Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 85-101).

CHAPITRE VII

L’étrange pensionnaire d’Aurora.

Floyd reçut la nouvelle du choix de sa fille avec un orgueil et une satisfaction manifestes. On eût dit que le père et la fille avaient été délivrés d’un lourd fardeau qui pesait sur leur existence, d’un nuage qui les enveloppait d’une ombre sinistre.

Le banquier ramena sa fille à Felden, avec Bulstrode dans son convoi ; et l’appartement tendu de toile perse fut préparé pour l’ex-hussard, qui devait passer les fêtes de Noël à Felden.

Mme Alexandre et son mari furent installés avec leur famille dans l’aile du couchant ; M. et Mme André furent logés à l’angle situé au levant ; car c’était la coutume hospitalière du vieux banquier de réunir ses parents autour de lui au commencement de décembre, et de les garder jusqu’à ce que les cloches de l’église de Beckenham eussent annoncé le nouvel an.

Les joues de Lucy avaient beaucoup perdu de leurs couleurs délicates, quand elle revint à Felden ; et tous ceux qui observèrent ce changement s’accordèrent à dire que l’air de la falaise de l’Est et les vents d’automne soufflant à travers les dunes glaciales avaient été trop vifs pour le tempérament de la jeune fille.

Aurora paraissait plus belle et plus éblouissante encore, depuis le jour où elle avait accepté la main de Bulstrode. Ses manières respiraient une dignité fière, qui lui convenait mieux que la douceur sied à des femmes bien plus aimables. Cette jeune fille avait dans toute sa personne une insouciance hautaine, qui prêtait un nouveau lustre à ses grands yeux noirs, une mélodieuse harmonie à son rire joyeux. Talbot, une fois qu’il se fut abandonné au charme de la sirène, ne tenta plus de lutter, mais tomba bénévolement dans les pièges que lui tendaient ses yeux, et s’empêtra dans les filets de sa chevelure noire. Plus l’arc est tendu, plus la corde vibre avec vigueur, et Bulstrode montra autant de faiblesse à céder, enfin, qu’il avait longtemps montré de force à résister. Je dois écrire son histoire dans les termes les plus simples. Il n’y pouvait rien ! Il l’aimait ; non qu’il la jugeât meilleure, plus vertueuse, plus aimable, ou lui convenant mieux que bien d’autres femmes ; il entretenait, en effet, des doutes sérieux sur chacun de ces points ; mais c’était sa destinée de l’aimer.

Quel est le mot cruel que M. Victor Hugo met dans la bouche du prêtre, dans Notre-Dame de Paris, pour excuser la noirceur de son crime ? ἈΝΑΓΚΗ ! C’était son destin ! Il écrivit à sa mère, en lui disant qu’il avait choisi une épouse, appelée à habiter le château de Bulstrode et à voir son nom inscrit dans les annales de la famille ; il ajouta que Mlle Floyd était fille d’un banquier, belle, séduisante, qu’elle avait de grands yeux noirs, et cinquante mille livres de dot. Lady Raleigh Bulstrode, en réponse, adressa à son fils une lettre écrite sur un cahier de papier à lettres et remplie d’inquiètes recommandations, de prudents conseils maternels ; elle espérait qu’il avait fait un bon choix ; elle le questionnait sur les opinions et les principes religieux de la jeune fille, et lui faisait mainte autre demande, auxquelles Talbot eût certainement été fort embarrassé de répondre. À cette lettre en était jointe une seconde pour Aurora ; elle était pleine de tendresse et de bonté féminine, et la fierté y était tempérée par l’affection ; cette lettre fit couler de grosses larmes des yeux de Mlle Floyd, au point que l’écriture assurée de lady Bulstrode en fut toute barbouillée et effacée.

