvons courir ces risques, nous devons le faire. Le mal ne sera pas plus grand, au contraire. D’ailleurs, Messieurs, nous serons là pour veiller à ce que ces vendeurs de boisson sans licence soient sévèrement punis. Donc nous devons refuser cette demande. Ce sera le seul, l’unique moyen de débarrasser notre paroisse des scènes scandaleuses qui s’y commettent au grand jour. Il y a une autre raison qui me pousse à refuser cette demande à M. Bonvin : c’est qu’il est lui-même une cause de ces tristes scènes ; il vend aux mineurs comme aux hommes mûrs. Il vend le dimanche, au vu et au su de vous tous !…

— C’est vrai ! crièrent plusieurs voix.

— Donc, à mon point de vue, c’est un homme indigne.

M. Labouteille dira encore qu’une licence est utile aux voyageurs. Mes chers co-paroissiens, nous pouvons avoir une auberge de tempérance pour recevoir et loger ces étrangers. Quel besoin avons-nous d’une buvette ? Pourquoi nous apitoyer si fort sur des individus qu’on ne connaît pas, et qui ne passeront qu’une fois le mois, tout au plus, — par exemple les voyageurs de commerce, — ou mieux encore pour ces gens qui ne viendront à passer ici que par hasard. Pourquoi exposer journellement notre jeunesse à entrer dans l’auberge, à fréquenter ces lieux dangereux à cause de ces étrangers qui n’apportent pas un sou à la paroisse ? Vous voyez que l’argument est faux…

Quant à l’utilité d’une auberge en cas de maladie, je puis répondre que personne n’est mort parce qu’on n’a pu lui donner à temps de l’alcool. C’est le contraire qui se produit : plusieurs meurent d’en avoir pris. Au reste, en cas d’urgence, chaque médecin, peut en livrer comme remède, ce qui donne le temps de s’en procurer. Reste la somme des $150.00 que l’auberge rapporte à la paroisse. Croyez-vous, mes bons amis, qu’après cela vous êtes en profits ? Non ! et je vais le prouver. Dans cette paroisse il y a environ 400 familles. Supposons que chacune d’elles ne dépense que $20.00 par année pour l’alcool, dans le temps des fêtes et des corvées, ce montant représente la somme énorme de $8000.00. N’est-ce pas affreux ? Et où vont ces argents ? Dans la bourse d’un seul : l’aubergiste. Mais il y a plus : je connais des familles qui dépensent environ de $25.00 à $100.00, mettons en moyenne $40.00, annuellement, cela représente $16000.00.

Croyez-vous qu’il ne serait pas préférable que le Conseil prélève une taxe de 50 centins de plus pour nous débarrasser de cette auberge, qui, d’ailleurs, cause tant de maux ? Comment qualifier la dégradation de la jeunesse ? Comment ne pas être indignés des scènes qui se passent tous les huit ou quinze jours lorsque M. Sellier paie ses hommes au moulin ! Il faudrait manquer de cœur et de tout sentiment chrétien pour permettre ainsi que la paroisse souffrît plus longtemps cet état de choses. Je fais appel, mes chers collègues, à vos sentiments de pères de famille, à votre titre de Canadiens français, pour que vous rejetiez avec dégoût cette nouvelle demande. La paroisse le désire, n’est-ce pas ?

— Oui ! Oui ! crièrent plusieurs voix. Pas de licence ! La prohibition !

M. de Verneuil termina son discours au milieu des applaudissements.

Rougeaud eut toutes les peines du monde à rétablir le calme. Labouteille se leva et répliqua :

— Messieurs, ne vous laissez pas influencer par ce que vient de vous débiter M. de Verneuil. Nous allons prendre le vote ; que pensent MM. Boisleau et l’Ami ? Boisleau se contenta de dire :

— Pour moi, je pense que M. de Verneuil a raison.

L’Ami, à son tour, allait prendre la parole lorsque Rougeaud le prévint et lui dit :

— Proposez donc de renvoyer la discussion à dix jours ; on pourra mieux nous entendre, la séance a été trop longue.

Sans trop réfléchir à cette insinuation, l’Ami se leva :

— En principe, dit-il, je suis pour M. de Verneuil, mais je demande que l’on renvoie le débat à dix jours.

— Je seconde la motion, dit Labouteille.

Malgré les protestations de M. de Verneuil, et les désapprobations marquées des auditeurs, Rougeaud leva la séance.

— Réjouissons-nous, dit de Verneuil à son vieil ami Bonneterre : Rougeaud l’a paru belle. La paroisse est avec nous. Nous le tiendrons cette fois. Attends dix jours encore, et le règne de l’auberge aura cessé.