Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 70-84).

CHAPITRE VI

Refusé et accepté.

Chez Floyd le dîner fut très-gai, et quand Mellish et Bulstrode quittèrent la falaise de l’Est pour se diriger vers l’ouest à onze heures du soir, l’habitant du comté d’York dit à son ami qu’il n’avait jamais passé soirée plus agréable. Il faut, toutefois, accepter cette déclaration avec quelque réserve, car John avait l’habitude de la faire environ trois fois par semaine ; mais il avait été vraiment heureux dans la société de la famille du banquier, et, ce qui était mieux encore, il était disposé à adorer Aurora sans plus de façons.

Quelques brillants sourires, quelques regards étincelants, une conversation un peu animée à propos de chasses et de courses, joints à quelques verres de ces vins capiteux qu’Archibald importait du beau pays baigné par la Moselle, avaient suffi pour tourner la tête à Mellish et le faire pérorer sans retenue, au clair de la lune, sur les mérites de la belle héritière.

— Je crois vraiment que je mourrai garçon, Talbot, — dit-il, — à moins que je ne parvienne à épouser cette jeune fille. Il n’y a qu’une demi-douzaine d’heures que je la connais, et je suis déjà amoureux d’elle des pieds à la tête. Qu’est-ce qui m’a bouleversé comme cela, Bulstrode ? J’ai vu d’autres jeunes filles qui avaient des yeux et des cheveux noirs, et elle ne se connaît pas plus aux chevaux que la moitié des femmes du comté d’York ; ainsi ce n’est pas cela. Qu’est-ce donc, alors ?

Il s’arrêta tout court contre un poteau de réverbère, et regarda vivement son ami en lui adressant cette question.

Talbot grinça des dents et garda le silence.

— Il est inutile de lutter contre sa destinée, — pensait-il ; — le charme exercé par cette femme produit le même effet sur les autres que sur moi-même ; et pendant que je discute ma passion et que j’y résiste, un écervelé comme ce Mellish se met sur les rangs, et celui-là l’emportera sans doute sur moi.

Arrivé sur les marches de l’hôtel du Vieux Vaisseau, il souhaita le bonsoir à son ami, alla droit à sa chambre, où il s’assit à la fenêtre ouverte pour respirer l’air doux et frais d’une nuit de novembre, et regarda la mer éclairée par la lune. Il résolut de faire sa déclaration à Aurora le lendemain avant midi.

— Pourquoi hésiterais-je ?

Il s’était posé cette question cent fois déjà, et il avait toujours été incapable d’y répondre ; et cependant il avait hésité. Il ne pouvait pas se défaire d’une vague idée qu’il y avait quelque mystère dans la vie de cette jeune fille, quelque secret connu seulement d’elle et de son père, quelque tache sur l’histoire du passé, faisant ombre sur le présent. Et cependant, comment cela pourrait-il être ?

— Comment cela pourrait-il être ? — se demanda-t-il, — toute sa vie ne compte que dix-neuf années, et j’ai mainte et mainte fois entendu raconter la manière dont ces années s’étaient écoulées. Que de fois j’ai adroitement amené Lucy à me dire la simple histoire de l’enfance de sa cousine ! Les gouvernantes et les maîtres qui étaient allés et venus à Felden ; les poneys, les chiens, les petits chats et les poulains favoris ; la petite amazone écarlate, qui avait été faite pour l’héritière, quand elle galopait à la suite des chiens avec son cousin André. Les fautes les plus graves que j’ai pu découvrir dans ces premières années sont quelques vases de porcelaine brisés, et une grande quantité d’encre renversée sur des thèmes français mal écrits. Après avoir été élevée dans la maison paternelle jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Aurora a été conduite à Paris dans une pension pour achever son éducation ; et toute sa vie a été la vie ordinaire des autres jeunes filles de sa position, et elle ne diffère d’elles qu’en ce qu’elle est bien plus séduisante, et un peu plus volontaire que la majorité.

