Au soir de la pensée/Chapitre 15

Edition Plon (Tome 2p. 453-495).
CHAPITRE XV


ET APRÈS ?


Terme d’évolution cosmique.


Et après ?

Après quoi ? Après où ? Après quand ? Dans les cycles du drame cosmique, il n’est pas étonnant que les dispositions de scènes ne puissent pas toujours s’ajuster aux relativités de l’esthétique humaine qui doit subir le sort des choses au lieu d’en décider. Sans doute est-ce là ce qui choque le plus vivement la foule des simples qui ne peut contester les résultats de l’observation positive, mais se trouve déconcertée par l’idée d’un événement scénique, sans commencement ni fin, où notre infimité s’ajuste, par des objectivités de rapports, à une passagère grandeur de subjectivité. Objective, l’infimité où s’abîme Pascal, subjective, sa grandeur. De cette antinomie, l’explosion d’émotivité théologique qui résout le problème par l’intervention d’un Deus ex machina, chargé d’accommoder l’absolu à la mesure de nos relativités. Donnez-moi seulement une puissance souveraine qui règle l’infini en vue du corpuscule humain, et je vous ferai mouvoir, tout comme un autre, paradis ou enfer, sur un théâtre dont les quinquets seront de fulgurances astrales, avec effets d’apothéose pour le souverain bien, pour le souverain mal.

Fabriqué sur nos propres mesures, l’argument de la tragédie se borne, pour tout effort, à renvoyer au delà de la vie l’irréalisation des dénouements planétaires. L’impossible description des joies paradisiaques, comme les tableaux précisés des châtiments infernaux, attestent les émotions héréditaires de créatures endolories qui cherchent la fin de leurs misères, et veulent héréditairement conclure à autre chose qu’à un satisfecit de leur présente condition. Dans le fond des consciences, les constructions doctrinales ne sont là qu’un appoint aux jouissances d’émotivités. Ce qui a résisté, de tous temps, aux critiques les plus acérées, aux démonstrations d’expérience les plus solidement établies, c’est l’invincible appel à un autre état que celui qui nous fut conféré. Telle qu’elle se présente, la rencontre des positivités de l’homme et du Cosmos ne suffit pas aux esprits titubants que le rêve des premiers âges a projetés d’abord au delà des impassibles réalités.

Nous abandonnerons-nous donc au rêve pour l’accomplissement de notre fortune humaine ? Nous laisserons-nous séduire par les flottantes fictions qui nous appellent de l’infinité des abîmes célestes aux chances d’un bonheur éternellement fixé ? Qui refuserait de courir ses risques ?

— Quoi donc ! grondera le timide, des autorités de magie s’accordent à me dire porteur d’un bon billet à la loterie des félicités éternelles, et, sans sourciller, vous me proposez de le troquer contre une simple contremarque du gouffre sans fond d’où je ne serais sorti que pour y retourner ? Gardez vos démonstrations, je vous prie, sur lesquelles il est toujours possible de discuter, et laissez-moi la fortune, même douteuse, d’une expectative de bonheur à réaliser. Vous me parlez d’un cycle. Le serpent qui se mord la queue. Belle affaire ! Que puis-je perdre à me tromper ? J’aurai, du moins, vécu dans l’attente d’une apothéose. Et si mon espérance doit être déçue, je n’aurai même pas le chagrin de m’en apercevoir.

Assurément, la connaissance positive renonce à nous tenter de joies surnaturelles, selon l’héréditaire obsession du rêve primitif qui voulut le monde conforme aux besoins de notre subjectivité. Ce qu’elle gagne en positivité laborieuse, notre « science » le perd en puissance de séduction sur les foules, moins désireuses d’être instruites que charmées. Les fictions de notre imagination aberrante ne peuvent s’installer au cœur des jalonnements de connaissances positives que notre incoercible besoin de savoir doit progressivement instituer. L’incohérence ne peut être que d’un temps. La connaissance libère aussi sûrement que l’ignorance asservit.

L’homme évolue : la démonstration en est surabondante. En quelles formes, par quels passages et dans quelles directions ? Le débat là-dessus peut se donner carrière. Les observations vérifiées feront surgir des clairières dans les fourrés de l’inconnu. Mais il ne s’agit pas seulement de faire apparaître des îlots de connaissance. Encore faut-il y ajuster des correspondances d’interprétations enchaînées, avec les justes retentissements d’émotivités qui en font le couronnement. On n’empêchera pas que le jour n’arrive où de décisives cohérences exigeront d’autres généralisations que les jeux de métaphysique où l’homme s’est perdu si longtemps. Nous n’en sommes qu’à l’aurore de la révolution mentale qui fera quelque jour resplendir émotivement le triomphe de la connaissance positive. En attendant, la décision du laboratoire continuera de déconcerter la foule ataviquement retenue dans le mystère des troubles émotifs d’où la vie déjà s’est retirée.

Le gouvernement de l’univers par un psychisme de volontés supérieures, incompatible avec l’inflexibilité des évolutions de rapports, est la première de ces notions préconçues où la timidité des intelligences s’obstine le plus opiniâtrement par l’accoutumance des cultures d’émotions qui en sont dérivées. Sans ses Dieux coutumiers — guides parfois trompeurs, il est vrai, mais compagnons de route — l’homme se voit perdu dans la nuit des choses. Les Dieux sont, au moins, des interlocuteurs. N’aurons-nous plus vers qui clamer ? N’est-ce pas un soulagement de demander, d’attendre, d’espérer contre l’espérance, d’avoir au moins vécu de paroles, si les faits nous sont refusés ?

