Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 626-636).


XXXIV


Dans sa maison de la Trente-neuvième rue, Newland Archer était assis devant la table à écrire de sa bibliothèque.

Il revenait d’une réception officielle pour l’inauguration des nouvelles galeries du Musée Métropolitain. La vue des vastes salles remplies de la dépouille des siècles, où la foule élégante circulait parmi des trésors scientifiquement catalogués, avait éveillé de vieux souvenirs dans la mémoire d’Archer.

— « Il me semble que cette salle était consacrée autrefois à la collection Cesnola, » avait-il entendu dire ; et aussitôt tout ce qu’il voyait autour de lui s’était évanoui. Il se revoyait seul dans une salle déserte, assis sur un divan de cuir, pendant qu’une svelte silhouette en manteau de loutre s’éloignait dans la perspective des galeries encore si pauvres du vieux musée.

Cette vision en avait appelé une légion d’autres. Cette bibliothèque avait été, pendant plus de trente ans, le centre de sa vie de famille. Il y avait vingt-neuf ans que là, May rougissante et avec des circonlocutions qui feraient sourire les jeunes femmes de la nouvelle génération, lui avait annoncé qu’il allait être père. Là, leur fils aîné, Dallas, trop frêle pour être porté à l’église au cœur de l’hiver, avait été baptisé par leur vieil ami, l’évêque de New-York. Là, leur fille, Mary, qui ressemblait tant à sa mère, avait annoncé ses fiançailles avec le plus nul et le plus sage des nombreux fils Chivers ; et là, Archer l’avait embrassée à travers son voile de mariée avant d’entrer dans l’auto qui les menait à Grace Church. Car dans un monde où tout chancelait, la tradition de la cérémonie nuptiale à Grace Church restait immuable.

C’était dans la bibliothèque qu’il causait toujours avec May de l’avenir de leurs enfants : des études de Dallas et de son jeune frère Bill ; de l’indifférence invincible de Mary pour les arts d’agrément, de sa passion pour le sport et la bienfaisance ; et des goûts artistiques bien modernes, qui avaient conduit l’inquiet et curieux Dallas dans le bureau d’un architecte de New-York. Car, maintenant les jeunes gens désertaient le barreau et les affaires pour s’adonner à l’archéologie ou à l’architecture.

Et c’était dans cette bibliothèque que le grand Théodore Roosevelt, alors Gouverneur de l’État de New-York, venu d’Albany pour dîner et passer la nuit, s’était retourné vers son hôte et lui avait dit, avec sa violence accoutumée : « Au diable les politiciens ! Ce sont des hommes comme vous qu’il faut au pays, Archer. Si jamais l’écurie d’Augias peut être nettoyée, il faut que vous y mettiez les mains. »

« Des hommes comme vous ! » Archer avait été soulevé d’enthousiasme. Toutefois, il n’était pas bien sûr que les hommes comme lui fussent vraiment ceux dont le pays avait besoin. En effet, après avoir siégé pendant un an à l’Assemblée départementale de New-York, il n’avait pas été réélu, et c’est avec soulagement qu’il s’était retranché dans les modestes, mais utiles travaux de la vie municipale. Il écrivait aussi des articles dans des revues qui essayaient de secouer l’apathie du pays. Tout cela était assez peu de chose ; il n’était pas fait pour la vie publique ; il serait toujours par nature un contemplatif et un dilettante. Du moins s’était-il passionné pour de belles causes, et l’amitié d’un grand homme avait été sa force et son orgueil.

Il avait été, somme toute, ce qu’on commençait à appeler à New-York « un bon citoyen. » Depuis bien des années, tout nouveau mouvement, philanthropique, municipal ou artistique, avait compté avec son opinion, avait demandé son appui. Qu’il fût question de fonder une école d’infirmières, de réorganiser le Musée, de fonder un cercle de bibliophiles, d’inaugurer une nouvelle bibliothèque, ou de former une société de musique de chambre, on disait toujours : « Il faut demander l’avis d’Archer. » Ses jours étaient remplis, et remplis avec honneur. N’était-ce pas tout ce qu’un homme de bien pouvait demander ?

