Augustin Thierry d’après sa correspondance/01

Augustin Thierry d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 791-818).
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AUGUSTIN THIERRY
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE ET SES PAPIERS DE FAMILLE

I
LA JEUNESSE

Le 10 mai 1795 (22 floréal an III), à la nuit tombante, deux personnes, portant un nouveau-né, sortaient d’une modeste maison de la rue des Rouillis[1], à Blois, et se dirigeaient rapidement vers un logis situé près de l’ancienne place Notre-Dame. Là, se tenait caché un vieux prêtre non assermenté, l’abbé Villain, à qui elles présentèrent l’enfant. Celui-ci fut baptisé sous les prénoms de Jacques, Nicolas, Augustin, qu’il avait reçus quelques heures auparavant à la municipalité : cet enfant était Augustin Thierry.

Son père, M. Jacques Thierry, qui, dans un intérêt à ses yeux sacré, venait de braver ainsi les rigoureuses lois de Prairial, descendait d’une famille alsacienne, autrefois émigrée au pays d’Orléans. D’incertaines et flatteuses traditions la rattachaient à un certain Jean Thierry, écuyer, capitaine de la ville de Blois, vers 1350 ; à son arrière-petit-fils, Pierre Thierry, garde du corps du Roi, anobli pour services le 12 décembre 1482. Généalogie assurément problématique, mais qui attestait l’ancienneté du lignage, certifié d’autre part par un Livre d’Heures, pieusement conservé de génération en génération, et sur les marges duquel se lisent, depuis 1623, la date de naissance et de mort de tous les aînés du nom.

Dans cette longue énumération de Pierre, de Jean, de Simon, de Jacques, dont quelques-uns figurent au XVIIe siècle sur la liste des quarteniers de la « très illustre et très noble cité royale d’Orléans, » pas un seul Augustin. Après 1720, le nom de Simon Thierry, grand-père de Jacques, qui avait eu le tort d’agioter sur « les mères, les filles, les petites-filles » et autres mirifiques inventions de M. Law, disparait du rôle des notables bourgeois. Ruinée par l’imprudence de son chef, la famille subit alors une éclipse complète, touche à la gêne et presque à l’indigence[2].

En 1791, on trouve Jacques Thierry, « musicien gagiste de la cathédrale de Blois, » ainsi qu’il se qualifie soi-même, dans un mémoire présenté le 24 janvier au Directoire départemental, pour demander la fixation de son traitement. Après la cessation du culte et la fermeture des églises, il obtint un modeste emploi dans les bureaux du district ; et lorsque ceux-ci eurent été supprimés par la Constitution du 5 fructidor an III, il fut recueilli par l’administration du Département, devenue en 1800 les bureaux de la préfecture.

Né à Orléans, le 17 mai 1763, destiné d’abord à l’état ecclésiastique, la Révolution le faisait renoncer à l’espoir d’obtenir le sacerdoce. Fixé à Blois, il avait alors épousé une jeune fille distinguée d’esprit et de cœur, Catherine Leroux. Une intelligence supérieure, une âme honnête et droite, une solide instruction mettaient M. Thierry bien au-dessus de l’humble office qu’il occupait. Catholique convaincu dans un temps de persécution, jamais il n’avait hésité à remplir un devoir que lui imposaient ses croyances. Deux fois sa maison avait servi de refuge à des prêtres poursuivis, — et deux fois, lui-même, dénoncé et condamné, avait pu se cacher et s’enfuir. De bonne heure, auprès des siens, Augustin Thierry put apprendre le culte du travail et la sainteté de la résignation.

L’enfant qui venait au monde était le premier né de l’obscur expéditionnaire, et c’est par égard pour le citoyen Augustin Gaudichau-Delaistre, membre du Conseil général de la commune, son protecteur, qu’il avait voulu lui donner le prénom du grand évêque, inaccoutumé dans la famille. En grandissant, le garçonnet se découvrit de complexion délicate et presque souffreteuse. Les terribles jours qui suivirent sa naissance, la famine de l’an III, née des lois sur le Maximum, augmentèrent ces dispositions maladives. Que de fois M. Jacques Thierry dut, avec la foule, attendre à la porte des boulangers, pour procurer à sa maisonnée un peu de ce pain que les plus riches ne pouvaient même pas obtenir au poids de l’or !

La naissance d’un second fils, Amédée, en 1797, puis d’une fille, Adélaïde, en 1802, avaient lourdement augmenté les charges du ménage. Pour y mieux subvenir, Jacques Thierry courait le cachet à ses heures libres, arrondissant ses maigres émoluments du produit de quelques leçons de musique. Le rétablissement du culte, en lui rendant son lutrin a la cathédrale, vint enfin soulager un peu cette fière pauvreté.

Quittant la rue Fontaine-des-Élus, on alla s’installer au n° 13 de la rue des Violettes, une venelle du vieux Blois, escarpée, raboteuse, qui escaladait la colline où surgit orgueilleusement la merveille du Primatice, le château superbe des Valois. La maison existe encore, assez haut perchée dans

Cet escalier de rues
Que n’inonde jamais la Loire au temps des crues,

étroite et basse, toute grise sous un toit moussu de vieilles tuiles. Après son père et sa mère, Adélaïde Thierry y mourut en 1878 ; c’est là que fut commencée l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, là aussi qu’Amédée Thierry écrivit les premières pages de l’Histoire des Gaulois.

Au printemps de 1804, Augustin atteignait sa neuvième année. Déjà il annonçait les dispositions les plus rares : ardeur et facilité au travail, intelligence subtile et compréhensive, doublée d’une étonnante, d’une prodigieuse mémoire. Le père avait cultivé de son mieux d’aussi précieux avantages, efficacement secondé par sa femme, qu’un témoignage du grand historien, rendant plus tard un hommage filial à cette salutaire influence, nous dépeint « douée d’une imagination vive et passionnée, se plaisant aux lectures poétiques. » Sans doute est-ce à son atavisme maternel qu’il doit à la fois sa pénétrante sensibilité, la richesse merveilleuse de ses facultés évocatrices, comme il est redevable à ses ancêtres en ligne paternelle, bourgeois et marchands, de son goût pour la minutie des détails, la claire précision des idées, l’amour de la vérité et l’indépendance volontiers frondeuse de la pensée.


I. — LE COLLÈGE DE BLOIS

Cependant, la nécessité s’imposait pour l’écolier si magnifiquement doué d’un enseignement plus complet et plus régulier que celui qu’il pouvait recevoir dans la maison de ses parents. Bien grand dut être alors l’embarras rue des Violettes. Le vieux collège de Blois n’était plus. Après avoir végété quelque temps, il avait dû fermer ses portes en 1793. Seules avaient subsisté quelques écoles primaires trop insuffisantes. Aussi les Blaisois accueillirent-ils joyeusement la nouvelle qu’une « Ecole secondaire communale » allait être établie dans leur ville. On était en 1805, et sous la forte impulsion du gouvernement impérial, tout semblait renaître en France : administration, cultes, finances, instruction publique. Quelques lycées s’organisaient à Paris, et, dans les cours publics, les Lalande, les Biot, les Cuvier, les Pastoret, les Silvestre de Sacy, les d’Ansse de Villoison faisaient entendre leurs doctes leçons. Mais, en province, tout restait encore à faire et le délabrement intellectuel était au-dessous de toute expression.

Le collège de Blois, dont Augustin Thierry, bientôt rejoint par son frère Amédée, dut être un des premiers élèves, offrait alors un curieux spécimen des établissements d’instruction, pour lesquels le zèle des administrateurs allait partout quêter des maîtres, dans le séminaire comme dans la boutique, sous le froc et sous le tablier. Un vaste couvent, devenu bien national, avait été transformé en école, et, sur les dalles humides d’un réfectoire, s’étaient installées études et classes. Le corps enseignant était plus bizarre encore que la demeure. Le professeur de cinquième avait été gendarme et ne donnait jamais sa leçon qu’éperons aux bottes et cravache a la main. Le maître de dessin, un des beaux les plus goûtés de la ville, cumulait les fonctions de professeur de grec. Enfin, le professeur de rhétorique tenait un magasin d’épicerie dans le haut d’un faubourg. Étrange collège, professeurs plus étranges encore et dont le souvenir, longtemps après, faisait toujours sourire leurs élèves ! Et pourtant, de ce falot athénée, sortirent en dix années, cinq membres de l’Institut[3]. Parmi nos lycées les plus orgueilleux, quel est celui qui, dans un temps aussi court, a fourni pareille moisson à la France ?

