Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 131-138).


XX


— Naturellement, ma chérie, nous acceptons le dîner chez les Carfry, disait Archer.

Les nouveaux mariés prenaient leur petit déjeuner dans le salon meublé de cretonne luisante de leur lodging de Londres. Un brouillard opaque assombrissait les vitres, et un feu d’anthracite rougeoyait derrière la grille en acier poli.

May, le front anxieux, regarda son mari par-dessus la lourde théière en métal anglais derrière laquelle elle trônait.

Dans ce pluvieux désert du Londres d’automne, les Newland Archer ne connaissaient exactement que deux personnes, et encore les avaient-ils évitées avec soin. C’était une des traditions de dignité du vieux New-York : on ne s’imposait pas aux relations que l’on pouvait avoir en pays étranger.

Mrs Archer et Janey, au cours de leurs nombreux voyages en Europe, avaient rigoureusement observé cette règle, et opposé une si impénétrable réserve aux avances de leurs compagnons de voyage qu’elles avaient presque réussi à ne jamais échanger un mot avec des « étrangers » autres que des employés d’hôtel et de chemin de fer. Envers ceux de leurs compatriotes qui ne leur étaient pas personnellement connus, leur attitude était plus réservée encore. Ainsi, à moins qu’elles ne rencontrassent un Chivers, un Dagonet ou un Mingott, les périodes de voyage se passaient pour elles dans un tête-à-tête ininterrompu. Pourtant, une nuit à Botzen, une des dames anglaises qui occupaient la chambre vis à vis celle de Mrs Archer et de sa fille (Janey connaissait, dans tout leur détail, le nom, les toilettes et la position sociale de ses voisines), vint frapper à la porte de Mrs Archer et lui demanda du secours. Mrs Carfry venait d’être prise d’une bronchite aiguë. Elle fut gravement malade. Elle voyageait seule avec sa sœur, Miss Harle, et toutes deux furent profondément reconnaissantes aux dames Archer des soins attentifs dont celles-ci les entourèrent.

Les Archer quittèrent Botzen sans penser revoir jamais Mrs Carfry et Miss Harle. Mrs Archer n’aurait pas songé à s’imposer à l’attention d’une étrangère pour un service qu’elle avait eu occasion de lui rendre. Mrs Carfry et sa sœur, au contraire, ne connaissaient d’autre code que celui d’une éternelle reconnaissance. Avec une fidélité touchante, elles étaient aux aguets, ne manquant pas une occasion de revoir Mrs Archer et Janey, quand celles-ci venaient en Europe. Les relations devinrent de plus en plus étroites : quand Mrs Archer et Janey descendaient à l’hôtel Brown, à Londres, elles y étaient attendues par de sympathiques amies. Ces dames avaient les mêmes goûts : elles faisaient du macramé, lisaient des mémoires édifiants, et échangeaient leurs appréciations sur les prédicateurs en renom. Comme le disait Mrs Archer, Londres était tout autre depuis qu’elles connaissaient Mrs Carfry et Miss Harle. Aussi, au moment du mariage de Newland, ne manqua-t-on pas d’envoyer un faire-part aux deux dames anglaises. Celles-ci répondirent par l’envoi d’un joli bouquet de fleurs alpines séchées, sous verre. Sur le quai, au moment des adieux, la dernière recommandation de Mrs Archer fut : « N’oublie pas d’aller présenter May à Mrs Carfry. »

Archer et sa femme se disposaient à oublier ; mais Mrs Carfry, avec son habituelle sagacité, les avait découverts et invités à dîner. C’était sur cette invitation que May fronçait les sourcils en savourant son thé et ses muffins.

— Vous, Newland, vous les connaissez. Mais moi, je serais affreusement intimidée chez des personnes que je n’ai jamais vues… Et puis, je ne sais pas comment m’habiller…

Newland se renversa sur sa chaise ; il sourit à sa jeune femme : jamais elle n’avait été plus belle, plus Diane. Était-ce l’humidité de l’air anglais qui avait avivé son teint, adouci le contour de ses traits ; ou bien, était-ce le rayonnement de son bonheur qui éclairait son visage ?

