Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 106-113).


XVII


— Ta cousine, la comtesse Olenska, est venue voir maman pendant ton absence.

Ce fut Janey qui annonça la nouvelle à Newland, le soir de son retour, pendant le dîner. Surpris, le jeune homme regarda sa mère, qui avait les yeux baissés sur son assiette. Mrs Archer ne considérait pas son éloignement du monde comme une raison d’en être oubliée, et Newland comprit qu’il l’avait légèrement froissée en s’étonnant de la visite de Mme Olenska.

— Elle portait une polonaise en velours noir, avec des boutons de jais et un petit manchon en singe ; je ne l’ai jamais vue plus élégante, continua Janey… Elle est venue seule, dimanche, de bonne heure ; heureusement, le feu était allumé dans le salon. Elle avait un de ces nouveaux porte-cartes. Elle a dit vouloir nous connaître, parce que tu avais été si bon pour elle !…

Archer se mit à rire.

Mme Olenska parle toujours ainsi de ses amis… Elle est très heureuse d’être revenue parmi les siens…

— Oui, elle nous l’a dit, observa Mrs Archer. Je dois avouer qu’elle paraît reconnaissante de notre accueil…

— J’espère qu’elle vous a plu, maman…

Mrs Archer serra les lèvres.

— Elle fait certainement tout ce qu’elle peut pour être aimable et se rendre agréable, même quand elle vient voir une vieille dame…

— Maman trouve qu’elle manque de simplicité, ajouta Janey, cherchant à lire sur le visage de son frère.

— C’est que je suis une personne d’autrefois… La chère May est mon idéal, dit Mrs Archer.

— Assurément, elles ne se ressemblent pas, répondit son fils.

Archer avait quitté Saint-Augustin, chargé de nombreux messages pour la vieille Mrs Mingott : un ou deux jours après son retour, il alla la voir. La vieille dame le reçut avec empressement, et lui témoigna sa reconnaissance qu’il eût obtenu de la comtesse Olenska de renoncer au divorce. Quand le jeune homme lui apprit qu’il s’était évadé de New-York dans le seul dessein de voir May, Mrs Mingott fit entendre un petit rire gras et lui frappa doucement le genou de sa main potelée.

— Ah ! ah ! c’est ainsi que vous lâchez le travail ! Augusta et Welland ont dû faire grise mine ; ils ont dû croire que le monde tournait à l’envers… Mais la petite May ?… Ça n’a pas été son avis, bien sûr ?…

— Je l’espère ; cependant, elle ne m’a pas accordé ce que j’étais allé lui demander…

— Vraiment… Et qu’était-ce donc ?…

— La promesse que nous serions mariés en avril. Pourquoi perdre encore un an ?…

Mrs Manson Mingott prit un petit air de pruderie ironique.

— « Demandez à maman ! » La formule habituelle ! Oh ! ces Mingott ! Tous les mêmes ! Nés dans une ornière d’où rien ne peut les tirer. Quand j’ai bâti cette maison, on aurait cru que je partais pour la Californie. Personne ne s’était aventuré plus loin que la Quarantième Rue, et moi, je dis : Personne, non plus, n’habitait New-York, avant que Christophe Colomb eût découvert l’Amérique. Non, non, ils sont tous pareils : ils veulent tous faire ce que tous les autres auraient fait. Je rends grâce au ciel de n’être qu’une humble Spicer ; il n’y a, parmi tous les miens, que ma petite Ellen qui tienne de moi.

Elle s’interrompit, le regardant toujours de ses yeux clignotants, puis demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas épousé ma petite Ellen ?

Archer rit.

— D’abord parce qu’elle n’était pas là…

— Ça, c’est vrai. C’est bien dommage. Maintenant il est trop tard : sa vie est finie.

Elle parlait avec la froide indifférence des vieillards jetant de la terre sur la tombe de jeunes espérances. Archer eut froid au cœur et s’empressa de dire :

— Oserais-je vous demander d’employer votre influence auprès des Welland ? Je ne suis pas fait pour les longues fiançailles.

La vieille Catherine le regarda, épanouie :

— Je vois cela. Vous avez la mine éveillée. Quand vous étiez petit, je suis sûre que vous aimiez à être servi le premier.