Il faut d’autres hommes, en effet, pour vivre la destinée comme nous la révèle l’investigation positive du Cosmos. Il faut d’autres cerveaux pour s’assimiler directement les réactions élémentaires qui font les phénomènes. Il faut d’autres cœurs pour affronter le monde sans trembler. En attendant que l’évolution nous donne cette humanité nouvelle, par la vertu des répétitions de l’effort, quiconque est pris de peur s’enfuie sous l’aile de sa Divinité. Qui veut être homme, au plus noble sens du mot, se forgera lui-même sa bonne armure avant de se présenter au combat. L’intelligence évoluée aura-t-elle donc aujourd’hui moins d’héroïques soldats, que les faiblesses d’entendement des premiers âges ? Chrétiens et hérétiques de tous noms ne furent-ils pas jadis d’admirables martyrs ? Des jeunes chrétientés de Paul aux miraculés de Lourdes, quelle régression de déchéances, tandis que l’ambition désintéressée de la connaissance étend ses vertigineuses conquêtes dont l’amplitude s’accroît démesurément chaque jour !

Devant l’incoercible résolution de connaître, les bûchers, les échafauds se sont trouvés sans puissance, et le cruel reniement de Galilée n’accuse plus que ses accusateurs. Lorsque nous voyons les plus grands savants, comme Lamarck lui-même, se mettre d’abord en règle avec le verbalisme des doctrines qui vont s’écrouler sous leurs coups, qu’en pouvons-nous conclure sinon que le flux des émotivités générales ne les avait pas encore portés aux éclats d’héroïsme qui jetèrent les Chrétiens au cirque et les firent triompher.

Si je m’attardais au plus simple exposé des tragédies du Dieu et de l’homme, où les peuples de tous les temps ont attaché espérances et terreurs, on serait confondu de la misère profonde de ces légendes que nos pères ont pris tant de plaisir à poétiser. D’un monde puérilement conçu, aucun développement de positivité n’était à attendre. Le Cosmos aurait commencé sans autre cause qu’un caprice insondable. Il serait destiné à finir de même, sans raison explicable, par une autre fantaisie de l’inconnu. L’univers s’abîmerait, un jour, dans le néant dont il procède, laissant, pour trace de son passage, un empyrée de joies, une géhenne de supplices qui s’opposeront éternellement sous le regard déconcerté du « Créateur » et des « créatures » qui l’ont créé.

Si nous renonçons à ces vues chimériques de mentalités balbutiantes, pour nous en tenir aux simples recours d’expérience, nous trouvons notre hier et notre demain invinciblement liés selon des lois qui réglaient les activités du monde avant notre apparition sur la terre, et les régleront encore quand nous aurons passé.

Dans les conditions de pensées que l’évolution mentale nous a procurées, nous n’avons point à chercher des sujets de terreurs ou de joies dans le fonctionnement du mécanisme universel. Ce que nous connaissons du passé éclaire assez bien l’avenir pour nous permettre de reconnaître, sinon de déterminer, des cycles aux activités desquels s’arrête la pénétration de nos relativités. C’est beaucoup ou c’est peu, selon le point de vue. L’infini demeure l’infini, dont notre fini peut saisir des passages sans jamais le circonscrire. Des hommes ont vécu, dont la compréhension des choses était au-dessous de la nôtre. Des hommes vivront, sans doute, dont la compréhension dépassera celle d’aujourd’hui. D’autres vues auront surgi : des confirmations ou des éliminations d’hypothèses. Le contrôle d’expérience aura joué. Des doutes se seront éclaircis. Nous aurons pratiqué des approches nouvelles. Nous verrons ce que nous ne voyons pas encore. Nous verrons mieux ce que nous avons déja vu. Bientôt se feront jour des hypothèses nouvelles, justiciables d’une mentalité de demain, à laquelle nous ne devons pas moins de confiance qu’à celle d’aujourd’hui.

Cependant la somme de nos connaissances positives ne nous permet-elle pas d’entrevoir, dès ce moment, des parties d’avenir qui commencent de s’éclairer ? Il ne peut nous être indifférent d’aller au terme inconnu de notre évolution par un épuisement de déséquilibre ou par un ordre d’ascensions continues en compte avec l’infini. Qu’en pouvons-nous dire ? Comment nous serait-il interdit d’en raisonner sur des fondements d’observations ?

Nous ne pouvons prévoir que deux termes d’évolution planétaire : la rencontre d’un astre qui sillonne en ce moment l’espace, comme notre planète, dans l’inconscience de l’événement qui se prépare, ou l’indéfini refroidissement de notre terre jusqu’à quelque nouvelle forme d’une gestation d’inconnu. La fin catastrophique en pleine floraison de vie civilisée serait, s’il pouvait subsister un spectateur, pour évoquer l’image d’un sardanapalesque bûcher du Cosmos couronnant un monstrueux festin de Balthasar. En plein triomphe d’une connaissance qui nous aurait élevés, par le concours de milliards de révolutions solaires, à un état de relativité supérieure, nous ensevelir sous les mines de la masse planétaire ferait figure d’un dénouement de romantisme achevé.