Talbot riait en lui-même de ses doutes et de ses hésitations.

— Quelle brute soupçonneuse je fais, — se disait-il, — quand je me figure être tombé sur le mot de quelque énigme, parce que la voix du vieillard respire une tendresse mélancolique quand il adresse la parole à sa fille unique ! Si j’avais soixante-sept ans et que j’eusse une fille comme Aurora, à mon amour ne se mêlerait-il pas toujours un sinistre pressentiment, l’horrible crainte que quelque chose ne vînt me l’enlever ? Je ferai demain ma déclaration à Mlle Floyd.

Si Talbot eût été tout à fait franc avec lui-même, il aurait peut-être ajouté :

— Ou John Mellish lui demandera sa main le lendemain.

Le lendemain en effet, avant midi, Bulstrode se présenta à la maison de la falaise de l’Est, mais il trouva sur le pas de la porte Mellish qui parlait au groom de Mlle Floyd en examinant les chevaux qui attendaient les jeunes filles ; car elles allaient faire une promenade à cheval, et Mellish devait les accompagner.

— Si vous voulez vous joindre à nous, Bulstrode, — dit avec bonhomie l’habitant du comté d’York, — vous pouvez monter le cheval gris dont je vous ai parlé hier. Saunders retournera le chercher.

Talbot rejeta cette offre d’un air assez maussade.

— J’ai mes chevaux ici, je vous remercie, — répondit-il, — mais si vous voulez envoyer votre groom à l’écurie dire au mien de les amener, je vous serai obligé.

Après avoir fait cet appel à sa complaisance, Bulstrode tourna le dos à son ami, traversa la route et, croisant ses bras sur la grille, se mit à regarder la mer d’un air résolu. Mais au bout de cinq minutes, les jeunes filles parurent sur le pas de la porte, et Talbot, se retournant en entendant leur voix, fut obligé de traverser de nouveau la route, afin d’avoir la chance de prendre le pied d’Aurora dans sa main, au moment où elle s’élancerait pour monter en selle ; mais Mellish arriva avant lui, et la jument de Mlle Floyd faisait des courbettes sous la main légère de sa maîtresse, avant que le Capitaine pût intervenir. Il laissa le groom assister Lucy, et étant monté sur son cheval, aussi promptement que lui permettait la raideur de sa jambe, il se disposa à prendre place à côté d’Aurora. Il arriva encore trop tard ; Mlle Floyd avait descendu la colline au petit galop, accompagnée de Mellish, et il fut impossible pour Talbot de quitter la pauvre Lucy, qui était une timide écuyère.

Le Capitaine n’admirait jamais si peu Lucy, que lorsqu’elle était à cheval. Sa sainte, au visage pâle, avec son auréole de cheveux aux reflets d’or, lui paraissait fort déplacée sur une selle. Il se reportait au jour où il était venu le matin à Felden, et il se rappelait combien il l’avait admirée, combien elle répondait exactement à son idéal, et combien il était déterminé à se laisser captiver par elle plutôt que par Aurora.

— Si elle était tombée amoureuse de moi, — pensait-il, — j’aurais fait claquer mes doigts au nez de l’héritière aux noirs sourcils, et j’aurais en définitive épousé cet ange à la blonde chevelure. C’est ce que j’avais l’intention de faire, lorsque j’ai vendu mon brevet. Ce n’est pas pour l’amour d’Aurora que j’ai quitté l’armée ; ce n’est pas Aurora que j’ai suivie ici. Qui ai-je suivi ?… Qu’ai-je suivi ?… je serais curieux de le savoir. Ma destinée, je le suppose, qui me fait danser une danse magique, que je n’aurais jamais pensé exécuter à l’âgé mûr de trente-trois ans. Si seulement Lucy m’eût aimé, c’eût pu être tout différent.

