Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 793-801).


XV


Newland Archer arriva chez les Chivers le vendredi soir et exécuta, consciencieusement, le lendemain, tous les rites d’un week-end à Highbank.

Le matin, il fit du toboggan avec la maîtresse de la maison et les plus allants des invités. Dans la journée, il fit le tour du propriétaire. Après le thé, il causa dans un coin avec une jeune fille avec laquelle il avait flirté autrefois et qui venait de se fiancer. Vers minuit, il aida à mettre des poissons rouges dans le lit d’un des invités et à fabriquer un cambrioleur-mannequin dans le cabinet de toilette d’une tante timide. Enfin, il participa à la bataille d’oreillers qui, jusqu’après minuit, bouleversa la maison depuis les chambres d’enfants jusqu’à la cave. Mais le dimanche, il emprunta un traîneau pour aller à Skuytercliff.

La maison de Skuytercliff avait la prétention d’être une villa italienne. Construite par Mr van der Luyden en vue de son prochain mariage avec Miss Louisa Dagonet, c’était une grande bâtisse carrée, peinte en blanc et vert pâle, avec un portique corinthien et d’étroits pilastres entre les fenêtres. De la hauteur où elle était placée, une série de terrasses, que bordaient des balustrades surmontées d’urnes, descendait jusqu’à un petit lac à bord d’asphalte, ombragé de conifères pleureurs. À droite et à gauche des terrasses, s’étendaient les fameuses pelouses, parsemées d’arbres de choix, chacun d’une variété différente, et au delà, de longues rangées de serres. Plus bas, dans un vallonnement, se voyait la petite maison en pierres que le premier « Patroon » avait fait construire sur le terrain qui lui avait été concédé en 1605.

Contre la blanche étendue de neige et le ciel gris d’hiver, la villa italienne avait un aspect assez lugubre. Même en été, elle gardait sa dignité et les plus téméraires corbeilles de cannas ne s’aventuraient jamais à moins de trente pieds de sa façade. Quand Archer sonna, le long tintement sembla se prolonger comme dans un mausolée, et lorsqu’enfin le maître d’hôtel se présenta, il parut aussi étonné que s’il eût été réveillé de son dernier sommeil. Mais Archer était de la famille : le maître d’hôtel crut pouvoir lui dire que la comtesse Olenska était sortie pour se rendre, avec Mrs van der Luyden, aux offices du soir.

— Mr van der Luyden, continua le maître d’hôtel, est à la maison ; mais je crois qu’il finit sa sieste ou qu’il lit l’Evening Post d’hier. Je l’ai entendu dire ce matin, à son retour de l’église, qu’il lirait l’Evening Post après le déjeuner. Si vous le désirez, monsieur, je puis aller voir…

Archer répondit qu’il irait au-devant des dames, et le maître d’hôtel, visiblement soulagé, referma majestueusement la porte.

Un groom mena le traîneau aux écuries et Archer traversa le parc pour gagner la grande route. Le village de Skuytercliff n’était distant que d’un kilomètre, mais il savait que Mrs van der Luyden ne marchait jamais, et qu’il rencontrerait la voiture en chemin. Un instant après, venant d’un sentier qui traversait la route, il aperçut un grand chien devançant une mince silhouette en manteau rouge. Il pressa le pas et Mme Olenska s’arrêta court, avec un sourire de bienvenue.

— Ah ! vous voilà !

Le manteau rouge lui rendait l’éclat de l’Ellen Mingott d’autrefois. Il rit, lui prenant la main, et répondit :

— Je suis venu pour savoir ce que vous avez voulu fuir…

La figure de la jeune femme s’assombrit :

— Vous le comprendrez tout à l’heure…

La réponse intrigua Archer :

— Qu’avez-vous donc ? Que se passe-t-il ?

D’un petit mouvement qui rappelait celui de Nastasia, Ellen haussa les épaules et dit d’un ton plus léger :

— Marchons ! Le sermon m’a glacée. Et puis, maintenant vous êtes là, je n’ai plus peur.

Le sang monta aux tempes du jeune homme ; il saisit un des plis du manteau rouge.

— Ellen ! Qu’y a-t-il ? Dites-le moi !

— Tout à l’heure. Courons d’abord ; j’ai les pieds gelés, cria-t-elle ; et, ramassant son manteau, elle s’élança sur la neige, suivie du chien qui gambadait autour d’elle.

