Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 614-620).


XXXII


— À la cour des Tuileries, disait Mr Sillerton Jackson, avec le sourire de ses réminiscences parisiennes, ces choses-là étaient assez ouvertement tolérées.

C’était le lendemain de la visite d’Archer au musée ; on dînait dans la salle à manger lambrissée de noyer des van der Luyden. Ceux-ci, incapables de supporter les émotions d’un scandale, s’étaient réfugiés à Skuytercliff après la faillite de Beaufort. Mais on leur avait fait observer que leur présence à New-York était indispensable : n’étaient-ils pas les piliers de cette société ébranlée par la faillite ?

— Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à l’Opéra et même d’ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les souliers de Regina ; ce sont les occasions que saisissent les parvenus pour se pousser et prendre pied dans le monde. C’est grâce à l’épidémie de varicelle de l’hiver dernier que les hommes mariés ont pu s’échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder la place, comme vous l’avez toujours fait.

Mr et Mrs van der Luyden ne pouvaient rester sourds à cet appel. À contre-cœur, mais toujours héroïquement soumis au devoir, ils étaient rentrés en ville, avaient ôté leurs housses, envoyé leurs invitations pour deux dîners et une soirée.

Ce soir-là, Mr Sillerton Jackson, Mrs Archer, Newland et sa femme devaient aller avec eux à l’Opéra. On chantait Faust pour la première fois de l’hiver. Et comme rien ne se faisait sans cérémonie sous le toit des van der Luyden, malgré le petit nombre des invités, le repas avait commencé à sept heures pour que le nombre convenable de services pût se dérouler avec majesté avant le moment des cigares.

Archer était parti de bonne heure pour son bureau, où il avait été retenu. De l’autre côté de la table couverte d’œillets de Skuytercliff et d’argenterie massive, May lui sembla pâle et languissante. Mais ses yeux brillaient, et elle parlait avec une vivacité factice.

Le sujet qui avait provoqué le souvenir des Tuileries cher à Mr Sillerton Jackson avait été soulevé (non sans intention, pensa Archer) par Mrs van der Luyden. La faillite, ou plutôt l’attitude de Beaufort depuis la faillite, était un thème fructueux pour le moraliste de salon. Après avoir analysé et condamné cette attitude, Mrs van der Luyden tourna son regard hésitant vers May Archer.

— Est-il possible, ma chère, que ce qu’on m’a dit soit vrai ? On prétend que la voiture de votre grand’mère Mingott a été vue devant la porte de Mrs Beaufort. Déjà Mrs van der Luyden n’appelait plus par son nom de baptême la complice du scandale.

May rougit.

— Je crains, dit Mr van der Luyden, que le bon cœur de Mme Olenska ne l’ait entraînée à commettre l’imprudence d’aller chez Mrs Beaufort.

— Ou son goût pour les gens tarés, ajouta sèchement Mrs Archer.

— Aux Tuileries, reprit Mr Sillerton (et tous les regards attentifs se tournèrent vers lui), les principes étaient souvent des plus élastiques. Si vous demandiez d’où venait la fortune de Morny, ou qui payait les dettes de certaines beautés de la cour…

— Vous ne prétendez pas, j’espère, mon cher Sillerton, que nous prenions exemple ! dit Mrs Archer.

— Je ne prétends rien, répliqua Mr Jackson. Mais l’éducation étrangère qu’a reçue Mme Olenska peut l’avoir rendue moins scrupuleuse.

— En effet ! soupirèrent les deux dames d’âge.

— Tout de même ! faire stationner la voiture de sa grand’mère à la porte d’un banqueroutier, protesta Mr van der Luyden. Archer devina que celui-ci se reprochait les bottes d’œillets qu’il avait envoyées à Mme Olenska.

Mrs van der Luyden ajouta :

— Si seulement elle avait demandé conseil…

— Ah ! voilà ce qu’elle n’a jamais fait ! reprit Mrs Archer.


