Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 389-395).


XXIII


Le lendemain matin, Archer, au sortir du train, se trouva dans la bouilloire d’un Boston caniculaire. Les rues aux alentours de la gare exhalaient une odeur de fruits pourris, de bière et de café. La populace, dans le débraillement d’été, y circulait avec l’abandon de citadins vaincus par la chaleur.

Archer se fit conduire au Somerset Club pour y prendre son petit déjeuner. Même les quartiers élégants avaient la négligence accablée d’une grande ville qui cuve ses 40° de chaleur ; le jardin du Common, sous ses lourds ombrages, ressemblait à un jardin public au lendemain d’une fête populaire. Si Archer s’était efforcé d’évoquer autour d’Ellen Olenska le cadre le plus improbable, il n’en aurait pas trouvé de plus contraire à son image que ce Boston poussiéreux et désert.

Il déjeuna avec appétit et méthode, en parcourant le journal du matin. Un renouveau d’énergie l’animait depuis que, la veille au soir, il avait prévenu May que des affaires l’appelaient à Boston, et que le lendemain soir il regagnerait New-York.

Après le déjeuner, il écrivit un mot et le fit porter à l’hôtel Parker. Il lui fut répondu que cette dame était sortie.

Archer répéta : « Sortie ? » comme si c’était un mot d’une langue inconnue. Il se leva et alla dans le hall. Ce devait être une erreur : elle ne pouvait pas être sortie à cette heure matinale.

La ville lui était devenue soudain étrangère et dépeuplée. Il décida de se rendre lui-même à l’hôtel Parker. Au moment de traverser le Common, quelle ne fut pas sa surprise de l’apercevoir, assise sur le premier banc, la tête ombragée sous une ombrelle grise. Comment avait-il jamais pu se la représenter avec une ombrelle rose ? À mesure qu’il approchait, il fut frappé de son attitude lasse, indifférente. Il vit son profil incliné, les cheveux noués bas sur la nuque, sous le chapeau noir, et le long gant ridé sur le bras qui tenait l’ombrelle. Il était à deux pas d’elle quand elle se retourna, levant les yeux vers lui.

— Vous ! dit-elle, et Archer lui vit une expression de saisissement qui, lentement, se changea en sourire.

Sans se lever, elle lui fit place sur le banc.

— Je suis ici pour affaires. Je viens d’arriver, expliqua-t-il. Mais vous ? Comment vous trouvez-vous dans ce désert ?

Il ne savait vraiment ce qu’il disait, il avait le sentiment de lui parler à travers des distances infinies, et qu’elle lui échapperait avant qu’il eût pu la rejoindre.

— Moi ? Je suis venue aussi pour affaires, répondit-elle, se retournant vers lui : leurs deux visages étaient proches.

Les mots lui parvenaient à peine, il n’entendait que la voix, dont il avait peine à retrouver le timbre. Il ne se rappelait même pas que cette voix fût si profonde, et voilée par instants.

— Vous avez changé votre coiffure, dit-il brusquement, et son cœur battait comme s’il venait de prononcer des paroles définitives.

— Mais non. C’est seulement que j’arrange mes cheveux moi-même en l’absence de Nastasia.

— Nastasia ? Elle n’est pas avec vous ?

— Non, je suis seule. Pour deux jours, ce n’était pas la peine de l’amener.

— Vous êtes seule à l’hôtel ?

Elle le regarda avec son sourire malicieux d’autrefois :

— Cela vous paraît compromettant ?… Je comprends : c’est quelque chose qui ne se fait pas… Je n’y avais pas pensé… Car je viens de faire une chose qui se fait encore moins. — La légère nuance d’ironie persistait dans son regard. — Je viens de refuser une somme d’argent qui pourtant m’appartenait.

De la pointe de son ombrelle, qu’elle avait fermée, elle traçait songeuse des dessins sur le sable. Archer se leva, et, debout devant elle :

— Quelqu’un est venu à Boston pour vous rencontrer ?

— Oui.

— Avec cette offre ?

— Oui.

— Et vous avez refusé à cause des conditions ?

— J’ai refusé.

Il se rassit à côté d’elle :

— Quelles étaient les conditions ?

— Elles n’étaient pas bien onéreuses : m’asseoir en face de lui à table, de temps à autre.

Il y eut un silence. Archer se sentit subitement muré dans le noir, dans l’impossibilité de trouver une parole.

— Il veut vous ravoir à n’importe quel prix ? dit-il enfin

— À un prix considérable… Du moins, pour moi la somme est considérable.

