Augustin Thierry d’après sa correspondance/02

Augustin Thierry d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 146-178).
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AUGUSTIN THIERRY
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE ET SES PAPIERS DE FAMILLE

II. [1]
UNE RÉVOLUTION EN HISTOIRE


V. — DE LA POLITIQUE A L’HISTOIRE

Michelet est allé de l’histoire à la politique ; la politique, au contraire, conduisit Augustin Thierry à l’histoire. Son œuvre doit naître des intérêts de parti, des passionnés débats qui agitent la France de la Restauration. Il va faire de la polémique avec l’antagonisme des Francs et des Gaulois ; il cherchera dans les vieux livres un arsenal d’armes nouvelles contre le gouvernement.

Par Saint-Simon, Augustin Thierry avait été mis en rapport avec MM. Comte et Dunoyer, les propriétaires du Censeur, auquel le philosophe réservait fréquemment en un style cacophonique la primeur de ses idées. En même temps et sous la même égide, il était entré dans la société des hommes dévoués, prosélytes et bailleurs de fonds qui formaient l’entourage du réformateur : Ternaux. Laffitte, Vital-Roux, Delessert, Basterrèche. Lorsqu’il rompit avec son maître, il conserva leur estime et leur affection. Comte et Dunoyer accueillirent donc volontiers une recrue si chaudement recommandée, dont ils appréciaient la valeur et l’attachèrent à leur recueil en qualité de rédacteur politique.

Fondé au mois de juin 1814, le Censeur, ou pour lui donner son titre complet, le Censeur ou examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider la constitution de l’État, avait tout de suite pris la première place parmi les organes d’opposition qui défendaient les doctrines libérales. Interdit et mis au pilon en 1815, le recueil devenu Censeur européen venait de ressusciter au mois de février 1817, à la faveur des tendances modérées affirmées par le cabinet Richelieu. Il s’imprimait rue Gît-le-Cœur, portait en épigraphe ces deux mots : Paix et Liberté et se proposait de combattre « l’influence du sabre sur la logique, de la moustache sur la raison. »

Dans la préface de Dix ans d’Études historiques, Augustin Thierry nous définit très exactement son état d’esprit et ses aspirations à cet instant décisif de sa carrière. « A la haine du despotisme militaire, fruit de la réaction contre le régime impérial, se joignait en moi une profonde aversion des tyrannies révolutionnaires et, sans aucun parti pris pour une forme quelconque de gouvernement, un certain dégoût pour les institutions anglaises dont nous n’avions alors qu’une odieuse et ridicule singerie. » Ne pouvant, à cause des lois sur la presse, en risquer la démonstration, il résolut, par un détour subtil, d’étudier l’histoire d’Angleterre et, grâce à ce subterfuge, tirer d’événements en apparence étrangers les conséquences qu’un lecteur perspicace pourrait appliquer au royaume.

Au collège de Blois déjà, sous la direction de M. Mieg, Augustin Thierry avait réussi à pousser assez avant ses études en anglais. Un heureux concours de circonstances va lui permettre de se perfectionner dans cette langue. Sur les bancs de l’Ecole de Droit, Amédée Thierry s’était lié d’amitié avec un jeune Londonien qui l’avait présenté à son père. A son tour, il s’était empressé d’introduire son aîné dans la maison de M. George Morisson.

Venu en France pour la santé de son fils, accueilli avec faveur au plus fort de cette vague d’anglophilie qui déferlait sur le pays, au lendemain de Waterloo, celui-ci, ancien oxonien, était un homme savant et cultivé. Il s’intéressa aux deux frères. Plusieurs fois la semaine, son appartement de la rue Saint-Florentin se transformait en foyer d’études où il révélait et commentait à ses auditeurs les historiens anglais du XVIIIe siècle. En même temps qu’il pénétrait leur pensée, Augustin Thierry découvrit ainsi Gibbon, Robertson et Hume. Ce dernier surtout, et son History of England, l’enthousiasmèrent : « Je fus frappé d’une idée qui me parut un trait de lumière et je m’écriai : « Tout cela date d’une conquête ; il y a une conquête là-dessous. » Sur le champ, il conçut le projet de tracer à ce nouveau point de vue le tableau des Révolutions d’Angleterre. La première partie de cette esquisse, son début en histoire, parut bientôt dans le tome IV du Censeur européen.

Pour bien comprendre et apprécier les intentions de l’écrivain, il faut se reporter par la pensée aux événements qui se déroulent alors en France, aux luttes politiques dont la Chambre est le théâtre quotidien. À cette lumière des faits, le parallélisme d’allusions apparaît manifeste. Sous prétexte d’Angleterre, rien ne manque à ce transparent rappel, ni 1789, ni l’établissement de l’Empire, ni le retour des Bourbons : l’auteur laissait seulement au lecteur à deviner la conclusion obligatoire qui devait être la Révolution de 1688.

Augustin Thierry allait encore dépasser ces audaces et son heureuse témérité devait le mener à découvrir les origines de l’histoire moderne. Sous le couvert du passé, son intention persistait d’exprimer des vérités actuelles. A l’exécution, ce dessein limité devait singulièrement s’élargir et le conduire au système historique dont l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands sera la première vérification expérimentale, et la seconde, l’Essai sur la formation du Tiers-État. Afin de le mieux remplir, le chercheur s’enfonça dans une suite de lectures sur la constitution de l’ancienne monarchie et sur les institutions du moyen âge, dépouillant les jurisconsultes, les feudistes, les commentateurs du droit coutumier. De proche en proche, cet examen l’amena, jusqu’au Glossaire de Du Cange, en pleine érudition philologique.

En même temps, confrontant les textes originaux avec la mise en œuvre des écrivains modernes, il put constater que nul d’entre eux n’avait compris les temps qu’ils prétendaient à retracer. La superposition des races sur un même sol avait échappé à la plupart et tous, de parti pris, avaient travesti les faits, dénaturé les caractères. Dès lors, avant Sismondi, avant Guizot, Augustin Thierry voulut, suivant son expression, planter pour la France du XIXe siècle le drapeau de la réforme historique : « Guerre aux écrivains sans érudition qui n’ont pas su peindre ; guerre à Mézeray, à Vely, à leurs continuateurs, à leurs disciples ; guerre enfin aux historiens les plus vantés de l’école philosophique, à cause de leur sécheresse calculée et de leur dédaigneuse ignorance des origines nationales. »

Si c’était une révolution en histoire, c’en était une également dans la manière et la méthode de celui qui la proclamait.

A ses débuts, en effet, si l’auteur des Révolutions d’Angleterre songe à devenir historien, c’est précisément à la façon des écrivains de l’école philosophique, pour abstraire du récit un corps de preuves et d’arguments systématiques, pour démontrer sommairement, non pour raconter en détail. Sous l’influence de ses dispositions nouvelles, son style va dépouiller une certaine raideur première, sa narration devenir plus continue, se colorer de nuances locales et individuelles. En un mot, sous l’uniformité de convention et le vernis de fausse élégance dont on avait recouvert quinze siècles de nos traditions nationales, retrouver le véritable aspect des temps, caractériser les époques, rendre à chacune sa physionomie propre, telle est la tâche que se donne ce novateur de vingt-cinq ans. Si nous n’avons garde aujourd’hui de confondre la cour de Louis XV avec celle du roi Dagobert, c’est à lui que nous en sommes redevables.

Les signes d’un tel changement s’observent déjà, dans les articles de 1819 ; ils sont plus apparents encore dans ceux de 1820, surtout dans cette Histoire de Jacques Bonhomme, d’une facture si vigoureuse et serrée. « L’éclat des vieilles chroniques, a dit excellemment Brunetière, l’éclairé çà et là de sombres reflets : elle fait penser à Tacite. C’est la mise en pied d’un personnage vivant, d’un héros d’infortune dont les souffrances séculaires se déroulent d’un conquérant à un conquérant, de César à Napoléon. »

Ce serait tracer un tableau incomplet de l’œuvre de journaliste d’Augustin Thierry que passer sous silence ses autres articles du Censeur européen. Avec la liberté rendue aux journaux, le recueil de Comte et Dunoyer s’était transformé, le 15 juin 1819, en organe quotidien. Un comité de rédaction où figurent, à côté de ses fondateurs, Châtelain, Auguste Comte, Paul-Louis Courier, Lami, Jouaust, Odilon Barrot, J -B. Say, va lui imprimer un accent de plus en plus prononcé d’amertume et de sarcasme dans la discussion des idées. Parmi cette savante pléiade, l’ancien secrétaire de Saint-Simon sut d’emblée conquérir la première place. Son activité est inlassable. Il est en quelque sorte la cheville ouvrière du journal où il joue ce qu’on appellerait aujourd’hui les grandes utilités. Malheureusement il comptait sans la censure. Dans le furieux mouvement de réaction qui suivit l’assassinat du duc de Berry, « tué par une idée libérale », disait la Quotidienne, celle-ci venait d’être rétablie. Un de ses premiers actes fut de provoquer la suppression du Censeur Européen.


VI. — L’ACCUEIL DE LA SOCIETE LIBERALE

On s’imagine volontiers que le ton si haut monté, si brutal, parfois si grossier, des polémiques d’aujourd’hui est un phénomène antérieurement inconnu dans l’histoire de la presse française. C’est une erreur. Lorsqu’on parcourt les collections de journaux de la Restauration, on s’aperçoit que nos « aboyeurs » actuels les plus furibonds n’ont rien inventé. On s’injuriait, on se vilipendait, on se bafouait du camp libéral au « parti prêtre » avec le même acharnement, la même rage, les même délices raffinées qu’à présent. Houspillées, malmenées par lui, les feuilles royalistes ripostèrent de leur encre la plus corrosive au « jeune Augustin Thierry », ainsi qu’elles le qualifiaient dédaigneusement. Certain jour d’octobre 1818, pris à partie de façon plus acerbe encore que de coutume, celui-ci dépêcha comme témoins à l’insulteur son frère Amédée en compagnie d’Arnold Scheffer. Il tirait alors agréablement le pistolet et s’entraînait à l’escrime chez un ex-prévôt de la Garde nommé Deschamps. L’adversaire était moins belliqueux que sa prose. Il invoqua ses principes et l’affaire n’eut pas de suite.