Au reste, peu importait alors la science du professeur. Apprendre le grec ou le latin, l’histoire ou la philosophie, n’entrait guère dans les aspirations de la jeunesse. Un mouvement irrésistible poussait toute cette génération vers les champs de bataille : des soldats, voilà tout ce que l’État demandait à la France. Toute l’éducation s’orientait vers ce but : habit militaire, exercice au fusil, marche au tambour ; chaque collège était un stage à Fontainebleau. Dans les cours, il n’était question que de Miltiade ou d’Alexandre, de Marathon ou d’Arbelles : dans les récréations, d’Austerlitz ou de Marengo : Thémistocle devenait le brave des braves, César s’incarnait dans l’Empereur et Roi. Et puis, lorsqu’arrivaient les bulletins de victoire, quand, du haut du château, le canon faisait retentir la cité de ses salves triomphales, l’enthousiasme fermentait dans les jeunes têtes. On recherchait avidement le Moniteur ; on y lisait les noms des amis, des camarades de la veille, les uns décorés, les autres promus lieutenants ou capitaines. Que ne se trouvait-on à leur place, comme eux que ne rêvait-on d’accomplir ?

Je possède sur l’arrivée d’Augustin Thierry au collège de Blois, ses premiers succès et ses espiègleries d’écolier un curieux document inédit, rédigé par un de ses anciens maîtres[4], M. Gaudeau, que l’historien devenu célèbre entoura toujours d’une affectueuse estime, ainsi qu’en témoignèrent de nombreuses démarches et des recommandations de toute sorte. Je le transcris ici dans sa forme naïve.

A la rentrée des classes de l’année 1805, à l’école communale secondaire de Blois, où j’étais entré quelques mois auparavant en qualité de professeur de cinquième, je fus nommé membre d’une commission chargée d’examiner les élèves qui devaient être admis en sixième. Parmi ceux qui nous furent présentés parut un tout jeune enfant, à la figure ronde, aux beaux yeux noirs, aux cheveux châtains, aux sourcils bien arqués, à la physionomie moitié timide, moitié hilarante, un léger sourire sur les lèvres et l’air à peu près assuré, annonçant la confiance dans ce qui allait se passer.

En effet, les questions faites à l’enfant sur les premiers éléments du latin, furent répondues avec un aplomb, une précision et une intelligence qui nous frappèrent. « Comment t’appelles-tu, mon petit ? dis-je alors à l’intéressant enfant. — Thierry, monsieur. — Ah ! le fils de M. Thierry, eh bien ! je lui en ferai mon compliment. »

Deux ou trois jours plus tard, je vis M. Thierry, et comme j’allais lui parler, il me dit le premier : « Eh bien ! monsieur Gaudeau, vous avez interrogé mon petit Augustin. Qu’en pensez-vous ? — Je pense, ma foi, qu’à la fin de l’année, vous l’entendrez faire rafle de tous les premiers prix, car, en vérité, je n’ai jamais encore entendu un enfant de cet âge montrer autant de lucidité dans ses idées et ses souvenirs et de netteté dans ses expressions. J’oserai presque vous promettre en lui un homme de génie. — Ah ! bah ! vous me flattez. — Eh bien ! monsieur Thierry, vous verrez si je me trompe ; je suis un peu prophète pour les enfants ; si jamais je me marie, la plus grande faveur que je demanderai au Ciel, ce sera qu’il me donne un fils semblable au vôtre. — Allons, allons, tant mieux ! Aussi bien le pauvre enfant n’aura que son talent pour ressource. »

A la fin de l’année scolaire, à la première distribution des prix, où retentit le nom d’Augustin Thierry, la première partie de ma prédiction s’accomplit.

Un certain temps s’écoula, et le petit enfant, devenu un peu plus grand, me vint en cinquième et justifia complètement le pressentiment que j’avais conçu de la manière dont il ferait ses études.

C’était la coutume à l’école communale secondaire de Blois, réunissant alors au-delà de deux cents étudiants, de lire les notes de chaque trimestre en présence de tous les maîtres et de tous les élèves rassemblés. J’avais rédigé le bulletin du jeune Thierry, qui ne contenait que des notes excellentes, et à l’article travail ou aptitudes, j’avais mis : très intelligent, dispositions transcendantes, succès étonnants. À ces mots, le sourire de l’incrédulité parut sur les lèvres de quelques-uns des professeurs, et j’entendis ces mots : « Ah ! c’est bien là M. Gaudeau, toujours louangeur. — Écoutez, monsieur, dis-je en m’adressant à celui qui avait proféré cet assez mauvais propos et qui ne croyait pas avoir été entendu, si moi, vous et l’enfant vivons âge d’homme, vous verrez nt nous verrons. » Assez espiègle, sans cesser d’être aimable, bon, docile, et surtout bon camarade, le jeune Augustin Thierry ne refusait pas de participer aux tours d’écolier que faisaient quelquefois, alors comme toujours, les collégiens à leurs maîtres. Le seul que je me rappelle, peut-être aussi le seul qu’il m’ait fait, c’est d’avoir attaché par la patte une souris à une ficelle, que les élèves de la classe voisine, séparée de la nôtre par une cloison, faisaient passer par un trou, puis retiraient, en recommençant ainsi ce jeu, au grand plaisir des espiègles et au vif dépit des deux professeurs, qui ne savaient par quoi étaient occasionnés cette espèce de frôlement extraordinaire, cette gaieté soudaine et intempestive qui se remarquait sur toutes les figures et ce rire spasmodique qui, bien que comprimé, éclatait en bouffées bruyantes et communicatives, ce qui arrêtait nécessairement les explications du pauvre professeur, qui, pourtant, lui aussi, quand il se fut aperçu de la petite malice, ne put si bien garder le sérieux magistral, qu’il ne lui échappât un léger sourire, lequel devint alors comme la détente d’une explosion générale de cachinnations (ou éclats de rire à gorge déployée), et il ne fallut pas moins de vingt minutes pour rétablir l’ordre et reprendre les cours de la classe, après un fort pensum appliqué aux promoteurs de tout ce bruit.

Quoique les succès du jeune Augustin tinssent du prodige et qu’il y eût une différence énorme entre ses compositions et celles du premier après lui dans sa classe, il ne travaillait pas plus que ses condisciples, il travaillait même beaucoup moins, parce qu’il lui suffisait du temps d’écrire ses devoirs, pour qu’ils fussent supérieurs à ceux des plus forts de son cours.

Je me trouvais encore le professeur du jeune Thierry quand il passa en quatrième ; ce fut alors surtout que se manifesta, dans toute son efficacité, sa prodigieuse mémoire, dont je fus à même de juger par le trait suivant : — Un jour, on expliquait pour la seconde fois une Églogue ou un passage des Géorgiques de Virgile. Augustin Thierry avait oublié son Virgile et craignait d’être réprimandé en me faisant connaître cet oubli. Comme son Quinte-Curce était du même format que le Virgile et de la même couleur, il prit donc, quand son tour d’expliquer fut venu, le Quinte-Curce pour le Virgile et fixant dessus ses regards, comme s’il eût suivi réellement le texte, il traduisait les vers de Virgile, de mémoire, avec aussi peu d’hésitation que s’il les eût eus sous les yeux. Le sourire de ses camarades ayant éveillé mon attention, je portai les regards sur le livre et reconnus la ruse de l’enfant. — Quoi donc, m’écriai-je, mais ce n’est pas un Virgile que tu as là, c’est un Quinte-Curce ! — Oui monsieur. — Tu sais donc Virgile par cœur ? — Oui, tout ce que j’en ai expliqué jusqu’à présent.— Et les autres auteurs ? — Aussi. — Voilà qui est curieux. Voyons, récite-moi tel morceau de Virgile, tel morceau de Quinte-Curce, tel morceau de César, etc… Et les morceaux pris au hasard furent récités sans hésiter, ce qui prit plus de vingt minutes. Véritablement émerveillé : — Petit diable, lui dis-je, en lui prenant amicalement l’oreille, tu iras un jour à l’Institut ! Alors, levant la tête et portant sur moi ses grands yeux avec un sourire sur les lèvres : — Qu’est-ce donc que l’Institut, monsieur ? — Prends patience, va, tu l’apprendras un jour et tu le sauras mieux que moi.