Il était si fâché contre lui-même, qu’il était presque porté à en vouloir à la pauvre Lucy, de ce qu’elle ne le tirait pas des pièges d’Aurora. S’il avait pu lire dans ce cœur innocent, pendant qu’il chevauchait dans un morne silence, à travers les herbes rabougries sur les vastes dunes ! S’il avait pu connaître la douleur lente et navrante, qui déchirait ce tendre sein, pendant que la placide jeune fille, qui était à son côté, levait de temps en temps ses yeux, bleus pour observer à la dérobée son profil sévère et son front mélancolique ! S’il avait plus tard pu deviner son secret, lorsqu’en parlant d’Aurora, il trahit hautement pour la première fois le mystère de son propre cœur ! S’il avait pu savoir jusqu’à quel point le paysage s’effaçait dans de sombres ténèbres, aux yeux de la jeune fille, et avec quelle rapidité la lande brunie fuyait sous les sabots de son coursier, qui finit par paraître l’entraîner de plus en plus dans un abîme sans fond de souffrance et de désespoir ! Mais il ne savait rien de tout cela ; et il considérait Lucy comme une jeune et jolie fille bien froide qui serait sans doute enchantée de porter une brillante toilette de demoiselle d’honneur, à la noce de sa cousine.

Ce soir-là il se donna à la falaise de l’Est un dîner, auquel durent assister John et Talbot ; et le Capitaine prit la ferme résolution de pousser les choses au dénoûment avant la fin de la soirée.

Bulstrode se serait fâché pour tout de bon contre n’importe qui l’eût observé de trop près ce soir-là, au moment où il attachait à son étroite cravate son solitaire monté sur or, devant le miroir suspendu à la fenêtre cintrée de l’hôtel du Vieux Vaisseau. Il était honteux de lui-même, parce que, sans cause, il avait été brusque à l’égard de son domestique, qu’il avait congédié brutalement, avant de commencer sa toilette, et qu’il n’avait pas le courage de le rappeler maintenant que ses mains contractées refusaient de le servir. Il répandit une demi-bouteille de parfum sur ses bottes vernies, et se barbouilla le visage avec une affreuse composition, dans laquelle il entrait de la cire, et qui devait, selon les promesses de l’étiquette, lui lisser la moustache sans la graisser. Il cassa un des pots de cristal de son nécessaire de toilette, et mit les morceaux de verre cassé dans la poche de son gilet par pure absence d’esprit. Il s’étrangla presque avec le col circulaire et inflexible dans lequel, en sa qualité de gentleman, il était de son devoir de s’emprisonner le cou, et il aurait pu se donner des coups sur la tête avec le dos d’ivoire de ses brosses à cheveux, dans son transport de colère contre sa chevelure courte et obstinée qui ne frisait qu’à l’envers. Quand il sortit enfin de sa chambre, ce fut plein de dépit, s’imaginant que tous les domestiques de l’hôtel connaissaient son secret et savaient parfaitement toutes les émotions de son cœur, et que le chien de Terre-Neuve lui-même, couché sur le pas de la porte, avait vent de la vérité, au moment où il leva sa grosse tête pour regarder le Capitaine, puis la laissa retomber presque aussitôt en bâillant d’un air de nonchalance et de dédain.

Bulstrode offrit une poignée de débris de verre cassé au cocher qui le conduisit à la falaise de l’Est ; ensuite, sans y faire attention, en remplacement de ce mode anormal de payement, il lui donna 15 shillings en monnaie d’argent.

— Il faut qu’il y ait eu deux ou trois tremblements de terre, et une éclipse de lune ou de soleil, ou quelque catastrophe analogue dans quelque partie du globe, — pensa-t-il, — car cette planète, qui va son petit bonhomme de chemin, me paraît toute bouleversée.