En ce temps-la, bien entendu, l’homme serait devenu juste, et même désintéressé au delà de tout ce qui se peut dire. Plus de tribunaux, puisqu’il n’y aurait plus de coupables. Pas même de fonctionnaires. Un homme qui aurait tué un papillon pour se nourrir, serait au ban de l’opinion publique. Les rhéteurs ouvriraient des écoles de silence. Personne n’accepterait de gouverner, alléguant qu’il n’est pas nécessaire — beaucoup même soutenant qu’il y aurait péril. La violence serait un mot de signification oubliée. Point de passions. Rien qu’un miel d’émotivités en langueur. Il resterait, pour curiosité singulière, quelques anciennes images dê batailles en témoignage des temps perdus de l’atavique barbarie. On aurau découvert que le suprême enseignement était de faire le bien au lieu de le dire. Nous serions arrivés au sommet cle la courbe au delà duquel notre loi serait de régresser de l’organique à l’inorganique, pour des formations de nébuleuses raréfiées jusqu’au seuil du néant.

Il se pourrait aussi, car il faut tout prévoir, que l’événement nous surprît dans notre état présent d’imperfection. Encore une appréciable faveur qui nous épargnerait la douleur de dire inutilement trop de bien de nous-mêmes et de pratiquer efficacement trop de mal pour concilier logiquement des résultats contradictoires. En vue de remédier à la misère de l’Irlande affamée, Swift avait proposé qu’on mangeât les petits enfants. L’empirisme de l’Angleterre ne put s’y résoudre. Ce fut peut-être un tort, puisque les enfants moururent tout de même, dans l’impossibilité de manger leurs parents. Le retour de la planète au brasier cosmique, dont elle fut un éclat, aurait chance de nous surprendre en de telles rencontres dïinsuffisances que nous n’aurions peut-être pas même le temps de rien regretter.

De notre évolution inachevée, que dire ? Nous remontons péniblement jusqu’à des cinq ou six mille ans de proto-histoire, et nous ne nous embarrassons pas beaucoup plus des malheurs des présents peuples de la terre que ne faisaient nos anciens du temps où Fa-Hsien et Hiouen-Thsang quittaient la Chine pour aller chercher dans l’Inde une philosophie du monde et d’eux-mêmes à la hauteur de leurs aspirations. Si l’homme de la Chapelle-aux-Saints nous a patiemment attendus cinquante mille ans dans sa fosse, pourquoi nous affliger davantage de la carence de nos fastes expectativement interrompus que de la perte de ces mêmes fastes dans le passé ?

L’imprévoyance exagérée avec laquelle nous multiplions nos dépenses de combustible tout en sachant qu’ils auront une fin, montre que nos préoccupations de l’avenir sont plutôt argument au débat qu’angoisses profondément ressenties. N’exagérons pas nos regrets de mourir le mercredi dans l’ignorance du jeudi, puisqu’il nous faut venir au temps d’arrêt fatal dans la continuité des jours. Ainsi, d’aucun point de vue, nous ne saurions nous plaindre raisonnablement d’un sort analogue à celui de toutes autres existences dont les droits, devant le Cosmos aussi bien que devant le Créateur, sont les mêmes que les nôtres. Si nous découvrions, aux chances de la lunette, l’astre, éteint ou flambant, dont la fortune calculée sera de nous venir regarder de trop près quelque jour, il n’y aurait pas plus de reproches à lui faire qu’aux microbes dont le virus pourra nous emporter avant la catastrophe prévue.

Cependant, gardons-nous d’oublier que le choc sidéral n’est pas la seule menace suspendue sur notre tête. Nous vivons du soleil, et le soleil va se refroidissant d’une allure mathématiquement mesurée. Un redoutable problème. De la température du soleil dépendent simultanément toutes grandeurs et toutes faiblesses de notre humanité. Quelques degrés de plus ou de moins, et nous voilà changés du tout au tout. J’entends bien que l’astre de ce jour, avec sa, chaleur diversement répartie, fait très bien, aujourd’hui, notre affaire. Prière de considérer qu’il en fut de même pour les aïeux de l’homme de la Chapelle-aux-Saints, au regard du soleil de leur temps, qui les vit naître et même prospérer passagèrement. Nous ne pouvons suivre les transitions évolutives des anciens aux nouveaux soleils, qui n’en font qu’un. Pour les soleils de l’avenir, dont la loi s’imposera sous peine de mort, nos enfants ne manqueront pas de s’y accommoder pour un temps.

Qu’une activité d’évolution vienne à s’épuiser chez certains peuples, et se caractérise même, en des formes de régression, les gémissements de l’idéologie n’en pourront rien changer, comme on a pu voir aux décadences de l’Asie, d’Athènes ou de Rome, qui, sans autre raison qu’un fléchissement organique, ont si gravement troublé le cours des « civilisations ». L’évolution du genre humain s’est conditionnée par une succession d’évolutions générales dont les rythmes s’activent ou se ralentissent tour à tour. Étapes d’orgueils et de misères, oscillations d’exaltations et de défaillances au cours d’activités cosmiques où se composent des alternatives d’efforts heureux ou malheureux, à terme inconnu.

Aux développements des régressions les plus caractérisées, le concours est d’avance assuré, sous des noms fastueux, de toutes les faiblesses de caractères qui déterminent les principaux courants d’émotivités défaillantes où les plus grands peuples de l’histoire ont succombé. D’autre part, les surfaces planétaires d’alimentation générale sont nécessairement limitées. Il se pourrait ainsi que l’évolution continue de l’espèce humaine nous conduisît à un surpeuplement où des oscillations d’équilibre appelleraient, par la famine ou les massacres, des coupes sombres dans les rangs de civilisations surabondamment encombrées. On n’a pas oublié le thème invincible de Malthus.