Plusieurs documents, conservés dans les archives départementales, viennent appuyer et compléter ce témoignage de l’excellent M. Gaudeau.

Un hasard propice avait facilité à l’adolescent le progrès de ses études latines. Dans le courant de l’année 1808, un homme vraiment érudit venait d’être appelé, au collège de Blois, aux modestes fonctions de répétiteur de physique. C’était un Suisse, nommé Mieg, qui devait terminer sa carrière agitée comme bibliothécaire à la cour d’Espagne. La démonstration des lois de Mariotte ou du principe d’Archimède n’absorbait pas toute son attention. Il se montrait également féru de prosodie et de métrique anciennes. Bientôt, grâce à ses efforts, hexamètres et pentamètres, dactyles, anapestes et trochées ne connurent plus de secrets pour le disciple qu’il affectionnait. Nul n’égalait l’enfant dans l’art de composer un discours latin, ou des centons virgiliens. On le vit bien le jour de cette distribution des prix de l’an 1809, où, parmi les murmures approbateurs, « M. Thierry l’aîné » vint lire « le désespoir d’un ange réprouvé, traduction en vers latins de Klopstock. »

Là, cependant, ne s’arrêta pas la bienfaisante influence de M. Mieg sur le développement intellectuel du futur historien. Avec les éléments des sciences physiques, il lui enseigna encore ceux de la langue et de la critique allemandes, lui révéla Wieland, Lessing et Schlegel. Augustin Thierry lui dut certainement beaucoup et fut mis, peut-être par lui, sur la voie de la comparaison des langues, dont il tira plus tard un si heureux parti pour l’histoire.

Un autre de ses professeurs, M. Mérault, parait avoir également exercé sur l’enfant un ascendant tout particulier. Il lui conservera toujours une reconnaissance attendrie et, vingt-cinq ans plus tard, le membre de l’Institut arrivé à la gloire, interviendra chaleureusement pour la veuve de son ancien maître, « l’un de ceux qui ont le plus contribué à former mon esprit et mon cœur, » et lui fera obtenir une pension du ministère de l’Instruction publique.

Au reste, les souvenirs de collège ne cesseront jamais d’occuper une grande place dans la pensée de l’écrivain. Le nom de ses condisciples : Blanchet, Jacques Bernier, Bailly, Aucher-Eloy, Monestier, Gros-Tramer revient fréquemment dans sa correspondance. Jamais ils ne réclameront en vain ses conseils ou sa protection. Dans les ténèbres de sa nuit, l’aveugle se complaît à évoquer la douceur de ses années d’enfance et les joies de son âge d’écolier. Quand la mort de sa femme vient à jamais endeuiller sa vie, c’est dans ces souvenirs apaisants qu’il cherchera quelque consolation à son affreuse douleur.

« Mon cher camarade, écrit-il le 18 octobre 1844 à M. Gros-Tramer, le Thierry (Augustin) à qui vous venez d’écrire est celui qui a été sur les mêmes bancs que vous, qui a joué avec vous et qui, en 1811, lorsque vous sortiez du collège, est entré à l’Ecole Normale. Celui qui a fait ses classes avec votre jeune frère est mon frère Amédée, ex-préfet de la Haute-Saône, maintenant maître des Requêtes au Conseil d’État et, comme moi, membre de l’Institut. Pour moi, privé de la vue depuis dix-neuf ans, je suis resté simple homme de lettres ; je me suis marié aveugle, il y a treize ans, et je viens de perdre cette année celle qui était le soutien et la consolation de ma vie. Sous le poids de ce malheur, je ne trouve de soulagement que dans deux choses : l’amitié de ceux qui m’entourent et mes souvenirs. Le vôtre m’a fait un vrai plaisir. J’ai rêvé un moment à ces jours d’enfance et de première jeunesse, que nous avons passés ensemble et qui sont maintenant si loin de nous. Si vous venez à Paris et que je sois encore de ce monde, je serai charmé de vous serrer la main, de causer avec vous de nos amis d’autrefois et de vous offrir un exemplaire de mes ouvrages que vous estimez beaucoup au-dessus de leur mérite.

« Recevez, mon cher camarade, l’assurance de ma vieille et franche amitié. »

L’élève achevait sa rhétorique, lorsque se produisit un fait qui devait être décisif dans sa vie et lui révéler sa vocation. L’étude de l’histoire était à cette époque lettre close dans l’éducation publique. L’Abrégé de l’Histoire de France à l’usage des élèves de l’École royale militaire, méchante compilation dressée en 1788, était le seul livre enseigné. Là, on apprenait l’histoire de « Pharamond, fondateur de la monarchie française » et les hauts faits de « Clovis le Grand, un des plus illustres souverains de la maison mérovingienne. » — « Toute mon archéologie du Moyen-Age, a raconté lui-même Augustin Thierry, consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que j’avais apprises par cœur. Français, Trône, Monarchie étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. »

La lecture fortuite des Martyrs, alors dans leur nouveauté, cette vibrante épopée, ce tableau si puissamment évocateur de l’immense ruée barbare à l’assaut d’un monde croulant, vint, comme un souffle de tempête, renverser toute cette phraséologie ridicule. Dans un passage célèbre et souvent cité, l’auteur des Récits des Temps Mérovingiens a décrit l’impression dominatrice qu’en ressentirent sa nature ardente et son imagination en éveil. Il se trouva transporté dans un monde nouveau quand il aperçut, avec Eudore, ces terribles Franks de Chateaubriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des aurochs et des sangliers ; ce camp retranché avec ses bateaux de cuir et ses chariots attelés de bœufs ; cette armée rangée en triangle où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus. Dans son enthousiasme, le néophyte marchait à grands pas dans la salle d’étude, répétant le chant farouche des guerriers : « Pharamond, Pharamond, nous avons combattu avec l’épée ! »

C’est une date mémorable dans le développement de cette intelligence. Pour elle commençaient la notion et le goût de la vérité historique. Ce n’est point la cause, certes, mais le signe, l’éclair avant-coureur de l’avenir, l’avertissement providentiel d’une haute vocation. L’étincelle ainsi déposée put dormir quelque temps encore ; elle ne pouvait manquer d’éclater un jour.


II. — L’ECOLE NORMALE

Au mois de juin 1811, arrivait à Blois un personnage considérable, M. Ambroise Rendu, inspecteur général, conseiller ordinaire de l’Université et de plus ami très intime de Son Excellence le comte de Fontanes. Le haut fonctionnaire venait remplir une mission importante.

Deux ans auparavant, les décrets du 17 mars 1808, organisant l’Université, avaient ressuscité l’École Normale, cette œuvre mort-née de la Convention. Pour en assurer le recrutement, les inspecteurs généraux « devaient choisir chaque année dans les lycées et collèges, d’après des examens, un nombre déterminé d’élèves, âgés de dix-sept ans au moins, parmi ceux dont les progrès et la bonne conduite auraient été les plus constants et qui annonceraient le plus d’aptitude à l’administration ou à l’enseignement. » Les élus devaient être entretenus à Paris aux frais de l’Université et astreints à une vie commune.

Obligés, sous peine d’exclusion, d’obtenir le grade de licencié au terme de leurs études, ils étaient ensuite répartis, suivant les besoins, dans les divers collèges de l’Empire.

Le « conseiller ordinaire » s’enquit donc auprès du principal, Giraudeau-Delanoue, de ses meilleurs sujets et celui-ci, tout naturellement, désigna la perle, le phénix de ses élèves. Augustin Thierry, présenté, sut plaire à l’esprit bienveillant et distingué qu’était Ambroise Rendu. Le consentement paternel aisément obtenu, il reçut sur le champ son dignus intrare. Le nouvel admis atteignait à peine sa seizième année[5].