À l’Opéra, comme le premier acte finissait, Archer quitta sa famille pour aller dans la loge du cercle. De là, par-dessus les épaules de divers Chivers, Mingott et Rushworth, il voyait la salle telle que deux ans auparavant, le soir de sa première rencontre avec Ellen Olenska. Il croyait qu’elle allait peut-être apparaître dans la loge des Mingott ; il l’attendait, les yeux fixés sur la loge, qui demeura vide. Tout à coup éclata le pur soprano de Mme Nilsson : — « M’ama, non m’ama. » Archer se tourna vers la scène où, dans le décor accoutumé de roses géantes et de pensées-essuie-plumes, la même opulente et blonde victime succombait aux artifices du même petit séducteur basané. Quittant la scène, les yeux d’Archer vinrent se poser sur la loge où May était assise entre deux dames plus âgées, exactement comme entre Mrs Lovell Mingott et la nouvelle arrivée, sa cousine étrangère, deux ans auparavant. Elle était, de même, tout en blanc et Archer reconnut le satin à reflets bleutés de sa robe de mariée.

C’était l’usage, dans le vieux New-York, que les jeunes femmes revêtissent ce somptueux ajustement pendant un an ou deux après leur mariage. Sa mère, Archer le savait, conservait sa robe de noces enveloppée de papier de soie, avec l’espoir que Janey la porterait peut-être un jour ; mais la pauvre Janey approchait d’un âge où il convient de se marier en popeline gris perle, et sans demoiselles d’honneur. Archer fit la réflexion que May ne portait pas souvent cette toilette nuptiale, — et il se rappela la jeune fille qu’il avait contemplée deux ans auparavant avec un tel élan d’espérance.

La silhouette de May s’était un peu alourdie ; mais l’élégance de son port et son expression pure et candide restaient les mêmes. Elle était toujours celle qui jouait avec le bouquet de muguets le soir de ses fiançailles. Cette innocence, aussi touchante que l’étreinte confiante d’un enfant, n’était-elle pas un muet appel à la pitié ? Il se rappela la générosité passionnée qui couvait sous ce calme incurieux. Il entendait la voix dont elle lui avait dit naguère, dans le jardin de la Mission : « Je ne veux pas fonder mon bonheur sur un tort envers quelqu’un. » Un désir irrésistible saisit Archer de lui dire la vérité, de demander à sa générosité la liberté que, l’autre fois, il avait refusé de prendre.

Newland Archer était un homme d’habitudes correctes et disciplinées. Il lui aurait profondément déplu de rien faire que Mr van der Luyden eût désapprouvé, ou qui eût été mal jugé au cercle. Mais maintenant il sentait craquer le moule des contraintes sociales : il ne se souciait plus de l’opinion. Quittant la loge du cercle, il gagna celle de Mr van der Luyden. « M’ama ! » lançait la voix vibrante de Marguerite. À l’entrée d’Archer, les occupants de la loge se redressèrent, étonnés. Déjà, il violait une de leurs règles : on n’entrait jamais dans une loge pendant un solo. Passant devant Mr van der Luyden et Mr Sillerton Jackson, il se pencha vers sa femme :

— J’ai une mauvaise migraine. Rentrons, voulez-vous ?

May lui jeta un coup d’œil d’assentiment. Il la vit parler à voix basse à sa mère, puis murmurer des excuses à Mrs van der Luyden et se lever juste au moment où Marguerite tombait dans les bras de Faust. Comme il tendait à May son manteau, Archer remarqua que les deux autres dames échangeaient un sourire d’intelligence.

Dans la voiture, May posa timidement sa main sur celle de son mari.

— Que je suis ennuyée que vous soyez souffrant ! On vous aura encore accablé d’ouvrage au bureau.

— Mais non, je vous assure… Puis-je ouvrir un peu la fenêtre ? répondit-il, gêné, tout en baissant la glace. Il fixait sur la rue des yeux vagues, sentant près de lui la muette interrogation de sa femme. En descendant de voiture, May prit sa robe dans le marchepied et tomba contre lui.

— Vous êtes-vous fait mal ? demanda-t-il en la soutenant de son bras.

— Non, mais ma pauvre robe, — voyez comme je l’ai déchirée ! Elle se courba pour ramasser la traîne souillée et le suivit dans le vestibule.