Le monde se limitait pour lui à Brighton et Brighton, c’était le clair de lune azuré, la mer aux lueurs blanchâtres, la lumière étincelante, éblouissante du gaz, la soupe au lièvre, la morue, les huîtres ; c’était, avant tout et surtout, Aurora. Oui, Aurora, qui portait une robe de soie blanche et une couronne d’or mat dans les cheveux, Aurora qui, ce soir-là, ressemblait plus que jamais à Cléopâtre, Aurora, qui souffrit que Mellish lui offrît le bras pour la conduire à table. Comme Talbot prit en haine la grosse figure blonde de l’habitant du comté d’York, et ses yeux bleus, et ses dents blanches, en apercevant les deux jeunes gens de l’autre côté d’une barrière de cristaux, de vaisselle d’argent, de fleurs, de bougies, de pots de cornichons et d’autres ingrédients !

— C’est une superbe occasion perdue, — se dit en aparté le Capitaine mécontent, oubliant qu’il n’aurait guère pu faire une déclaration à Mlle Floyd à table, pendant le dîner, au milieu du bruit des verres et des fourchettes, ayant à ses côtés un gros laquais poudré lui présentant un entremets ou une saucière pendant qu’il serait en train de poser la fatale question.

Le moment désiré vint quelques heures plus tard, et Talbot n’eut plus d’excuses pour différer.

Le temps était doux pour une soirée de novembre, et les trois fenêtres du salon étaient ouvertes du plancher au plafond. On avait du plaisir à fuir la brûlante lumière du gaz pour venir se reposer la vue sur la vaste étendue de l’Océan éclairé par la lune, parsemé çà et là d’une blanche voile, brillant dans l’ombre de la nuit. Bulstrode s’assit près d’une des fenêtres et se mit à contempler ce paisible spectacle, dont, je le crains bien, il appréciait très-peu la beauté. Il souhaitait que les convives s’éloignassent et le laissassent seul avec Aurora. Il était près de onze heures ; et il était grandement temps de s’en aller. Mellish, naturellement, n’allait pas manquer d’insister pour attendre Talbot ; c’était là une des choses qu’un homme devait endurer sans mot dire de la part d’une ancienne connaissance d’école. Tout Rugby pourrait tourner contre lui dans un jour ou deux et lui disputer les sourires d’Aurora. Mais Mellish était engagé dans une conversation très-animée avec Floyd, dans les faveurs de qui il était parvenu à s’insinuer avec une habileté consommée ; les invités se retirèrent un à un, et Aurora, se laissant aller à un bâillement indolent qu’elle prit peu la peine de cacher, vint se réfugier sur le large balcon en fer. Lucy était assise à une table à l’autre extrémité de la salle, feuilletant un livre illustré.

Bulstrode se rendit au balcon, et la terre cessa de tourner pendant dix minutes environ et toutes les étoiles du ciel répandirent leur lumière douce et azurée sur ce jeune homme à cette crise suprême de son existence.

Aurora était appuyée contre une mince colonnette en fer, regardant de côté la ville, et la mer au-delà de la ville. Elle était enveloppée dans une mante de soirée. C’était un vêtement qui n’était ni raide, ni apprêté, ni couvert de broderies, mais une ample draperie d’étoffe moelleuse de laine écarlate, comme Sémiramis elle-même aurait pu en porter.

— Elle a l’air de Sémiramis, — se dit Talbot. — Comment ce banquier écossais et son épouse du comté de Lancastre ont-ils fait pour avoir une Assyrienne pour fille ?

Il débuta brillamment, ce jeune homme, comme font les amants en général.

— Je crains que vous ne vous soyez fatiguée ce soir, mademoiselle Floyd, fit-il observer.

Aurora étouffa un bâillement en lui répondant.

— Je suis un peu lasse.

Ce n’était pas fort encourageant. Comment allait-il entamer un discours éloquent, quand elle pouvait s’endormir au beau milieu ? Mais il se détermina, se lança immédiatement en plein dans son sujet, et lui déclara qu’il l’aimait, qu’il avait lutté contre sa passion, qui était trop forte pour lui, qu’il l’aimait comme il pensait n’avoir jamais aimé créature au monde, et qu’il se jetait à ses genoux en toute humilité pour attendre de ses lèvres sa sentence de vie ou de mort.