L’École Normale, sous l’Empereur et Roi, ne ressemblait que de fort loin à la savante pépinière que nous avons connue depuis. Napoléon, qui la voulait florissante, mais de tous points soumise, lui avait donné, par une heureuse inconséquence, la plus grande liberté intellectuelle avec la discipline matérielle la plus étroite et la plus jalouse. On eût dit d’un cloitre laïque, mais d’un cloître singulièrement libéral dans l’organisation des études. Là, rien qui rappelât le collège et ses procédés pédantesques : pas de devoir à remettre à heure fixe, pas de matière dictée à l’avance, pas d’entraves apportées à l’imagination ou à la verve. S’ils n’étaient point encore professeurs, du moins les jeunes gens avaient-ils cessé d’être écoliers. Chacun avait pouvoir de faire selon ses facultés, son inspiration, son talent. Plusieurs fois la semaine, les élèves se réunissaient en conférences sous la présidence d’un des leurs que désignait l’âge ou le mérite. Chacun y apportait un travail, œuvre toute personnelle, le lisait, le soumettait à la discussion publique. La conférence jugeait, approuvait ou blâmait, — tour à tour juge et partie. D’un tel choc jaillissaient parfois d’excessives critiques ou des éloges immérités, souvent aussi des idées originales présentées avec l’ardeur de la vingtième année. Groupés ensuite autour de maîtres illustres, professeurs de faculté, MM. Burnouf, Dulong, Villemain, Saint-Ange, l’abbé Mablini, les jeunes arbitres jugés à leur tour, entendaient à la fois confirmer ou réformer leurs arrêts. Des hommes distingués bien plus que des gens de métier, voilà ce que M. de Fontanes demandait alors à l’Ecole Normale.

En attendant la construction prescrite par décret, sur la rive gauche de la Seine, entre les ponts d’Iéna et de la Concorde, de vastes bâtiments entourés de jardins, où l’Université prendrait place entre les Archives Impériales et l’Ecole des Beaux-Arts, avec le palais de son Grand-Maître, les appartements de ses Emérites, ses salles de distributions et son Ecole Normale, — l’Ecole occupait, depuis décembre 1810, un réduit fort modeste dans les combles de l’ancien collège Louis-le-Grand. Entré le plus jeune de la seconde promotion, Augustin Thierry comptait parmi ses camarades Guignault, Loyson, Patin, Pouillet et Péclet. Comme anciens il trouvait installés déjà Victor Cousin, Maignien, Paulin, Pierrot-Desseilligny ; enfin l’année 1812 devait lui envoyer comme nouveaux Casimir Bonjour, Paul Dubois, Théodore Jouffroy et Trognon. Plus tard, Augustin Thierry trouvait un plaisir singulier à se rappeler cette âpre et solitaire existence. Les lourdes bâtisses, annexes du lycée, la vieille horloge au timbre criard, les murailles humides couvertes de mille graffiti latins lui revenaient à la mémoire et ces souvenirs charmaient ses causeries intimes. Epoque heureuse pour lui où, ignorant la douleur et ses étreintes, il goûtait la joie de vivre et regardait insouciant vers l’avenir !

Les premiers jours furent rudes pour le nouveau venu. Il trouvait à l’Ecole plusieurs condisciples qui, sortis des lycées de Paris, avaient une instruction plus solide que la sienne Lui qui venait de ce pauvre collège de Blois, il se sentait inférieur à ces brillants rivaux. Il commença donc par se recueillir, jusqu’au jour où une pièce de vers latins signée de son nom attira les regards de la communauté savante. Il s’agissait de traduire en hexamètres la fameuse description de la famine qui se trouve dans la Jérusalem Délivrée. Tout ce qui pouvait charmer un universitaire de 1812 se trouvait réuni dans la composition de Thierry : réminiscences de Lucrèce, expressions de Virgile, vers éclatants, coupes savantes. L’effet produit fut prodigieux, les vers proclamés dignes de l’impression.

Fier de ce premier succès, l’auteur en chercha un nouveau dans le discours français. Fendant un an, on le vit lire et relire J.-J. Rousseau. Il se passionnait pour ce style imagé, cette cadence des mots, ces grands mouvements de rhétorique. Tel était son amour pour ce maître favori, qu’il en vint à savoir par cœur tout le livre IV de l’Emile. Il y puisa les éléments de son second triomphe, dans une dissertation qu’il eut à présenter à la Faculté des Lettres, pour son examen de licence. Le sujet proposé était des plus bizarres : « Est-ce la différence des esprits ou celle des courages, demandait la matière, qui a détruit l’égalité parmi les hommes ? » Etrange question à la solution de laquelle les lumières propres de l’examinateur n’eussent pas été superflues. — « Différence des esprits et différence des courages, je les crois également coupables, répondit le candidat : le courage n’est-il pas l’esprit de l’homme qui veut être supérieur au lâche ? » C’était se tirer avec honneur d’une interrogation saugrenue. Aussi le succès fut-il grand à l’École et l’avisé lauréat considéré comme un des espoirs de l’Université naissante.

La même année lui vit prendre également le grade de bachelier es sciences, le même jour que son camarade Péclet. On ne voit pas cependant, que durant les deux années de son séjour à l’Ecole Normale, Augustin Thierry ait montré aucune prédilection particulière pour l’étude de l’histoire, ni pour celle de la philosophie.. Il ne suit ni le cours de Guizot, ni celui de Royer-Collard. La sécheresse dogmatique de l’un, le doctrinarisme sentencieux de l’autre devaient rebuter l’admirateur de Chateaubriand, à l’imagination enthousiaste, à l’impressionnable sensibilité.

En octobre 1813, le jeune licencié fut envoyé avec le titre de professeur de cinquième dans le petit collège de Compiègne. C’était un assez triste poste, maigre d’émoluments, gros de besogne ingrate. L’ancien établissement d’instruction, fondé en 1560 par le curé Mathieu Boscheron, dans l’antique hôtel de Roye, traversait alors une crise redoutable. Depuis le départ des Bénédictins chassés par la Révolution, le chiffre des élèves était tombé de deux cents à moins de quatre-vingts. Les efforts du principal, M. Monchoux, demeuraient impuissants à conjurer un désastre qui s’accélérait d’année en année. Le collège était donc mal noté en haut lieu. Méditant déjà des projets littéraires, Augustin Thierry accueillit néanmoins avec joie une désignation qui offrait à ses yeux l’avantage de ne point trop l’éloigner de Paris.

D’alarmantes rumeurs circulaient alors dans la petite ville. Il n’était bruit que de l’invasion prochaine et de la menace d’une armée ennemie. Comment résister ? Le pays était ouvert ; on n’avait ni armes, ni soldats et la garde nationale venait de partir en toute hâte pour Anvers. En même temps, se répandaient dans les campagnes de clandestines proclamations, au nom de prétendants inconnus. Beaucoup montraient leur effroi, quelques-uns ne cachaient plus leurs espérances. Au milieu de ce désarroi général, arrivaient des ordres formels émanés du ministère de l’Intérieur : « A la première apparition des coureurs ennemis, disait M. de Montalivet, chaque fonctionnaire public devra évacuer la ville pour se replier de proche en proche sur Paris. » Ces déplorables instructions qui entravaient notre résistance ne tardaient pas à être exécutées. En janvier 1814, les avant-postes autrichiens s’étant montrés dans les faubourgs de Compiègne, ordre fut donné à la colonie des fonctionnaires d’évacuer la ville à la suite du sous-préfet : le collège se trouva sans professeurs.

Rentré à Paris au début de février, Augustin Thierry, pauvre, sans autres relations que les amitiés nouées à l’Ecole Normale, se trouvait sur le pavé. Il balança un moment de regagner Blois, d’y attendre la fin de la tourmente. La crainte de tomber à la charge des siens, les conseils et les promesses d’un homme qui devait exercer une puissante influence sur les premières années de sa jeunesse, le détournèrent de ce projet.


III. — LE SECRÉTAIRE DE SAINT-SIMON

Quittant vers la fin de 1812 les paisibles hauteurs de Charonne, un bizarre personnage, quinquagénaire déjà grison, était venu s’installer près du vieux collège du Plessis et se mêler, malgré son âge, aux studieux auditeurs qui suivaient les cours de l’École. Affable, disert, persuasif, d’abord facile et séducteur, plein d’amour pour la jeunesse, le nouveau venu n’avait pas tardé à rassembler autour de lui des admirateurs enthousiastes et convaincus. C’était, à les en croire, un homme des anciens temps, défenseur juré des temps nouveaux, plein de grandes et nobles idées et qui cherchait à reconstruire l’édifice social sur des bases meilleures. Aux côtés du maître se pressaient les plus distingués et les plus chers amis d’Augustin Thierry : Maignien, Péclet, Hachette, Arnold Scheffer. Ils lui persuadèrent que sa place était avec eux, l’assurèrent d’un accueil bienveillant. Ravi de leurs discours, le jeune homme voulut connaître celui dont ils disaient merveilles et fut mis en présence de Henri de Saint-Simon.