Il savait pourtant ce qui lui avait manqué : la fleur de la vie. Mais il y pensait maintenant comme à une chose hors d’atteinte. Lorsqu’il se souvenait de Mme  Olenska, c’était d’une façon irréelle, avec sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l’image de tout ce dont il avait été privé. Mais si légère et ténue qu’eût été la vision, elle l’avait empêché de penser à d’autres femmes. Il avait été ce qu’on appelle un mari fidèle, et quand May était morte, emportée par une pneumonie infectieuse prise au chevet de son plus jeune fils, il l’avait sincèrement pleurée. Les longues années qu’ils avaient passées ensemble lui avaient enseigné que le mariage le plus ennuyeux n’est pas une faillite, tant qu’il garde la dignité d’un devoir. Archer honorait ce passé dont il portait le deuil : après tout, il y avait du bon dans les anciennes traditions.

Il embrassa du regard sa bibliothèque transformée par Dallas, qui y avait mis des gravures anglaises, des cabinets Chippendale, des porcelaines de Chine, et sur les lampes électriques avait substitué aux globes de verre gravé la douceur lunaire des abat-jour. Puis ses yeux revinrent au vieux bureau de noyer qu’il n’avait jamais voulu bannir, et à la première photographie de May qu’il avait gardée toujours à la même place.

Elle était là, devant lui, grande, cambrée, la poitrine ronde soulevant sa robe d’organdi, le visage ombragé sous les bords onduleux d’une paille d’Italie, telle qu’il l’avait vue sous les orangers de Saint-Augustin. Elle était restée jusqu’à la fin la May de ce jour-là : généreuse, fidèle, constante, mais si dénuée d’imagination, si peu ouverte aux idées, que le monde de sa jeunesse avait pu tomber en miettes et se reconstruire sous ses yeux, sans qu’elle eût pris conscience du changement. Cette incapacité de s’adapter au mouvement du temps avait amené ses enfants à lui cacher leurs pensées, comme Archer lui avait toujours caché les siennes. Père et enfants s’étaient inconsciemment entendus pour maintenir autour d’elle l’illusion de l’uniformité. Et May avait quitté ce monde, convaincue qu’il était plein de ménages aimants et harmonieux comme le sien, résignée à partir parce qu’elle était certaine que Newland continuerait à inculquer à Dallas les mêmes principes et les mêmes préjugés qui avaient façonné la vie de ses parents, et que Dallas à son tour, quand Newland la suivrait, transmettrait le dépôt sacré au petit Bill. De Mary, elle était sûre comme d’elle-même.

Aussi, après avoir arraché le petit Bill à la mort et payé cet effort de sa vie, elle était partie avec sérénité prendre sa place dans le caveau des Archer à Saint-Marc, où sa belle-mère reposait déjà.

En face du portrait de May se trouvait celui de sa fille. Mary Chivers aussi était grande et blonde, mais elle avait la taille large, la poitrine à peine indiquée, et cette nonchalance d’attitude que permettait la nouvelle mode. Mary Chivers n’aurait pas pu accomplir ses hauts faits d’athlétisme avec les cinquante centimètres de tour de taille que mesurait la ceinture bleu de ciel de May Archer. La différence était symbolique : l’âme de la mère avait été pareillement enfermée dans une armature aussi rigide que sa fine taille. Il y avait du bon aussi dans le nouvel ordre des choses.

L’appel du téléphone se fit entendre. Comme on était loin du temps où toute communication rapide à New-York se faisait par les jambes des petits messenger boys à livrée bleue ! « Chicago vous demande. » Ah ! ce devait être un message de Dallas. Il avait été envoyé à Chicago pour étudier le plan d’un palais que sa maison construisait pour un jeune millionnaire à idées. Les missions de ce genre étaient toujours confiées à Dallas.

— Allô ! père. Voulez-vous vous embarquer avec moi mercredi sur le Mauretania ? Notre client veut que je visite quelques jardins italiens avant de rien décider ; et vous savez, je dois être rentré le 1er juin.

Il éclata d’un rire joyeux. « Quoi qu’il arrive, semblait dire ce rire, je dois être de retour le premier, puisque Fanny Beaufort et moi devons nous marier le cinq. »

La voix reprit :

— Réfléchir ? Pas une minute ! Dites tout de suite !… Avez-vous une raison de refuser ? Non. J’en étais sûr. Alors, ça va ? Dites, père, ce sera la dernière fois que nous voyagerons tous les deux, comme autrefois. Allons ! bien ! J’étais sûr que vous viendriez.