— Comment vous habiller, ma chérie ? N’avez-vous pas reçu de Paris, la semaine dernière, toute une caisse de robes neuves ?

— Certes, mais… laquelle mettre ? Je n’ai jamais dîné en ville à Londres, et je ne voudrais pas être ridicule…

Il essaya de comprendre sa perplexité :

— Les Anglaises ne s’habillent donc pas comme tout le monde le soir ?

— Newland ! Vous savez bien qu’elles vont au théâtre sans chapeaux, dans leurs robes du soir défraîchies.

— Alors, c’est sans doute chez elles qu’elles portent leurs robes du soir neuves… Mais, pour Mrs Carfry et miss Harle, elles auront des bonnets comme maman, et des châles… de jolis châles souples.

— Certainement ; mais les autres dames, comment seront-elles ?

Archer se demanda ce qui avait pu développer subitement chez May cette préoccupation nerveuse de la toilette qu’il avait aussi bien observée chez Janey. Il eut une inspiration :

— Pourquoi ne pas mettre la robe de votre mariage ?…

— Si je l’avais seulement ! Mais elle est à Paris, chez Worth, qui doit la transformer pour l’hiver prochain.

— Alors, je ne vois pas… — Il se leva. — Tenez ! Le brouillard se lève. Si nous allions jusqu’à la National Gallery essayer de voir les tableaux ?

Les Newland Archer étaient de passage à Londres, au retour du voyage de noces que May, dans ses lettres à ses amies, décrivait brièvement en le qualifiant d’ « enchanteur. » Après un mois passé à Paris à courir les couturières en vogue, May avait manifesté le désir de faire de l’alpinisme pendant le mois de juillet, et de la natation en août. Ce programme avait été ponctuellement exécuté. Ils avaient passé le mois de juillet à Interlaken et à Grindenwald, et le mois d’août dans un petit coin appelé Étretat, sur la côte normande, recommandé comme tranquille et pittoresque. Une ou deux fois, dans la montagne, Archer avait montré la direction du Midi : « L’Italie ! » avait-il dit, et May, les pieds dans un fouillis de gentiane, avait répondu, avec son gai sourire : « Oui, l’hiver prochain, si vous n’étiez pas retenu à New-York, ce serait charmant d’aller à Rome. » En réalité, les voyages la laissaient encore plus indifférente qu’Archer ne l’avait imaginé. Elle n’y cherchait, une fois ses toilettes choisies, que des occasions de faire du « sport, » marcher, monter à cheval, nager, et aussi s’entraîner au nouveau jeu passionnant du lawn-tennis ; et quand, enfin, ils s’arrêtèrent à Londres pour une quinzaine, afin qu’Archer à son tour passât aux mains de son tailleur, elle ne cacha plus son impatience de se rembarquer. À Londres, rien ne l’intéressait que les théâtres et les magasins. Encore trouvait-elle les théâtres moins amusants que les cafés-chantants de Paris, où, sous les marronniers en fleurs des Champs-Élysées, elle avait entendu des chansons dont son mari lui traduisait les quelques couplets présentables aux oreilles d’une jeune mariée.

Archer en revenait à sa conception héréditaire du mariage. Se conformer à la tradition, ne demander à May que ce qu’il avait vu ses amis demander à leurs femmes, c’était plus aisé que de faire l’expérience dont, jeune homme, il avait rêvé. Pourquoi émanciper une femme qui ne se doutait pas qu’elle fût sous un joug ? Le seul usage qu’elle ferait de son indépendance serait d’en offrir le sacrifice à l’autel conjugal. Tout tendait donc à ramener Archer aux vieilles idées. S’il y avait eu de la mesquinerie dans la simplicité de May, il se serait irrité, révolté. Mais le caractère de la jeune femme était d’un dessin aussi noble que celui de son visage, et elle semblait être la divinité tutélaire de toutes les traditions qu’il avait révérées.