Elle renversa la tête d’un mouvement qui fit onduler les petites vagues de son double menton.

— Ah ! tiens !… Voici ma petite Ellen ! s’écria-t-elle, en voyant s’ouvrir les portières.

Mme Olenska s’avança souriante. Elle tendit gaîment sa main à Archer, tout en se penchant pour recevoir le baiser de sa grand’mère.

— Ma chérie, j’étais justement en train de lui dire : Pourquoi n’avez-vous pas épousé ma petite Ellen ?…

Mme Olenska regarda Archer en souriant toujours :

— Et qu’a-t-il répondu ?…

— Oh ! mon amour, je te le laisse à deviner. Il est allé en Floride, voir sa fiancée.

— Oui, je sais. — La comtesse Olenska continuait à regarder Archer. — Je suis allée chez votre mère, pour lui demander où vous étiez. Je vous avais envoyé un mot auquel vous n’avez pas répondu, et je craignais que vous ne fussiez malade…

Il murmura quelque chose sur un départ imprévu, précipité, et sur l’intention qu’il avait eue de lui écrire de Saint-Augustin.

— Et naturellement, une fois là, vous n’avez plus pensé à moi ?

Elle gardait encore cet air heureux, qui pouvait n’être que le masque étudié de l’indifférence.

« Si elle a encore besoin de moi, elle est décidée à ne pas me le laisser voir, » pensa-t-il, piqué de l’attitude de la jeune femme. Il voulait la remercier d’être allée voir sa mère ; mais sous les yeux malicieux de l’aïeule, il se sentait gêné.

— Regarde-le. Il est si pressé de se marier, qu’il a filé à la française, pour aller implorer à genoux cette petite sotte. Voilà un amoureux ! C’est ainsi que le beau Bob Spicer a persuadé ma pauvre mère, et ensuite s’est fatigué d’elle avant que je fusse sevrée !… Cependant je ne me suis fait attendre que huit mois. Mais voilà ! vous n’êtes pas un Spicer, jeune homme ; heureusement pour vous et pour May. Il n’y a que ma pauvre Ellen qui tienne d’eux : tous les autres sont des modèles de Mingott, s’écria la vieille dame dédaigneusement.

Archer s’aperçut que Mme Olenska, qui s’était assise auprès de sa grand’mère, continuait, songeuse, à l’observer. La gaîté avait disparu de ses yeux et elle disait très doucement :

— Sûrement, grand’mère, à nous deux, nous pourrons obtenir ce que Mr Archer désire.

Archer se leva pour s’en aller. Quand sa main toucha celle de Mme Olenska, il comprit qu’elle attendait qu’il fît une allusion quelconque à la lettre restée sans réponse.

— Quand pourrai-je vous rencontrer ? demanda-t-il.

— Quand vous voudrez ; mais il faudra que ce soit bientôt, si vous désirez revoir la petite maison. Je déménage la semaine prochaine…

Une angoisse étreignit Archer au souvenir des heures passées dans le petit salon au plafond bas. Si brèves qu’elles eussent été, elles étaient pourtant lourdes d’émotions.

— Demain soir ? fit-il…

— Oui, demain. Mais de bonne heure, car je dois sortir…

Le lendemain était un dimanche : si Ellen sortait, ce ne pouvait être que pour se rendre chez Mrs Lemuel Struthers. Il en éprouva une légère contrariété, parce que c’était une maison où elle était sûre de rencontrer Beaufort. Elle ne pouvait l’ignorer : peut-être, même, est-ce pour cela qu’elle y allait.

Le lendemain, dès huit heures et demie, il sonnait à la porte encadrée de glycine. Il fut surpris de trouver des chapeaux et des pardessus dans le vestibule de Mme Olenska. Pourquoi l’avoir invité à venir de bonne heure, si elle avait du monde à dîner ? Un examen plus attentif des vêtements éveilla sa curiosité. Les pardessus étaient des plus étranges ; d’un coup d’œil, il vit qu’il n’y en avait aucun qui pût appartenir à Julius Beaufort. À côté d’un ulster jaune, se trouvait un vieux manteau à pèlerine, tout râpé. Ce dernier paraissait appartenir à une personne de taille exceptionnelle, et avait évidemment vu des temps très durs, car de ses plis verdâtres, s’exhalait une odeur de poussière humide. Au-dessus étaient posés un foulard défraîchi et un vieux chapeau, de forme vaguement cléricale. Archer questionna des yeux Nastasia, qui lui répondit par sa mimique ordinaire, en prononçant son fataliste Gia, tandis qu’elle ouvrait la porte du salon.