Et où s’en alla le pauvre Mellish ainsi immolé ? Il retourna à Mellish Park, emmenant avec lui ses chiens, ses chevaux, ses grooms, son phaéton et autres attirails ; mais son chagrin s’étant malheureusement emparé de lui après la saison des courses, ce fut plus qu’il n’en put supporter, et il s’enfuit de son vieux manoir, malgré le parc et les bois qui l’environnaient et en faisaient un séjour des plus agréables ; car Aurora n’étant pas pour lui, tout lui était insipide, déplaisant et inutile. Il se rendit à Paris et s’installa dans le plus magnifique appartement de l’hôtel Meurice, d’où il allait dix fois par jour chez Galignani, pour demander les journaux anglais. Il dînait tristement chez Véfour, aux Trois Frères Provençaux, ou au Café de Paris. On entendait, dans tous les restaurants de Paris où l’on paye très-cher, sa grosse voix commander : Toos killyar de mellyour, vous savez ; mais il renvoyait les plats les plus friands sans y avoir goûté, et passait un quart d’heure à compter les cure-dents, et à penser à Aurora. Il se promenait lugubrement à cheval au bois de Boulogne, et s’asseyait tout frissonnant devant les cafés chantants, à écouter des romances qui lui paraissaient toujours avoir la même mélodie. Il fréquentait souvent les Cirques et l’Hippodrome, et il devint presque amoureux d’une jolie écuyère, qui avait des yeux noirs et qui lui rappelait Aurora ; mais, enfin ayant acheté une lorgnette puissante dans la rue de Rivoli, il découvrit que le visage de la belle portait une couche d’un pouce d’épaisseur d’un certain badigeon appelé blanc Rosati, et que le principal attrait de ses yeux était emprunté aux cercles d’encre de Chine dont ils étaient entourés. Dans l’accès de son désenchantement, il ne retourna plus la voir.

Une société fort joyeuse était réunie à Felden. Des voix d’enfants égayaient la maison ; de bruyants écoliers d’Eton et de Westminster grimpaient après les balustrades de l’escalier et jouaient au cerf-volant sur la longue terrasse de pierre. Ces jeunes gens étaient tous des cousins d’Aurora, et ils aimaient la fille du banquier avec une idolâtrie enfantine, que la douce Lucy ne put jamais leur inspirer. Cela faisait plaisir à Talbot de voir que, partout où allait sa future épouse, l’amour et l’admiration suivaient ses pas. Sa passion pour cette magnifique créature n’était pas excentrique, et, après tout, ce n’était pas une si terrible folie que d’aimer une personne qui était adorée de tous ceux qui la connaissaient. Aussi le fier habitant du pays de Cornouailles était-il heureux et s’abandonnait-il à son bonheur sans plus de résistance. Aurora l’aimait-elle ? le payait-elle de retour pour son dévouement passionné, pour son aveugle adoration ? Elle l’admirait et l’estimait ; elle était fière de lui, fière de cet orgueil inné chez le Capitaine, qui le rendait si différent d’elle-même, et elle était trop naturelle et trop franche pour faire de ce sentiment un secret à son futur. Elle montrait aussi constamment le désir de plaire à son fiancé, en cessant au moins toutes les manifestations extérieures des goûts qui lui déplaisaient tant. Aucun numéro du Bell’s Life ne traînait plus dans le salon où les dames passaient la matinée à Felden ; et quand André demandait à Aurora de monter à cheval pour l’accompagner, sa cousine refusait cette proposition, qui autrefois eût été si bien accueillie. Au lieu de suivre les chiens de Croydon, Mlle Floyd se contentait de conduire Talbot et Lucy dans une voiture en forme de panier dans la campagne couverte de gelée blanche. Lucy était toujours la compagne et la confidente des fiancés. C’était pénible pour elle de les entendre s’entretenir avec bonheur de l’avenir brillant ouvert devant eux, de les aider à former mille projets de plaisir auxquels — que le Ciel ait pitié d’elle ! — elle devait participer ; mais elle portait sa croix sans murmurer, cette pâle Hélène des temps modernes, et elle ne dit jamais à Bulstrode qu’elle était devenue folle d’amour pour lui, et qu’elle en mourait.

Talbot et Aurora voyaient à regret les joues décolorées de leur aimable compagne ; mais chacun d’eux était disposé à attribuer ce changement à un rhume, à une faiblesse de tempérament, ou à quelque autre indisposition physique qui devait se guérir avec des pilules et des potions, et personne ne s’imaginait un instant que rien pût mal aller pour une jeune fille qui habitait une maison resplendissante de luxe, qui allait visiter les magasins dans une voiture attelée de deux chevaux, et qui avait pour ses menus plaisirs plus d’argent qu’elle ne se souciait d’en dépenser. Mais le blanc lis d’Astolat habitait un château seigneurial ; elle avait sans doute beaucoup d’argent à dépenser pour acheter des soies superbes et les faire broder ; elle avait peu de choses au monde à désirer et rien pour s’occuper : c’est pourquoi, après être tombée folle d’amour pour Lancelot, elle dépérit et mourut.

Certes, c’est là le secret de bien des chagrins. Plus d’un est né de l’oisiveté et de l’indolence.