Depuis le jour où le volcan solaire lança dans l’espace, en des bombardements d’incendies, de monstrueuses fusions de choses, le refroidissement de l’immense fournaise commença de façonner l’informe lingot d’éléments planétaires, réceptacle futur de toutes nos animations de vie. Sous l’action d’une température abaissée, nos océans actuels dispersés en vapeurs dans l’atmosphère solaire allaient se répandre en des fleuves de pluies, pour s’emparer des abîmes créés par les explosions de masses en fusion parmi des dépôts sédimentaires où devaient se retrouver des formations organiques issues des eaux sous les soleils des âges disparus.

Si j’évoque ces tableaux fantastiques, c’est qu’il faut nécessairement remonter jusque-là pour suivre la série des transformations par l’abaissement de la température. Quand l’on met en regard les luxuriances[1] de la forêt carbonifère et les productions organiques des climats tempérés d’aujourd’hui, l’évidence des transformations nous est imposée par la simple confrontation des valeurs. Poursuivant son cours, le refroidissement n’aura pas de moindres effets sur notre vie dans l’avenir qu’il n’en a eu dans le passé. Nouvelles ambiances, nouveaux individus. Affres de l’homme témoin de la redoutable évolution régressive où ses pouvoirs de résistance menacent de s’abîmer — spectateur effaré d’un reflux de vie qui emporte, pièce à pièce, toutes ses compositions d’activités. Aux tableaux de sa grandeur anticipée, il peut mesurer les spectacles de ses déchéances. Jadis il espérait, puisqu’il fallait toujours qu’il lui manquât quelque chose. Aujourd’hui, tout se retire de ce qui lui fut magnifiquement accordé. Aucun « beau désespoir » ne le peut secourir. Il a faim, il a froid. Ses ressources sont épuisées. Tout est changé du monde extérieur et de lui-même. Sa meilleure chance est que ses réactions de sensibilité, engourdies de régressions organiques, lui procurent un état d’apathie qui le fasse indifférent aux dernières palpitations de sa destinée. Un nouveau monstre d’inconnu se dresse devant lui, le presse de ses fureurs à tous moments croissantes, auxquelles il ne peut répondre que par des décroissances d’énergies. Il connaît enfin le sort que sa race a délibérément imposé à tant d’autres. Il se débat, à son tour, sous la loi du plus fort. De l’universelle bataille pour la vie il lui aura été donné de parcourir émotivement le cycle tout entier.


Vivre d’hallucination ou de réalité.


Il me sera permis d’écarter, de parti-pris, la fameuse question de la fin du monde au sens où l’entendaient les chrétiens de l’an mil. L’Inde avait mis son Brahma, sous la domination du « Brahman », dans un cycle démesuré où la durée rejoignait la durée. Au lieu d’une création ex nihilo, le monde nous offrait un spectacle d’émanations successives. Insoucieux d’une âme éternelle, les Juifs se contentaient du mal et du bien sur la terre. Chargés des écritures d’Israël, en un temps où les prophètes pouvaient tout se permettre, et reconnaissant que, pour l’heure, le sacrifice du Golgotha n’avait rien changé de la vie humaine, les chrétiens voulaient une « fin du monde » après laquelle Jésus triompherait enfin. Avant l’Apocalypse de saint Jean, il y en eut d’autres d’une même inspiration, au titre de prophéties. Rien n’est plus simple que de prophétiser, quand la vérification est indéfiniment ajournée. La difficulté est d’observer, dans cette liberté de critique honnie par l’Église, sous le contrôle de l’expérience à tout moment.

L’an mil marquera la dernière déception des prophétisants. En tout cas, depuis ces jours, nos humains ont paru se résigner à vivre provisoirement dans les relativités du connu, à remplacer, dans une autre vie — qui, seule, serait « la vie » — par l’absolu de la connaissance dont la manifestation ne pourrait être que d’immobilité. Sur « la fin du monde » l’Église a dû se résigner au silence, tandis que sur les processus des phénomènes et les lignes directrices d’un devenir expérimental, des inductions de connaissances nous sont permises depuis l’extinction des bûchers.

Je parle de la connaissance positive, et non des prolongements d’émotivités ataviques dont les résistances s’attardent à la défigurer. A cet égard, les états successifs de sensibilités organiquement liées manifestent en nous l’opposition des arguments qui s’affrontent : le Moi du présent état de connaissance, et l’ancien Moi des méconnaissances ataviques, devenu Lui par des retentissements d’émotivités contradictoires. Entre les deux ménechmes, représentant le double aspect d’une même personnalité, il est inévitable que la conversation s’engage :

Lui. — Alors, c’est tout ce que vous pouvez nous offrir ? L’anéantissement de l’homme, au lieu de son apothéose ?

Moi. — Si j’avais le choix, peut-être aurais-je la faiblesse d’incliner pour l’apothéose, bien que nous puissions sortir grandis des épreuves de la vie terrestre, tandis qu’une félicité continue, trop souvent, amollit les courages. Toute l’affaire est de savoir si j’ai, ou non, le choix.

Lui. — Eh bien, ce choix, permettez que, pour mon compte, je me l’attribue. C’est, au moins, une chance à courir. Vous avez parlé d’une loterie de l’existence. Même s’il n’y a pas de tirage, j’aurai vécu d’espérance, et Pascal vous dira que ce n’est pas à négliger. Que me proposez-vous, d’autre part ? De m’efforcer pour le néant ? Consentez que je ne me trouve pas les dispositions nécessaires.

Moi. — Je ne vous propose rien, ne découvrant en nous rien qui permette à l’homme de se soustraire à sa destinée. S’agit-il de doctriner le monde à la mesure de nos aspirations, de nos rêves, de nos volontés, ou de chercher à le reconnaître dans les rapports de ses éléments, en vue de nous y accommoder ?

Lui. — C’est que je ne m’y accommode pas.