En revanche, la fougueuse campagne dans laquelle il prodiguait avec tant d’éclat les ressources de son talent avait mérité au leader politique du Censeur la confiance et l’amitié de tous les gros bonnets de l’opposition. Au lendemain des élections de 1817, Augustin Thierry avait accepté les propositions de Laffitte qui lui offrait deux cents francs par mois pour écrire ses discours d’apparat. Sic vos non vobis : nombre de périodes les plus éloquentes du banquier homme d’Etat furent ainsi composées loin de la rue Cérutti par son collaborateur anonyme. A. Thierry recevait également quinze cents francs par an de Basterrèche pour la même besogne oratoire.

Sa naissante renommée lui valait en outre de nouer les plus flatteuses relations. En 1820, Villemain l’avait introduit chez la duchesse de Duras. Auparavant, nous le trouvons en rapports avec le duc Victor de Broglie qui le recevait volontiers rue d’Anjou. Outre les débris de l’ancien salon de Staël : La Fayette, Benjamin Constant, de Custine, Mathieu de Montmorency, les chefs de l’opposition parlementaire et la jeune aristocratie libérale fréquentaient cette accueillante maison où les doctrinaires tenaient ordinairement le dé. Les « sages » du parti : Royer-Collard, Guizot, de Serres, Camille Jordan, s’y rencontraient avec Molé, Decazes, Ch. de Rémusat, de Barante, Beugnot. Un essaim d’élégantes jeunes femmes, Mmes de Castellane, Anisson, de Sainte-Aulaire, égayaient ces réunions de leur présence, où leur babil mondain tempérait la gravité des conversations politiques. Énigmatique et distant, Talleyrand faisait de loin en loin une fugitive apparition.

À son tour, Augustin Thierry avait amené son frère, entré depuis peu à la Minerve. Le jeune homme sut intéresser le marquis de Sainte-Aulaire, à la famille duquel la plus étroite amitié ne cessa point de l’unir jusqu’à sa mort. Chaleureusement recommandé par ce bienveillant protecteur auquel se joignirent les Broglie, le prince de Talleyrand lui confia en 1818 l’éducation de ses enfants.

Quand venaient les vacances, les fils de Jacques Thierry allaient le plus souvent les passer près de leurs parents, dans la maison de la rue des Violettes. La réputation un peu tapageuse de l’aîné l’accompagnait dans sa petite ville. Lorsqu’ils l’apercevaient rue Porte Chartraine ou rue Pierre de Blois, les bonnes gens se montraient d’un air scandalisé « le fils du père Thierry, ce gros bonhomme à la redingote verte » qui se mêlait d’écrivailler, et haussaient dédaigneusement les épaules. Demeurée très pieuse, la pauvre Mme Thierry gémissait de voir son Augustin bien-aimé renoncer à ses dévotes habitudes d’enfance, implorait la Vierge et les saints pour le salut compromis de son âme.

Sur les bords de la Loire, les deux frères retrouvaient de chères affections, compagnons d’enfance ou camarades de collège. C’étaient alors d’amusantes parties dans les forêts de Russy et de Chambord, aux ruines du Mesnil d’Orchaise, en cette vallée de la Cisse qu’a chantée Ronsard. Augustin Thierry, que les infirmités ne gagnaient pas encore*, dépouillait sa gravité précoce pour se révéler joyeux boute-en-train. Une miniature de famille montre à cette époque les traits fins d’un jeune homme de vingt-cinq ans, aux cheveux annelés, aux yeux noirs légèrement embués de rêverie, le col engoncé dans la haute cravate, perdu entre les parements d’une de ces étonnantes redingotes « fumée de Londres, » dernier cri de la mode en 1820.

Plusieurs châtelains des environs, attachés aux idées libérales, les Beaucorps-Créqui, les Belot, les Bouville, recevaient également chez eux un jeune compatriote, espoir de leur parti. Mais de toutes les demeures qui s’ouvraient à lui, celle où revenait le plus volontiers Augustin Thierry était le domaine de Pempenneau, propriété du savant juriste Par-dessus. Le député de Loir-et-Cher, l’éditeur de la Loi Salique, possédait la une maison des champs dont, bien des années plus tard, l’auteur des Récits des Temps Mérovingiens se plaisait toujours à évoquer le décor : « la vaste bibliothèque, les parterres de roses rouges et les allées de grands peupliers, peut-être morts aujourd’hui, l’un des derniers spectacles qu’aient contemplés mes yeux. »

Prosélyte ardent de La Fayette, il se montrait naturellement fort assidu auprès de son chef et de son modèle[2]. Il compte donc parmi les habitués du salon La Fayette, fait de fréquents séjours à la Grange.

La Grange-Bléneau ! ce nom est presque oublié aujourd’hui ; en 1820, il sonnait comme une fanfare de bataille aux oreilles de toute une génération. Des bouches éloquentes le prononçaient avec respect. C’était alors l’arche sainte, le temple consacré du libéralisme. Le général s’y était retiré en 1799 pour se consacrer à l’élevage. Il menait là une vie en apparence toute patriarcale, absorbé par le soin de ses troupeaux. En réalité, c’est de La Grange que partira, sous la Restauration, le signal des coups de main et des complots. Outre sa famille et ses proches : les Destutt de Tracy, les Lasteyrie, les Ségur, les Maubourg, les Perrier, il se plaisait à héberger ses meilleurs amis d’Amérique ou de France ; Jérémie Bentham, le général Carbonnel, les Broglie, les Laubépin, auxquels se joignaient à l’occasion des hôtes plus jeunes et moins notoires, distingués par lui, pour leurs talents ou leur convictions : George Ticknor, Ary Scheffer, Victor Jacquemont, Augustin Thierry. Excursions, piques-niques, parties de chasse ou de pêche, tous les plaisirs de la campagne réunissaient, pendant le jour, les invités de l’aimable demeure. Puis, le soir venu, dans le fameux salon blanc et nankin, encombré de souvenirs et de reliques, la conversation générale s’engageait sur quelque sujet d’histoire, de morale ou de philosophie.

Les impressions ressenties à La Grange comptent parmi les plus chères qui soient restées gravées dans le cœur et dans la mémoire d’Augustin Thierry. Jusqu’à son dernier jour, il leur garde un souvenir ému, plein de reconnaissance et de vénération. Bien des années plus tard, en 1853, incliné déjà vers la tombe, il écrit à Mme de Lasteyrie, en lui adressant l’Essai sur le Tiers-Etat :

« Je me sens heureux et fier à la fois, madame, de ce que vous trouvez dans mon livre des choses qu’aurait approuvées l’homme dont j’ai tant aimé et tant admiré le caractère. C’est à La Grange que j’ai fait mes études de moralité civique et jusqu’à mon dernier souffle, je serai fidèle aux principes de cette grande et noble école qui ne périra pas, quoi qu’il en soit des apparences d’aujourd’hui. Nous avons commis de grandes fautes ; il nous faut les expier avec résignation, mais aussi avec espérance. Adieu, madame, je vous remercie de l’émotion douce que m’a causée votre lettre. »

Parmi les amitiés nouées par Augustin Thierry chez La Fayette, il faut nommer en première ligne, avec ce charmant et romanesque Victor Jacquemont, le premier explorateur du Thibet, bientôt disparu, la famille Destutt de Tracy. Le commentateur de Montesquieu, l’auteur des Eléments d’Idéologie, exerça sur son esprit un ascendant philosophique dont on peut retrouver la trace dans les Lettres sur l’histoire de France, particulièrement dans la seconde qui traite de la méthode historique. De son côté, le successeur de Condillac appréciait fort un auditeur à la pensée déjà mûrie par le travail. Il l’attira dans cette maison d’Auteuil qu’il habitait, où vivait la mémoire d’Helvétius et de Cabanis, le reçut également dans l’Allier, en son manoir bourbonnais de Paray-le-Fraizil.

Paray-le-Fraizil, c’est la Grange en petit. Même société, mêmes savantes causeries, même idéal de liberté. L’opposition toutefois s’y montre plus discrète, plus mesurée, moins agressive et directe. Destutt appartient au groupe doctrinaire auquel répugnent les coups de force.

A Paray, il mêle au milieu des siens une existence à la fois mondaine et familiale. L’ainée de ses filles, Emilie, est devenue Mme Georges de La Fayette ; Victor, son fils, a épousé la veuve du général Letort, la très belle, savante et spirituelle, Mary Newton qui nous a laissé sur la vie et les travaux de son beau-père une remarquable notice, dont le salon comptera sous Louis-Philippe parmi les cénacles littéraires et politiques les plus brillants de Paris. Des hôtes choisis : le comte Louis de Narbonne, Beugnot, Daunou, Guizot, viennent fréquemment apporter dans la retraite du philosophe les nouvelles de la cour et de la ville, l’écho souvent tumultueux des événements.


VII. — LES LETTRES SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

Le Censeur Européen brutalement supprimé, Augustin Thierry voyait disparaître l’instrument de la révolution historique dont il rêvait d’être le héraut. Il recourut à ses amis ; La Fayette et Destutt de Tracy l’adressèrent à Kératry, directeur du Courrier Français, qui s’empressa d’agréer sa collaboration.

Le Courrier Français n’était point, comme le Censeur Européen, une feuille de combat hostile à la monarchie, mais l’organe des Doctrinaires où ils formulaient une opposition strictement constitutionnelle, cherchant dans une éloquente autant qu’incertaine métaphysique à réconcilier les deux Frances dressées l’une contre l’autre : celle de l’Ancien Régime et celle de la Révolution. Pareil journal, ménageur de toutes susceptibilités, ennemi de toute véhémence, partisan des demi-teintes et des précautions discrètes, était aussi peu que possible le levier expédient que rêvait pour sa grande réforme l’esprit belliqueux d’Augustin Thierry. Il devait bientôt s’en apercevoir.