Chicago coupa. Archer se leva et arpenta la chambre.

La dernière fois qu’ils seraient ensemble tous les deux comme autrefois !… L’enfant avait raison. Sans doute, ils seraient ensemble bien souvent après le mariage de Dallas. Ils avaient toujours été camarades, et Fanny Beaufort, quoi qu’on pût dire d’elle, ne paraissait pas disposée à gêner leur intimité. Cependant, — il fallait se l’avouer, — et, malgré sa sympathie pour sa future belle-fille, c’était tentant pour Archer de saisir cette dernière occasion de se trouver seul avec son fils. Rien ne le retenait. Seulement il avait perdu l’habitude de voyager. May ne s’était jamais déplacée que pour des raisons sérieuses : mener les enfants dans la montagne ou au bord de la mer. Depuis deux ans que May était morte, Archer n’avait aucune raison de continuer sa vie sédentaire ; mais il s’était trouvé retenu par l’habitude, les souvenirs, et par une certaine appréhension de ce qui était nouveau.

Maintenant, revoyant son passé, il sentait qu’il s’était, lui aussi, enlisé, alors que tout changeait autour de lui.

Que restait-il du petit monde où il avait grandi, des principes qui l’avaient dominé et enchaîné ? Il se rappelait une railleuse prophétie du pauvre Lawrence Lafferts, émise dans cette même pièce tant d’années auparavant : « Si les choses vont de ce train, nos enfants épouseront les bâtards de Beaufort : » C’était justement ce que le fils aîné d’Archer, l’orgueil de sa vie, allait faire, sans que personne l’en blâmât ou s’étonnât seulement. Tante Janey, restée si exactement la même qu’aux jours de sa jeunesse fanée, avait retiré de leur coton rose les émeraudes serties de perles de sa mère, et les avait portées elle-même, de ses mains tremblantes, à la fiancée. Et Fanny Beaufort, loin de paraître déçue de ne pas recevoir une parure d’un joaillier de Paris, avait admiré le style ancien de ces bijoux, et déclaré qu’en les portant elle se sentirait digne d’être peinte par Isabey.

Fanny Beaufort, qui avait fait son apparition à New-York à l’âge de dix-huit ans, après la mort de ses parents, avait conquis les cœurs un peu comme Mme  Olenska trente ans auparavant. Seulement, au lieu de la regarder avec une sorte de méfiance, la société l’avait joyeusement acceptée. Elle était jolie, amusante et douée : que pouvait-on demander de plus ? Personne n’avait l’esprit assez étroit pour lui faire un grief du passé de son père, ni de son origine à elle. Les personnes âgées, seules, se souvenaient d’un incident perdu dans le mouvement des affaires à New-York : le krach Beaufort. Du reste, après la mort de sa femme, Beaufort, ayant épousé sans bruit la trop célèbre Fanny Ring, avait quitté le pays avec sa nouvelle femme et une petite fille qui héritait de la beauté de sa mère. On avait ensuite appris qu’il était à Constantinople, puis en Russie, et, une douzaine d’années plus tard, des voyageurs américains furent brillamment reçus chez lui à Buenos-Ayres, où il représentait une grande Compagnie d’assurances. Il était mort là, ainsi que sa femme ; et, un jour, leur fille, riche et orpheline, était arrivée à New-York, sous la conduite de la belle-sœur de May, Mrs Jack Welland, dont le mari était le tuteur de l’enfant. Elle se trouvait ainsi dans des relations presque de cousinage avec les enfants de Newland Archer, et personne ne s’était étonné quand Dallas avait annoncé ses fiançailles.

Rien ne pouvait donner plus exactement la mesure du chemin que le monde avait parcouru. On était trop absorbé par les réformes et les mouvements sociaux, par les engouements et les modes du jour, pour s’inquiéter beaucoup du passé de ses voisins. Qu’importait le passé dans le grand kaléidoscope où tous les atomes sociaux roulaient sur le même plan ?


Le lendemain de leur arrivée à Paris, Archer, de la fenêtre de son hôtel, contemplait le beau décor de la place Vendôme. Une des choses qu’il avait stipulées, presque la seule, quand il avait accepté d’accompagner Dallas, était qu’il ne serait pas obligé de descendre à Paris dans un des nouveaux palaces à la mode.