Archer s’arrêta un moment, ravi de ce bondissement rouge sur la neige ; puis il s’élança à la poursuite de la jeune femme. Ils se rejoignirent, riant et hors d’haleine, devant le portillon qui ouvrait sur le parc.

Elle fixa sur lui son regard :

— Je savais que vous viendriez !

— Cela prouve que vous le désiriez, répondit-il avec une joie secrète.

Le scintillement des arbres givrés remplissait l’air d’une lumière mystérieuse et, comme ils marchaient, la neige durcie semblait chanter sous leurs pas.

— D’où venez-vous ? demanda Mme Olenska.

Il le lui expliqua et ajouta :

— J’ai demandé aux Chivers de me recevoir lorsque j’ai reçu votre lettre.

Après un silence, elle dit, avec un imperceptible tremblement dans la voix :

— May vous a demandé de vous occuper de moi ?

— Je n’avais pas besoin qu’on me le demandât…

— Vous me trouvez donc bien visiblement sans défense ! Quelle pauvre créature vous me croyez tous ! Mais les femmes d’ici n’ont donc jamais besoin de secours, pas plus que les bienheureux dans le ciel ?

Il baissa la voix :

— Quelle sorte de secours ?

— Ne me le demandez pas. Je ne parle pas votre langue, répliqua-t-elle avec vivacité.

La réponse le blessa ; il s’arrêta dans le sentier.

— Pourquoi suis-je venu, si vous ne parlez pas ma langue ?

— Oh ! mon ami ! — Elle posa légèrement sa main sur le bras du jeune homme. Il la pressa. — Ellen ! Pourquoi ne pas me dire ce qui est arrivé ?…

Elle haussa de nouveau les épaules :

— Que peut-il arriver dans le paradis ?

Ils marchèrent quelques instants en silence. Enfin elle dit :

— Je vous l’expliquerai, mais où ? On ne peut pas être seul une minute dans cette maison aux portes toujours ouvertes, où toujours quelque domestique vous apporte le thé, une bûche ou un journal ! Ne peut-on jamais, dans une maison américaine, être un peu seule ? Vous qui êtes si réservés, si discrets, comment se fait-il que vous ayez si peu le sens de l’intimité ?

— Ah ! vous ne nous aimez pas ! s’écria Archer.

Ils passaient devant la maison du vieux « Patroon. » Sa façade basse, percée de petites fenêtres, était dominée, à la mode hollandaise, par une seule cheminée centrale. Les volets étaient ouverts, et, à travers les vitres, Archer aperçut la lueur d’un feu.

— Tiens ! la maison est ouverte ? dit-il.

Elle s’arrêta :

— Pour aujourd’hui, tout au moins. Je désirais la visiter, et Mr van der Luyden a fait allumer du feu, afin que nous puissions y passer en revenant de l’église, ce matin.

Elle monta les marches en courant et tourna la poignée de la porte.

— Elle est encore ouverte. Quelle chance ! Entrez et nous pourrons causer tranquillement. Mrs van der Luyden est allée jusqu’à Rhinebeck voir les vieilles tantes, et on ne s’apercevra pas de notre absence.

Il la suivit dans l’étroit couloir. La dépression que lui avaient causée les dernières paroles de la comtesse Olenska fit place à un mouvement de joie. La petite maison intime, avec ses boiseries peintes, ses cuivres où se reflétait le feu, s’ouvrait là pour eux comme par enchantement. Un grand lit de braises luisait encore dans la cheminée de la cuisine, sous un chaudron suspendu à une vieille crémaillère. Des chaises cannées se faisaient face des deux côtés du foyer revêtu de vieilles faïences bleues, et des rangées d’assiettes de Delft ornaient les murs. Archer jeta un fagot dans la cheminée. Mme Olenska, ôtant son manteau, prit une des chaises, et Archer, appuyé à la cheminée, l’interrogea du regard.

— Vous riez maintenant ; mais quand vous m’avez écrit, vous étiez malheureuse, dit-il.

— Oui.

Elle ajouta :

— Je ne peux pas me sentir malheureuse quand vous êtes là…

— Je ne serai pas ici longtemps, observa-t-il sèchement.

— Sans doute. Mais je ne sais pas prévoir ! Je vis dans le moment où je suis heureuse.

Ces mots glissèrent en lui comme une tentation ; pour s’y dérober, il s’éloigna de la cheminée et se mit à regarder les troncs noirs des arbres qui se détachaient sur la neige. Mais il voyait encore, entre lui et les arbres, la jeune femme penchée sur le feu, avec son sourire indolent. Le cœur d’Archer battait en désordre. Était-ce lui qu’elle avait fui ? Avait-elle attendu pour le lui dire qu’ils fussent ensemble seuls dans cette chambre ?