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, arrière-cousin de l’auteur des Mémoires, réalisait le type accompli de ces grands seigneurs du XVIIIe siècle, esprits féconds en contrastes, sceptiques et passionnés, pleins de mépris pour les religions et d’enthousiasme pour les systèmes, et qui, sans aucune croyance, élevaient leur propre rêve jusqu’à la hauteur d’un dogme. Jeune encore, il était parti pour le Nouveau-Monde avec les Rochambeau et les La Fayette, se laissant aller au goût du moment, car c’était la mode alors de vouloir « retremper son âme dans le sein de la nature vierge et dans le commerce d’un peuple libre. »

La Révolution et ses excès lui enlevaient bien des illusions et, qui pis est, presque toute sa fortune. Cependant, il n’émigra point, mais devenu le « citoyen Simon, » après avoir été quelque temps écroué à Sainte-Pélagie sous le nom de Jacques Bonhomme, on le vit tour à tour, pendant dix ans, acquéreur de biens nationaux et entrepreneur de messageries publiques, poursuivre avec acharnement cette fortune qui, non moins acharnée, à peine acquise, s’enfuyait de nouveau. Quand il eut perdu tout espoir de richesse, son esprit sembla se recueillir et méditer : il décida alors qu’il était né philosophe. Un jour, sortant de son long silence, il présenta à l’Institut une théologie toute nouvelle. Il demandait sérieusement qu’on supprimât de l’enseignement le mot et l’idée de Dieu pour les remplacer par les règles de la gravitation universelle. Grand fut l’émoi des corps savants. Le novateur assassinait de lettres le Bureau des Longitudes. A la cinquième, Bouvard, son président, lui fit répondre que ses travaux dépassaient la compétence de l’assemblée. Furieux, l’adversaire de l’« erreur divine » lui reprocha d’« anarchiser la science, » de « nier la suprématie des théories générales. »

En même temps, entrant sur le terrain alors presque inexploré de l’économie politique, Saint-Simon faisait paraître son Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle. En pleine année 1807, au lendemain d’Iéna, ce livre proclamait la France la dernière des nations, inférieure aux États-Unis, à l’Angleterre, à la Hollande même ; elle n’avait pas comme celles-ci de Commerce ni d’industrie. Le résultat d’un pareil ouvrage fut que l’auteur dut rester muet jusqu’à la fin de l’Empire. Il attendit encore six années. Mais le jour où la grande ruine eut été consommée, Saint-Simon crut l’heure venue de jouer un rôle dans le monde et s’institua l’apôtre des temps à venir.

Malheureusement, beaucoup de choses lui manquaient et ses connaissances n’égalaient point ses prétentions. Quelques phrases de Montesquieu, la connaissance rudimentaire des moralistes nouveaux, Helvetius, Volney, Bentham, un volume de Robertson, l’Histoire romaine de Fergusson, des formules économiques appartenant à l’école écossaise formaient à peu près toute la science du réformateur. Le talent d’écrivain lui faisait complètement défaut : il le sentait et l’avouait lui-même. Aussi cherchait-il à s’entourer de collaborateurs. Sa fortune entièrement détruite le mettait dans de cruelles nécessités et trop souvent on le vit courir de banque en banque, cherchant à se faire crédit de tout, de sa famille, de ses idées, de ses espérances.

Si le savoir manquait à cet esprit inquiet, en revanche la nature l’avait doué de séductions singulières. Mieux que tout autre il connaissait les lacunes de son intelligence et s’employait sans relâche à les combler. Le grand utopiste était à sa façon un merveilleux « accoucheur d’âmes. » On le trouve constamment entouré d’hommes éminents : le chimiste Clouet, le mathématicien Coëssin, en attendant Augustin Thierry, Auguste Comte et Léon Halévy, cherchant à s’instruire dans leur commerce familier, tout en conservant la dignité qui convient à un chef et à un maître. L’idée que poursuivait à cette époque Saint-Simon s’arrêtait aux limites de l’économie politique et de la philosophie, mais cette idée était déjà étonnamment hardie. Laissant dans l’ombre croyances et religion, il voulait jeter une lumière inconnue sur la société renouvelée. D’après lui, chaque siècle avait été marqué d’un sceau particulier. Adonnés à la théologie et aux arts, le XVIe et le XVIIe siècles avaient laissé régner le passé et dormir en paix le vieux monde. Le XVIIIe siècle, essentiellement niveleur, avait jeté à bas préjugés, institutions et pouvoirs : au temps présent était échue la tâche de trouver l’avenir parmi les ruines. « La vieille philosophie, disait-il, avait été révolutionnaire, la philosophie nouvelle devait être organisatrice. »

Le renouvellement radical de la société, Saint-Simon le trouvait dans les deux grandes industries humaines, celle du corps et celle de l’intelligence. A elles incombait le devoir d’expulser les oisifs grands ou petits, maîtres ou valets, généraux, évêques ou ministres, et mieux valait la perte de cinquante princes royaux que celle de cinquante travailleurs. Là résidaient les forces et l’avenir de l’humanité. Alors un lien commun unirait le monde, les barrières s’abaisseraient, les nationalités s’effaceraient, la guerre s’enfuirait de la terre et dans la grande famille des peuples, ruche immense en perpétuel mouvement, nul ne s’inclinerait plus que devant un seul roi et un seul Dieu : le Travail.

Volontiers, Saint-Simon se posait comme l’apôtre et le prophète de ces jours nouveaux. A l’en croire, sa nature synthétique, son esprit a priori étaient propres à concevoir et embrasser dans son ensemble un aussi vaste système. Mais il s’arrêtait devant l’exécution. Il lui fallait quelqu’un pour mettre en œuvre, pour façonner, lancer enfin ces idées rénovatrices, guum flueret lutulentus : une nature analytique, un esprit a posteriori. Cette nature, cet esprit, il crut l’avoir trouvé dans Augustin Thierry. Le maître comprit quel parti il pouvait tirer d’un pareil élève : il résolut d’en faire non seulement un disciple, mais un collaborateur.

Quand le jeune professeur partit pour Compiègne, le réformateur continua d’entretenir par lettres ses relations avec lui et lui proposa même une première fois de devenir son secrétaire. Il terminait alors son Mémoire sur la science de l’Homme et avant de le livrer à l’impression chez Didot, en expédia une copie portant des corrections et des addenda de sa main à celui qu’il désirait s’attacher[6]. L’envoi s’accompagnait d’encouragements à poursuivre la carrière des lettres et d’une demande de compte rendu. A peine engagé dans une carrière qu’il ne prévoyait pas devoir être si brève, sans autre ressource que son talent, comme disait son père, Augustin Thierry fait montre dans sa réponse d’une prudente circonspection.

« Vous avez écrit pour les savants, dit-il, dans une lettre datée de Compiègne, le 13 janvier 1814, je dois écrire pour les gens du monde ; aussi notre marche ne doit-elle pas être la même. Vous pouvez être hardi tout à votre aise, mais il faut que je me montre plus circonspect. Annoncer tout d’un coup le but et le plan de tout l’ouvrage, ce serait peut-être effrayer des lecteurs peu habitués à l’exercice de la pensée et par conséquent peu capables de s’élever tout d’un coup à la hauteur d’une idée trop générale : aussi j’ai cru qu’il était à propos de présenter d’abord isolé le Mémoire sur la science de l’Homme, et de ne laisser voir que plus tard dans quelle intention il a été écrit. Cette histoire des progrès de l’esprit humain, fondée tout entière sur des faits et remplie d’idées neuves et ingénieuses, en excitant l’attention du lecteur, le préparerait peut-être à écouter avec moins de surprise les idées qui doivent suivre.

Je suis pénétré, Monsieur, de la bonté que vous avez de me faire votre secrétaire et de faire passer à la faveur de vos belles idées les premiers essais de ma plume. Je répondrai, Monsieur, autant qu’il sera en moi, à vos intentions généreuses. Si vous daignez me faire connaître à quelques directeurs de journaux, ayez la bonté de taire mon nom, car je suis engagé dans une 1carrière où les réputations sont délicates et j’ai pour arbitres de mon sort des gens en qui tout abonde, excepté le sens commun.