Ces belles qualités faisaient d’elle la plus aimable compagne mais n’animaient guère le voyage. Archer comprenait pourtant que, dans le milieu qui les attendait, elles reprendraient leur valeur. Ses goûts à lui, littéraires et artistiques, trouveraient leur aliment, comme par le passé, au dehors ; mais son intérieur n’aurait rien d’étouffant, et quand les enfants viendraient, rien ne manquerait à la douceur de leur vie commune.

Ainsi méditait Archer pendant le long trajet de Mayfair à South Kensington, où habitait Mrs Carfry. Lui aussi aurait préféré se soustraire à l’invitation de leurs amies.

— Il n’y aura probablement personne chez Mrs Carfry ; Londres est désert en ce moment, et vous serez trop habillée, disait-il à May, assise près de lui dans le hansom, si belle et immaculée dans son manteau bleu-de-ciel bordé de cygne, que cela semblait presque coupable de l’exposer à la suie de Londres.

— Je ne veux pas laisser croire qu’une Américaine ne sait pas s’habiller, répliqua-t-elle ; et Archer fut frappé de nouveau par le respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au prestige de la toilette.

« C’est leur armure, leur défense contre l’inconnu, » pensa-t-il. Et il comprit pourquoi May, qui n’aurait pas pensé à nouer un ruban dans ses cheveux pour lui plaire, avait pu apporter tant de sérieux et de solennité à choisir et à commander ses nombreuses robes.

Chez Mrs Carfry, il n’y avait en effet que très peu de monde : la maîtresse de maison et sa sœur, un aimable pasteur avec sa femme, un jeune neveu de Mrs Carfry, et son précepteur français, un petit brun, nerveux, à l’œil vif. Sur ce groupe un peu terne, dans ce salon faiblement éclairé, May se détachait comme un cygne voguant dans la gloire d’un soleil couchant ; elle semblait à son mari plus grande, plus belle, dans le bruissement de son élégance ; et cependant il devina que son animation, sa rougeur, cachaient une timidité presque enfantine.

Le dîner fut languissant. May ne parlait guère que de son pays, de choses locales. Archer remarqua que si elle provoquait l’admiration par sa beauté, elle décourageait la conversation. Le pasteur abandonna bientôt la partie ; mais le précepteur poursuivit galamment l’entretien.

Quand les dames se furent levées pour retourner au salon, le pasteur prit congé, se rendant à un meeting ; le neveu, jeune homme timide et de santé délicate, se retira également. Archer resta seul à boire du porto, dans la salle à manger, en compagnie du précepteur ; et il se trouva soudain lancé dans une conversation comme il n’en avait pas eu depuis sa dernière discussion philosophique avec Ned Winsett. Le neveu de Mrs Carfry, menacé de tuberculose, avait dû passer deux ans dans le doux climat du Léman. Il avait été confié à M. Rivière, qui venait de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu’à l’entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu’à cette époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation.

« Il la trouvera facilement, » pensa Archer, très impressionné par les connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M. Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage plutôt laid et que May aurait qualifié de « commun, » avec des traits d’une extrême mobilité. Fils d’un diplomate, il aurait dû suivre la carrière de son père ; mais il avait le démon de la littérature et il s’était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert, fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le succès n’avait pas couronné ses rêves d’écrivain : une mère et une sœur à sa charge, et, comme tant d’autres, il avait succombé sous le poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère meilleure que celle de Ned Winsett : il lui restait d’avoir vécu dans un monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C’était justement parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu’il dépérissait à New-York : Archer enviait pour son ami le sort du jeune précepteur, qui, si pauvre d’argent, s’était par ailleurs si richement alimenté.

— Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques, c’est cela, monsieur, qui prime tout. C’est pour cette indépendance que j’ai abandonné le journalisme, et que j’ai accepté de devenir précepteur. Le métier est quelquefois bien aride ; mais on a la liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer. Ah ! la conversation ! Il n’y a rien de tel, n’est-ce pas ? L’air qui circule autour des idées est le seul air respirable. Je n’ai jamais regretté d’avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux formes différentes d’abdication.

Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents ; il continua :

— Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être maître de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il est vrai qu’il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j’avoue que la perspective de vieillir dans la peau d’un précepteur ou d’un obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir chargé d’affaires à Bucarest… Je me dis quelquefois que je devrais faire un grand plongeon. Croyez-vous, par exemple, qu’il y aurait une place pour moi à New-York ?

Archer le regarda, étonné. New-York ! Pour un jeune homme qui avait fréquenté Mérimée et les Goncourt, et qui ne s’intéressait qu’à la vie intellectuelle !…

— Vous tenez particulièrement à New-York ? bégaya-t-il, se demandant ce que sa ville natale pouvait offrir à un jeune homme pour qui l’échange des idées paraissait une condition indispensable.

Une rougeur subite envahit le visage bistré de M. Rivière.

— N’est-ce pas, chez vous, le centre de la vie intellectuelle ? répondit-il. — Puis, comme s’il craignait d’avoir été indiscret, il s’empressa d’ajouter : — On fait comme cela des projets… Du reste, pour le moment, il ne peut être question de rien…

Dans le hansom, pendant le trajet du retour, Archer était encore sous l’impression de cette causerie avec M. Rivière ; il avait senti passer un air nouveau. Son premier mouvement avait été d’inviter le jeune homme à dîner. Il hasarda :

— Ce précepteur est intéressant ; nous avons causé, après dîner, de livres et d’un tas de choses…

May sortit d’un de ses silences rêveurs, auxquels Archer avait prêté une signification mystérieuse avant que six mois d’intimité conjugale ne lui en eussent démontré le vide.

— Ce petit Français ? Il est bien commun, répondit-elle froidement.

Archer comprit qu’elle était humiliée d’avoir été invitée pour rencontrer un pasteur et un précepteur français. Non que ce fût chez elle affaire de snobisme ; mais l’orgueil du vieux New-York exigeait les plus grands égards à l’étranger. Si les parents de May avaient reçu les Carfry dans la Cinquième Avenue, ils leur auraient offert des convives présentables.

Il demanda, non sans un peu de mauvaise humeur :

— En quoi l’avez-vous trouvé commun ?

— Les gens de cette sorte manquent toujours d’usage. Mais, bien entendu, ajouta-t-elle avec humilité, je ne suis pas juge de ses mérites intellectuels.

Archer détestait sa manière de prononcer : « intellectuel » et « commun. » Il se surprenait à souligner de plus en plus à ses propres yeux certaines façons de May qui le choquaient. En somme, elle avait toujours eu le même point de vue : celui du monde qui les entourait, celui qu’Archer lui-même avait accepté jusque-là, le seul que pût avoir une femme « bien. » Et il fallait pourtant, si l’on se mariait, épouser une femme « bien ! »

— Tant pis ; je ne l’inviterai pas à dîner, conclut-il en riant.

May reprit, scandalisée :

— Quoi ! Vous pensiez à inviter le précepteur des Carfry ?

— Ma foi, oui : j’aurais assez aimé le revoir. Il voudrait trouver une situation à New-York.

La surprise de May allait grandissant.

— Une situation à New-York ? Je ne vois pas laquelle. On n’a pas de précepteurs français chez nous… Qu’est-ce qu’il viendrait faire à New-York ?

— Il cherche un milieu où il pourrait satisfaire son goût de la conversation, dit Archer avec une pointe d’ironie.

May se mit à rire :

— Comme c’est drôle, Archer ! Comme c’est français !

À tout prendre, il n’était pas fâché du refus de May : une seconde rencontre avec M. Rivière aurait ramené cette question d’une situation à trouver ; et, plus il y réfléchissait, moins Archer voyait le moyen de trouver un emploi pour un jeune intellectuel français dans le New-York qu’il connaissait.