Elle garda le silence quelques instants. La lueur de la lune éclairait son profil que le Capitaine pouvait voir distinctement, et ces lèvres si chères tremblaient visiblement. Puis, détournant à demi le visage, elle lui répondit par des paroles qui semblaient sortir lentement et péniblement d’un gosier étranglé. Cette réponse était-elle un refus ?

Ce n’était pas ce non que prononcent ordinairement les jeunes filles, qui veut dire oui le lendemain, ou qui signifie peut-être que vous ne vous êtes pas jeté a genoux dans un suffisant transport de désespoir ; non, ce n’était rien de ce genre ; mais une négation prononcée avec calme, avec réflexion, nettement, comme si elle eût craint de l’abuser en ajoutant une syllabe qui aurait pu laisser une ouverture par laquelle l’espérance eût pu se glisser dans le cœur du jeune homme. Il était refusé ! Pendant un instant, ce fut tout au plus s’il put y croire. Il était porté à s’imaginer que la signification de certains mots avait changé subitement, ou qu’il avait eu l’habitude de se méprendre toute sa vie sur leur sens, plutôt que de croire tout bonnement que ces mots signifiaient la dure vérité, c’est-à-dire que lui, Talbot Raleigh, Bulstrode de Bulstrode Castle, et d’origine saxonne, avait été refusé par la fille d’un banquier de Lombard Street.

Il garda le silence une demi-heure ou à peu près, à ce qu’il lui sembla, afin de se recueillir avant de reprendre la parole.

— Puis-je… oser m’informer, — dit-il (comme cette tournure de phrase avait l’air horriblement banal ! il n’aurait pu se servir d’une plus piteuse s’il se fût enquis d’un appartement meublé), — puis-je vous… demander si un attachement antérieur pour quelqu’un de plus digne…

— Oh ! non… non… non…

Cette réponse le surprit si subitement, qu’elle l’abasourdit autant que le refus qu’il venait d’essuyer.

— Et cependant votre décision est irrévocable ?

— Tout à fait irrévocable.

— Pardonnez-moi si je suis importun ; mais… mais M. Floyd a peut-être formé des vues plus élevées.

Il fut interrompu par un sanglot étouffé, et elle détourna le visage qu’elle cacha dans ses mains.

— Des vues plus élevées ! — dit-elle, — le pauvre cher vieillard ; non… non… assurément…

— Excusez-moi si je vous importune de ces questions, mais il est bien pénible de penser que, vous trouvant libre de vos affections, je ne puisse obtenir une ombre de probabilité sur laquelle je puisse bâtir une espérance pour l’avenir.

Pauvre Talbot ! Talbot, le logicien, le raisonneur serré, parlant de bâtir des espérances sur des ombres avec la stupidité d’un amoureux en délire !

— Il est bien dur de renoncer à la pensée que vous ne reviendrez jamais sur votre décision de ce soir, Aurora…

Il s’arrêta un instant sur son nom, d’abord parce qu’il était doux à prononcer, et, en second lieu, dans l’espoir qu’elle parlerait.

— Il est bien dur de me souvenir de l’échafaudage de bonheur que j’avais osé élever et de le voir renverser ce soir pour toujours.

Talbot oubliait complètement que, jusqu’à l’époque de l’arrivée de Mellish, il s’était continuellement prononcé contre sa passion et s’était mainte et mainte fois dit à lui-même qu’il serait un fou consommé s’il se laissait jamais séduire au point de faire sa femme d’Aurora. Il accomplissait la contre-partie de la fable du renard ; car il avait été disposé à faire la grimace aux raisins pendant qu’il les croyait à sa portée, et, maintenant qu’il ne pouvait plus les atteindre, il se figurait que jamais fruit si délicieux n’avait mûri pour tenter l’homme.

— Si… si… — dit-il, — mon sort eût été plus heureux… je sais combien mon père, le pauvre sir John, aurait été fier du choix de son fils aîné.