Moi. — Dites qu’il vous déplaît de vous y accommoder. Mon accommodation, à moi, comme celle d'autres compagnons d’existence qui ne sont pas des moindres, est une réfutation irréductible de votre dire, puisqu’elle prouve qu'on peut s’accommoder. Tout aussi bien que moi, vous vous accommodez sans relâche à toutes les fatalités de vos organes. Pourquoi ce renversement d’une généralisation expérimentale de biologie, quand il n'est pas de moment, depuis votre naissance, où vous ne soyez tenu de vous soumettre aux conditions de votre fortune organique. Vous pouvez dire oui. Vous pouvez dire non. Quelle que soit votre réponse, les lois cosmiques qui vous tiennent irrésistiblement continueront leur cours. Du particulier à l’ensemble, vous suivrez le sort qu’elles vous imposent, et vous ne pourrez pas plus vous soustraire aux réquisitions de la synthèse qu’aux exigences de toute loi particulière, la gravitation par exemple. Le débat, entre nous, est de le reconnaître au lieu de le contester vainement.

Lui. — Comment reconnaîtrai-je donc ce que je ne sens pas ? Si votre démonstration d’expérience est un argument, en quoi serait donc inférieure ma démonstration de sentiment ?

Moi. — C’est que votre sentiment ne peut soutenir la vérification, qui lui permettrait de s’imposer à quiconque, tandis que ma connaissance est toute de corroborations, ayant franchi le défilé des différences de procédure conduisant aux mêmes résultats. C'est ce que nous appelons la pierre d’épreuve. Pouvez-vous nier que nous ne marchions de conquête en conquête ? Ne vous vois-je donc pas céder chaque jour du terrain disputé, comme il vous a fallu faire après la condamnation de Galilée ? Il n’est que l’expérience pour faire, parmi les hommes, l’unité de connaissance. Votre « sentiment » les divise parce qu’il est d’une émotivité personnelle pour laquelle il n’est pas de commune mesure. Le « sentiment » peut élever l’homme au-dessus de lui-même. La chute est assurée hors du soutien d'une expérience continue. La seule connaissance pourra suivre le lien des activités organiques, fonder, consolider d’ensemble les intérêts de tous.

Lui. — De quels intérêts parlez-vous ?

Moi. — Des intérêts vécus au profit de chacun et de tous dans les cadres de la vie planétaire, dont je ne puis me détacher. L’intérêt, pour tous et pour chacun, d’une vie conduite sans porter au prochain d’autre dommage que de fatalité. L’intérêt pour moi-même d’un accroissement continu de compréhension générale qui me rehausse dans ma propre estime en accroissant mes moyens de rehausser autrui.

Lui. — Et pourquoi tout cela ?

Moi. — Quoi donc ! Bien faire pour bien faire ne vous suffit-il pas ? Pourrais-je sans injure, vous attribuer une telle pensée ? Cela vous déconcerte que je n’aie point de récompense à vous offrir ? Mon orgueil est de n’avoir pas besoin que vous m’en proposiez. L’homme doit-il demeurer éternellement ballotté de la récompense au châtiment et du châtiment à la récompense, comme il l’inféra puérilement dans les âges obscurs de sa mentalité primitive ? Se refusera-t-il toujours aux grandeurs de l’action désintéressée ? Ce que je découvre de lui, dans l’ordre cosmique, me le montre croissant de stage en stage. Sans y prendre garde, vous le diminuez. Et ne voyez-vous pas que la récompense vulgaire, dont vous vous gratifiez naïvement, ne vaut, en somme, que par l’ingénuité d’une hypothèse où se précipita l’ignorance des premiers hommes pensants. Ils vous ont donné leurs Dieux : vous n’avez pu que les policer, les « civiliser ». Qu’est-ce qu’un bonheur que vous ne pouvez décrire ? Votre impuissance à le représenter n’en dit-elle pas assez ? Pour votre géhenne vous n’avez eu qu’à prolonger les maux de la terre, tandis que votre paradis n’a pu que sombrer dans l’anéantissement de l’énergie, dans l’immobilité, qui, de l’ordre du monde, est le contresens le plus grossier. Aussi, votre enfer effraye-t-il plus que votre paradis n’attire. Encore, si l’Église dit vrai, y a-t-il certainement plus de damnés que de bienheureux.

Lui. — Ce n’est pas ma faute si la formule positive de ce que je sens irrésistiblement me manque, ainsi qu’il vous arrive à vous-même parfois.

Moi. — En effet, ce n’est pas nécessairement votre faute. Mais votre insuffisance n’en demeure pas moins établie lorsque vous essayez de modeler le monde, dans les nuées des primitives méconnaissances, aux dépens de l’expérience vérifiée.

Lui. — Ne voyez-vous donc pas, à votre tour, que pour me rendre la vie supportable, il ne faut pas commencer par m’enlever l’allégement de mes espérances ?