Lucy n’ayant donc rien de mieux à faire, nourrissait et entretenait sa passion sans espoir. Elle avait dressé un autel au spectre et s’agenouillait en l’adorant devant l’objet qui causait sa douleur ; et quand on lui parlait de son visage pâle, et que le médecin de la famille s’étonnait de l’insuccès de sa préparation de quinine, peut-être concevait-elle le vague espoir qu’avant que le retour du printemps amenât le jour des noces de Talbot et d’Aurora, elle aurait échappé à toutes ces démonstrations d’amour et de bonheur, et jouirait du repos éternel.

Aurora répondit à la lettre de lady Raleigh Bulstrode une épître dans laquelle elle exprimait tant de reconnaissance et d’humilité, une si vive espérance de gagner l’affection de la mère de Talbot, mêlée d’une vague crainte de n’en être jamais digne, qu’elle se concilia d’avance les bonnes grâces de la vieille châtelaine. Il était difficile, d’après cette lettre, de se figurer l’impétueuse jeune fille qui l’avait écrite, et lady Bulstrode s’en fit une image qui différait considérablement de l’intrépide et téméraire original. Elle écrivit à Aurora une seconde lettre en termes plus affectueux que la première, et promit à l’orpheline qu’elle serait accueillie comme une fille à Bulstrode.

— Me laissera-t-elle jamais lui donner le nom de mère, Talbot ? — demanda Aurora en lisant la seconde lettre de lady Bulstrode à son fiancé. — Elle est très-fière, n’est-ce pas ?… fière de votre généalogie, qui est très-ancienne ? Mon père sort d’une famille de marchands de Glasgow, et je ne sais même rien des parents de ma mère.

Talbot lui répondit avec un grave sourire :

— Elle vous acceptera, pour ce que vous valez par vous-même, ma chère Aurora ; et elle ne vous fera point de folles questions au sujet de la généalogie d’un homme comme Archibald Floyd, que le plus fier aristocrate d’Angleterre pourrait être heureux d’appeler son beau-père. Elle respectera l’âme transparente et la nature candide de mon Aurora, et elle me bénira pour le choix que j’ai fait.

— Je l’aimerai très-tendrement si seulement elle me permet de l’aimer. Aurais-je jamais songé aux courses et lu des journaux de sport, si j’avais pu donner le nom de mère à une femme pleine de bonté ?

Elle semblait se poser cette question plutôt à elle-même qu’à Talbot.

Toute complète que fût la satisfaction de Floyd, en voyant la manière dont sa fille avait disposé de son cœur, le vieillard ne pouvait envisager d’un œil calme l’idée de se séparer de cette fille idolâtrée. Aussi Aurora dit à Talbot qu’elle ne pourrait jamais aller se fixer dans le pays de Cornouailles, tant que vivrait son père ; et il fut, en définitive, convenu que le jeune couple passerait la moitié de l’année à Londres, et l’autre moitié à Felden. Quel besoin avait le veuf, vivant tout seul, de ce vaste manoir avec sa longue galerie de tableaux et son enfilade d’appartements magnifiques et confortables, dont chacun, était assez spacieux pour loger une petite famille ? Quel besoin avait un vieillard isolé de ce train de domestiques, de ces écuries pleines de chevaux de prix, de ces voitures à la nouvelle mode sous les remises, de ces fleurs de serre, de ces ananas, de ces raisins et de ces pêches cultivés par trois jardiniers écossais ? Quel besoin avait-il de tout cela ? Il habitait principalement le cabinet où il avait eu un jour une entrevue orageuse avec sa fille unique, où était appendu à la muraille le portrait au pastel d’Éliza, où se trouvait un vieux pupitre qu’il avait acheté une guinée dans son enfance, et qui renfermait certaines lettres écrites de la main d’une personne qui était morte, et une carte imprimée dans une petite ville du comté de Lancastre, invitant les amis et protecteurs d’Éliza Percival à venir au théâtre assister à la représentation du 20 août 1837, donnée à son bénéfice.

C’est pourquoi il fut décidé que Felden serait la maison de campagne de Talbot et d’Aurora, jusqu’à l’époque où le jeune homme hériterait de la baronnie et du château de Bulstrode, et serait obligé d’habiter sur ses domaines. En attendant, l’ex-hussard devait entrer au Parlement, si les électeurs d’un petit bourg de Cornouailles, qui avaient toujours envoyé un Bulstrode à Westminster, voulaient bien le nommer pour leur représentant.