Comme il se sentait honteux de la mesquinerie de ce langage ! Il avait construit cette phrase adroite afin de rappeler à Aurora quel était l’homme qu’elle refusait. Il essayait de la séduire par l’appât de la baronnie dont il devait hériter en son temps. Mais elle ne fit aucune réponse à ce pitoyable appel. Talbot étouffait presque de mortification.

— Je vois… je vois… — dit-il, — que c’est sans espoir. Bonsoir, mademoiselle Floyd.

Elle ne se retourna même pas pour le regarder au moment où il quitta le balcon ; mais, enveloppée étroitement dans sa draperie rouge, elle se tint debout au clair de la lune, et des larmes muettes coulèrent lentement le long de ses joues.

— Des vues plus élevées !… — s’écria-t-elle amèrement, répétant une expression dont Talbot s’était servi ; — des vues plus élevées !… Dieu l’entende !

— Il faut que je vous dise bonsoir et adieu en même temps, — dit Bulstrode à Lucy en lui donnant une poignée de main.

— Adieu ?

— Oui, je quitte Brighton demain de bonne heure.

— Si subitement ?

— Mais, pas précisément subitement. J’ai toujours eu l’intention de voyager cet hiver. Puis-je faire quelque chose pour vous, au Caire ?

Il était si pâle, il avait l’air si froid, si malheureux, qu’elle eut presque pitié de lui ; pitié de lui, malgré la joie étrange qui lui gonflait le cœur. Aurora l’avait refusé, c’était parfaitement clair… elle l’avait refusé… lui !

Les doux yeux bleus de la jeune fille s’emplirent de larmes en pensant qu’un demi-dieu avait dû endurer pareille humiliation. Talbot lui serra tendrement la main dans la sienne qui était moite. Il put lire de la pitié dans ce tendre regard, mais il ne possédait pas de dictionnaire qui pût lui aider à en traduire le sens le plus caché.

— Vous souhaiterez le bonsoir pour moi à votre oncle, Lucy, — dit-il.

C’était la première fois qu’il l’appelait Lucy ; mais qu’importait maintenant ? Sa grande affliction le rangeait à part des autres hommes et lui donnait de tristes privilèges.

— Bonsoir, Lucy, bonsoir et adieu ! Je… j’espère vous revoir dans un an ou deux.

Le pavé de la falaise de l’Est semblait une couche d’air sous les bottes de Bulstrode lorsqu’il s’en retourna à grands pas vers l’hôtel du Vieux Vaisseau ; car, un fait particulier, c’est que, dans nos moments de trouble ou de joie extrême, il nous arrive de perdre entièrement conscience de la terre que nous foulons aux pieds et de flotter dans une atmosphère de sublime égoïsme.

Le Capitaine ne quitta pas Brighton le lendemain pour commencer son voyage pour l’Égypte. Il resta dans la ville d’eaux à la mode, mais il renonça résolûment au voisinage de la falaise de l’Est, et, comme le temps était humide, il alla faire une agréable promenade aux ruines de Shoreham, et, comme Shoreham est un joli endroit, il fut sans doute grandement ranimé par cet exercice.

En revenant, vers quatre heures, par le brouillard, le Capitaine rencontra Mellish tout près de la barrière de péage, en dehors de Cliftonville.

Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre comme frappés d’effroi.

— Où allez-vous donc ? — demanda Talbot.

— Je m’en retourne dans le comté d’York par le premier convoi partant de Brighton.

— Mais le chemin qui mène à la station n’est pas par ici !

— Non ; mais on est en train de mettre mes chevaux dans ma malle, et mes chemises partent par le convoi de bestiaux de Leeds, et…

Talbot éclata de rire, d’un rire rauque, amer, mais qui soulagea énormément la poitrine surchargée de ce gentleman.

— Mellish, — dit-il, vous avez fait une déclaration à Aurora Floyd.

L’habitant du comté d’York devint écarlate.