Moi. — Oui, ceci fut de compte, en effet, aux débuts de l’homme dans les premières activités de la connaissance. Il s’agit aujourd’hui de savoir si vous êtes en état de justifier vos espérances, si vous prétendez vivre d’hallucination ou de réalité, vous abandonner à la drogue de stupeur pour des sensations de vie fictive, ou entrer, le front haut, dans la sereine acceptation d’un effort pour une supériorité de pleine existence. Faut-il donc tout vous dire ? Cet « Et après » qui vous fait peur, cette ineffable douceur d’un sommeil, sans cauchemar, contre lequel vous réclamez le secours des fantômes, sachez que vous n’en atteindrez le privilège qu’au travers d’implacables jeux de souffrances. Car, ce n’est pas assez, pour moi, de vouloir vous grandir, en dépit de vous-même, aux élans d’un désintéressement supérieur. Je prétends vous mettre face à face avec l’apothéose à rebours que je vous propose hardiment pour fin suprême de votre destinée. Vous qui avez besoin d’un appât pour vous prendre aux plus hautes ambitions de l’intelligence, apprenez, non seulement que je n’ai point de « récompense » à vous offrir, au sens où vous l’entendez, mais que plus s’affirmeront le désintéressement, la noblesse de vos efforts, plus vous aurez de chances d’être honni, conspué, vilipendé, livré aux mains impitoyables des réprobateurs. Ouvrez l’histoire à toutes pages, et dites comment furent accueillis tant de porteurs de lumières en leurs plus beaux élans de généreuses pensées. Évoquez même, si vous trouvez la liberté d’esprit nécessaire, la sublime sérénité de l’adieu de Socrate à ses juges, ou la plainte émouvante du Galiléen !

L’état d’émotivité où s’engendrèrent tant de crimes n’est pas au bout de ses méfaits ? La religion des supplices, que les Espagnols apportèrent si cruellement dans leurs conquêtes américaines, a fini par succomber sous ses aspects les plus affreux. Pourtant, le même fond d’ostracisme demeure dans les hypocrisies modernes de nos répudiations sociales pour cause d’hérésie. Quiconque s’efforce en vue d’une rétribution d’égoïsme, même dans un décor d’altruisme, est un pauvre cœur, aussi bien qu’une médiocre intelligence. Rythmes d’égoïsme et d’altruisme composent nos mouvements d’humanité. Honneur à qui ne tient pas compte de ses peines dans un labeur humanitaire au-dessus de toute rétribution — trop heureux s’il n’en rencontre pas le châtiment.

Lui. — Et que faites-vous, dans tout cela, de l’approbation publique ?

Moi. — Je n’en fais pas état avant de savoir sur quels fondements il lui arrive de s’établir. La foule, comme l’individu, et plus souvent que l’individu, peut errer, car le nombre lui apporte surtout des confirmations d’ignorances, des émotivités de méconnaissances, tandis que l’individu qui peut arriver à se faire une opinion personnelle demeure capable de se diriger sans d’autre secours que de lui-même. En tout état de cause, j’invoque donc mon droit de différer. L’assentiment public, nous le recherchons tous au profit de nos idées. N’en faut-il pas venir à le vouloir de qualité ? Rien de plus nécessaire puisque, de l’ignorance à la culture, il implique méconnaissances et connaissances mêlées. Ajoutez que la succession des jugements d’émotivités est si peu stable que nous nous en détachons parfois aussi vite que nous nous y sommes portés. Il peut être fâcheux d’attribuer à des moments de tourbillons une valeur de fixité. Vous savez, comme moi, que les élites mêmes ont quelquefois assez de peine à arrêter leurs jugements, et que l’opinion publique la plus circonspecte n’est pas toujours d’irréfragable sûreté. Les débats sur la rotation de la terre et la révolution du soleil en ont fait voir d’assez beaux exemples.

Lui. — Et vous me proposez de mettre l’idée de la Divinité au même plan ?

Moi. — À consulter l’expérience, la tentation en est fort grande. Que fais-je, sinon de juger votre pensée sur l’épreuve de ma propre observation ? Regardez en vous, je vous prie, et, sans superfétations de discours, vous avouerez que le fond de notre dissentiment pourrait bien être surtout dans des discordances d’émotivités. Vous vivez de crainte, et je fais confiance au courage : voilà la vraie raison pour laquelle nous ne pouvons nous accorder. Seul, aux prises avec l’impassibilité des choses, l’homme, mis en demeure de ne s’attendre qu’à lui-même, se trouve, ou non, capable d’opposer à l’inconscience élémentaire l’entraînement de sa sensibilité. Ferme sous les assauts du Cosmos, il ne doit de comptes qu’à ses compagnons d’existence. L’argument a passé du désordre des féeries ataviques au cycle actuel de l’expérience dans les données de l’univers indifférent. Le drame des activités organiques aux prises avec les puissances cosmiques pour des effets de domination.

Lui. — Et après ? Si fragile qu’elle soit, l’illusion de l’espérance est de l’espérance encore, même si c’est votre hypothèse qui doit se trouver vérifiée.

Moi. — C’est précisément ce que se dit le cultuel de l’opium, dans la fumée du rêve dont il appelle le dangereux secours. L’aveu de l’Oriental qui se refuse aux luttes de la vie pour se fabriquer un autre monde dans les développements artificiels de sa béatitude d’inertie. Vivre des réalités d’expérience tangible, ou recourir à l’artifice des fictions pour se dissimuler la vie. Être ou n’être pas. Que chacun choisisse sa tâche à la mesure de son courage.


L’Être et le devenir.


La connaissance positive est la pierre de touche de la pensée. Les animaux développent leur vie selon la somme d’observations primaires qu’ils ont pu recueillir et lier. Nous vivons dans la mesure où nous avons compris. Du point de vue cosmique, l’événement est de pure insignifiance. Humainement, c’est le plus beau de nos énergies à laisser échapper de nos mains débiles, ou à réaliser d’entendement et de volonté.