Le mariage devait avoir lieu dans les premiers jours du mois de mai, et la lune de miel devait se passer en Suisse et au château de Bulstrode. Mme Powell jugeait que son sort était décidé, et qu’elle aurait à quitter ces agréables pâturages après le jour des noces ; mais Aurora s’empressa de rassurer la veuve de l’enseigne, en lui disant que, comme elle, Mlle Floyd ignorait complètement la tenue d’une maison ; elle serait heureuse de la garder auprès d’elle après son mariage, comme guide et comme conseil en pareilles matières.

Les pauvres de Beckenham n’étaient pas oubliés dans les courses en voiture qu’Aurora faisait le matin avec Lucy et Talbot : des paquets d’épiceries et des bouteilles de vin étaient souvent cachés sous le tapis de la voiture, et il n’était pas rare que Talbot se fît un tabouret d’un énorme pain. Les pauvres avaient beaucoup à souffrir de la faim par ce beau mois de décembre, et faisaient entendre toute espèce de plaintes qui, quelque différentes qu’elles fussent dans la forme ou dans le fond, étaient toutes apaisées par un seul et unique traitement spécial, savoir : distribution de demi-souverains, de vieux xérès brun, d’eau-de-vie de France, et de thé poudre à canon. Que la fille se mourût de consomption, ou que le père fût retenu au lit par les rhumatismes, que le mari fût en proie à une fièvre furieuse, ou que le plus jeune des marmots fût convalescent d’une chute dans une chaudière d’eau bouillante, les remèdes que nous venons d’énumérer paraissaient également nécessaires, et ils étaient bien plus populaires que les bouillons de poulet, et les tisanes fébrifuges préparées par le cuisinier de Felden. Talbot avait grand plaisir à voir sa fiancée distribuer ses bienfaits aux malheureux, avides de les recevoir ; il avait grand plaisir à penser que sa mère même serait forcée d’admirer cette jeune fille pleine de cœur, heureuse de s’asseoir dans de pauvres chaumières et de s’entretenir avec de vieilles femmes paralytiques.

Lucy distribuait de petits paquets de livres religieux préparés par Mme Alexandre, et des vêtements de flanelle cousus de ses propres mains ; mais Aurora donnait les demi-souverains et le vieux xérès ; et je crains bien que ce ne fût l’héritière que ces simples habitants des chaumières aimaient le mieux, quoiqu’ils fussent assez sages et assez justes pour reconnaître que chacune des jeunes filles donnait selon ses moyens.

Ce fut en revenant d’une de ces tournées de charité que la petite société fit une rencontre qui fut loin de faire plaisir au Capitaine Bulstrode.

Aurora était allée plus loin que d’ordinaire, et quatre heures sonnaient au moment où ses poneys passaient devant l’église de Beckenham et descendaient la pente qui menait à Felden. Le temps était triste et froid ; de légers flocons de neige traversaient en voltigeant la route glacée et se suspendaient, çà et là, aux haies dépouillées de feuillage ; le ciel était couvert de cette obscurité ténébreuse et épaisse qui présage une forte averse. La femme du concierge accourut avec son tablier par-dessus la tête, pour ouvrir la grille aux chevaux de Mlle Floyd.

Au même moment, un homme se leva d’un banc situé au bord du chemin, et s’approcha de la petite voiture.

C’était un individu aux larges épaules, vigoureusement bâti, portant un habit trop court en velours de coton râpé, ayant des poches taillées d’une façon irrégulière en divers endroits, tout blanc et tout gras sur les coutures et aux coudes. Son menton était emmitouflé dans un cache-nez en laine de 2 ou 3 mètres de long, à la façon des gens de son espèce, et le cordon de son chapeau de feutre, bas de forme, était orné d’une petite pipe en terre, arrivée à un degré de noirceur respectable. Un chien d’un blanc sale, ayant un collier de cuivre, les jambes arquées, le nez court, les yeux éraillés, une seule oreille, une mâchoire pendante, et en général la mine farouche, se leva de dessus le banc en même temps que son maître, et se mit à grogner d’un air sinistre après l’élégant équipage et après le gros Bow-wow qui trottait à côté.

L’étranger était le même individu qui avait accosté Mlle Floyd dans Cockspur Street trois mois auparavant.

Je ne sais si Mlle Floyd reconnut ce personnage ; mais je sais qu’elle toucha les oreilles de ses poneys avec le fouet, et que les animaux ainsi stimulés avaient d’un bond franchi la grille de Felden et dépassé l’homme, lorsque celui-ci se jeta en avant, saisit les chevaux à la tête et arrêta le léger attelage, qui s’ébranla sous l’étreinte de sa robuste main.