Il avait fait agréer par M. de Kératry le projet d’une suite de Lettres sur l’Histoire de France. Originellement, elles devaient être données en « variétés »tous les dimanches ; dès la troisième, elles s’espacèrent fort irrégulièrement de juillet à octobre 1820.

La première, — véritable et hardi manifeste, — parut le 23 juillet. Pour l’auteur, la croisade ainsi entreprise avait un double caractère. Elle était scientifique, elle était également politique : scientifique, car l’écrivain prétendait éclairer les faits du passé de leur véritable jour et donner aux hommes des vieux âges leurs caractères, leurs costumes, leur langage ; politique, car il poursuivait la réhabilitation de ces classes moyennes, de ces vaincus qui n’avaient eu dans le passé que silence et dédain et opposait leur histoire à l’histoire trop vantée des nobles et des conquérants.

Dès l’apparition du scandaleux libelle, ce fut une clameur de haro dans toute la presse royaliste. Dans sa fureur, elle dénonça l’« insolent pamphlétaire » à la vindicte des lois, réclama, pour l’exemple, une sévère condamnation. « C’est là, s’écriait le Drapeau Blanc, une des plus coupables tentatives de l’esprit d’opposition, c’est porter une criminelle atteinte à la dignité sacrée du trône, en lui retranchant cinq siècles d’existence, c’est prêcher la guerre civile, chercher à armer les Français les uns contre les autres. Pour beaucoup moins Fréret a été mis à la Bastille. Nous requérons une salutaire rigueur. »

Augustin Thierry ne fut pas envoyé à Sainte-Pélagie, mais la Censure s’acharna contre lui. Sa quatrième lettre sur les Histoires de France de Mézeray, Daniel et Anquetil fut interdite ; de larges coupures mutilèrent les suivantes. Des plaintes se multiplièrent signées de lecteurs mécontents. Le circonspect Kératry s’émut, craignit une désertion d’abonnés. Par surcroît, il subissait l’ascendant de Jouy, et l’auteur oublié de la Vestale, libéral en politique, demeurait traditionnaliste en histoire, admirateur d’Anquetil et de son école. Le rédacteur en chef et son conseiller mandèrent Augustin Thierry pour le prier de choisir un sujet moins dangereux. Aux observations qu’on lui présentait, Augustin Thierry répondit par un refus, rompit avec le Courrier au mois de janvier 1821. L’œuvre du polémiste était close, celle de l’historien commençait.

Qu’allait-il essayer, quel sujet aborder ?… D’honorables scrupules le rendaient hésitant ; toutefois sa résolution fut bientôt arrêtée. « Je me rendais compte du peu de maturité qu’avaient alors mes études sur l’Histoire de France… mais si je me jugeais faible de ce côté, j’avais déjà confiance dans mes vues sur l’Histoire d’Angleterre. » Ainsi l’idée germée en sa tête dès 1817, longuement méditée depuis lors, le ramenait à l’objet de ses premiers travaux. Désireux de mettre en lumière cette théorie de la conquête qui lui paraissait dominer les temps modernes, il décida d’écrire l’histoire de la plus récente, la conquête normande au XIe siècle. Mais, là ne se bornait pas son projet. Lui qui dans ses Lettres au Courrier venait d’attaquer avec tant de vivacité les anciens auteurs de l’Histoire de France, il allait chercher à réaliser la réforme qu’il sollicitait. Laisser de côté les formules conventionnelles et les imitations de l’antiquité, s’efforcer de trouver le beau au cœur même de la barbarie du Moyen-Age, faire jaillir l’intérêt dramatique du contraste des mœurs et du choc des caractères, en un mot, créer un art nouveau, tel était le problème qu’il s’imposait, l’« épopée » qu’il voulait construire.

Il nous a laissé lui-même un émouvant et poétique récit des difficultés qu’il eut à vaincre et de l’enthousiasme qui l’enfiévrait. « Le catalogue des livres que je devais lire et extraire était énorme ; et comme je ne pouvais en avoir à ma disposition qu’un très petit nombre, il me fallait aller chercher le reste dans les bibliothèques publiques. Au plus fort de l’hiver, je faisais de longues séances dans les galeries glaciales de la rue de Richelieu, et plus tard, sous le soleil d’été, je courais dans un même jour de Sainte-Geneviève à l’Arsenal et de l’Arsenal à l’Institut. Les semaines et les mois s’écoulaient rapidement pour moi au milieu de ces recherches préparatoires, où ne se rencontrent ni les épines ni les découragements de la rédaction ; où l’esprit, planant en liberté au-dessus des matériaux qu’il rassemble, compose et recompose à sa guise et construit d’un souffle le modèle idéal de l’édifice que plus tard il faudra bâtir pièce à pièce, lentement et laborieusement. En promenant ma pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes et qui me présentaient pour ainsi dire à nu les temps et les hommes que je voulais peindre, je ressentais quelque chose de l’émotion qu’éprouve un voyageur passionné a l’aspect du pays qu’il a longtemps souhaité de voir et que souvent lui ont montré ses rêves. »

Cette année 1821 est, vraiment pour Augustin Thierry l’année charmante où il se plonge et s’absorbe tout entier dans l’extase du passé. Il n’interrompt son dépouillement opiniâtre des textes, que pour lire et relire encore Walter Scott qu’il admire profondément. Les événements politiques les plus graves se succèdent sans l’émouvoir. Le meilleur de son âme est ailleurs ; il semble vraiment n’y point assister. Un instant, à la demande d’illustres amitiés, il se fait cependant affilier à la Charbonnerie, mais il ne parait jamais à la Vente, et retourne bien vite à ses chers in-folios.

Toute passion sincère réclame son confident ; Claude Fauriel était devenu celui d’Augustin Thierry. Il l’avait rencontré chez les Tracy à Auteuil, puis retrouvé dans une maison amie où fréquentait assidûment son frère. Écossaise, restée veuve de bonne heure, Mrs Clarke était depuis longtemps fixée en France avec ses deux filles Eléanor et Mary. Bien que leur fortune fût médiocre, ces dames se plaisaient à recevoir, appréciées et répandues dans le monde intellectuel. On les aimait chez Mme Récamier ; Manzoni, lorsqu’il venait à Paris, Thiers, Guizot, Mignet, Cousin, Villemain, J.-J. Ampère acceptaient volontiers leurs invitations. L’aînée des misses Clarke, après son mariage avec un membre du Parlement britannique, Mr. Frewen Turner, était retournée en Angleterre ; mais la seconde, Mary, intelligente, lettrée, pleine de verve et de vivacité, demeurait l’âme du salon maternel.

Les extraits d’une longue correspondance publiée dans cette Revue par Edouard Rod ne laissent aucun doute sur la nature du sentiment qui l’attachait alors à Amédée Thierry. Liaison orageuse et roman vite interrompu. Fougueusement éprise d’indépendance, déjà « féministe » d’orgueil et de revendications, Mary reproche aigrement à son partenaire son activité, son ambition, disons le mot, son arrivisme et de « se faire une machine toute tendante à un but. » Elle va lui donner bientôt un successeur dans la personne même de Fauriel et ce sera le grand amour décevant et passionné de sa vie, qui ne l’empêchera pas d’ailleurs, après la mort du bien-aimé, d’épouser sur le tard l’orientaliste Jules Mohl.

Bien qu’il n’eût alors presque rien publié, l’ancien secrétaire de Fouché, l’ami de Mme de Staël, exerçait dans les milieux de pensée une influence considérable. On l’y choisissait comme un oracle consultant, dont les conseils étaient généralement écoulés et suivis. Esprit original et hardi, d’une curiosité universelle, d’une subtile pénétration de vues, il justifiait cette flatteuse confiance par l’exactitude, la variété de ses connaissances, la sagesse avertie, judicieuse et fine de sa critique. Qui ne sait au surplus qu’il fut en France l’un des promoteurs du romantisme, le restaurateur avec Raynouard des lettres provençales et le créateur de l’étude comparée des langues ? Augustin Thierry a rendu un chaleureux et délicat hommage public au savant « en qui la sagacité, la justesse d’esprit et la grâce de langage semblent s’être personnifiées[3]. » Nous n’avons donc pas à répéter après lui ce qu’il dut à ce commerce intime de l’esprit et du cœur, au cours de ces entretiens qui fortifiaient son courage, des longues promenades à deux où s’élargissait l’horizon de ses idées.

Il s’agissait à présent de débrouiller, d’ordonner et mettre en œuvre l’immense assemblage des matériaux accumulés. En 1822, commença le travail de rédaction. L’auteur projetait d’allier au mouvement épique des historiens grecs et latins la naïveté de couleur des légendaires et la raison sévère des écrivains modernes. Besogne malaisée, perfection difficile à obtenir. Enfin, après trois années encore d’un labour incessant, le livre si longtemps rêvé parut au printemps de 1825[4]. Son auteur avait dû en abandonner les droits pour dédommager l’éditeur des innombrables et coûteuses corrections prodiguées sur les épreuves.

« L’Epopée des vaincus, » comme on l’a surnommée, est l’un des classiques de l’histoire au XIXe siècle. Dans sa forme narrative, elle est, comme on sait, l’ample développement d’une théorie : la perpétuité des conflits entre les races, la durée de l’influence d’une conquête sur l’état social et politique d’une nation. Depuis cent ans bientôt, admirations et critiques ne lui ont pas manqué. L’Histoire de la Conquête demeura toujours son œuvre de prédilection, l’enfant chéri de sa pensée. Il la corrigea, la remania sans cesse avec la plus émouvante bonne foi, à la recherche passionnée du vrai, et la mort vint le frapper sur la brèche au milieu d’une révision suprême.