— Entendu, avait acquiescé Dallas bon prince. Je vous mènerai dans un bon vieil hôtel : le Bristol.

Combien de fois Archer n’avait-il pas pensé à Paris comme au cadre où vivait Mme  Olenska ! Seul, tard le soir, dans sa bibliothèque, quand toute la maison reposait, il avait évoqué le retour radieux du printemps le long des avenues de marronniers, les fleurs et les statues des jardins publics, les bouffées des lilas entassés dans les charrettes, le cours majestueux du fleuve sous les arches des ponts, et la vie d’art, d’étude et de plaisir qui roulait impétueusement dans les artères de la grande ville. Maintenant, le spectacle était devant lui et, en le considérant, Archer se sentait timide et suranné : un pauvre être insignifiant comparé à l’homme d’énergie qu’il avait rêvé d’être…

La main de Dallas se posa gaiement sur son épaule.

— Eh bien ! père ! ça vaut la peine, hein ?

Ils restèrent un moment, regardant devant eux ; puis le jeune homme continua :

— Au fait, j’ai une commission pour vous : la comtesse Olenska nous attend à cinq heures et demie.

Il disait cela avec insouciance comme s’il s’agissait de l’heure du départ pour Florence le lendemain soir. Archer le regarda, et crut voir dans les yeux gais de son fils un éclair de la malice de son arrière-grand’mère Mingott.

— Est-ce que je ne vous l’avais pas dit ? poursuivit Dallas. J’ai juré à Fanny de faire trois choses pendant mon séjour à Paris : lui acheter le recueil des dernières mélodies de Debussy ; aller au Grand Guignol ; et voir Mme  Olenska. Vous savez que celle-ci a été la bonté même pour Fanny, quand Mr Beaufort l’a envoyée de Buenos-Ayres au couvent de l’Assomption. Fanny ne connaissait personne à Paris : Mme  Olenska s’est occupée d’elle, l’a promenée les jours de congé. Je crois que Mme  Olenska a été très liée avec la première Mrs Beaufort, — et puis elle est notre cousine. Aussi, je l’ai appelée au téléphone ce matin avant de sortir, et lui ai dit que nous étions ici pour deux jours, et désirions la voir.

— Tu lui as dit que j’étais ici ? balbutia Archer.

— Bien sûr : pourquoi pas ?

Dallas eut un sourire innocent. Puis, ne recevant pas de réponse, il glissa son bras sous celui de son père.

— Dites, père, comment était-elle ?

Archer se sentit rougir sous le clair regard de son fils.

— Allons, avouez, vous avez été très emballé pour elle, est-ce vrai ? N’était-elle pas ravissante ?

— Ravissante ? Je ne sais pas. Elle était différente des autres.

— Ah ! nous y voilà ! Toute la question est là, n’est-ce pas ? Quand on la trouve, la femme qu’on attend, elle est toujours différente, — et on ne sait pas pourquoi. C’est exactement ce que j’éprouve avec Fanny.

Son père recula d’un pas, dégageant son bras :

— Avec Fanny ? Mais, mon ami, je l’espère bien ; seulement, je ne vois pas…

— Voyons, père, ne soyez pas cachottier ! N’a-t-elle pas été, autrefois, votre Fanny ?

Dallas appartenait de tout son être à la nouvelle génération. À ce premier né de Newland et de May Archer, il avait été impossible d’inculquer les plus élémentaires notions de réserve. « Pourquoi faire des mystères ? Les gens flairent toujours ce qu’on veut leur cacher, » objectait-il quand on lui recommandait la discrétion. Mais Archer, rencontrant les yeux de son fils, sentit la lueur filiale sous la malice.

— Ma « Fanny »… ?

— Eh bien ! la femme pour laquelle vous auriez tout envoyé promener. Seulement, vous ne l’avez pas fait.

— Non, je ne l’ai pas fait, répéta Archer avec une sorte de solennité.

— Vous datez, voyez-vous, mon pauvre papa ! Ma mère m’a dit…

— Ta mère ?

— Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous vous rappelez ? Elle m’a dit qu’elle était tranquille en nous quittant parce qu’une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus.