Talbot sauta à bas de la voiture, sans prendre garde à la raideur de sa jambe, et prit l’individu au collet.

— Lâchez cette bride, s’écria-t-il en levant sa canne. Comment osez-vous arrêter les poneys de cette dame ?

— Parce que je veux lui parler. Voilà pourquoi. Lâchez mon habit à votre tour.

Le chien s’approcha des jambes de Talbot ; mais le jeune homme, d’un tour de canne, asséna sur le nez camard de l’animal un coup qui le força momentanément à battre en retraite, en hurlant affreusement.

— Vous êtes une insolente canaille, et j’ai bonne envie de…

— Vous seriez peut-être insolent vous-même si vous aviez faim, — répondit l’homme en pleurnichant d’un ton piteux, comme s’il eût voulu concilier les choses. — Un temps comme il en fait un ici est très-bon pour de jeunes élégants tels que vous, qui avez vos chiens, vos fusils et votre chasse ; mais l’hiver est rude pour le pauvre, qui est laborieux, plein de bonne volonté, et ne peut trouver le moindre travail honnête, ni une bouchée à manger. Je veux seulement parler à la jeune dame ; elle me connaît assez bien.

— Quelle jeune dame ?

Mlle Floyd. Ils se tenaient debout, à très-peu de distance de l’équipage. Aurora s’était levée de son siège, et avait remis les guides à Lucy ; elle regardait du côté des deux hommes, pâle, hors d’haleine, épouvantée sans doute du résultat de la rencontre.

Talbot lâcha le collet de l’individu et retourna auprès de Mlle Floyd.

— Connaissez-vous cet individu, Aurora ? — demanda-t-il

— Oui.

— C’est un de vos anciens pensionnaires, je suppose ?

— Oui. Ne lui dites plus rien, Talbot. Il a des manières grossières, mais il n’a pas de mauvaises intentions. Restez avec Lucy, pendant que je vais lui parler.

Prompte et impétueuse dans tous ses mouvements, elle sauta à bas de la voiture et rejoignit l’homme sous les branches dénudées des arbres, avant que Talbot eût pu lui faire des remontrances.

Le chien, qui s’était traîné lentement derrière son maître la caressa lorsqu’elle s’approcha ; mais il fut repoussé par un grognement féroce de Bow-wow, qui paraissait peu d’humeur à souffrir pareille rivalité.

L’homme ôta son chapeau, et releva cérémonieusement une des touffes de cheveux roux qui ornaient son front déprimé.

— Vous auriez bien pu parler à un pauvre diable sans faire tout ce tapage, mademoiselle Floyd, — dit-il d’un ton irrité.

— Pourquoi m’arrêter ici ? — dit-elle, — pourquoi ne pas m’écrire ?

— Parce que écrire ne vaut jamais autant que de parler, et parce qu’il est extraordinairement difficile de saisir des jeunes dames comme vous. Comment savoir si votre père n’aurait pas pu mettre la main sur ma lettre, et ç’aurait fait une jolie affaire ; quoique j’ose dire, quant à cela, que si je devais aller à la maison demander une bagatelle au vieux monsieur, il ne se refuserait pas à me la donner. J’ose dire qu’il est bon pour un billet de 5 ou de 10 livres, si cela montait jusque-là.

Les yeux d’Aurora lançaient des éclairs au moment où elle se tourna du côté de celui qui venait de parler.

— Si jamais vous osez tourmenter mon père, vous le payerez cher, Harrisson, — dit-elle ; non pas que je craigne rien de ce que vous puissiez dire, mais je ne veux pas qu’on tourmente mon père, je ne veux pas qu’on le tracasse, il en a assez enduré, il a assez souffert sans cela, Dieu le sait ; je ne veux pas qu’un être tel que vous le gruge et spécule sur ses meilleurs et ses plus tendres sentiments ; je ne le veux pas !

Elle frappait du pied sur la terre glacée en disant cela. Bulstrode la vit et fut surpris de pareils gestes ; il eut presque l’idée de quitter la voiture et d’aller rejoindre Aurora et son solliciteur ; mais les poneys ne restaient pas en repos, et il savait qu’il serait imprudent d’abandonner les rênes à la pauvre et timide Lucy.