Le succès du livre à son apparition fut considérable. Quatre éditions tirées en moins de trois ans en demeurent l’incontestable témoignage Toutes les feuilles libérales, les grands recueils littéraires, la Revue Britannique en tête, lui consacrèrent des articles d’admiration. « M. Thierry, écrivait Sismondi, a réussi à nous révéler des passions, des espérances, des souffrances, un enchaînement de causes et d’effets que personne n’avait jamais soupçonnés avant lui[5]. » L’historien, d’emblée, conquit la grande gloire. Il prit rang parmi ces « maréchaux de lettres » pour lesquels Balzac revendiquera la primauté dans le pays.

Augustin Thierry savourait l’ivresse de ce grand triomphe quand un malheur épouvantable vint s’abattre sur lui. Un jour, au courant d’une longue et fatigante correction d’épreuves, il s’aperçut qu’il venait de perdre la vision de l’œil gauche. Usée par une surexcitation physique et morale perpétuelle, par un excès de travail de cinq ans, sa vue allait s’éteindre à jamais.

Depuis 1822, sa santé, toujours délicate, s’était gravement altérée. La maladie avait insidieusement débuté par des crises de gastralgie, des troubles du rein, une diminution de la sensibilité cutanée, bientôt aggravée d’embarras fonctionnel des membres. Il lui devenait malaisé de boutonner ses habits ; la marche se faisait irrégulière et saccadée. Duchenne de Boulogne et Trousseau n’avaient pas encore étudié l’ataxie locomotrice progressive, déterminé ses prodromes et son évolution. Les médecins consultés, Esparon, Louis, Lerminier diagnostiquèrent cependant une altération des centres nerveux, prescrivirent des applications répétées de ventouses sur la colonne vertébrale. Surtout, ils ordonnèrent le repos immédiat, la cessation absolue de tout labeur intellectuel. Augustin Thierry était en pleine composition de la Conquête ; il subit les remèdes, mais dédaigna les avertissements. L’implacable affection, dès lors, précipita ses ravages. En 1823, apparaît le « signe d’Argyll-Robertson, » l’abolition des réflexes pupillaires, accompagné de phénomènes prononcés d’amaurose. Au mois de juin, le malade se trouvait pour quelques jours à Blois : — « C’est étonnant, dit-il, s’arrêtant devant le jardin de l’Evêché, voilà les acacias dont j’ai bien souvent admiré les grappes blanches… à présent elles sont roses.. »

Hélas ! elles étaient toujours blanches, mais ses yeux congestionnés ne les apercevaient plus qu’à travers un nuage sanguin.

Les atroces douleurs fulgurantes du tabès le torturaient, sillonnant les membres inférieurs, remontant du tronc jusqu’à la face ; les yeux s’obscurcissaient, la lecture et l’écriture devenaient de jour en jour plus difficiles. Courbé sur sa tâche avec une abnégation surhumaine, l’héroïque travailleur s’obstinait contre la souffrance. Ayant consenti le sacrifice de sa vie, il implorait seulement la Providence de lui laisser achever son œuvre.

À l’automne de 1824, pourtant, désormais incapable de déchiffrer un texte, de retenir une plume entre ses doigts raidis, il lui fallut se résoudre à lire par les yeux d’autrui, à dicter au lieu d’écrire et s’aider d’un secrétaire. Dans cette extrémité, il eut recours aux amis dévoués qui l’entouraient de leurs soins. Arnold Scheffer lui désigna un jeune publiciste, son compagnon de captivité à Sainte-Pélagie. C’était Armand Carrel. L’ancien officier « forte tête » du 7e Léger, l’ex-volontaire de Riégo, n’était alors connu que pour ses démêlés avec l’autorité militaire. Condamné à mort par le conseil de guerre de Marseille pour sa participation à la guerre d’Espagne dans les rangs des « Constitutionnels, » puis absous par celui de Toulouse, ayant quitté l’armée, il cherchait sa voie, ambitieux et déterminé, mais sans vocation encore bien dessinée pour les lettres. L’exemple et les directions d’Augustin Thierry exercèrent, à n’en point douter, une influence décisive sur son esprit.

Sa besogne était simple, presque exclusivement matérielle. Il prêtait à l’historien le secours de sa plume, et de temps à autre, si celui-ci se trouvait d’aventure indécis entre deux expressions ou deux formes de langage, se voyait appelé à lui donner quelque « avis de bon sens. » Les derniers livres de la Conquête furent ainsi composés et dictés.

Cependant, le mal qui s’était abattu sur Augustin Thierry faisait des progrès effrayants. En vain, avait-il épuisé tout l’arsenal de la thérapeutique : les remèdes les plus violents demeuraient sans effet. À bout de ressources, le docteur Louis lui ordonna de voyager. Sur le conseil de Fauriel, il décida de gagner Milan par Genève pour aller rendre visite à Manzoni. Son frère voulut l’accompagner. La veille du départ, tous deux escortés des témoins nécessaires se rendirent au commissariat de la rue Jacob pour obtenir leurs passeports. « Quelle profession ? interrogea le commissaire après avoir pris le signalement d’Augustin. — Homme de lettres. » Alors, le policier, le toisant de haut en bas : « Pauvre monsieur ! par égard pour vous, je vais inscrire rentier[6]. »


VIII. — COURSES EN PROVENCE

Dans le « célérifère » des Messageries Laffitte et Caillard qui les emportait, les deux frères trouvèrent un compagnon de route. Sous Charles X, il fallait encore compter trois jours, sinon quatre, pour aller de Paris à Lyon. On avait donc tout loisir d’étudier ses voisins : c’était le temps des causeries agréables dans la voiture lente ; des amitiés se formaient parfois, durant ces heures tranquilles, où, sur le pavé du Roi, au trot cabotant des chevaux, défilaient interminablement « les belles lieues de France. »

Les trois occupants du coupé s’étaient présentés l’un l’autre au départ ; la connaissance se trouvait faite à Montereau : bien avant de franchir la Saône, on s’appréciait mutuellement.

Le dernier venu, M. Jacob d’Espine, était Suisse. Agé d’environ quarante-cinq ans, il appartenait à une famille de médecins distingués[7], originaire de Savoie et occupait à Genève une place en vue dans les conseils politiques, membre de l’assemblée représentative du canton. Méthodiste fervent, l’un des chefs reconnus des Mômiers, animé pour la « Foi » d’un zèle infatigable, très pieux, très instruit et très bon, il dépensait son activité avec toute l’ardeur d’une conviction profonde à des œuvres de bienfaisance et de prosélytisme évangélique. Présentement, il s’en revenait d’Angleterre, ayant accompli ce long trajet à dessein de s’entendre avec un membre du Parlement britannique, sir Culling Eardley, au sujet des mesuros nécessaires à propager le « Réveil » sur le continent et le substituer au déisme impie de Voltaire et de Rousseau.

A l’hôtel du Jura où il descendit, une ennuyeuse nouvelle attendait Augustin Thierry : Manzoni avait quitté Milan. Ce départ bouleversait tous ses projets. Il devait en novembre retrouver Fauriel à Montpellier, visiter avec lui le Languedoc où l’historien de la Gaule méridionale voulait sur place documenter ses travaux. Regagner Paris en attendant, le malade n’y pouvait songer. Il lui fallait la chaleur et le soleil et déjà les premières bises d’octobre annonçaient la venue de l’automne toujours âpre dans la cité de Calvin. Dans cet embarras, il ne savait que résoudre ; M. d’Espine vint fort à propos le tirer de perplexité.

L’aimable Genevois possédait une propriété dans le Midi, aux environs d’Hyères, où il se disposait à rejoindre les siens. Il invita l’écrivain à l’accompagner. Après une quinzaine agréablement dépensée à excursionner aux environs, tous deux se mirent en route pour la Provence[8].

Lorsqu’on se rend de Toulon à Hyères, sans emprunter la grand route de Nice, mais suivant la traverse étroite et tortueuse qui court au long du littoral, on rencontre aux deux tiers du chemin le bourg de Carqueiranne, étageant ses maisons claires aux pentes de la celle Noire.

C’est aujourd’hui une petite station balnéaire assez fréquentée, desservie par le « tortillard » des chemins de fer du Sud. De coquettes « bastides, » de pimpantes villas, enfouies sous les palmiers et les mimosas, perdues dans l’ombre des pins-parasols, encadrent ses deux plages des Salettes et de Coupereau, se poursuivant jusqu’à Fontbrun. De hautes croupes boisées : le mont Paradis, le mont des Oiseaux, détachées du massif des Maurettes, profilent à l’horizon leurs cimes vaporeuses. Du côté de la mer, une sente de douaniers épouse à travers d’épais fourrés de myrtes et de lentisques les méandres lumineux de la grève odorante. Sur la falaise, la batterie ruinée du fort Penô érige sa maçonnerie cubique, percée d’embrasures et de meurtrières, dernier vestige des ouvrages édifiés au grand siècle pour défendre les villages côtiers contre les incursions des Barbaresques. La vue du large y est fort belle sur la Méditerranée brasillante, malheureusement rétrécie vers la gauche par l’avancée de la presqu’ile de Giens, projetant comme une énorme tentacule sa pointe du Pain de sucre.