Archer reçut en silence cette singulière communication. Son regard perdu embrassa la place ensoleillée où s’écoulaient les passants. Enfin, il dit à voix basse :

— Elle ne me l’a jamais demandé.

— Non, naturellement. Vous ne vous êtes jamais rien demandé l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes restés l’un devant l’autre, à observer, à deviner ce qui se passait en dedans, — un duo de sourds-muets, pas vrai ? Avec cela, je parie que chacun de vous en savait plus long sur ce que pensait l’autre que nous ne savons, nous, sur ce que nous pensons nous-mêmes. Nous n’avons pas le temps… Dites… père, fit Dallas, vous n’êtes pas fâché, j’espère ? Si vous l’êtes, nous allons faire la paix et déjeuner chez Henri… Après, il faut que je coure à Versailles.


Archer n’accompagna pas son fils à Versailles. Il préféra vaguer seul à travers la lumineuse solitude de Paris. Les regrets accumulés, les souvenirs étouffés d’une vie muette, pesaient lourdement sur son âme…

À la réflexion, il ne regretta pas l’indiscrétion de Dallas. Il sentit son cœur allégé d’un lourd fardeau. Quelqu’un avait donc deviné, avait eu pitié ; et que ce quelqu’un eût été May, il en ressentait une émotion indicible. Dallas, avec toute sa perspicacité affectueuse, n’aurait pas compris cela. Pour l’enfant, sans doute, l’épisode n’était que l’exemple pathétique d’une vie gâchée. N’était-ce vraiment que cela ? Longtemps, Archer, assis sur un banc aux Champs-Élysées, resta perdu dans ses pensées. Autour de lui, la vie… la vie des autres… passait comme un fleuve.

Là, tout près, cette même fin d’après-midi, Ellen Olenska l’attendait. Elle n’était jamais retournée chez son mari, et depuis la mort d’Olenski, elle n’avait rien changé à sa manière de vivre. Il n’y avait plus rien pour la séparer d’Archer : tout à l’heure, il allait la voir.

Il se leva et traversa le jardin des Tuileries. Mme  Olenska lui avait dit une fois qu’elle allait souvent au Louvre, et il eut la fantaisie de passer les heures de l’attente dans un endroit où peut-être elle avait été récemment. Pendant plus d’une heure, il erra de salle en salle dans l’éblouissement d’une journée de printemps. L’un après l’autre, des tableaux se révélaient à lui dans leur splendeur à moitié oubliée, et il se laissait peu à peu envahir par les émotions qu’inspire la beauté. La beauté, il en avait eu faim toute sa vie…

Soudain, devant un triomphal Titien, il se prit à dire : « Mais je n’ai que cinquante-sept ans ! » Puis, il se détourna. Pour les rêves du chaud été, c’était trop tard ; mais non pour un tranquille automne auprès d’Ellen, dans la paix bénie de sa présence.

Il revint à l’hôtel où il devait retrouver Dallas. Tous deux traversèrent la place de la Concorde et la Seine, s’engagèrent sur l’Esplanade des Invalides. Le dôme de Mansart rayonnant, sur la masse grise du monument, absorbait et renvoyait les ors du soleil couchant. Dans l’éther lumineux il semblait le symbole visible de la gloire d’une race.

Archer savait que Mme  Olenska demeurait près d’une des avenues qui aboutissent aux Invalides : pourquoi s’était-il figuré un quartier paisible et modeste, oubliant la brillante coupole qui règne sur lui.

Par un singulier enchaînement d’idées, cette lumière dorée devint pour lui la lumière même où Ellen vivait. Pendant près de trente ans, la vie de Mme  Olenska, — cette vie dont il était si étrangement ignorant, — s’était déroulée dans cette riche atmosphère. Il pensa à tous les beaux spectacles auxquels elle avait dû assister, aux tableaux qu’elle avait dû regarder, aux sobres et magnifiques demeures où elle avait dû entrer. Il pensa aux gens avec qui elle avait dû causer, aux idées, aux curiosités, aux images et aux comparaisons que remue sans trêve une race d’une intense sociabilité, dans le charme d’une politesse traditionnelle.