Nous ne saurions, en effet, considérer la question du connaître selon deux catégories d’entendements. Les uns s’abîment dans les temples d’hospitalisation cultuelle. Les autres voudraient vider la coupe du savoir, et font leur affaire d’ajuster leurs émotivités humaines à l’armature des phénomènes positivement reconnus. Ceux-ci qui se dérobent, ceux-là qui marchent à l’adversaire : n’est-ce pas l’aventure de tous les conflits de notre humanité ? Puisque notre capacité de connaître évolue, les hésitants eux-mêmes finiront par arriver au secours du plus fort de demain qui n’est pas nécessairement le plus fort d’aujourd’hui. Ce ne peut être un argument contre nos déterminations de l’univers que nous ayons besoin d’un temps d’éducation pour les reconnaître et nous y accommoder ; Nous ne sommes pas libres de vouloir ignorer les rapports des choses qui s’offrent aux épreuves de notre sensibilité. Nous ne sommes pas libres d’imposer d’éphémères dénouements humains à l’indicible tragédie du monde dont l’argument est d’un devenir éternel. Pour les convenances passagères de nos émotivités, nous ne saurions prétendre échapper aux déterminations organiques dont nous sommes passagèrement le produit.

Les Providences successives ont définitivement failli à la mission de lumière qui leur fut assignée. Elles ne répondent plus aux besoins grandissants des intelligences évoluées, dont le nombre et la puissance de pénétration ne cessent d’exiger des garanties croissantes de positivité. Et, cependant, des accumulations de connaissances ne feront pas office d’une orientation de conscience aussi longtemps qu’elles ne seront pas d’accord avec nos assouplissements d’émotivités. Car c’est l’émotivité, non le syllogisme qui nous met en action. Qui donc s’est jamais rendu, dans la pratique, au seul effort d’un raisonnement construit selon les règles, sauf d’innocents écoliers ? N’est-ce pas une succession de mouvements émotifs, bien ou mal fondés, qui nous mène aux entreprises de la vie, que le raisonnement s’offrira pour justifier plus tard ? Hors du sentiment, la logique de l’école ne fut jamais que d’une virtuosité d’arpèges avec des prétentions à la symphonie.

Dans quelle direction aborder l’au-delà, sinon selon les lignes de l’en-deçà ? Point d’autre repère d’orientation. Réciproquement conditionnées, la vie et la mort se tiennent d’un lien infrangible. À l’échelle des mentalités communes, l’entreprise de nous mettre à notre place dans le cadre du monde ne demande rien de plus qu’une série méthodique d’observations coordonnées. Il a paru plus simple de décréter « l’âme » immuable, c’est-à-dire l’inconnu, pour expliquer l’homme, changeant, avant d’avoir essayé de le connaître. Et comme « l’âme », inconnue, ne peut être d’explication, nous finissons par où nous aurions dû commencer, en essayant de prendre acte du phénomène organique pour déterminer la fonction. Vienne donc la tentative caractéristique de l’intelligence humaine, consistant à nous situer cosmiquement pour vivre dans les activités d’une conscience expérimentale de ce qui est. Trop grand encore demeurera, pour un long temps, l’avantage de celui qui peut tout expliquer sans rien savoir, sur le malheureux à qui sa connaissance fragmentaire interdit le domaine des solutions d’absolu.

L’univers est-il aux fins de l’homme, ou l’homme n’en est-il qu’un moment passager ? La réponse ne peut être remise aux décisions de nos émotivités, c’est-à-dire à nos vœux personnels. C’est aux éléments eux-mêmes qu’il faut nous adresser pour connaître, et nous avons pu voir que, méthodiquement interrogés, ils ne sont pas muets. Leur opposer les convenances d’une prévention individuelle est d’une présomptueuse candeur. Plaisantes ou funestes, il faut que les destinées s’accomplissent. L’affirmation d’un dénouement n’en crée pas la réalité. L’heure fatalement se présente où l’homme, phénomène de l’espace et du temps, dans l’enchaînement de ses successions d’énergies, doit rapporter ses stages d’évolution à ceux de l’océan cosmique où il n’apparaît que pour être aussitôt submergé.

Aussi bien pour la pierre que pour la plante, la bête ou l’homme pensant, être c’est devenir, éternellement succéder de ce qui a été à ce qui sera. La vie nous fait entrer dans la conscience des choses par des oppositions de souffrances et de plaisirs — pôles d’un même processus de sensibilité. En ce retentissement se résume toute notre conscience de nous-mêmes et du monde — formant l’attache puissante qui ne nous permet pas d’en finir sans douleur avec les tourments d’inconnu où nous a jetés la naissance.

Déterminés, nous reculons d’horreur à l’idée d’un fatal retour à l’indétermination dont les processus de l’évolution nous ont progressivement tirés. Cependant, l’homme, délivré des chaînes de ses Dieux, ne peut et ne doit compter que sur lui-même pour l’accomplissement de sa destinée. Encore le meilleur de ce lui-même lui échappe-t-il trop souvent par la difficulté de s’affranchir des atavismes dont il est le produit. Toutes les chances contre lui : voilà le principal de son bagage. Ajoutez-y les défiances, les haines et toutes les violences que lui vaudra l’aspiration d’indépendance qui fait injure aux défaillants de la personnalité. Ce ne sera pas trop, pour la bataille, de toutes les ressources de l’intelligence et du cœur, avec le couronnement d’une patience obstinée.

Et même encore, parfois, l’entreprise de déterminer, par nos propres moyens, des éléments de l’univers, en vue de nos fins humaines, réclamera le secours de « l’illusion féconde, » bienvenue des hardis batteurs de murailles qui assiègent l’univers de leurs questions sans relâche. Cependant, les résistances de la place imprenable ne permettent d’en rien attendre au delà d’une brèche aux bastions : modestes prévisions des plus grandes espérances. Modération et ambition supérieures : telles sont les deux vertus contradictoires que l’événement exige de nous.