Quand ils furent dans la bibliothèque :

— May, dit Archer, j’ai quelque chose à vous dire, quelque chose d’important…

Il se tenait à quelques pas d’elle, la regardant comme si la légère distance qui les séparait était un abîme infranchissable. Sa voix résonnait d’un accent étrange dans le silence de cette pièce intime. Il répétait :

— J’ai quelque chose à vous dire…

May s’était laissée tomber dans un fauteuil. Elle restait muette, immobile, sans un battement de paupières. Quoique extrêmement pâle, son visage avait une tranquillité d’expression qui semblait venir d’une source secrète.

Archer refoula les formules banales qui lui venaient aux lèvres pour s’accuser lui-même. Il était résolu à une confession totale et brève.

Mme Olenska…, dit-il.

Mais à ce nom, sa femme leva la main comme pour lui imposer silence.

— Pourquoi parler d’Ellen ce soir ? demanda-t-elle avec une légère moue d’impatience.

— Parce que j’aurais dû déjà vous parler d’elle.

La figure de May conserva son calme.

— Est-ce vraiment utile ? Je sais que j’ai été quelquefois injuste envers elle ; peut-être l’avons-nous tous été. Vous l’avez comprise sans doute mieux que nous. Vous avez toujours été bon pour elle. Mais puisque tout cela est fini…

Archer la regarda, stupéfait.

— Qu’est-ce qui est fini ? Qu’entendez-vous par là ?

May continuait à le fixer de son clair regard.

— Ne savez-vous pas qu’elle repart dans quelques jours pour l’Europe ! Grand’mère consent et a tout arrangé pour la rendre indépendante de son mari ! Je croyais que vous aviez été retenu à l’étude ce soir pour le règlement de ses affaires. Il paraît que tout a été arrêté ce matin.

Archer s’appuya à la cheminée, le visage caché dans ses mains. Était-ce son cœur qui lui résonnait aux oreilles, ou le déclic bruyant de la pendule ? Combien de minutes s’écoulèrent ainsi ? Enfin, il se retourna :

— C’est impossible ! s’écria-t-il.

— Impossible ?

— Comment savez-vous ce que vous venez de me dire ?

— J’ai reçu un mot d’Ellen aujourd’hui. Lisez-le. Je croyais que vous étiez au courant.

La lettre disait : « May chérie, j’ai enfin fait comprendre à grand’mère que ma visite chez elle ne pouvait être qu’une visite, et elle a été bonne et généreuse comme toujours. Elle comprend maintenant que, si je retourne en Europe, je dois y vivre seule, ou plutôt avec ma pauvre tante Medora, qui m’accompagne. Je pars en hâte pour Washington, où j’ai à faire mes préparatifs, et m’embarquerai la semaine prochaine. Soyez très bonne pour grand’mère quand je serai partie, aussi bonne que vous l’avez toujours été pour moi. — Ellen. — P.-S. Si j’avais des amis qui voulussent modifier ma décision, dites-leur, je vous prie, que c’est absolument inutile. »

Archer relut la lettre deux ou trois fois, puis la jeta sur la table en éclatant de rire. Le son de ce rire le frappa. Il se rappela la frayeur de Janey quand elle l’avait surpris à minuit, secoué d’une gaîté extravagante, devant le télégramme qui annonçait que la date du mariage avait été avancée.

— Pourquoi vous écrit-elle cela ? demanda-t-il, se reprenant dans un suprême effort.

May répondit avec son regard de candeur :

— Je crois que c’est parce que nous avons si bien causé hier.

— Causé de quoi ?

— Je lui ai dit que je craignais de n’avoir pas été juste pour elle, de n’avoir pas compris ses difficultés ici, au milieu de nous, de ces parents qui étaient comme des étrangers, qui s’arrogeaient le droit de critiquer sans être toujours à même de comprendre…

Elle hésita, puis reprit :

— Je savais que vous étiez le seul ami sur qui elle pût toujours compter, et je voulais qu’elle sût que, vous et moi, dans tous nos sentiments, nous ne faisons qu’un.

Elle ajouta d’une voix grave et lente :

— Elle a compris pourquoi j’avais voulu lui dire cela… Je crois qu’elle comprend tout…

May se leva, prit la main glacée de son mari, la pressa contre sa joue.

— Moi aussi, dit-elle, la tête me fait mal. J’ai besoin de repos. Bonsoir, mon chéri.

Et elle se dirigea vers la porte, relevant la traîne salie et déchirée de sa robe de noces.