Carqueiranne, en 1826, n’était qu’un hameau de pêcheurs. Dans cette thébaïde ensoleillée, M. d’Espine avait acquis, quelques années auparavant, d’un cafetier de Toulon, un assez vaste « châtelet, » lourde construction aux murailles bossues, aux fenêtres étroites, aux plafonds surbaissés. Un parc amoureusement entretenu, dévalant parmi les fleurs jusqu’à la mer prochaine, était le seul luxe de l’austère demeure. Entre sa femme, une tante âgée et diaconesse, sa fille Mary et son fils Marc, jouvenceau de dix-neuf ans qui préparait la carrière médicale, l’excellent homme menait en famille, suivant son expression, « une existence chrétienne, sous le regard de Dieu. »

Ce premier séjour d’Augustin Thierry dans l’édifiante maison fut de brève durée. Il n’eut point l’occasion de rencontrer les quelques familles du voisinage qui fréquentaient cet intérieur rigide. En revanche, son hôte reçut une visite à laquelle il attachait grande importance. Un beau matin vit débarquer à Carqueiranne sir Culling Eardley. Ce furent aussitôt avec M. d’Espine de longs conciliabules. La création d’un journal pour défendre et vulgariser les idées de la Société de morale chrétienne semblait indispensable au triomphe de la bonne cause. Ces messieurs tentèrent d’intéresser Augustin Thierry à l’entreprise. Il subit à ce propos les pieuses exhortations de son nouvel ami, ardemment désireux d’entreprendre une conversion aussi retentissante. La « justification par la Foi, » le « salut par les mérites de Christ » trouvaient alors le jeune historien assez tiède. Il écouta néanmoins les homélies, subit la lecture des psaumes, affecta poliment de s’intéresser aux projets dont on lui faisait part.

Ses deux catéchiseurs insistaient, le pressant d’agir sans délai et sa situation devenait embarrassante quand une lettre de Fauriel, enfin arrivé à Montpellier, vint à point lui ouvrir une porte de sortie. Il prit donc congé de ses hôtes, et muni, par leurs soins, d’un Nouveau Testament, en guise de viatique spirituel, alla rejoindre son compagnon logé chez un juge au tribunal, M. Alicot.

Quelques jours plus tard, accompagné des plus vifs remerciements pour son aimable accueil, M. d’Espine recevait cette lettre qui dut quelque peu désabuser ses illusions apostoliques :

« Nous avons causé avec M. Fauriel de vos désirs et de vos projets de réforme. Il se convertira avec moi, mais seulement si une grande occasion se présente. Cette réserve va vous scandaliser. Vous nous appellerez des gens de petite foi. Mais voilà comme nous sommes, nous autres pauvres philosophes. Nous n’avons de la religion que par sympathie pour le bien du genre humain et non pour le salut de notre âme. »

Cinq mois durant, conduits par M. Alicot qui s’était fait mettre en congé pour leur servir de guide, Fauriel et Thierry parcoururent avec un enthousiasme sans cesse renaissant le Languedoc et la Provence. Ils visitèrent Avignon, Nîmes et ses arènes dont l’auteur des Lettres sur l’histoire de France devait bientôt évoquer la vision, gagnèrent Arles qui les retint longtemps, descendirent la Crau jusqu’aux Saintes Maries de la mer, comparèrent à celui de Saint-Trophime le merveilleux portail roman de Saint-Gilles, et par Aigues-Mortes, Agde, Béziers, Narbonne, revinrent sur Toulouse où ils se séparèrent. Malgré l’affaiblissement redoutable de sa vue, ce long voyage avait enchanté Augustin Thierry.

« Hors d’état moi-même de lire, écrit-il, non pas un manuscrit, mais la plus belle inscription gravée sur la pierre, je tâchais de tirer encore quelque profit de mes courses en étudiant sur les monuments l’histoire de l’architecture du Moyen-Age. J’avais tout juste assez de vue pour me conduire ; mais en présence des édifices ou des ruines dont il s’agissait de reconnaître l’époque et de déterminer le style, je ne sais quel sens intérieur venait au secours de mes yeux. Animé par ce que j’appellerai volontiers la passion historique, je voyais plus loin et plus nettement. Aucune des lignes principales ne m’échappait, et la promptitude de mon coup d’œil si incertain dans les circonstances ordinaires, était une cause de surprise pour les personnes qui m’accompagnaient. »


IX. — UN LIVRE INACHEVÉ

Dans sa marche inexorable, il arrive parfois que l’ataxie locomotrice accorde une heure de rémission aux infortunés sur lesquels elle s’est abattue. Au début d’avril 1826, Augustin Thierry rentrait à Paris, plein d’espoir et de courage. Son état, croyait-il, s’était amélioré ; il conservait un reste de vision, la paralysie des jambes n’avait pas augmenté. Il se crut encore maître de ses destins : qu’importait la souffrance ? le cerveau demeurait intact et l’âme veillait toujours, pleine d’idées hardies et de projets grandioses.

Un vaste dessein hantait son esprit. C’était le temps où déterminées par l’éclatante réussite de la Conquête, se multipliaient les collections de Chroniques et de Mémoires. Il lui parut possible, avec les documents originaux, réunis et rapprochés dans une narration continue, d’écrire, suivant la méthode qu’il venait d’instaurer, une histoire générale ou plutôt une Grande Chronique de France, où chaque siècle se raconterait lui-même, parlerait par sa propre voix et que tous viendraient consulter comme le répertoire de nos archives nationales.

Pour une entreprise aussi formidable, ses forces amoindries réclamaient le concours d’une collaboration active. Trois années auparavant, alors qu’il achevait l’Histoire de la Conquête, il avait fait à la bibliothèque de l’Arsenal la connaissance de Mignet, « l’habile et séduisant Mignet. » Son Histoire de la Révolution venait de mettre en évidence celui que la critique proclamait alors avec Thiers, le chef de l’École fataliste. Mignet se montra fort empressé d’accepter l’association. Un troisième compagnon fut aussitôt trouvé : Amédée Thierry, qui brûlait de se lancer à son tour dans la carrière des lettres.

Les trois s’étaient ainsi distribué le travail : Amédée Thierry se chargea de tous les prolégomènes et entreprit le récit des migrations celtiques et de la domination romaine dans les Gaules ; Augustin Thierry se réserva les périodes mérovingienne et carolingienne, avec l’histoire des XIe et XIIe siècles ; a Mignet devait échoir la tâche de raconter les époques suivantes du XIIIe au XVIIe siècle.

Tout alla bien, tant qu’il s’agit seulement de reconnaître et passer en revue la masse énorme des récits et documents divers qui devaient s’ajuster entre eux dans la composition de l’ouvrage. Les illusions tombèrent lorsqu’on commença de rédiger. La grande idée que M. de Barante allait bientôt appliquer ingénieusement, dans un cadre restreint, aux chroniques de Bourgogne apparut alors à ceux qui la voulaient étendre à tous les moments de l’Histoire, ce qu’elle était en réalité, une chimère. Ils l’abandonnèrent sans regrets. Seul, Amédée Thierry persévéra : le résultat de ses travaux fut sa belle Histoire des Gaulois, parue dix mois plus tard en 1828.

De l’œuvre ébauchée cependant, Augustin Thierry avait poussé fort avant un volume, destiné à paraître le premier. C’était une Histoire de Philippe-Auguste demeurée jusqu’à ce jour inédite.

Le règne du fils de Louis VII apparaissait à bon droit à l’historien comme l’un des plus importants de la monarchie capétienne. Il en établissait ainsi les caractères dans son introduction : « Le règne de Philippe-Auguste marque la crise territoriale de la monarchie des fils de Hugues Capet. C’est l’époque où, sortant des bornes du duché de France, elle commence à gagner du terrain vers les limites de l’ancienne Gaule. Alors, se manifesta pour la première fois entre la Loire, la Somme, l’Epte et la Meuse, cette opinion nationale qu’en droit le royaume de France, c’est toute la Gaule, depuis le Rhin jusqu’aux Pyrénées. » Nulle période plus féconde en événements, en péripéties dramatiques ou pittoresques : les démêlés des fils de Henri II avec leur père, la querelle de Jean-sans-Terre et d’Innocent III, la Croisade des Albigeois, Bouvines, les réformes administratives de Philippe : autant d’occasions à grandes fresques vivantes et colorées où l’évocateur achèverait de camper en pied ces tragiques Plantagenets, déjà magistralement silhouettés par lui dans la Conquête.

Dans le manuscrit, malheureusement interrompu, d’Augustin Thierry, le premier livre et le cinquième, — l’expédition de Simon de Montfort, — sont presque achevés dans leur rédaction première ; de longues notes amorcent le développement des autres. Un plan détaillé de l’ouvrage se trouve en outre arrêté à la tête du premier cahier, avec l’indication des épisodes principaux à mettre en scène, suivant les procédés habituels de l’auteur. Dans ce projet général et complet où tout est arrêté, prévu jusque dans le moindre détail et qui nous renseigne curieusement sur la méthode de l’écrivain, le soin minutieux de ses préparations, son constant souci de la psychologie des personnages et des foules qu’il a dessein de figurer, Thierry attribuait une importance toute spéciale à la Croisade des Albigeois. Il venait de parcourir le pays avec Fauriel et probablement doit-on retrouver l’écho de leurs entretiens dans l’étude esquissée des transformations de la poésie provençale, sous les souffrances de l’invasion. Comme dans l’Histoire de la Conquête, ses sympathies n’apparaissent point douteuses. Avec sa pitié la plus tendre, elles vont aux vaincus, aux populations foulées et meurtries, à ces Méridionaux paisibles, aimables et beaux parleurs dont la foi tolérante ne connaît guère d’autre culte que celui des plaisirs. Il s’y serait vraisemblablement aussi mêlé d’assez vives attaques, sinon à l’adresse de l’Eglise elle-même, du moins contre le fanatisme religieux ; l’œuvre néfaste et la prédication farouche des « apôtres » venus d’Espagne, Diego d’Osma et Dominique. Comment Augustin Thierry eût-il traité le personnage d’Innocent III ? Pour mieux connaître ce grand pape, pénétrer son caractère, définir et marquer son rôle, la connaissance lui manquait des archives vaticanes, étudiées par M. Luchaire et si bien mises à profit dans ses remarquables travaux. On constate cependant qu’à quatre-vingts ans de distance, les deux historiens aboutissent à des conclusions analogues. Malgré certaines erreurs de détail, pour celui de 1826, quel témoignage plus éclatant d’une admirable divination !