— Ellen, si vraiment je puis vous aider, si réellement vous désiriez ma venue ici, dites-moi ce qu’il y a, dites-moi à qui vous voulez échapper !

Il parlait sans changer de position, sans se retourner pour la regarder. Si le destin devait parler, ce serait ainsi, avec toute l’étendue de cette chambre entre eux, tandis qu’il continuait, par la fenêtre, à regarder la neige.

Longtemps elle resta silencieuse. Un moment, Archer s’imagina presque entendre qu’elle s’approchait de lui, prête à lui jeter ses bras légers autour du cou. Tout son être palpitait dans l’attente… Soudain il vit un homme vêtu d’un épais pardessus, son col de fourrure relevé, qui s’avançait par le sentier vers la maison. Archer reconnut Julius Beaufort.

— Ah ! cria-t-il, éclatant d’un rire sonore.

Mme Olenska s’était élancée de sa chaise et était venue près de lui, glissant sa main dans la sienne ; mais, après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre, elle pâlit et recula.

— Enfin, je comprends !… dit Archer avec une ironie amère.

— Je ne savais pas qu’il fût ici, murmura-t-elle.

Sa main serrait encore celle d’Archer ; mais il s’éloigna d’elle brusquement, et, traversant le vestibule, il ouvrit la porte de la maison.

— Bonjour, Beaufort ! Par ici ! Mme Olenska vous attendait, dit-il.

Beaufort, visiblement contrarié de le trouver avec Mme Olenska, gardait quand même tout son aplomb. Il savait donner aux gens qui le gênaient l’impression qu’ils ne comptaient pas, qu’ils existaient à peine. Mais, malgré son air d’assurance habituelle, il ne pouvait effacer le pli qui s’était creusé entre ses yeux. Il semblait bien que Mme Olenska ignorât qu’il dût venir, et pourtant elle avait paru indiquer que cela était possible. La raison qu’il donna de son arrivée fut qu’il avait découvert, la veille au soir, une petite maison délicieuse, qui faisait absolument l’affaire de la jeune femme, mais qui pouvait lui être soufflée d’un moment à l’autre. Il se répandit en reproches agréables : quelle peine elle lui avait donnée en s’enfuyant juste au moment où il avait fait cette trouvaille !

— Si seulement cette nouveauté du téléphone était un peu plus perfectionnée, j’aurais pu vous avertir de loin, et je serais en train de me chauffer les pieds au feu du cercle, au lieu de courir après vous dans la neige, bougonna-t-il, déguisant sous une irritation feinte son réel déplaisir.

Mme Olenska détourna vivement la conversation sur le miracle de pouvoir un jour converser d’une rue à l’autre, ou même, — rêve insensé ! — d’une ville à l’autre. Ceci amena des souvenirs d’Edgar Poë et de Jules Verne ; et la question du téléphone les conduisit sans encombre jusqu’à la grande maison.

Mrs van der Luyden n’étant pas encore revenue, Archer prit congé et remonta dans son traîneau, pendant que Beaufort entrait dans la maison avec Mme Olenska. Malgré l’habitude des van der Luyden de ne pas encourager les visites imprévues, il pouvait espérer être retenu à dîner, et reconduit à la gare pour le train de neuf heures. Mais c’était tout. Jamais ses hôtes n’auraient pensé à demander à un visiteur venu sans bagages de passer la nuit chez eux ; dans les termes assez froids où ils se trouvaient avec Beaufort, la question ne se posait même pas.

Beaufort le savait et ne devait pas s’en étonner, mais qu’il eût entrepris le long trajet pour une si petite récompense, voilà qui pouvait donner la mesure de son zèle. Il était clair qu’il poursuivait Mme Olenska, et quand il poursuivait une jolie femme, Beaufort n’avait qu’un but. Son intérieur morose l’excédait depuis longtemps : et les consolations permanentes qu’il s’était octroyées ne l’empêchaient pas de se mettre en quête d’aventures amoureuses dans son monde. Tel était l’homme que Mme Olenska avait fui. Était-elle obsédée par ses importunités ? Doutait-elle d’elle-même, ou encore cette fuite n’était-elle qu’une feinte et son départ de New-York une simple manœuvre ? Archer ne le pensait pas. Si peu qu’il eût vu Mme Olenska, il croyait commencer à lire sur son visage, et il avait été témoin de son désarroi à l’apparition soudaine de Beaufort. Mais qu’elle eût fui Beaufort, n’était-ce pas là le danger pour Archer ?