— Vous n’avez pas besoin de vous emporter ainsi, mademoiselle Floyd, répondit l’homme qu’Aurora avait interpellé du nom de Harrisson, soyez certaine que je veux arranger les affaires au gré de tout le monde. Tout ce que je demande, c’est que vous soyez généreuse pour un pauvre diable qui a éprouvé des malheurs depuis la dernière fois que vous l’avez vu. Mon Dieu, comme on a des hauts et des bas dans ce monde ! Si ç’avait été l’été, je n’aurais pas eu besoin de vous importuner, mais à quoi sert de se tenir au haut de Regent Street par un temps comme celui-ci avec des petits chiens terriers et d’autres espèces ! Les vieilles femmes n’ont pas l’œil aux chiens pendant l’hiver, et même les messieurs qui s’amusent à attraper des rats deviennent extraordinairement rares : il n’y a pas sur turf de quoi gagner un pauvre sou, et il n’y aura rien à faire jusqu’aux courses du printemps. Je ne serais pas venu près de vous, mademoiselle Floyd, si je ne m’étais trouvé dans la peine, et je sais que vous serez généreuse.

— Généreuse ! — s’écria Aurora, — grand Dieu ! si toutes les guinées que je possède ou espère jamais posséder pouvaient mettre fin au trafic que vous faites, j’ouvrirais la main pour en laisser tomber l’argent aussi librement que si c’était de l’eau.

— Ç’a été pure bonté de ma part de vous envoyer, il y a quelques jours, ce journal, n’est-ce pas ? — dit Harrisson, cueillant à l’arbre qui était près de lui une petite branche sèche qu’il se mit à mâcher pour son plaisir.

Aurora et l’homme avaient, en parlant, marché lentement en avant et ils étaient, à ce moment, à une certaine distance de la voiture.

Talbot était en proie à une impatience fiévreuse.

— Connaissez-vous ce pensionnaire de votre cousine, Lucy ? — demanda-t-il.

— Non, je ne peux pas me souvenir de son visage ; je ne pense pas qu’il soit de Beckenham.

— Mais si je ne vous avais pas envoyé ce numéro du Life, vous ne l’auriez pas su, vous ne le sauriez pas encore maintenant, n’est-ce pas ? — dit l’homme.

— Non non… peut-être non… — répondit Aurora.

Elle avait tiré son porte-monnaie de sa poche, et Harrisson regardait à la dérobée, mais avec des yeux étincelants, le petit carnet de maroquin.

— Vous ne me demandez aucun détail ? — dit-il.

— Non. Que m’importe de les connaître ?

— Non, certainement, — répondit l’homme étouffant un cri, — vous en savez assez, et, si vous vouliez en savoir davantage, je ne pourrais pas vous le dire, car ces quelques lignes du journal sont tous les renseignements que j’ai pu me procurer sur cette affaire. Mais je l’ai toujours dit et je le dirai toujours, si un homme qui monte un cheval pèse plus de 11 stones…

Il paraissait en train de ne pas cesser de divaguer sur ce ton-là, si Aurora ne l’eût interrompu en fronçant le sourcil d’impatience. Peut-être se tut-il d’autant plus volontiers qu’elle ouvrit sa bourse au même moment et qu’il vit briller les souverains cachés entre les feuilles de soie cramoisie. Il n’avait pas un sentiment bien subtil des couleurs, mais je suis convaincu qu’il pensa que l’or et le cramoisi formaient un contraste agréable lorsqu’il regarda les pièces jaunes dans le porte-monnaie de Mlle Floyd. Elle versa les souverains dans la paume de sa main gantée, puis elle fit tomber la pluie d’or dans celles d’Harrisson qui les avait jointes en forme de cornet pour les recevoir. Le gros tronc d’un chêne les dérobait à la vue de Talbot et de Lucy lorsqu’Aurora donna tout cet argent à cet homme.

— Vous n’avez aucun titre contre moi, — dit-elle en l’interrompant brusquement au moment où il commençait un remerciement, — et je proteste contre toute spéculation que vous voudriez faire sur les événements passés qui viendraient à votre connaissance. Souvenez-vous, une fois pour toutes, que je ne vous crains pas, et que si je consens à vous venir en aide, c’est parce que je ne veux pas qu’on tourmente mon père. Donnez-moi une adresse ou l’on puisse vous faire parvenir une lettre. Vous pouvez la mettre dans une enveloppe et me l’adresser ici, et je promets de vous envoyer de temps en temps un peu d’argent, assez pour vous mettre à même de mener une vie honnête, si vous ou aucun des gens de votre espèce vous êtes capables de le faire ; mais, je vous le répète, si je vous donne cet argent pour prix de votre silence, c’est seulement à cause de mon père.