L’Histoire de Philippe-Auguste ne fut jamais terminée. Nous y avons sans doute perdu un chef-d’œuvre. Un tel livre aurait été pour l’époque une révélation. Il eût versé sur les origines de la monarchie capétienne la même lumière que l’Histoire de la conquête de l’Angleterre avait projetée sur les débuts de la royauté normande.

L’abandon du projet concerté avec Mignet n’entraînait pas seulement pour celui qui l’avait formé une perte de temps et de travail, il amenait par surcroit d’obsédantes préoccupations matérielles. Le grand succès de la Conquête avait été purement moral et nullement financier, l’auteur, comme nous savons, ayant dû renoncer à ses droits pour couvrir tous les frais d’édition. Son voyage en Provence venait d’épuiser ses maigres économies, il comptait sur sa nouvelle œuvre pour rétablir l’équilibre de son budget toujours précaire et cette dernière ressource lui échappait encore. L’affectueux dévouement de Villemain le tira de ce mauvais pas. Le professeur académicien, — c’était avant sa protestation fameuse contre la loi de Justice et d’Amour, — se trouvait en faveur aux Tuileries. Il intervint auprès de Sosthène de La Rochefoucauld, plaida avec émotion la cause de son ami malade et besogneux, obtint pour lui, en même temps qu’une immédiate allocation de mille francs, destinée à parer à ses premiers besoins, une pension de quinze cents francs sur les fonds de la direction des Beaux-Arts.

Ce viatique, accru d’un prêt de même somme consenti par Laffitte, permit à Augustin Thierry de poursuivre sans trop d’inquiétude le cours de sa vie laborieuse. Sous l’impulsion de Guizot, de Barante, de Sismondi, l’œuvre de réforme historique qu’il avait prêchée avec tant d’enthousiasme en 1820 était en train de s’accomplir : « la véritable science s’élevait et commençait à rallier autour d’elle les penseurs et les esprits droits. » Il restait à la faire triompher dans le public et dans les écoles. Thierry pensa donc, pour les réunir et les compléter, en composer un livre qui pût servir d’introduction à l’étude de l’Histoire de France, à reprendre ses Lettres du Courrier qui avaient commencé à populariser son nom.

Il ressaisit cette nouvelle tâche avec la même ardeur qu’autrefois, cependant d’un esprit plus calme et d’un savoir mieux assuré. Mûri par la réflexion, il retrancha de ses premiers travaux des inexpériences ou des erreurs, donna à son œuvre plus d’ampleur et de relief. Etendant le champ de sa controverse, il en adoucit l’accent pour faire dominer de plus en plus la science sur la polémique. Les dix premières lettres du Courrier furent ainsi refondues entièrement. Il en ajouta quinze nouvelles, où les deux questions fondamentales qu’il n’avait autrefois qu’effleurées : celle de la formation si lente et laborieuse de la nationalité française et celle de la révolution communale, à laquelle il maintint ce nom, reçurent de longs développements.

Là encore, il retrouvait les « vaincus » chers à son esprit de libéral et de saint-simonien. Peu de récits présentent un intérêt aussi dramatique que les quatre dernières lettres. Chacun se passionna pour ces héroïques bourgeois de Laon et de Vézelay dont l’auteur retraçait les dures et longues misères, « comme s’il eût accompli un devoir de piété filiale ; » avec lui, on pleura sur ces proscrits de Reims, noms autrefois obscurs et qui allaient désormais traverser les âges.

L’accueil réservé aux Lettres sur l’Histoire de France répondit au succès naguère obtenu par la Conquête. Deux éditions successives, publiées coup sur coup en 1827 et 1828, prouvèrent a l’historien que le public avait compris son œuvre[9].

« Supporte et abstiens-toi, » enseigne la morale stoïcienne, « oppose à tous les malheurs l’impassibilité d’une âme libre. » Augustin Thierry devait faire sienne, toute sa vie, cette maxime d’Epictète. Après un répit trop passager, l’ataxie poursuivait son cours inéluctable et l’abus du travail achevait de ruiner sa santé. La nuit finissait de tomber sur ses yeux. A peine maintenant, s’il distinguait la blancheur des murs ou la clarté du ciel, de fréquents étourdissements le terrassaient.

« Ma santé décline toujours, mon cher ami, écrit-il le 13 novembre 1827 à M. d’Espine ; je viens d’essayer le galvanisme, mais sans succès. Il ne me reste plus à expérimenter que les moxas, moyen bien douloureux. Après cet essai, j’aurai parcouru le cercle entier de la médecine. Il ne me restera plus qu’à m’envelopper la tête et à attendre l’événement. Peut-être alors, irai-je vous demander un asile et chercher comme dernier remède votre compagnie et le soleil. »

Sourd à toutes les objurgations, martyr volontaire du « dévouement à la science, » ayant fait « amitié avec les ténèbres, » il s’entêtait cependant dans sa généreuse folie. Amédée Thierry terminait son Histoire des Gaulois, achevant de débrouiller le mystère de nos origines reculées. Dans une association fraternelle qui souriait à son cœur et par illusion dernière sur ses forces physiques, Augustin rêvait de donner pour pendant à ce grand travail le tableau de ce qu’il appelait nos secondes origines : les origines germaniques, rattaché au récit des invasions qui avaient entraîné la chute de l’Empire d’Occident. Enthousiasmé par ce sujet grandiose, il venait d’aborder toute une série de recherches nouvelles pour retrouver aux sources l’histoire des Goths, des Vandales, des Suèves, des Huns, des innombrables tribus barbares accourues à la curée du monde romain expirant. Le mal impitoyable ne lui permit pas de continuer. Comme il travaillait un soir de septembre, avec son frère, dans son cabinet de la rue des Grands-Augustins, une longue syncope l’anéantit soudain. Le docteur Louis, mandé d’urgence, le considéra d’abord comme perdu. Après de longs efforts, l’emploi des révulsifs les plus violents, lorsqu’on parvint à rappeler enfin une ombre de vie dans ce demi-cadavre, Augustin Thierry se réveilla les jambes à peu près paralysées, incurablement et à jamais aveugle. A trente-trois ans commençait pour lui cette passion, si l’on ose dire, qui devait en durer vingt-huit encore : passion triomphante, puisqu’il en sortit victorieux par la vigueur indéfectible de l’âme et la puissance persistante du talent.

L’opinion que formula le docteur Louis était catégorique. Un dénouement fatal s’annonçait inévitable, si le malade n’abandonnait point à l’instant toute pensée de travail. Seuls, un repos absolu, le soleil et le grand air pouvaient peut-être lui assurer quelques chances de survie.

Peu de temps auparavant, M. d’Espine s’était rendu à Paris pour accompagner son fils Marc, qui venait entreprendre ses études médicales. À cette occasion, il avait revu Augustin Thierry, et, bien qu’intérieurement scandalisé de son indifférence religieuse, il avait, à son départ, insisté dans les termes les plus pressants pour que son ami, au cas où l’exigerait sa santé, vînt de nouveau s’installer à Carqueiranne. Au reçu d’une lettre désolée d’Amédée Thierry, qui lui disait ses angoisses, il renouvela son invitation. Bien qu’à peine en état de voyager. Augustin se trouvait un peu mieux. Dans les derniers jours d’octobre 1828, les deux frères se mirent en route pour Hyères


X. — LES BEAUX JOURS DE CARQUEIRANNE

Ce deuxième séjour à Carqueiranne, qui devait se prolonger trente mois, a laissé dans la mémoire d’Augustin Thierry une impression très vive de douceur et d’intimité.

Il acheva de s’y lier d’une amitié reconnaissante avec les d’Espine, « cette famille qui, pendant deux ans et demi, a été comme la mienne, pleine de soins et de grâces. » Il évoque fréquemment dans sa Correspondance des souvenirs qui « tiennent une place sacrée » dans sa mémoire, vers lesquels il se reporte souvent « avec un plaisir mêlé de tristesse. » Bien des années plus tard, après la mort de sa femme, il trouve encore dans leur douceur consolatrice un soulagement à son chagrin : « J’ai vécu treize ans d’une grande affection, écrit-il alors à M. d’Espine, d’une affection absolue ; maintenant qu’elle est brisée par la mort, je cherche celles qui l’avaient précédée. Je me reprends à mes souvenirs de cœur, et il y a là, mon cher ami, une grande place pour vous et les vôtres. Mon séjour à Carqueiranne marque dans ma pensée et dans ma reconnaissance envers Dieu, comme le signe d’une grâce particulière et d’une bonté profonde pour les trois ans de calme et d’apaisement qu’il m’a donnés. »

Dans l’une des ailes du « châtelet » le mieux exposées au soleil, M. d’Espine avait installé son hôte en deux petites chambres dont la plus grande servait de cabinet de travail. Sur sa demande, il lui avait, en outre, trouvé comme secrétaire un brigadier des douanes, nommé Alexandre Peyron, doué d’un bagout intarissable, d’une magnifique écriture et d’une orthographe incertaine. Les premiers temps, l’enragé méthodiste avait essayé de poursuivre la conversion ébauchée deux années auparavant. Devant l’attitude réservée de son catéchumène, le désolant silence où il se renfermait, ses réponses évasives quant aux lumières de la foi, l’absence trop certaine en lui de tout signe de la Grâce, le prêcheur, demeuré galant homme, avait abandonné son dessein.

Fixés dans le pays depuis une dizaine d’années, les d’Espine comptaient d’assez nombreuses relations au Pradet, à Costebelle, à Hyères et jusqu’à Toulon. Les « mardis » de Mme d’Espine se trouvaient donc suivis et, depuis l’arrivée d’Augustin Thierry, les visiteurs se faisaient plus nombreux, attirés par la réputation de l’écrivain qu’ils savaient rencontrer. Par la Correspondance que j’ai sous les yeux, ces lettres intimes, traversées par tant de souvenirs émus des « beaux jours de Carqueiranne, » il est possible, à quatre-vingts ans de distance, de reconstituer les éléments de cette société disparue.