« Ce… ce… n’est pas bien de sa part de vous l’avoir répété, dit-il en balbutiant.

Mlle Floyd ne m’a jamais soufflé mot sur ce sujet. J’arrive à l’instant de Shoreham, et vous ne faites que de quitter la falaise de l’Est. Vous avez fait votre déclaration et vous avez été repoussé.

— Oui, — murmura John, — et c’est diablement dur, après lui avoir promis qu’elle entretiendrait tout un haras de chevaux de course, si elle le voulait ; qu’elle entraînerait autant de poulains que cela lui ferait plaisir pour le Derby ; qu’elle donnerait elle-même ses ordres à l’entraîneur, et que je ne m’en mêlerais jamais ; et… et… Mellish Park est un des plus beaux endroits du comté, et je lui aurais gagné un morceau de ruban bleu pour attacher ses jolis cheveux noirs.

— Ce vieux Français avait raison, — marmotta le Capitaine, — il y a une grande satisfaction à voir les malheurs d’autrui. Si je vais chez mon dentiste, j’aime à trouver un autre malade dans la salle d’attente ; et j’aime à me faire arracher ma dent le premier, puis à le voir me regarder d’un œil d’envie lorsque je sors de la salle de torture, sachant que ma peine est terminée, tandis que la sienne va avoir son tour. Adieu, Mellish, et que Dieu vous garde ! Vous n’êtes pas un trop mauvais diable, après tout.

Talbot se sentait presque gai lorsqu’il se rendit à son hôtel ; il mangea une côtelette de mouton à la sauce tomates et but une pinte de vin de Moselle à son dîner ; la nourriture et le vin le réchauffèrent, et comme il n’avait pas fermé l’œil la nuit précédente, il tomba dans un sommeil lourd et agité, et il rêva qu’il était au Caire (ou à un endroit qui aurait été cette ville, si ce n’avait été tantôt le château de Bulstrode, et tantôt un salon du club d’Albany), et qu’Aurora était avec lui ; elle était drapée dans la pourpre impériale, avec des hiéroglyphes sur le bord de sa robe, et elle portait une veste de satin blanc soutaché d’écarlate, comme il en avait vu aux écuyers du premier rang dans une grande course. Bulstrode se leva le lendemain de grand matin, avec la ferme intention de quitter le comté de Sussex par le convoi express de huit heures quarante-cinq minutes ; mais, tout à coup, se souvenant qu’il n’avait que faiblement manifesté sa reconnaissance à Floyd pour son cordial accueil, il se décida à faire le sacrifice de ses penchants sur l’autel de la politesse, et à aller encore une fois à la falaise de l’Est pour prendre congé du banquier. Une fois qu’il eut pris cette résolution, le Capitaine se serait volontiers hâté de se rendre à l’instant même chez Floyd ; mais, trouvant qu’il n’était que sept heures et demie, il fut forcé de mettre un frein à son impatience et d’attendre une heure plus convenable.

— Pourrais-je y aller à neuf heures ?… À peine… À dix ?… Oui, certainement, et je pourrai ensuite partir par le convoi de onze heures.

Il renvoya son déjeuner sans y avoir touché, et s’assit en regardant sa montre (il lui tardait de voir le temps s’écouler ; il était fou d’impatience), et cependant il s’échauffait et s’agitait de plus en plus à mesure que l’heure approchait.

À neuf heures trois quarts il mit son chapeau et sortit de l’hôtel.

M. Floyd est à la maison, — lui dit le domestique, — en haut, dans le petit cabinet, à ce que je pense.

Talbot n’attendit pas davantage.

— Vous n’avez pas besoin de m’annoncer, — dit-il, je sais où trouver votre maître.