Le jeune homme vit tout de suite que Mme Olenska n’y était pas ; puis il eut la surprise de découvrir une autre dame installée auprès du feu. Cette dame longue, maigre, dégingandée, était enveloppée de draperies compliquées : ses cheveux, décolorés, étaient surmontés d’un peigne espagnol et d’une mantille de dentelle noire. Des mitaines de soie, reprisées, couvraient ses mains déformées par les rhumatismes.

À côté d’elle, derrière un nuage de fumée, se tenaient les propriétaires des deux pardessus. Ils étaient encore en vestons du matin. L’un d’eux était Ned Winsett ; l’autre, plus âgé, très grand, était évidemment le possesseur du « macfarlane. » Il avait une tête de lion bonasse à crinière grise ; et il remuait ses bras avec de grands gestes bénins, comme s’il distribuait des bénédictions sur une foule agenouillée.

Ces trois personnes considéraient un magnifique bouquet de roses rouges dont les longues tiges disparaissaient sous une immense touffe de pensées. Le bouquet était placé sur le sofa où se tenait habituellement Mme Olenska.

— Ce qu’elles ont dû coûter dans cette saison !… Mais il n’y a que l’intention qui compte ! disait la dame sur un ton de staccato quand Archer entra.

Tous trois se retournèrent, et la dame, s’avançant, tendit la main à Archer.

— Cher Mr Archer ! Presque mon cousin Newland ! dit-elle. Je suis la marquise Manson.

Archer salua. Elle continua :

— Mon Ellen me garde pour quelques jours. J’arrive de Cuba, où j’ai passé l’hiver avec des amis Espagnols : des gens très distingués, de la plus vieille noblesse de Castille. J’ai été appelée ici par notre cher grand ami, le docteur Carver. Vous ne connaissez pas le docteur Agathon Carver, fondateur de la communauté de « La vallée de l’amour ? »

Le docteur Carver inclina sa tête léonine, et la marquise continua :

— Ah ! New-York, New-York, combien peu tu marches dans la voie de l’Esprit ! Mr Archer, je vois que vous connaissez Mr Winsett ?

— Oui, je suis arrivé jusqu’à lui, il y a quelque temps, mais pas par la voie de l’Esprit, répliqua Winsett avec un sourire caustique.

La marquise secoua la tête avec réprobation…

— Qu’en savez-vous, Mr Winsett ?… L’esprit souffle où il veut…

— Où il veut, répéta le docteur Carver d’une voix vibrante.

— Mais asseyez-vous donc, Mr Archer. Nous avons eu un délicieux petit dîner, tous les quatre, et ma chère enfant est montée s’habiller. Elle vous attend. Elle sera ici dans un moment. Nous admirions ces fleurs merveilleuses, qui la surprendront quand elle entrera.

Winsett resta debout.

— Il faut que je me sauve. Veuillez dire à Mme Olenska que nous sommes bien attristés de son départ. Cette maison a été une oasis…

— Elle ne vous abandonnera pas. La poésie et l’art font partie de sa vie. Vous êtes poète, Mr Winsett ?…

— Pas précisément. Mais je lis quelquefois des vers, dit Winsett, saluant le groupe du seuil de la porte.

— Il est si spirituel !… Ne trouvez-vous pas qu’il est spirituel, docteur Carver ?…

— Je ne m’occupe jamais de ce qui est spirituel, répondit sévèrement le docteur Carver.

— C’est qu’il est sans pitié pour nos faiblesses, Mr Archer : il ne vit que de la vie de l’âme ; ce soir il prépare mentalement une conférence qu’il doit faire tout à l’heure chez les Blenker. Docteur Carver, auriez-vous le temps, avant de partir chez les Blenker, d’expliquer à Mr Archer votre lumineuse découverte sur le « Contact Direct ? » Mais non, je vois qu’il est près de neuf heures, et nous n’avons pas le droit de vous retenir quand tant de gens aspirent à vous entendre…

Le docteur Carver parut légèrement désappointé de cette conclusion, mais ayant comparé l’heure de sa massive montre avec celle de la petite pendule de Mme Olenska, il se prépara à partir.