L’homme murmura quelques mots de reconnaissance en regardant ardemment Aurora ; mais le sombre visage de la jeune fille était empreint d’une expression de sévérité qui ôtait tout espoir de conciliation. Elle se détourna de lui, suivie de son gros Bow-wow, lorsque le chien aux jambes tortues courut en avant en grognant d’un ton plaintif et se dressa sur ses pattes de derrière pour lui lécher la main.

Sa figure changea immédiatement d’expression, elle repoussa le chien, qui la regarda un instant de ses yeux éraillés empreints d’une vague incertitude ; ensuite, comme si la conviction était entrée dans l’esprit de la bête, il se mit à aboyer joyeusement, en sautant et en cabriolant sur la robe de soie de Mlle Floyd, sur laquelle il imprima les traces poudreuses de ses pattes de devant.

— Le pauvre animal vous reconnaît, mademoiselle — dit l’homme, semblant lui demander pardon pour son chien ; — vous n’avez jamais été fière avec lui.

Le gros Bow-wow, en cette conjoncture, faisait mine de vouloir mettre tout sens dessus dessous ; mais Aurora l’apaisa d’un regard.

— Pauvre Boxer ! — dit-elle, — pauvre Boxer ! tu me reconnais donc, Boxer ?

— Oh Dieu ! mademoiselle, on ne connaît pas la fidélité de ces animaux-là.

— Pauvre Boxer ! je crois que j’aurais du plaisir à t’avoir. Voudriez-vous le vendre, Harrisson ?

L’homme hocha la tête.

— Non, mademoiselle, — répondit-il. Je vous remercie de bon cœur ; il n’y a pas beaucoup de chiens à propos desquels je refuserais d’entrer en marché. Si vous vouliez un épagneul muet, ou un chien couchant russe, ou un terrier de Skye, je vous le procurerais, je vous l’amènerais, et je ne demanderais rien pour ma peine ; mais ce terrier-ci me tient lieu de père, de mère, de femme, de famille, et il n’y a pas assez d’argent dans la caisse de votre père, mademoiselle, pour l’acheter.

— Bien, bien, — dit Aurora d’un ton radouci ; — je sais combien il est fidèle. Envoyez-moi l’adresse, et ne revenez plus à Felden.

Elle retourna à la voiture, et, ayant pris les rênes des mains de Talbot, elle lâcha la bride aux poneys qui ne tenaient pas en place. L’équipage passa près de Harrisson, qui se tint le chapeau à la main, son chien entre ses jambes, jusqu’à ce que la voiture eût disparu. Mlle Floyd jeta à la dérobée l’œil sur le visage de son fiancé, et observa que la physionomie du Capitaine avait pris son expression la plus sombre. L’officier garda un morne silence jusqu’à ce qu’on fût arrivé à la maison ; alors il tendit la main aux deux jeunes femmes pour les aider à descendre de voiture, et les suivit pour se rendre au vestibule. Aurora était sur la première marche du grand escalier, avant qu’il lui adressât la parole.

— Aurora, — dit-il, un seul mot avant que vous montiez.

Elle se retourna, et le regarda d’un air presque de défi ; elle était encore très-pâle, et le feu, dont les éclairs avaient foudroyé Harrisson, l’amateur de chiens et l’attrapeur de rats, n’était pas encore éteint dans ses yeux noirs. Bulstrode ouvrit la porte d’une longue chambre située sous la galerie de tableaux, à moitié salle de billard et à moitié bibliothèque, et qui peut-être était la pièce la plus agréable de la maison, et il se tint de côté pour laisser passer Aurora devant lui.

La jeune femme franchit le seuil aussi fièrement que Marie-Antoinette allant affronter ses accusateurs. La salle était vide.

Mlle Floyd s’assit dans une bergère près de l’une des deux grandes cheminées, et se mit à fixer les yeux sur la flamme.

— Je veux vous questionner à propos de cet homme, Aurora, — dit Bulstrode, se penchant sur une chaise en forme de prie-Dieu, et parcourant d’une main nerveuse les arabesques sculptées dans le noyer.

— À propos de quel homme ?

Cette réponse de la part de quelques femmes eût pu être une façon d’esquiver la question ; de la part d’Aurora, c’était simplement un défi.

Talbot le savait.

— L’homme qui vient de vous parler dans l’avenue. Quel est-il, et quelle affaire avait-il avec vous ?

Ici Bulstrode fléchit complétement. Il l’aimait, souvenez-vous-en, lecteur, il l’aimait, et il avait peur. Il avait peur parce qu’il était sous l’influence de la plus peureuse de toutes les passions, l’amour ! Cette passion qui a pu laisser une tache sur le nom de Nelson, cette passion qui aurait pu faire un poltron du plus brave des trois cents Spartiates morts aux Thermopyles, ou des six cents héros de Balaklava ! Il l’aimait, le malheureux jeune homme, et il se mit à balbutier, à hésiter, à s’excuser, tremblant sous le feu de la colère qui enflammait les beaux yeux de la jeune fille.