— Vous êtes venue ici pour le rencontrer ?

— Le rencontrer ? Lui, mon mari ? Dans cette saison, il est toujours à Cowes ou à Bade.

— Il a envoyé quelqu’un ?

— Oui.

— Avec une lettre ?

— Chargé d’un message… Il n’écrit jamais ; hors une lettre que j’ai reçue de lui, je ne me souviens pas qu’il m’en ait écrit aucune autre.

Cette allusion fit monter le sang à ses joues, pendant qu’Archer, de son côté, rougissait aussi.

— Pourquoi n’écrit-il jamais ?

— Pourquoi écrirait-il ? À quoi servent les secrétaires ?

Elle avait prononcé le mot comme n’ayant pas plus d’importance qu’un autre.

La question montait aux lèvres d’Archer : « Est-ce son secrétaire qu’il a envoyé ? » mais le souvenir de la seule lettre du comte Olenski à sa femme lui était trop présent. Il hasarda :

— Et le messager…

— Le messager, reprit Mme  Olenska, toujours souriante, aurait pu déjà repartir ; mais il a voulu rester jusqu’à ce soir, afin de me donner le temps de réfléchir…

— Et vous étiez eh train de réfléchir ?

— Non, car mon parti est pris. Je suis sortie pour respirer. On étouffe à l’hôtel. Je repars cet après-midi pour Portsmouth.

Archer se leva, jeta un regard sur ce parc où l’été suffocant mettait comme une souillure.

— Cet endroit est horrible ! Pourquoi n’allons-nous pas sur la baie ? La brise s’est levée, nous aurons moins chaud. Nous pourrions prendre le bateau jusqu’à Point-Arley.

Elle hésitait ; il continua :

— Le lundi, il n’y aura pour ainsi dire personne sur le bateau. Mon train ne part pas avant le soir : je retourne à New-York. Qui nous empêche ? insista-t-il ; et debout, il la regardait. Brusquement, ces mots lui échappèrent : — N’avons-nous pas fait tout ce que nous avons pu ?

— Ne dites pas cela !

— Je dirai ce que vous voudrez. Je ne dirai rien, si vous l’ordonnez. Quel mal y aurait-il à cette promenade ? Tout ce que je veux, c’est vous entendre, dit-il d’une voix mal assurée.

Elle tira une petite montre d’or attachée à une chaîne émaillée.

— Ne mesurez pas les minutes, s’écria-t-il, soyez généreuse, donnez-moi une journée. Je veux vous arracher à cet homme… À quelle heure doit-il venir ?

— À onze heures.

— Alors, venez tout de suite.

— Vous n’avez rien à craindre, même si je ne viens pas.

— Ni vous non plus… si vous venez. Je vous jure que je veux seulement vous écouter, savoir ce que vous avez fait depuis que je vous ai vue.

Une anxiété dans le regard, elle hésitait encore.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu jusqu’à la plage me chercher, le jour où j’étais chez ma grand’mère ? demanda-t-elle :

— Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n’avez pas senti que j’étais là. Je m’étais juré de ne vous parler, que si vous vous retourniez.

— Mais c’est exprès que je ne me suis pas retournée.

— Vous saviez que j’étais là ?

— Je le savais. J’avais reconnu la voiture de May. Et je suis descendue sur la plage.

— Pour vous éloigner de moi le plus possible ?

Elle répéta à voix basse :

— Pour m’éloigner de vous le plus possible.

Il répondit, avec un rire jeune et joyeux cette fois

— Eh bien ! vous voyez que c’était inutile ! J’aime mieux vous dire tout de suite que, si je suis venu à Boston, c’est uniquement pour vous voir. Mais partons, ne manquons pas notre bateau.

— Notre bateau ? — Un pli barra le front de la jeune femme : — Il faut que je rentre à l’hôtel pour laisser un mot.

— Tous les mots que vous voudrez. Vous pouvez écrire ici. Il tira de sa poche un portefeuille et une des nouvelles plumes dites « stylographes. » J’ai même une enveloppe… vous voyez que le destin s’en mêle. Tenez, vous pourrez écrire sur vos genoux ; je vais mettre la plume en marche en une seconde…

Elle rit, et penchée, commença d’écrire. Archer s’éloigna. Radieux, il regardait les passants sans les voir. Ceux-ci se retournaient à la vue insolite d’une dame élégante qui écrivait sur ses genoux, sur un banc du Common.