Vous entendez qui je veux dire. Permettez, Monsieur, que je félicite ici mon ami Péclet du bonheur qu’il a de vous connaître et veuillez agréer, etc… »

Le Mémoire sur la science de l’homme, adressé par son auteur a tous les puissants du jour, venait fort à propos de lui procurer quelques ressources. Il se trouvait momentanément hors de sa détresse coutumière. Accepter de l’argent était pour le gentilhomme philosophe geste aussi naturel qu’en offrir. Retrouvant Augustin Thierry, il renouvela sa proposition de l’engager comme secrétaire. Deux cents francs par mois récompenseraient son concours et l’on allait de compagnie renouveler le vieux monde. C’était le pain assuré. Augustin Thierry accepta. Il dut à cette circonstance d’assister au honteux spectacle qui suivit la capitulation du 29 mai : lugubres scènes qui devaient lui révéler toutes les douleurs qu’engendre la conquête.

L’Europe avait alors les yeux tournés vers Vienne, où se décidait la destinée des nations. En France, à la joie presque générale qui avait accueilli la fin des guerres de l’Empire, succédait déjà un sourd mécontentement. On accusait de lâcheté le gouvernement royal, qui se laissait ravir nos frontières du Nord, tandis que la Russie, l’Autriche et la Prusse disposaient à leur gré des provinces et des peuples. Beaucoup disaient hautement que le Congrès trompait leurs espérances. Ce système de partage des nations en dépit des nations mêmes appartenait à une diplomatie aux abois… Débris du vieux monde, que n’avaient-ils disparu avec lui ? . Aux hommes nouveaux il fallait une loi nouvelle ? — Ces propos, mille autres semblables étaient dans toutes les bouches. Les cerveaux travaillaient et la fièvre embrasait les intelligences ; projets succédaient à projets, livres à livres ; chaque matin voyait naître quelque traité nouveau, qui le soir rentrait dans l’ombre pour faire place à un autre. M. de Saint-Simon crut le moment venu de lancer une des théories essentielles de son système, celle de la fraternité des peuples.

Il s’adressa à son nouveau secrétaire, lui exposa sa pensée, la discuta longuement et, incapable de la mettre en œuvre, le chargea de l’exécution. Cédant à la séduction du maître, à l’enthousiasme de sa nature, le jeune homme se mit à l’ouvrage. Il loua une chambre dans le quartier de l’Arsenal, et plein d’une belle ardeur, demeura plus d’un mois sans sortir, tout entier à sa tâche, seul à seul avec cette idée qui, couvée par lui, devenait peu à peu la sienne. En trois mois, l’opuscule fut achevé et put paraître, brochure in-8o de cent douze pages, en octobre 1814. Il avait pour titre : De la Réorganisation de la société européenne ou de la nécessité des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale, par M. le Comte de Saint-Simon et par A. Thierry, son élève. Mélange d’utopies surprenantes et de fécondes théories, cette brochure eut un véritable succès. Elle est aujourd’hui tombée dans un complet oubli, mais les circonstances que nous traversons lui donnent un regain d’actualité.

L’ancien monde, disaient les auteurs, avait fait son temps. A sa politique de spoliations et de conquêtes, il fallait substituer une politique nouvelle. L’ère des haines était révolue, l’heure de la fraternité était proche.

Partout en Europe deux espèces d’intérêts se trouvaient en présence : l’intérêt général ou intérêt de la Société européenne, et l’intérêt particulier à chaque peuple.

Multiple dans ses besoins, l’intérêt de la Société européenne pouvait cependant se résumer en quelques formules : caractère européen imprimé aux travaux publics, franchise accordée à toutes transactions entre les peuples, l’instruction publique uniforme et obligatoire, confiée aux soins de la Société, conformité de législation en matière civile, commerciale et criminelle, liberté de conscience et de culte, promulgation d’un code de morale universelle. A un Grand Parlement appartiendrait le règlement de toutes ces questions : seul, il voterait les impôts d’intérêt européen, seul il réglerait les conflits entre nations. « Ainsi, il y aura entre les peuples ce qui fait la base et le lien de toute association politique- : conformité d’institutions, union d’intérêts, rapport de manières, communauté de morale et d’instruction publique. »

Sans doute, les auteurs ne l’ignoraient point, l’Europe était bien loin encore de cet idéal désiré, — et pourtant ils avaient bon espoir : « Un temps viendra, proclamaient-ils, où tous les peuples de l’Europe sentiront qu’il faut régler les points d’intérêt général avant de descendre aux intérêts nationaux. Alors les maux commenceront à devenir moindres, les troubles à s’apaiser, les guerres à s’éteindre. C’est là que nous tendons sans cesse, c’est là que le cours de l’esprit humain nous porte. Mais lequel est le plus digne de la raison de l’homme, s’y traîner ou bien y courir ? »

Ainsi, pleins d’un robuste espoir dans l’avenir, confiants dans cette puissance infinie de perfection, apanage de la nature humaine, ils prédisaient le jour où l’égoïsme serait relégué de la terre, où serait à jamais tarie la source des larmes.

« Les poètes, s’écriaient-ils, dans une péroraison devenue fameuse, les poètes, dans leur imagination, ont placé l’âge d’or au berceau de l’espèce humaine, parmi l’ignorance et la grossièreté des premiers temps. C’était bien plutôt l’âge de fer qu’il y fallait reléguer. L’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous, — il est devant. »

La précision, la vigueur, l’éloquence du style, si différent de l’obscur et tortueux fatras habituel au sociologue, assurèrent la fortune de l’ouvrage. Le Censeur lui consacra un article élogieux. Succès éphémère et sans lendemain. Hélas ! Saint-Simon eut beau écrire au Isar pour lui soumettre son œuvre, ce n’était qu’une belle utopie de plus à joindre aux chimères de ces autres songe-creux, l’abbé de Saint-Pierre ou le marquis de Chastellux. Seulement, en cette année 1814, en pleine et fougueuse réaction, l’audace de la thèse défendue sembla révoltante à ceux « qui n’avaient rien appris, ni rien oublié. » Si révoltante et scandaleuse que l’abbé de Montesquiou n’hésita pas à signer la révocation du professeur coupable de pensée indépendante. Le sort en est jeté : à dix-neuf ans, Augustin Thierry n’a plus d’autres ressources que sa plume pour vivre.

Derechef, après un court passage à Blois pour aller rassurer sa famille, il se plonge dans le travail, fréquente les bibliothèques, collige pour Saint-Simon les matériaux des articles que celui-ci donne au Censeur sur la nécessité d’organiser le ministère et l’opposition. Le philosophe se posait alors en défenseur des acquéreurs de biens nationaux. Afin de sauvegarder leur propriété menacée, il apportait un plan précis et détaillé auquel avait collaboré son secrétaire. Une agence générale sera formée à Paris, on établira des agences départementales, véritables banques de prêts pour les propriétaires ; on publiera des journaux et des livres destinés à protéger l’état de choses en péril. Saint-Simon allait donner l’exemple quand on apprit le retour de l’île d’Elbe.

À cette nouvelle, le réformateur, indigné de voir interrompue « l’œuvre de paix, » fulmine contre Napoléon dans un pamphlet daté du 15 mars 1815[7].

La « manière » d’Augustin Thierry y apparaît sensible en plus d’un endroit. Dans les allusions à la levée en masse des Anglais contre Charles-Edouard, la comparaison de Bonaparte avec un Cromwell insurgé contre la nation, on discerne déjà la touche et le procédé qui seront bientôt ceux de l’auteur des Révolutions d’Angleterre.

Cette antipathie contre l’Empire, Thierry la partage avec toute la jeunesse intellectuelle de son temps. Depuis quinze ans, la conduite du pays appartient aux hommes d’action, joyeux de marcher à la conquête du monde, sous un chef de leur choix, qui les enrichit de gloire et d’argent. Les hommes de pensée se tiennent à l’écart et subissent avec une douloureuse résignation un assujettissement dont la nécessité ne leur est pas démontrée. En 1814, ils espèrent toujours sauver les conquêtes essentielles de la Révolution. Il faudra les brutalités de la seconde invasion, les maladresses provocantes des ultras, les restrictions de tous genres apportées aux libertés concédées par la Charte, pour leur faire comprendre que la chute de Napoléon est à la fois l’humiliation de la patrie devant l’étranger et la ruine des idées proclamées en 1789.