Le cabinet était au même étage que le salon, et, arrivé près de la porte de cette dernière pièce, Talbot s’arrêta un instant. La porte était ouverte, le salon vide ; non, pas vide : Aurora y était, assise, le dos tourné de son côté, et la tête appuyée sur les coussins de son fauteuil. Il s’arrêta encore un instant pour admirer cette belle tête, qu’il ne voyait que par derrière, avec sa couronne de cheveux noirs si soyeux ; puis il fit un pas ou deux dans la direction du cabinet du banquier ; puis il s’arrêta de nouveau, puis il se retourna, entra dans le salon, et ferma la porte derrière lui.

Elle ne bougea pas lorsqu’il s’approcha d’elle, et elle ne répondit pas lorsqu’il balbutia son nom. Son visage était pâle comme celui d’une morte, et ses mains sans force, immobiles, pendaient sur les coussins du fauteuil. Un journal gisait à ses pieds. Elle s’était tranquillement évanouie pendant qu’elle était là toute seule, et il n’y avait personne pour lui faire reprendre ses sens.

Talbot jeta les fleurs qui étaient dans un verre sur la table, et répandit des gouttes d’eau sur le front d’Aurora ; ensuite, roulant son fauteuil près de la fenêtre ouverte, il lui mit le visage à l’air. Au bout de deux ou trois minutes, elle commença à trembler violemment ; un moment après, elle ouvrit les yeux et le regarda ; en même temps, elle porta ses mains à sa tête, comme si elle essayait de se souvenir de quelque chose.

— Talbot, — dit-elle, — Talbot.

Elle l’appelait par son nom de baptême, elle qui, trente-cinq heures auparavant, lui avait froidement interdit d’espérer.

— Aurora !… — s’écria-t-il, — Aurora !… je venais faire mes adieux à votre père ; mais je me trompais moi-même. Je suis venu vous demander encore une fois, une fois pour toutes, si votre décision d’avant-hier soir est irrévocable.

— Dieu sait si j’ai pensé qu’elle l’était quand je l’a prononcée…

— Mais elle ne l’était pas ?

— Désirez-vous que je la révoque ?

— Si je le désire ?… si je…

— Puisque vous le voulez réellement, je la révoquerai ; car vous êtes un homme brave et honorable, Capitaine Bulstrode, et je vous aime beaucoup.

Dieu sait dans quelles exaltations il serait tombé ; mais elle leva la main comme pour lui dire : « Assez pour aujourd’hui, si vous m’aimez, » et elle sortit précipitamment de la salle. Il avait accepté la coupe de bang que la sirène lui avait offerte, et il l’avait bue jusqu’à la lie ; il était enivré. Il se jeta dans le fauteuil sur lequel Aurora s’était assise, et, dans la distraction de sa joyeuse ivresse, il ramassa le journal qui était étendu à ses pieds. Il frissonna malgré lui en regardant le titre : c’était le Bell’s Life. C’était un numéro sale, chiffonné, maculé de taches de bière, et répandant une odeur infecte de mauvais tabac. Il était adressé à Mlle Floyd ; l’adresse était écrite dans un griffonnage et avec une orthographe qui aurait déshonoré un garçon de cabaret.

« Mamzelle Floyd
« Fell dun wodes,
« Kentg. »

Le journal avait été renvoyé à Aurora par la femme de charge de Felden. Talbot jeta avidement les yeux sur la première page ; elle était presque entièrement remplie d’annonces (et quelles annonces !) mais, dans une colonne, il y avait un article intitulé :

Affreux accident en Allemagne.
Mort d’un jockey anglais.

Bulstrode ne sut jamais pourquoi il lut le récit de cet accident. Ce n’était aucunement intéressant pour lui, attendu que c’était le compte-rendu d’une course au clocher en Prusse, dans laquelle un jockey anglais et un cheval français avaient été tués. On exprimait de vifs regrets pour la perte du cheval, mais aucun pour celle de l’homme qui le montait, et qui, disait-on, était très-peu connu dans le monde du sport ; mais, dans un paragraphe un peu plus bas, on ajoutait ce renseignement, qu’on s’était évidemment procuré au dernier moment :

Le jockey se nommait Conyers.