Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 255-261).


VI


Après que Mr Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de velours rouge et garnie de statuettes d’escrimeurs, était accueillante et intime.

Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il croyait, la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se rendit compte que le mariage n’était pas le séjour dans un port tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers.

Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles convictions traditionnelles. Son exclamation : « Les femmes doivent être libres, aussi libres que nous, » avait touché à la racine d’un problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les femmes « bien élevées, » si lésées qu’elles fussent dans tous leurs droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il faisait allusion ; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de l’argumentation, d’autant plus disposés à la leur accorder. De telles générosités verbales n’étaient qu’un plaisant déguisement des inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait. Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, une liberté que jamais il n’accorderait à sa femme, si un jour elle venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évidemment jamais, puisqu’il n’était pas un grand seigneur débauché, ni May une sotte comme la pauvre Gertrude Lefferts. Mais Newland Archer se représentait aisément que le lien entre lui et May pourrait se relâcher pour des raisons plus subtiles, mais non moins profondes. Que savaient-ils vraiment l’un de l’autre, puisqu’il était de son devoir, à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à celle-ci de n’en pas avoir ? Qu’arriverait-il si un jour, pour des causes imprévues, ils en venaient à ne plus se comprendre, à se lasser, à s’irriter mutuellement ? Passant en revue, parmi les ménages de ses amis, ceux qu’on disait heureux, il n’en trouva pas un qui réalisât même de loin la camaraderie tendre et passionnée qu’il imaginait dans une intimité permanente avec May Welland. Il comprit que cet idéal de bonheur supposerait de sa part, à elle, une expérience, une adaptabilité d’esprit, une liberté de jugement, que son éducation lui avait soigneusement refusées ; et il frissonna en songeant qu’un jour leur union, comme tant d’autres, pourrait se réduire à une morne association d’intérêts matériels, soutenue par l’ignorance d’un côté et l’hypocrisie de l’autre. Lawrence Lefferts se présentait à son esprit comme étant le mari qui avait le mieux réussi à tirer de ce genre d’association tous les bénéfices qu’il comportait. Devenu le grand-prêtre du bon ton, il avait si bien façonné sa femme à sa convenance que, malgré ses liaisons affichées, elle se plaignait en souriant du « puritanisme de Lawrence, » et baissait pudiquement les yeux quand on faisait allusion devant elle aux deux ménages de Julius Beaufort.

Archer se dit qu’il n’était pas un grand imbécile comme Larry Lefferts, ni May une oie blanche comme la pauvre Gertrude ; mais s’ils étaient plus intelligents, ils avaient pourtant les mêmes principes. En réalité, ils vivaient tous dans un monde fictif, où personne n’osait envisager la réalité, ni même y penser. Ainsi, Mrs Welland, qui savait parfaitement pourquoi Archer la pressait d’annoncer ses fiançailles chez les Beaufort, et qui n’attendait rien moins du jeune homme, avait fait semblant de s’y opposer, et de n’agir que contrainte et forcée.

La jeune fille, centre de ce système de mystification soigneusement élaboré, se trouvait être, par sa franchise et sa hardiesse même, une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre chérie, parce qu’elle n’avait rien à cacher : confiante, parce qu’elle n’imaginait pas avoir à se garder ; et sans autre préparation, elle devait être plongée, en une nuit, dans ce qu’on appelait « les réalités de la vie. »

Newland était sincèrement, mais paisiblement, épris. Il se délectait dans la beauté radieuse de sa fiancée, sa santé exubérante, son adresse au tennis et à cheval. Sous sa direction, elle s’était même essayée à la lecture, et déjà elle était assez avancée pour se moquer avec lui de la fade sentimentalité des Idylles de Tennyson, mais non pour goûter la beauté d’Ulysse et des Lotophages. Elle était droite, fidèle et vaillante, et Archer s’imaginait même qu’elle possédait le sens de l’ironie, puisqu’elle ne manquait jamais de rire à ses plaisanteries. Enfin, il croyait deviner, dans cette nature innocente et fraîche, une ardeur qu’il aurait la joie d’éveiller.

Néanmoins, ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté factice, si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des tantes, des grand’mères, jusqu’aux lointaines aïeules puritaines, n’existât que pour satisfaire ses goûts personnels, pour qu’il pût exercer sur elle son droit de seigneur, et la briser comme une image de neige. Cette idée lui oppressait le cœur.