C’est donc fiévreusement et d’une plume convaincue que l’élève de Saint-Simon se met à la besogne avec son maître, quelques jours avant le Champ de Mai, pour donner une véritable consultation politique[8].

Les deux associés s’adressent à la nation française. Il lui faut agir sans délai, avant de se donner un maître. Qu’elle impose à celui-ci l’union avec l’Angleterre. C’est la seule alliance possible : l’Autriche est infectée d’obscurantisme, la Prusse haineuse et féodale, la Russie a soif de conquêtes. Reste l’Angleterre, tous les autres pays sont absolutistes, elle est seule libérale. En outre, elle est puissance maritime, la France puissance continentale : les deux peuples peuvent donc s’entendre. C’est la seule union sûre. Les Français doivent donc déclarer que le peuple anglais est désormais notre allié naturel.

Il convient enfin d’ajouter à l’acte additionnel la déclaration suivante. Le Gouvernement s’interdit le droit d’agrandir le territoire, même par des traités, s’il s’agit d’un accroissement de plus de cent mille individus. S’il estime de telles conventions possibles, voici comment on procédera : « Le peuple qu’il s’agira d’incorporer à la France, de son côté, et le peuple français, du sien, devront au préalable manifester leur vœu à cet égard par des signatures individuelles ; et l’union ne sera réputée légitime, et comme telle effectuée, que dans le cas où, de part et d’autre, la majorité absolue aura voté pour elle ; autrement, elle ne pourra avoir lieu. »

Arrêtons-nous un instant devant cette idée d’un plébiscite libre. Qu’elle appartienne à Saint-Simon ou à Augustin Thierry, elle est d’un véritable précurseur. La France a fait entrer ce principe dans la politique européenne lors de la réunion de la Savoie ; la violation de cette idée par l’Allemagne, vis-à-vis de l’Alsace-Lorraine, a tenu un demi-siècle toute l’Europe en armes.

En même temps, mais seul cette fois, le petit professeur inconnu donne libre cours à ses rancœurs en un pamphlet anonyme : Lettre d’un fonctionnaire salarié, amère diatribe contre le gouvernement impérial. Quelques années plus tôt, cette virulente satire eût valu à l’audacieux d’aller méditer au Temple sur les inconvénients de la franchise ; mais le maître avait présentement en tête de plus pressants soucis. Fouché néanmoins enquêta, parvint jusqu’à l’auteur. Déjà l’homme aux lèvres pâles sentait passer le vent des catastrophes prochaines. Aux aveux du coupable, il répondit, en lui remettant dix louis, par cette louange inattendue : « Bravo, jeune homme ! Continuez d’écrire, mais prenez garde à vous, vous avez blessé au vif le cœur du tyran[9]. ».

L’année 1816 voit grandir encore l’amitié qui unit Saint-Simon, redevenu M. le comte de Saint-Simon, à son secrétaire. Celui-ci n’est plus seulement l’ « élève, » il est le « fils adoptif, » l’enfant chéri de l’intelligence, l’associé des projets et des rêves. Leur collaboration se fait aussi plus étroite, le commerce de leurs idées plus intime. De cet échange de pensées, tous deux vont profiter fort inégalement. Le tableau de l’histoire de France, celui de l’affranchissement des Communes qui ne sont qu’esquissés confusément, en des brochures incohérentes, par Saint-Simon, deviennent chez le futur historien du Tiers-État un système ordonné, un dessin d’une rigoureuse précision. On a voulu montrer de nos jours, sous un aspect tout différent, la révolution communale[10] ; elle n’en demeure pas moins, comme Thierry l’a démontré le premier, l’origine des progrès de la bourgeoisie.

Une grande joie est advenue au travailleur solitaire de l’Arsenal. Son frère Amédée, auquel ne cessera jamais de l’attacher la plus confiante affection, s’installe auprès de lui. Le jeune homme vient à Paris commencer ses études de Droit, tenter, comme on dit alors, les « hasards de la capitale. » Tous deux louent de compagnie un modeste logement, 6, rue des Marais, proche l’église Saint-Germain des Prés. Durant que l’aîné va courir les bibliothèques ou donner quelque leçon procurée par Villemain, le cadet se rend au cours de M. Cotelle ou de M. Bavoux, pioche en conscience les Institutes et ses Codes. Ils se retrouvaient aux heures de repas devant l’argenteuil et la « portion » de Flicoteau, plus souvent que chez Véfour ou qu’au café de Foy. Arnold Scheffer les rejoignait volontiers avec son frère Henry, à ses débuts dans l’atelier Guérin. Tous deux amenaient de temps à autre un carabin de leurs amis, bien accueilli pour sa faconde et son entrain, qui devait acquérir bientôt sinistre renommée et qui s’appelait Edme-Samuel Castaing.

Pendant qu’Amédée approfondit Gaïus et Papinien, Augustin s’est attelé à une épineuse besogne.

L’esprit de Saint-Simon traverse une évolution nouvelle. Il rêve toujours de donner à la France et à l’Europe une organisation définitive, mais cette fois, c’est dans l’industrie qu’il croit en avoir trouvé l’instrument.

Le sujet est à l’ordre du jour ; la France se trouve alors en pleine bataille économique. Benjamin Constant vient d’annoncer « l’époque du commerce qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre. » Comte et Dunoyer le répètent sans relâche, au nom des libéraux, dans le Censeur Européen. En dépit de tenaces résistances, le gouvernement des Bourbons tâche d’encourager et d’organiser l’industrie renaissante. Bientôt seront créés le Conseil général du Commerce et celui des Manufactures ; l’usage des Expositions universelles va être rétabli en 1819. Pourtant, si l’on est à peu près d’accord sur l’effort à réaliser, les contradictions commencent avec les moyens à employer.

Donc, en ce printemps de 1817, Augustin Thierry se rencontre en conférences quotidiennes avec son « père spirituel » et pâlit congrument sur les textes : Fodéré, Ricardo, Ferrier, Ecrément, Aubert de Vilry. Saint-Simon l’a chargé de rédiger, pour le premier volume de l’Industrie, la partie politique.

Avec une ardeur et des illusions toutes juvéniles, — n’oublions pas qu’il n’a pas vingt-deux ans, — Thierry attaque la guerre et l’esprit de conquête. Un peuple grandit par le travail, l’économie, la liberté. L’industrie déteste la guerre, à moins qu’on ne vienne l’attaquer. Dans ce cas, elle se défend vigoureusement, comme elle l’a fait en France, contre les alliés de Pilnitz, en Europe contre les brigands de Bonaparte. Aujourd’hui, les combats sont finis : « Vos armes, s’écrie le jeune publiciste, dans une vibrante péroraison, ce sont les arts et le commerce ; vos victoires, ce sont leurs progrès ; votre patriotisme, c’est la bienveillance et non la haine. Voulez-vous joindre à ces vertus douces les vertus fortes et mâles auxquelles le Lacédémonien se formait en combattant ? O citoyens ! vous avez des ennemis plus acharnés que les Perses, l’ignorance et ceux qu’elle fait vivre. »

Quelle chimère est-ce donc que l’homme ?… Condorcet dénonce la guerre impossible à l’instant qu’apparaît Bonaparte. Hélas ! le monde n’a pas accepté le rêve saint-simonien. L’ère des luttes de nations n’est pas close…


IV — LA RUPTURE AVEC SAINT-SIMON

L’écrit des apôtres de la paix fut bien accueilli par l’opinion et le Censeur les porta aux nues ; mais, dans l’instant qu’ils prêchaient la concorde universelle, de graves dissentiments éclataient entre eux.

Quelles furent les raisons précises de cette brouille ?… On a incriminé le caractère impérieux de Saint-Simon. Ses collaborateurs devaient plier à ses exigences, abdiquer entre ses mains leur personnalité. On ne domestique pas les intelligences libres. Il arriva d’Augustin Thierry, ce qu’il advint également d’Auguste Comte. L’heure sonna où tous deux refusèrent de subir plus longtemps une volonté tyrannique.

— Je ne conçois pas d’association sans le gouvernement de quelqu’un, se serait un jour écrié Saint-Simon.

— Et moi, répondit Thierry, je ne conçois pas d’association sans liberté.