Jugeant Beaufort, et sans doute le méprisant, il était possible néanmoins qu’elle fût attirée vers lui, par tout ce qui composait son prestige : ses relations à New-York et à Londres, son commerce familier avec des artistes et des acteurs, son dédain des préjugés locaux. Beaufort était un parvenu sans éducation, mais les circonstances de sa vie et une certaine vivacité d’esprit naturelle, rendaient sa conversation plus intéressante que celle d’hommes plus distingués, mais dont l’horizon n’avait jamais débordé New-York. Comment une jeune femme revenue d’un monde plus vaste ne serait-elle pas sensible à ce contraste ?

Mme Olenska avait dit à Archer qu’elle et lui ne parlaient pas la même langue, et il sentait que jusqu’à un certain point c’était vrai. Mais cette langue d’Ellen Olenska, Beaufort en connaissait toutes les nuances ; il pouvait lui donner la réplique. Il y avait dans toute sa mentalité une certaine ressemblance avec ce que laissait entrevoir la courte lettre du comte Olenski. Cela aurait pu être un désavantage pour lui ; mais Archer ne croyait pas qu’Ellen Olenska dût se dérober nécessairement à tout ce qui lui rappellerait le passé. Elle pouvait, tout en se croyant révoltée contre ce passé, en subir encore le charme.

C’est ainsi que le jeune homme s’efforçait d’analyser, avec une triste impartialité, la situation de Beaufort et de sa victime.

En arrivant chez lui, Archer déballa les livres qui étaient arrivés de Londres. L’envoi contenait de nombreux ouvrages qu’il attendait impatiemment : un nouveau volume d’Herbert Spencer, le dernier livre d’Edmond de Goncourt, un roman intitulé Middlemarch, dont parlaient les revues. Le jeune homme avait refusé trois invitations à dîner pour jouir de ce régal ; mais tout en tournant les pages, il ne savait pas ce qu’il lisait, et les livres, l’un après l’autre, lui tombèrent des mains. Tout à coup, parmi eux, il avisa un petit volume de vers qu’il avait demandé sur la foi du titre : The House of Life. Il l’ouvrit et se trouva plongé dans une atmosphère qu’il n’avait jamais connue dans ses lectures, atmosphère chaude, voluptueuse et, cependant, d’une si ineffable tendresse qu’elle donnait à la passion une nouvelle beauté pathétique et obsédante. Toute la nuit, il poursuivit à travers ces pages enchantées la vision d’une femme qui avait le visage de Mme Olenska ; mais, quand il s’éveilla le lendemain et qu’il vit les maisons en face de ses fenêtres et pensa au cabinet de Mr Letterblair, au banc de famille dans Grace Church, l’heure passée dans le parc de Skuytercliff devint aussi irréelle que ses rêves de la nuit…

— Mon Dieu, que tu es pâle, Newland ! observa Janey, en le dévisageant lorsqu’il descendit pour le petit déjeuner ; et sa mère ajouta : — Newland, mon chéri, j’ai remarqué que tu toussais ces jours-ci. J’espère que tu ne te laisses pas surmener.

Les deux femmes étaient convaincues que, sous le despotisme de Mr Leterblair, le jeune homme s’épuisait au travail, et Archer n’avait jamais cru nécessaire de les détromper.

Les jours suivants se traînèrent péniblement. La monotonie de sa vie lui mettait dans la bouche comme un goût de cendres ; par moment, il avait le sentiment d’être enterré vivant. Il ne savait plus rien de Mme Olenska ni de la petite maison. Quand il rencontrait Beaufort au cercle, ils échangeaient un signe de tête silencieux à travers les tables de whist.

Le quatrième jour, il trouva, en rentrant chez lui, un billet ainsi conçu : « Venez tard demain, il faut que je vous explique. Ellen. » Le jeune homme, qui dînait en ville, mit le petit mot dans sa poche. Après le dîner, il se rendit au théâtre, et ce ne fut qu’après minuit, de retour chez lui, qu’il relut lentement cette missive. Il y avait plusieurs manières d’y répondre. Il les étudia toutes, en un examen approfondi, au cours d’une nuit sans sommeil. Celle qu’il choisit fut de faire rapidement sa valise, et de sauter dans le bateau qui partait le lendemain pour Saint-Augustin.