De telles réflexions étaient sans doute habituelles aux jeunes gens à l’approche de leur mariage ; mais Newland Archer ne ressentait ni la componction ni l’humilité dont elles s’accompagnent souvent. Il n’arrivait pas à déplorer, — comme si souvent les héros de Thackeray (et cela l’exaspérait), — de n’avoir pas un passé sans tache à offrir à sa fiancée. S’il avait eu la même éducation qu’elle, ils n’eussent pas été plus préparés à affronter les épreuves et les vicissitudes de la vie que deux nouveaux-nés. En réalité, hors son plaisir et la satisfaction de sa vanité, il ne pouvait trouver aucune raison valable pour refuser à sa fiancée une liberté d’expérience égale à la sienne.

De telles pensées, à un tel moment, devaient nécessairement lui traverser l’esprit ; mais il se rendait compte que leur persistance et leur précision étaient dues à l’arrivée inopportune de la comtesse Olenska. Au moment de ses fiançailles, au moment des pensées pures et des espérances sans nuages, il était pris dans les répercussions d’un scandale, et ce scandale soulevait des problèmes sociaux qu’il aurait préféré laisser dormir. « Au diable cette Ellen Olenska ! » grogna-t-il, recouvrant son feu et se préparant à se coucher. Pourquoi sa destinée serait-elle mêlée à celle de la pauvre Ellen ? Mais il sentait vaguement qu’il commençait seulement à mesurer les risques du championnage que ses fiançailles lui imposaient.

Peu de jours après, l’orage éclata.

Les Lovell Mingott devaient donner un dîner de cérémonie pour la nouvelle arrivée : ce qui impliquait régulièrement trois domestiques d’extra, deux plats pour chaque service, et un sorbet avant le rôti. Les invitations portaient en tête : « Pour rencontrer la comtesse Olenska, » selon la coutume américaine qui traite les étrangers comme des princes, ou tout au moins comme leurs ambassadeurs.

Les convives avaient été triés avec un discernement où les initiés pouvaient reconnaître la main résolue de Catherine la Grande. Avec les Selfridge Merry, qui étaient de toutes les fêtes, les Beaufort, avec lesquels il y avait un lien de cousinage, Mr Jackson et sa sœur Sophy, — qui se rendait toujours là où son frère le désirait, — Mrs Lovell avait invité quelques jeunes ménages des plus élégants et des plus corrects, tels que les Lawrence Lefferts, Mrs Rushworth Lefferts, — la jolie veuve, — les Harry Thorley, les Reggie Chivers et le jeune Morris Dagonet et sa femme, née van der Luyden. Les invités étaient parfaitement assortis : tous faisant partie de la même bande qui, pendant la longue saison d’hiver, dînait et dansait ensemble inlassablement.

Quarante-huit heures après que les invitations furent lancées, on sut que tout le monde avait refusé. Seuls, les Beaufort, le vieux Sillerton Jackson et sa sœur acceptaient. L’affront s’aggravait du fait que les Reggie Chivers, eux-mêmes apparentés aux Mingott, y participaient ; et aussi, de la forme identique des réponses, qui exprimaient les regrets des invités sans alléguer d’engagement antérieur.

La société de New-York était alors trop restreinte pour que tout le monde, — y compris les cochers, les maîtres-d’hôtel et les cuisiniers, — ne sût pas exactement quels soirs chacun était libre. Les invités de Mrs Mingott pouvaient donc rendre cruellement nette leur volonté de ne pas rencontrer la comtesse Olenska.

Le coup était inattendu ; mais les Mingott, selon leur habitude, le reçurent sans broncher. Mrs Lovell Mingott en dit un mot à Mrs Welland, qui en parla à Newland Archer, lequel, furieux, s’adressa immédiatement à sa mère. Celle-ci, après un mouvement de résistance secrète, céda, comme toujours, aux instances de son fils, — et embrassant aussitôt sa cause avec d’autant plus d’énergie qu’elle avait d’abord hésité, mit son chapeau à brides de velours gris, et déclara :

— Je vais aller voir Louisa van der Luyden.

Dans la jeunesse de Newland Archer, la société de New-York pouvait être comparée à une petite pyramide solide et glissante où aucune fissure apparente ne s’était encore produite.