— Je vous verrai plus tard, chère amie ? dit-il à la marquise, qui répondit avec un sourire : — Dès que la voiture d’Ellen arrivera, j’irai vous rejoindre. J’espère que la conférence ne sera pas commencée.

Le docteur Carver disparut dans un salut. Mrs Manson, avec un soupir qui pouvait être de regret ou de soulagement, invita de nouveau Archer à s’asseoir.

— Ellen va descendre dans un instant ; mais auparavant, je serai très heureuse de causer un peu avec vous… Cher Mr Archer, mon enfant m’a dit tout ce que vous aviez fait pour elle, vos avis éclairés, votre courageuse fermeté. Remercions le ciel qu’il n’ait pas été trop tard !…

Newland Archer écoutait ces déclarations avec un extrême embarras, se demandant s’il était une personne au monde à laquelle Mme Olenska se fût abstenue de raconter la part qu’il avait prise dans ses affaires privées.

Mme Olenska exagère. Je lui ai simplement donné l’avis juridique qu’elle m’a demandé…

— Mais en la conseillant ainsi, vous avez été l’inconscient instrument de… Nous modernes, quel nom avons-nous pour « la Providence, » Mr Archer ?… Vous ignoriez qu’à ce même moment on s’adressait à moi, on me demandait mon concours de l’autre côté de l’Atlantique…

Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait d’être entendue et, rapprochant sa chaise, portant à ses lèvres un petit éventail d’ivoire, elle dit dans un souffle :

— C’est le comte lui-même, mon pauvre fou d’Olenski, qui ne demande qu’à la reprendre sans conditions !…

— Grand Dieu ! s’écria Archer, en se levant d’un bond.

— Vous êtes épouvanté ! Oui, je comprends. Je ne défends pas le pauvre Stanislas, quoiqu’il m’appelle sa meilleure amie. Il ne se défend pas lui-même. Il se jette aux pieds d’Ellen en ma personne. — Elle frappa sur sa maigre poitrine. — J’ai sa lettre là…

— Une lettre ? Mme Olenska le sait-elle ? balbutia Archer, sentant la tête lui tourner.

La marquise fit un geste négatif.

— Du temps, du temps… il me faut du temps… Je connais mon Ellen, hautaine, intraitable, dirais-je presque implacable, pardonnant difficilement…

— Mais pardonner est une chose… retourner dans cet enfer, en est une autre.

— Hélas ! dit la marquise. C’est ainsi qu’elle décrit la maison de son mari ! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu’elle sacrifie ? Ces roses-là sur le canapé ; mais il en a des kilomètres, sous verre et à l’air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice ! Et les bijoux, les perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines ! Bah ! elle ne se soucie pas de tout cela. L’art et la beauté, voilà ce qui l’attire… des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une conversation brillante… et ça, ce sont des choses, cher monsieur, dont on n’a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les hommages des plus grands personnages… Elle me dit qu’on ne la trouve pas jolie à New-York. Est-ce possible ? Mais son portrait a été peint neuf fois ! Les plus grands artistes d’Europe ont sollicité le privilège de la faire poser. Tout cela, n’est-ce rien ? Et le remords d’un mari qui l’adore ?…

Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d’extase rétrospective qu’il aurait excité la gaîté d’Archer, si Archer eût été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne de l’enfer qu’avait fui la comtesse Olenska.

— Elle ne sait rien de tout cela ? demanda-t-il vivement.

Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres.

— Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu’elle soupçonne ? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès l’instant où j’ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre influence sur ma nièce, j’ai espéré obtenir votre appui, vous convaincre…

— Qu’elle doit retourner chez son mari ? J’aimerais mieux la voir morte ! s’écria le jeune homme avec violence.

— Ah ! murmura la marquise, sans paraître offensée.

Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail d’ivoire de ses doigts gantés de mitaines ; puis, tout à coup, elle leva la tête

— La voilà ! chuchota-t-elle.

Et brusquement, indiquant le bouquet :

— Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs, Mr Archer ? Après tout, le mariage est le mariage ; et ma nièce est une femme mariée…