Mme  Olenska glissa la feuille de papier dans l’enveloppe, puis elle se leva. Ils se dirigèrent vers Beacon Street, firent signe à un fiacre, se firent conduire à l’hôtel. Devant la porte, Archer tendit la main comme pour prendre la lettre :

« Dois-je la porter ? » dit-il. Mais Mme  Olenska secoua la tête, s’élança hors de la voiture et disparut. Il n’était que dix heures et demie ; mais le messager, impatient et désœuvré, ne pouvait-il déjà être là, parmi tous ceux qu’Archer entrevoyait dans le hall, attablés devant des boissons rafraîchissantes ?

Il attendit, faisant les cent pas. Un jeune Sicilien dont les yeux ressemblaient à ceux de Nastasia voulut cirer ses chaussures, et une Irlandaise lui vendre des pêches. À tout moment, les portes s’ouvraient, des malheureux fondant en eau, le chapeau rejeté en arrière sur les fronts ruisselants, sortaient ou s’engouffraient, lui jetant un regard au passage. Et lui les regardait avec une sorte de stupeur, tous pareils, et pareils aussi à tant d’autres hommes ruisselants qui, à la même heure, sur tout le territoire, passaient aux portes battantes des hôtels.

Soudain un nouveau visage fit sursauter Archer. Il ne fit que l’entrevoir. C’était un jeune homme pâle, lui aussi abattu par la chaleur, mais avec quelque chose de plus vif, de plus personnel, de plus sensible que les autres ? Un brusque souvenir s’éveilla dans l’esprit d’Archer, mais s’effaça et disparut. Sans doute, c’était un étranger, égaré ici dans le flot bostonien. Mme  Olenska ne revenait pas ; il s’inquiétait. « Si elle ne vient pas bientôt, j’irai la chercher, » se dit-il. Les portes s’ouvrirent de nouveau et elle se trouva à ses côtés. Ils montèrent en voiture ; Archer regarda sa montre : elle avait été absente trois minutes.

Assis côte à côte sur le banc d’un bateau qui ne transportait que de rares voyageurs, ils ne trouvèrent rien à se dire ; ou plutôt, ce qu’ils avaient à se dire se communiquait mieux dans le silence.

Quand les roues du vapeur commencèrent à tourner, que les quais et les entrepôts reculèrent dans le brouillard d’été, il sembla à Archer que tout le vieux monde familier reculait aussi. Il aurait voulu demander à Mme  Olenska si elle partageait cette impression, l’impression qu’ils partaient pour un long voyage, dont peut-être ils ne reviendraient jamais. Mais il craignait en parlant de troubler l’eau dormante de sa confiance. À la vérité, il ne voulait pas trahir cette confiance… Pendant des jours et des nuits, la mémoire de leur unique baiser avait brûlé ses lèvres, et la veille encore, quand il se dirigeait vers Portsmouth, le souvenir d’Ellen le traversait comme une flamme ; mais, maintenant qu’elle était là et que tous deux se laissaient ainsi porter au courant de l’inconnu, ils semblaient avoir atteint cette mystérieuse et intime communication que la moindre parole peut rompre.

Quand le bateau tourna vers la mer, ils sentirent le souffle de la brise. De molles ondulations ridèrent la baie, puis l’écume parut à la crête des vagues. De lourdes vapeurs couvraient encore la ville, mais au delà s’étendait un monde nouveau d’eaux remuantes, de promontoires dressant leurs phares sous le soleil. Mme  Olenska, appuyée au rebord du bateau, buvait la fraîcheur par ses lèvres entr’ouvertes. Elle avait roulé un grand voile autour de son chapeau, mais le visage restait découvert, et Archer fut frappé par son expression de tranquille gaieté.

Dans la salle à manger du petit hôtel, ils trouvèrent une bande en innocente partie de plaisir : des instituteurs et maîtresses d’école en congé, leur dit l’hôtelier.

— Impossible de causer dans tout ce bruit, dit Archer. Je vais demander une petite salle où nous serons seuls.

Mme  Olenska ne fit pas d’objection. La pièce où ils entrèrent s’ouvrait sur une longue véranda de bois, que venait battre la mer : ils s’assirent à une table couverte d’une grosse nappe à carreaux rouges sur laquelle étaient posés un flacon de pickles et une tarte aux myrtilles. Jamais cabinet particulier moins équivoque n’avait abrité une promenade clandestine. Archer crut saisir cette impression dans le sourire légèrement amusé de Mme  Olenska.