La base, formée par ce que Mrs Archer appelait « des gens modestes, » se composait d’une majorité de familles honorables, telles que les Spicer, les Lefferts, les Jackson, qui s’étaient élevées au-dessus de leur milieu par des alliances avec les clans dirigeants. Mrs Archer l’affirmait souvent : on n’était plus aussi difficile qu’autrefois et, avec la vieille Catherine tenant un bout de la Cinquième Avenue, et Julius Beaufort l’autre, on avait perdu le respect des anciennes traditions.

Sur ces fondements solides, mais sans éclat, la pyramide s’élevait en diminuant vers le sommet, composée d’un bloc compact et brillant représenté par le groupe des Newland, Mingott, Chivers et Manson. Beaucoup de gens croyaient que ces familles atteignaient le sommet de la pyramide, mais elles-mêmes, au moins les personnes de la génération de Mrs Archer, savaient qu’aux yeux d’un généalogiste sévère, un petit nombre de privilégiés pouvaient seuls prétendre à cette éminence.

— Ne me parlez pas, disait Mrs Archer à ses enfants, de ce que disent les journalistes sur l’aristocratie de New-York. S’il en est une, ni les Manson, ni les Mingott n’en sont, pas plus que les Newland et les Chivers. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères n’étaient que de respectables commerçants anglais et hollandais, venus aux colonies pour faire fortune, et qui réussirent au delà de leurs espérances. Il est vrai qu’un de vos arrière-grands-pères a signé la Déclaration de l’Indépendance et qu’un autre, général dans l’état-major de Washington, a reçu l’épée du général Burgoyne après la bataille de Saratoga. Ce sont là des distinctions dont on peut être fier, mais qui n’ont rien à voir avec le rang et la classe. New-York a toujours été une communauté commerciale, où trois familles à peine peuvent se réclamer d’une origine aristocratique dans le sens réel du mot.

Tout le monde savait quels étaient ces privilégiés : les Dagonet de Washington Square, qui descendaient d’une vieille famille anglaise alliée aux Fox ; les Lanning, qui s’étaient entre-alliés avec les descendants du comte de Grasse, et les van der Luyden, descendants directs du premier gouverneur hollandais de New-York, et apparentés depuis plusieurs générations aux aristocraties française et anglaise.

Les Lanning n’étaient plus représentés que par deux vieilles demoiselles : heureuses parmi leurs souvenirs du passé, elles vivaient entourées de portraits de famille et de solides meubles en acajou du XVIIIe siècle. Les Dagonet formaient un clan considérable, allié aux familles les plus honorables de Baltimore et de Philadelphie ; mais les van der Luyden, qui étaient au-dessus d’eux tous, disparaissaient dans une sorte de pénombre ultra-terrestre, d’où seules émergeaient les deux figures de Mr et de Mrs Henry van der Luyden.

Mrs Henry van der Luyden était née Louisa Dagonet. Sa mère avait été la petite-fille du colonel du Lac, d’une ancienne famille de l’île de Jersey. Après s’être battu sous Cornwallis, il s’était fixé, la guerre finie, dans le Maryland, avec sa jeune femme, lady Angelica Trevenna, cinquième fille du Earl de Saint-Austrey. Les liens de famille entre les Dagonet et les du Lac, et leurs aristocratiques parents gallois, étaient toujours restés étroits et cordiaux. Mr et Mrs van der Luyden avaient séjourné plus d’une fois chez le duc de Saint-Austrey, chef de la famille, dans sa propriété du pays de Galles, et le duc avait souvent manifesté l’intention de leur rendre leur visite, — sans la duchesse, qui redoutait la traversée.

Mr et Mrs van der Luyden partageaient leur temps entre Trevenna, leur terre dans le Maryland, et Skuytercliff, leur grand domaine sur l’Hudson. Ce domaine avait été accordé par le gouvernement hollandais au premier Gouverneur de la colonie, en récompense de ses services, et Mr van der Luyden portait encore le titre de « Patroon, » titre comprenant des droits seigneuriaux et qui avait été conféré par la compagnie de colonisation néerlandaise, vers le milieu du XVIIe siècle, aux premiers propriétaires sur l’Hudson. Le pompeux hôtel des van der Luyden dans Madison Avenue n’était que rarement habité, et ne s’ouvrait qu’aux intimes pendant leurs brèves apparitions à New-York.

— Je voudrais que tu m’accompagnes, Newland, lui dit tout à coup sa mère, au moment de monter dans le coupé « Brown. » Louisa a beaucoup d’affection pour toi : et puis, c’est à cause de May que je fais cette démarche. Si nous ne nous tenons pas entre nous, c’est l’effondrement de la société.