Tout à coup, Archer se rappela le jeune Français qui lui avait dit une fois : « Une conversation intéressante, il n’y a rien de tel, n’est-ce pas ? » Il n’avait jamais revu M. Rivière, ni entendu parler de lui depuis trente ans. Tout ce qui avait rapport à Mme  Olenska était pour lui si lointain ! Il était resté séparé d’elle pendant la moitié de sa vie. Elle avait passé ce long intervalle de temps parmi des gens qu’il ne connaissait pas, entourée d’une société dont il pouvait à peine se faire une idée. Lui, il avait vécu avec son souvenir ; mais autour d’elle il y avait eu toute une société, toute une vie…

Ils traversèrent la Place des Invalides et suivirent une des avenues qui longent le monument. Archer s’étonnait de ces grandes voies un peu désertes dans ce paysage de splendeur et d’histoire. Paris, en vérité, avait donc beaucoup de ces glorieux trésors, pour qu’autour de celui-ci il y eût le calme et le vide. Le jour s’évanouissait dans un léger brouillard, illuminé par de rares rayons de soleil, et piqué çà et là par les points jaunes des lampes électriques. Les passants étaient rares dans la petite place vers laquelle Archer et son fils s’étaient dirigés.

Brusquement, Dallas s’arrêta et leva la tête.

— Ce doit être ici, dit-il, en glissant son bras sous celui de son père.

Ils restèrent l’un près de l’autre à regarder la maison.

C’était une construction moderne sans caractère, avec de nombreuses fenêtres, et des balcons qui se détachaient avec élégance sur une haute façade blanche. Sur un des balcons supérieurs, qui s’avançaient au-dessus des dômes arrondis des marronniers, les stores étaient encore baissés ; le soleil venait de les quitter.

— Je me demande… à quel étage ? dit Dallas. — Il passa la tête dans la loge du concierge, et revint en disant : — Au cinquième ! ce doit être l’étage aux stores.

Archer restait immobile, les yeux fixés sur les hautes fenêtres, comme si le but de son pèlerinage eût été atteint.

— Vous savez, père, il est près de six heures, lui rappela enfin son fils.

Le père jeta un coup d’œil sur un banc vide sous les arbres.

— Je vais m’asseoir un moment, dit-il.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que vous n’êtes pas bien ?

— Si, très bien. Mais j’aime mieux que tu montes sans moi.

Dallas le regarda, déconcerté.

— Voyons, père, est-ce que vous vous ne viendrez pas ?

— J’hésite, répondit lentement Archer.

— Si vous ne venez pas, elle ne comprendra pas.

— Va, mon garçon. Je te suivrai peut-être.

— Mais que voulez-vous que je lui dise ?

— Mon cher enfant, ne sais-tu pas toujours ce qu’il faut dire ? répliqua son père en souriant.

— Je dirai que vous êtes vieux jeu, et que vous préférez monter les cinq étages à pied, parce que vous n’aimez pas les ascenseurs.

— Dis que je suis vieux jeu, ça suffira…

Dallas le regarda encore : puis, avec un geste d’incrédulité, il disparut sous la voûte.

Archer s’assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux stores. Il calcula le temps que mettrait son fils à monter dans l’ascenseur jusqu’au cinquième, à sonner à la porte, à être admis dans l’antichambre, puis introduit dans le salon. Il imagina Dallas entrant dans la pièce de son pas vif, assuré, avec son charmant sourire. Avait-on raison de dire que son fils tenait de lui ?

Ensuite, il essaya de se figurer les personnes qui étaient déjà dans le salon ; car, à la fin de l’après-midi, il devait y avoir quelques personnes. Mais il ne voyait qu’une dame au pâle visage, avec une masse de cheveux sombres, qui redresserait la tête vivement, se levant à demi pour tendre à Dallas sa longue main fine, ornée de trois bagues. Archer imagina qu’elle serait assise sur un canapé au coin du feu, et qu’il y aurait des azalées en fleurs derrière elle sur une table.

— Je la retrouve mieux que si j’étais là-haut à côté d’elle, se dit-il à haute voix.

Et la crainte de sentir s’évanouir cette dernière illusion le tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s’écoulaient.

Longtemps, il demeura ainsi dans l’envahissement du crépuscule, sans quitter des yeux le balcon. À la fin, une lumière perça les fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores et fermer les persiennes.

Comme si c’était le signal qu’il attendait, Newland Archer se leva lentement et revint seul à son hôtel.


Edith Wharton.