Au foyer de M. d’Espine, Augustin Thierry avait eu l’heureuse surprise de retrouver son ancien camarade d’École Normale, Thouron, devenu avocat au barreau de Toulon, esprit fin et cultivé, causeur spirituel, dont les boutades imprévues et les anecdotes savoureuses égayaient l’aveugle à ses heures de tristesse. Tous deux, fervents admirateurs des institutions anglaises, trouvaient un contradicteur ardent chez un officier retiré du service, M. Divernois, demeuré fidèle à ses haines de jeunesse contre Pitt et la « perfide Albion. » C’étaient alors de pétulantes escarmouches auxquelles prenaient leur part le maitre du logis et le médecin d’Hyères qui donnait ses soins au malade, le docteur Allègre, père d’une fort jolie personne, grande amie de Mary d’Espine.

L’aimable petit cercle se complétait d’Alphonse Denis, agronome éminent, qui devait devenir député du Var après 1830, puis fonder la Revue d’Orient avec Abel Hugo, et d’un trio de châtelains d’alentour, véritables personnages de Balzac, échappés du Cabinet des Antiques : le marquis et la marquise de Beauregard, le chevalier Hippolyte, émigrés rentrés en France, ultras frénétiques que scandalisaient les propos de leur voisin, le baron de Syon, « philosophe, Lafayettiste, presque carbonaro. »

Fort accueillants, les d’Espine recevaient, en outre, leurs amis de Genève ou de Lausanne, tous religionnaires de marque, pasteurs et membres de consistoires, les Vinet, les Odier, les Monod, les Dunant. Parfois aussi, survenaient des étrangers, connus d’Augustin Thierry, comme J.-J. Ampère, ou simplement désireux de lui être présentés.

Certain jour arriva de la sorte une merveilleuse inconnue qui venait d’Italie. Si les yeux éteints d’Augustin Thierry avaient pu la voir, ils l’eussent aperçue très belle : une figure du Vinci avec l’ovale pur de son visage, son teint de perle, ses yeux immenses et ses cheveux de jais. La jeune femme revint plusieurs fois : romanesque et patriote, aventureuse, affiliée à la Jeune Italie, grande maîtresse de la Carbonaria, elle consacrait sa fortune et ses forces, — ses grâces aussi affirmaient les médisants, — à l’affranchissement de sa Lombardie.

Cette magnifique amazone qui plaidait avec exaltation la cause des nations opprimées séduisit l’ « avocat des vaincus, » toute sa vie très sensible au charme féminin. Ils se séparèrent à regret, promettant de se revoir et de cette rencontre en effet va naitre la précieuse amitié qui doit un jour consoler Augustin Thierry et le sauver de soi-même dans le suprême désastre de sa douloureuse existence.

L’éblouissante enchanteresse s’appelait Christine Trivulce, princesse Belgiojoso.

Toutefois, plutôt que ces réunions mondaines, ce que préférait l’infirme, c’étaient ses longues stations de rêverie au bord de la mer, après quelques instants de marche incertaine, au bras d’un serviteur, de son pas fauchant d’ataxique. Assis sur quelque roche moussue, parmi les myrtes et les arbousiers, il écoutait inlassablement la plainte éternelle des flots. Que disait à sa jeunesse si tôt flétrie le sanglot mugissant des houles ? à ses yeux privés de lumière la splendeur miroitante des eaux ensoleillées ?

Le soir venu, on avait peine à l’arracher à cette contemplation intérieure, pleine de songerie funèbre, qui lui donnait cependant « ses dernières heures d’absorption féconde et de repos studieux. »

« Je vais de temps en temps chez ce pauvre Thierry, écrit J.-J. Ampère à Mme Récamier, je lui réjouis le cœur en lui parlant et en l’écoutant sur ce qui nous intéresse tous les deux. C’est un spectacle déchirant que de le voir se traîner en chancelant, appuyé sur un bras, sans yeux, presque sans jambes, la tête saine et la pensée nette. »

Sa promenade favorite le conduisait d’habitude jusqu’à l’éclatant belvédère du fort Penô. Un matin de juillet 1830, Marc d’Espine, qui l’accompagnait, signala au narrateur de la Conquête normande une escadre prenant le large. C’était la flotte française qui cinglait vers Alger. Le malheureux fondit en larmes. Le tableau d’un autre départ surgissait dans sa mémoire : celui de l’aventureuse expédition, chargée de si rudes hommes de guerre, que Guillaume le Bâtard poussait de sa robuste main vers la grève de Hastings. Hélas ! la résurrection du passé avait à jamais pour lui muré le présent dans les ténèbres.

Entre l’étudiant et le jeune maître de trente-cinq ans, si savant et si doux, une affectueuse camaraderie grandissait tous les jours, mais la confiance et l’attachement du malade allaient surtout à Mary d’Espine, âme virginale et fraîche, que n’avaient pas encore desséchée les austérités du piétisme. Un sentiment complexe et très féminin, mêlé de pitié compatissante et d’admiration sentimentale, s’était graduellement éveillé dans le cœur de la jeune fille. Elle entourait de prévenances et de soins délicats celui qu’elle plaignait et qui la troublait en même temps : guidant à table sa main hésitante, lui faisant la lecture des journaux, revoyant les copies fautives de l’insuffisant Peyron et pianiste excellente à la voix agréable, le distrayant de sa musique et de son chant.

Augustin Thierry répondait à cette sollicitude par les témoignages d’une reconnaissance, dont celle qui en était l’objet souhaitait peut-être au fond de son cœur la nature moins absolument fraternelle. Mlle d’Espine mourut sans se marier jamais, après une vie consacrée aux œuvres charitables. Celle qui si pieusement voulait être une consolatrice, a-t-elle un moment aimé l’aveugle rencontré au foyer des siens ? Y eut-il jamais entre eux ébauche ignorée de quelque roman mystérieux et chaste ? Je l’ignore en ce qui la concerne ; je crois pouvoir, quant à lui, nettement affirmer le contraire. Dans toute sa Correspondance, Augustin Thierry conserve un souvenir fidèle à sa « sœur de Carqueiranne. » Il rend plusieurs fois hommage à son « amitié si bonne et si gracieuse. » Elle occupe « une place de choix dans le trésor de ses rêveries » et « sa voix est restée dans son oreille comme une consolation. » Voilà tout : constamment le cri réitéré d’une gratitude profonde ; nulle part, aucune trace de ce regret mélancolique ou attendri que laisse derrière elle la cendre des sentiments éteints.

Dans l’agonie de ses forces, si quelque ardeur de jeunesse ou de nature subsistait encore en lui, ce n’est point vers la douce Mary que l’entraînaient ses préférences cachées, mais vers sa brillante compagne Mlle Allègre.

D’un charme captivant, enjouée, spirituelle et fine, la gracieuse enfant du médecin d’Hyères exerçait un attrait véritable sur tous les hôtes du châtelet. Le plus impressionnable d’entre eux se prit à son tour à cette séduction contagieuse. Bientôt une mutuelle sympathie rapprocha la jeune fille touchée du grand historien en détresse. Un lien rare et doux se formait lentement entre eux[10]. Oubliant sa misère physique, Augustin Thierry en vint à songer au mariage, et songea à révéler ses intentions au docteur Allègre. Un triste retour sur soi-même lui fit comprendre l’impossibilité d’une pareille démarche. C’est alors qu’il exhala dans une sorte de cantate son regret de l’illusion trop tôt évanouie qui avait un moment bercé ses souffrances.

Victor Cousin a publié dans le Journal des Débats, en 1862, cette pièce assez longue, intitulé les Deux Voix. Le poète y exprime tour à tour les désirs de son cœur et les conseils de sa raison dans l’alternative de la Voix de la terre et de la Voix d’en-haut. La forme versifiée, malheureusement incertaine et faible, par endroits même assez poncive, est loin de répondre à l’élévation des sentiments qu’elle cherche à traduire : apaisement dans la résignation ; refuge dans l’oubli u travail contre la solitude et le découragement.

C’est en effet au travail que l’écrivain, de plus en plus gagné par la paralysie, venait demander un adoucissement à son mal implacable, une consolation au désespoir de sa santé perdue. Il était arrivé quasi-mourant à Carqueiranne, accablé des plus sombres pressentiments, croyant sa fin prochaine. Cependant, il ne consentait pas à disparaître sans avoir soumis à une révision attentive le grand ouvrage de sa vie, l’Histoire de la Conquête. La réimpression de 1826 n’avait guère été augmentée que de quelques pièces justificatives. Cette fois, aussitôt que son état le permit, mieux détaché de ses premières impressions, plus capable d’exercer sur son œuvre un contrôle sévère, il en retoucha l’ensemble et les détails, la composition et le style, y apporta de nombreuses corrections, des additions importantes, et, comme il avait écrit pour l’avenir plutôt que pour le présent, selon le précepte de Thucydide, il tâcha d’effacer, dans le fond et dans la forme, tout ce qui tenait aux préoccupations du temps, aux ardeurs de la jeunesse, tout ce qui pouvait paraître hasardé, exclusif, passionné.

Ce fut l’édition de 1830, qu’il jugeait alors définitive, comptant sans les scrupules infinis de l’homme, du savant, et de l’artiste.