— Croyez-moi, Aurora, je ne voudrais pour rien au monde espionner vos actions, ni vous imposer le choix des personnes que vous devez combler de vos bienfaits. Non, Aurora, non, quand même mon droit de le faire serait plus puissant qu’il ne l’est et que je serais vingt fois votre mari ; mais cet homme, cet individu à mine suspecte, qui vous a parlé tout à l’heure, je ne pense pas qu’il soit de l’espèce de monde à qui vous deviez venir en aide.

— Je n’ose pas dire non, — répondit-elle, — je ne doute pas que je secoure bien des gens qui devraient en toute justice mourir dans une prison ou sur la grande route ; mais, voyez-vous, si je m’arrêtais à discuter ce qu’ils méritent, ils pourraient mourir de faim, pendant que je prendrais des informations ; aussi peut-être vaut-il mieux égarer quelques shillings sur quelque pauvre malheureux qui est assez méchant pour avoir faim, et qui n’est pas assez bon pour mériter qu’on lui donne quelque chose à manger.

Ce langage respirait une indifférence qui choqua Talbot ; mais il ne pouvait s’en formaliser avec raison ; d’ailleurs, il écartait le sujet sur lequel il lui tardait d’être satisfait.

— Mais cet homme, Aurora, quel est-il ?

— Un marchand de chiens.

Talbot tressaillit.

— Je pensais bien que c’était quelque chose d’odieux, — murmura-t-il ; — mais, au nom du ciel, que pouvait-il vous vouloir, Aurora ?

— Ce que la plupart de mes solliciteurs désirent, — répondit-elle ; — que ce soit le desservant d’une chapelle neuve, avec des décors moyen âge, qui veut rivaliser avec la Notre-Dame de Bon-Secours qui est sur une des collines près de Norwood ; que ce soit une blanchisseuse, — qui a brûlé le blanchissage d’une semaine et a besoin de remplir ses engagements ; que ce soit une dame du grand monde, qui est sur le point d’inaugurer un asile pour les enfants des marchands d’allumettes indigents ; que ce soit un faiseur de lectures publiques sur l’économie politique, ou sur Shelîey, ou sur Byron, ou sur Dickens et les humoristes modernes, qui va pérorer à Croydon, ils veulent tous la même chose : de l’argent ! Si je dis au desservant que mes principes sont évangéliques et que je ne peux pas prier sincèrement s’il y a des chandeliers sur l’autel, il n’en est pas moins enchanté d’empocher mes cent livres. Si je préviens la dame du monde que j’ai des opinions particulières sur les orphelins des marchands d’allumettes, et que j’ai ma théorie contre l’éducation des masses, elle haussera les épaules en signe de contradiction, mais elle aura soin de me faire savoir que toute gratification que mademoiselle Floyd voudra bien faire sera également bien accueillie. Si je leur disais que j’ai commis une demi-douzaine de meurtres, ou que j’ai fait élever sur un autel dans mon cabinet de toilette une statue en argent au cheval qui a remporté le prix au Derby de l’année dernière, et que je lui rends hommage jour et nuit, ils prendraient mon argent et m’en remercieraient de bon cœur, comme cet homme vient de le faire.

— Mais un mot, Aurora : cet homme est-il du voisinage ?

— Non.

— Comment, alors, le connaissez-vous ?

Elle le regarda un instant fixement, sans fléchir, ses traits mobiles empreints d’une expression pensive. On eût dit que dans son for intérieur elle discutait quelque question indécise. Puis, se levant tout à coup, elle s’enveloppa de son châle et se dirigea vers la porte. Elle s’arrêta sur le seuil.

— Cet interrogatoire, — dit-elle, — n’est guère agréable, Capitaine Bulstrode. S’il me plaît de donner un billet de cinq livres à qui me le demande, je prétends avoir l’entière liberté de le faire, et je ne me soumettrai pas à ce qu’on me demande compte de mes actions, pas même vous.

— Aurora !…

Le ton de tendre reproche dont il prononça son nom la frappa jusqu’au cœur.

— Vous pouvez croire, Talbot, — dit-elle, — vous devez certainement croire que j’apprécie trop bien votre amour pour le mettre en péril par mes paroles ou par mes actions… vous devez le croire.