Quoi qu’il en soit de cette anecdote, c’est dans l’inconciliable opposition des idées, bien mieux que dans les circonstances de fait, qu’il faut chercher l’explication d’une rupture qui fut douloureuse à tous les deux.

Le créateur de l’Industrialisme ne se bornait pas à vouloir compléter Adam Smith et Jean-Baptiste Say ; d’autres tendances apparaissaient chez lui. Bien avant Karl Marx, il a été, avec Fourier, le père du socialisme français.

En 1817, Saint-Simon n’a pas encore poussé jusqu’au bout les conséquences de sa doctrine, mais elles mûrissent dans son cerveau. Il les développe complaisamment devant son disciple dont la tiédeur l’étonné et le scandalise. De jour en jour, le malentendu intellectuel grandit entre les deux hommes. C’est qu’un infranchissable fossé les sépare. Augustin Thierry est et restera toute sa vie profondément individualiste. Il n’est point l’élève des Encyclopédistes, mais celui de Montesquieu. En littérature, c’est un romantique ; en politique, ses plus grandes hardiesses sociales ne dépasseront jamais celles de l’école libérale de 1820, du groupe « Lafayettiste » auquel il est inféodé.

Né au lendemain de la Révolution, à la veille de l’épopée impériale parmi laquelle il grandit, s’il déteste la guerre, l’esprit de conquête, il n’est pas moins sincèrement et profondément patriote. Son cœur a saigné à toutes les blessures de l’invasion. Il a ressenti « toutes les misères nationales, toutes les souffrances et jusqu’aux simples avanies des vaincus. » Son ardente pitié s’éveille, sa fierté se révolte et frémit au spectacle de la France humiliée et dépouillée : « Votre poésie patriotique, écrit-il au docteur O’Connor, m’a paru non seulement le cri de douleur de l’Irlande, mais encore le chant de tristesse de tous les peuples opprimés. C’est de la vive impression qu’elle fit sur moi après nos désastres de 1815, qu’est venu en grande partie le sentiment qui domine dans l’Histoire de la conquête de l’Angleterre. »

À ce jeune homme « atteint d’une âme, » selon la belle expression de Villiers de l’Isle-Adam, les théories de Saint-Simon, son credo matérialiste de la communauté des intérêts devaient apparaître monstrueux et révoltants.

Par surcroit, cet historien démocrate, cet historien des foules n’est aucunement socialiste. Les doctrines du parti lui inspirent au contraire aversion et horreur. Nous avons sur ce point son témoignage formel et répété. Il verra dans Juin 1848 une calamité nationale, « la négation des principes de 1789 et même de 1792, celle de la liberté, des droits de l’homme et du citoyen, de l’égalité civile et politique, de la propriété, conséquence et garantie de la liberté ; » une épouvantable et funeste régression : « On cherche à refouler la France dans la route que l’Europe a quittée, il y a quatre ou cinq mille ans ; c’est le régime de la tribu qu’on relève contre celui de la cité libre[11]. »

Pour lui, le droit au travail « porte en lui-même, d’un côté, la ruine des finances, de l’autre la ruine de l’industrie, parce que les ateliers de l’Etat seront le foyer d’une grève permanente contre ceux des particuliers[12]. »

Et dans une lettre éloquente à la princesse Belgiojoso, il donne libre cours à sa répulsion : « Que l’Italie veille sur elle-même et se gare de ces empoisonneurs, de ces philanthropes qui, au nom des souffrances d’une classe, lui donnent à dévorer toutes les autres ; de ces publicistes pour lesquels la patrie n’existe pas et qui font fi de la liberté, qui placent les droits dans les besoins, l’égalité dans les estomacs et proposent comme fin de la société humaine une régie de tout par l’Etat avec distribution à tous de travail et de pitance, c’est-à-dire un bagne paternel ou un bagne démocratique administré fraternellement. Quant à moi, plutôt que de voir le moindre commencement de ce régime ignoble, je souhaite que Dieu me retire de ce monde, fut-ce par la main de ces atroces fanatiques qui veulent tuer ou se faire tuer pour lui[13]. »

Entre deux âmes, — et de telles âmes, — qui ne se pénétraient plus, le divorce était inévitable : il s’accomplit définitivement au mois d’octobre. La rupture se produisit avec tristesse, mais sans colère. La haine, comme il arrive trop souvent, ne remplaça point la tendresse. Augustin Thierry demeura déférent et juste pour celui qui l’avait accueilli et aimé. Malgré la contradiction des points de vue, jamais aucune attaque contre lui ne sortit de sa plume. Lorsque le philosophe désespéré tenta de se suicider, il alla lui rendre visite et lui offrir ses services. Il tint aussi à lui adresser l’un des premiers en hommage l’Histoire de la conquête de l’Angleterre à son apparition. Saint-Simon mourant trouva la force encore de lire l’ouvrage et d’en apprécier le mérite. Averti du décès de son ancien maître par le docteur Bailly, son condisciple au collège de Blois, Augustin Thierry, malade et déjà sur le chemin de la cécité, voulut assister aux funérailles auxquelles il se rendit au bras de son frère.

Quelles furent sur son esprit, à l’âge où se forment le caractère, le jugement, les idées, l’influence et les effets de ce contact journalier avec le théoricien de la Richesse des Nations ? Saint-Simon est un rêveur, un utopiste, un songe-creux, un pécheur de lune, mais c’est un cœur généreux, un cerveau puissant, malgré ses brumes. Augustin Thierry a dix-neuf ans quand il entre dans son intimité. Il est à l’instant des impressions vives, des entraînements, des enthousiasmes. D’âme naturellement ardente et pitoyable, les entretiens de Saint-Simon vont faire lever en lui toute une moisson sentimentale. De là, cette immense sympathie pour les vaincus qui remplit son œuvre, pour les opprimés, les misérables, les têtes baissées de toute sorte : ils représentent souvent à ses yeux la cause du droit et de la justice.

Au courant de leurs conversations familières, son maître lui révélait une humanité que les livres ne montrent point, entr’ouvrait à ses yeux des horizons nouveaux. Pour lui, la question sociale ne réside pas seulement, comme dira Lassalle, dans une question d’estomac : il affirme qu’elle est avant tout un problème moral. Dans ses aperçus rétrospectifs, il démêle obscurément comme grand ressort de l’histoire l’opposition des classes et les conflits qu’elle détermine ; il insiste sur la distinction à établir entre les Gallo-Romains et leurs conquérants germaniques. « Les propriétaires sont les descendants des Francs, les fermiers, ceux des Gaulois. » Ainsi s’ébauchera progressivement dans la pensée attentive du disciple, encore indécise et confuse, pour se préciser et s’amplifier plus tard, la théorie scientifique qui tend à faire de la race la grande ouvrière de la transformation des peuples.


A. AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Actuellement, 7, rue Guerry. La Société amicale des anciens élèves du Collège, avec l’aide de la municipalité, a fait poser sur la muraille une plaque commémorative.
  2. D’après les fragments de Souvenirs inédits d’Amédée Thierry, en ma possession.
  3. Par-dessus, Augustin Thierry, Amédée Thierry, de la Saussaye, de Pétigny.
  4. A l’intention de la Société académique des Sciences et des Lettres du Loir- et-Cher et non publié, j’ignore pourquoi.
  5. Timbré du sceau du Grand-Maître, l’arrêté de nomination est du 1er octobre 1811.
  6. Cette copie est en ma possession. Elle forme, sur papier de grand format, trois cahiers d’une cinquantaine de feuilles chacun et contient plusieurs pages autographes qui ne figurent pas dans la réimpression faite par les soins d’Enfantin en 1858 et par Lemonnier en 1859.
  7. Profession de foi du comte de Saint-Simon, au sujet de l’invasion du territoire français par Napoléon Bonaparte.
  8. Opinion sur les mesures à prendre contre la coalition de 1815, par Henri de Saint-Simon et Augustin Thierry.
  9. Anecdote recueillie par M. de la Saussaye de la bouche de M. Jacques Thierry.
  10. Cf. entre autres : Luchaire, les Communes françaises à l’époque des Capétiens directs ; et Giry, Histoire de la Ville de Saint-Omer.
  11. Lettre à M. Lucien Daveziès.
  12. Lettre à M. de Cherrier.
  13. 10 juillet 1848.