Un autre et troublant motif d’anxiété était pour lui la situation politique du pays et les graves événements qui se précipitaient de jour en jour. C’étaient les idées les plus chères a son esprit et à son cœur, la cause défendue de toute son énergie, à laquelle il avait autrefois sacrifié sa carrière, qu’il apercevait en péril, menacée par un gouvernement de réaction à outrance. Il avait frémi de colère à l’avènement du Cabinet Polignac, ce « ministère Coblentz-Waterloo, » salué de ses vœux la fondation du National, auquel collaboraient presque tous ses amis : Sautelet, Peysse, Mignet, Armand Carrel, applaudi d’enthousiasme à leur programme de bataille : « Enfermer le gouvernement dans la Charte ou le faire sauter par la fenêtre, » inconsolable que la maladie l’empêchât de se joindre à leur « phalange sacrée. » Il s’emportait en paroles violentes, en éclats indignés et ses hôtes éprouvaient toutes les peines du monde à calmer cette agitation encore accrue par la mesure qui frappait son frère, brutalement révoqué de ses fonctions de maître de conférences à la Faculté des lettres de Besançon.

Les circonstances, en ramenant sa pensée vers un objet plus immédiat et personnel, vinrent heureusement distraire ces alarmes chagrines.

L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres comptait un grand nombre de fauteuils vacants. Appartenir à cette élite, siéger sous la coupole, à côté d’un Sylvestre de Sacy, d’un Daunou, d’un Gérando, était devenu le plus cher désir d’Augustin Thierry.

Les élections s’annonçaient comme toujours fort disputées, et la candidature de l’ancien ami de Saint-Simon rencontrait des obstacles redoutables. On le jugeait bien jeune, hautement convaincu de libéralisme, et suspect au pouvoir, comme ami de La Fayette ; l’abbé de Montesquiou lui reprochait ses jugements sur l’Eglise dans l’Histoire de la Conquête. En outre, retenu par son mal à l’autre extrémité du pays, l’infirme ne pouvait venir à Paris défendre sa chance. Une première fois, il eut la déception de se voir préférer Félix Lajard, l’historiographe de Mithra. Une seconde tentative fut plus heureuse. Ses amis, Daunou, Villemain, Abel Rémusat, Destutt de Tracy, et le plus illustre d’entre eux, Chateaubriand[11], menaient avec dévouement en sa faveur la plus ardente campagne. Pour plaider « la double cause du génie et du malheur, » La Fayette écrivit des lettres vraiment touchantes. Le 7 mai 1830, Augustin Thierry fut élu au fauteuil de Boissy d’Anglas, vacant depuis bientôt quatre ans.

Le bonheur et la fierté qu’il éprouva de ce succès furent grands et l’allégresse lui rendit un instant comme un fantôme de santé. J’en trouve la preuve dans cette lettre adressée par Guizot à Amédée Thierry où le nouveau député de Lisieux fournit en même temps de curieuses précisions sur la situation politique et ses vues particulières à la veille des événements de juillet :


Nîmes, 14 juillet 1830.

« Je vous écris du Languedoc, mon cher Amédée, au milieu de notre bataille électorale. J’ai quitté Paris, trois jours après que M. de Magnoncourt m’eut remis votre lettre ; et depuis lors, je suis incessamment en courses, visites, réunions diverses, etc. Tout cela a abouti hier a une victoire dans notre collège d’arrondissement, et aboutira, je l’espère, mardi prochain à une double victoire dans notre collège de département. ! Je regrette beaucoup que M. Bourgon ne nous soit pas revenu par le vôtre. C’était un très bon député. Voilà quinze ans que nous travaillons à en faire de tels : c’est grand dommage de perdre ceux qui sont tout faits. Du reste, nous n’avons pas le droit de nous plaindre ; notre triomphe est suffisant. La France a fait son devoir, maintenant il faut tirer de là son succès. C’est difficile ; cependant j’espère que nous échapperons encore aux coups d’État. Je le désire beaucoup. Il faut en venir le plus tard possible aux épreuves définitives. Le temps travaille pour nous ; à mesure qu’il passe, notre fortune monte. Quand je me rappelle ce que nous étions il y a douze ans !…

« Je suis charmé que l’Académie ait fait du bien à votre frère ; je l’espérais un peu. Qu’il passe encore l’hiver à Carqueiranne ; évidemment il s’en est bien trouvé. Je lui ai envoyé le vieux poème de Walther et Hittgund, à la cour d’Attila ; il veut en tirer un article pour la Revue Française. Je désire fort qu’il le fasse et tous ceux qu’il voudra. A présent que vous êtes de loisir, vous devriez bien nous aider aussi un peu pour la Revue. Elle s’établit et devient vraiment utile.

« Ne m’en veuillez jamais, je vous prie, si ma correspondance n’est pas très exacte. Vous avez vu que j’étais plus soigneux des alfaires que des lettres. Quand vous avez besoin de moi, n’hésitez pas ; il n’est pas sûr que je vous réponde sur le champ, mais je ferai toujours ce qui sera en mon pouvoir. J’aime mieux employer mon temps au fond de l’étoffe qu’à l’étalage. Tenez-moi un peu au courant de vos projets.

« Adieu, mon cher Ami, tout est bien chez moi, j’en ai des nouvelles tous les jours. Travaillez, espérez et croyez-moi tout à vous. »

« GUIZOT. »

Quinze jours plus tard, l’ « exilé de Carqueiranne » apprenait avec transports la révolution qui culbutait le trône des Bourbons.

L’établissement du nouveau régime, la monarchie constitutionnelle à l’anglaise sous un « roi-citoyen » comblait tous ses vœux. Il y voyait, avec l’idéal des gouvernements, le triomphe des principes de 1789, la victoire du Tiers-État, la conséquence et la fin nécessaire de nos traditions nationales, l’éclatante justification de ses théories historiques. Il en salua l’aurore avec ivresse ; nous le verrons en pleurer la chute avec désespoir. A l’exemple de ces Communes dont il avait retracé l’histoire, la France venait d’imposer sa volonté à l’autorité seigneuriale. Les Francs et les Gaulois, ces deux races opposées par la conquête, se réconciliaient enfin. Il n’existait plus ni maîtres ni sujets, mais seulement des Français et le Roi des Français. L’œuvre inachevée par la Révolution, 1830 la couronnait en fondant la liberté.

Par un juste retour, ceux qui furent à la peine arrivent à l’honneur. Successivement, Thiers, Villemain, Cousin vont devenir ministres ; Guizot l’est déjà, et l’un de ses premiers choix appelle Amédée Thierry à la préfecture de Vesoul.

A l’heure où le pays tout entier frémissait d’un souffle de renouveau, l’initiateur du grand mouvement historique qui semblait triompher ne pouvait demeurer enterré au fond de la Provence. Parvenus au pouvoir, nantis de places et de titres, ses compagnons de luttes, croyait-il, devaient avoir à cœur de ne point l’oublier. Il sentit cependant la nécessité de se rapprocher d’eux. Auprès des amis de la veille devenus les puissants du jour, son frère était un intermédiaire tout désigné par sa charge et par son affection. A peine installé, le nouveau préfet avait insisté pour l’appeler à ses côtés. Il redoubla d’instances à la fin de l’hiver. Augustin Thierry partit pour la Haute-Saône au commencement d’avril 1831.


A. AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. On se représente malaisément Augustin Thierry dans le personnage d’un manifestant, prenant sa part des multiples bagarres, quelques-unes fort sérieuses, dont Paris fut le théâtre sous la Restauration. En compagnie de son frère, d’Arnold, d’Aryet d’Henry Scheffer, il s’y jeta avec ardeur. Lors des incidents Bavoux, à l’École de Droit, cueilli en même temps que ses compagnons par la police du comte Angles, il alla passer la nuit au poste, faillit même être inculpé dans les poursuites. Quelques mois plus tard, à la manifestation du 3 juin 1820, place Louis XV, où fut tué le jeune Lallemand, vivement pressé par un dragon, il dut se jeter dans le fossé des Tuilerie ? et pensa s’y rompre la cuisse.
  3. Dix ans d’Études historiques, préface.
  4. Trois volumes in-8o chez Firmin Didot. La 2e édition parut chez Sautelet (1826) en quatre volumes augmentés de pièces justificatives, sans changements notables de texte.
  5. Revue Britannique, octobre 1825.
  6. Souvenirs d’Amédée Thierry.
  7. Les docteurs Joseph d’Espine (1734-1830) et Charles-Antoine son fils (1775-1850) ont été les créateurs des eaux d’Aix.
  8. Ces courses assez longues furent poussées jusqu’à Chamonix, alors presque inconnu, et qui produisit une vive impression sur Augustin Thierry. Je lis en effet dans une lettre de 1852 adressée à Mme Holland :
    « Dans votre peinture des grandes scènes alpestres, j’ai parfaitement reconnu ce que j’ai vu et admiré moi-même, il y a vingt-sept ans, à l’aide de mes yeux déjà bien faibles et qui devaient s’éteindre l’année suivante. Le Mont-Blanc, la Mer de Glace, le Glacier des Bossons, la source de l’Arve, sont pour moi des lieux connus que je visite parfois dans mes rêves. Si mon imagination s’y reporte désormais, je n’y serai pas seul et vous me permettrez, madame, de m’y croire avec vous, de vous voir passer légèrement par-dessus les crevasses des glaciers et regarder au fond de l’abîme ces teintes bleues qui vous ont charmée et dont j’ai moi-même gardé le souvenir.
  9. Les seules réserves formulées par Daunou, Guérard et Pétigny dans le Journal des Savants portèrent à peu près exclusivement sur la réforme orthographique des noms franks, que Thierry, par amour de la couleur locale, voulait, comme on sait, conformes à la prononciation tudesque. Le système qu’il préconisait au nom de la vérité historique, n’a point triomphé. Il lui vaudra, à l’apparition des Récits des Temps Mérovingiens, les railleries de Charles Nodier, le docteur Néophobus.
  10. Dans les seuls vers qu’il ait jamais composés, Augustin Thierry exprime plusieurs fois à celle qui l’avait inspiré, les sentiments discrets de son amour naissant. Ces piécettes, il faut l’avouer, n’ajoutent rien à sa gloire.
  11. Au sujet des relations de Chateaubriand et d’Augustin Thierry, voir notre article dans la Revue du 1er novembre 1916.