Si loin que nous ayons pu nous laisser entraîner par le sursaut des émotions primitives, comment ne pas marquer un temps de méditation aux premiers problèmes du « devenir » ? J’observe des phénomènes d’évolution : je puis, pour une durée, en remonter le cours, comme d’un fleuve qui s’écoule, mais, pour ce qui est des voies indéterminées où son courant l’engage, plus hasardeuse aura été la conjecture d’inconnu, plus prompte sera la foule à s’y précipiter.

Quelle issue de l’évolution humaine ? Aux essais de réponse, l’imagination, jusqu’à ce jour, a eu trop d’avantages, avec ses féeries, sur les pâles « Que sais-je ? » d’une connaissance brièvement épuisée. Ce que le « devenir » fera de l’humanité vivante peut être le sujet de toutes spéculations. L’idéalisme facile de la place publique excelle aux trouvailles de vocables propres à suggérer tous mouvements d’espérances puériles canalisant des tumultes d’idéologie.

La question, cependant demeure de la fin de notre existence. La destinée planétaire, la destinée humaine se montrent invinciblement liées : liées dans le passé, dans le présent, dans l’ « Et après ». Du passé, la foule ne se préoccupe guère. Du présent, il nous chaut moins qu’il ne semble — éternellement penchés sur de fragiles anticipations, ou figés même dans la puérile attente d’une hallucination réalisée. Comme l’arbre puissant courbé par l’ouragan des âges, nous avons vu les plus grands esprits (il suffit de citer Newton) ne se pouvoir déprendre de l’atavique fléchissement de connaissance qui nous garde inclinés aux visions paradisiaques d’une humanité surhumaine.

Pour ce qui est de l’ « Et après », au point d’intellectualité où nous en sommes venus, tout « croyant » se fait, dans l’intimité de lui-même, un paradis à sa mesure, laissant à la Providence le soin de concilier sa totale bonté avec l’éternité des châtiments infernaux. Plus rigoureux, savants et philosophes chercheront parfois, au delà de leur science, d’ingénieuses hypothèses, où chacun peut provisoirement se dilater. On n’a pas oublié le beau tapage du surhomme[2] venu de Germanie, pour fixer, tout au moins par une dénomination, le miracle hasardeux d’une évolution inconnue. Cette production tératologique de la métaphilosophie vaut toute bulle de savon. Avec le temps, l’évolution fait de chacun de nous le surhomme de ses ancêtres et le sous-homme de sa postérité. À travers tout, cependant, par égard pour de grands esprits qui n’entendent point se laisser dépouiller de leur droit au rêve, nous ne pouvons que reconnaître la pleine liberté de toutes anticipations du devenir évolutif qui est la loi de l’univers. Le savant lui-même ne serait pas le savant si nous lui enlevions le droit de rêver.

Aux élans d’un lyrisme paradisiaque de terrestre positivité, quelle autre objection pourrait-on opposer que d’une expérience systématisée, sans méconnaître qu’à l’exemple des chimères du passé, une illusion d’hypothèse peut toujours apporter une vertu d’aide passagère aux esprits ballottés d’attirances contradictoires dans les champs infinis de l’inaccessible inconnu.

L’homme d’hier, perdu dans sa forêt de points d’interrogation où se découvrent des clairières, l’homme d’aujourd’hui armé de tous ses leviers de solutions positives, préparent, dans les rencontres de leurs sensibilités, des parties d’évolutions parmi lesquelles l’homme de demain, encore retentissant de ses émotions ancestrales, devra trouver sa voie. En leurs enchaînements infrangibles, tous commandent l’éternelle activité du « Et après », éternel aboutissement de tout phénomène. L’univers se ramène ainsi à une perpétuelle succession de « Et après » qui se déterminent les uns les autres sans jamais s’épuiser, pour des transmissions de mouvements qui ne s’arrêtent pas. « Et après » est donc de même signification que « Et avant » devenu « Et après » à son tour, au cours de la phénoménologie, par la seule différence du moment.

Nous prenons aisément notre parti des processus antérieurs à la naissance par lesquels nous sommes déterminés, mais notre indifférence devient émoi, et même épouvante, dès qu’il s’agit de la série des processus qui vont s’ensuivre. Ce sursaut de sensibilité, cependant, ne peut rien changer de ce qui est : voilà ce dont il faudrait nous convaincre pour nous épargner la folie d’interprétations imaginaires où nous faisons triomphalement intervenir nos convenances du jour, à titre d’élément souverain.

Issus des lois cosmiques, et, par là, soumis à l’inflexible déterminisme des choses, nous présentons au monde, dont nous sommes partie consciente, des surfaces de sensibilité où se jouent les images passagères qui opposent les déterminations d’un Moi au Cosmos infini duquel nous tenons, à notre usage, toutes dispositions d’énergies. À quel moment de ce merveilleux passage pourrions-nous insérer le ridicule bêlement de notre malheureux « Et après », qui ne fait que clamer le désarroi de notre intelligence ? Implication imaginaire d’un point de fixité dans l’univers toujours changeant. Valeurs de phénomènes faussées, pour des formules sans correspondances cosmiques. Toujours des mots, pour jouer le rôle d’objectivités.

Après avoir tout reçu des cohérences de l’univers, comment lui imposer telle partie de nos incohérences ? Si tous les moments du Cosmos sont d’un écoulement de « Et après », en de perpétuelles équivalences de transformations, et si le « Et après» de l’ascidie ou de l’amphioxus n’est autre que Newton, pourquoi le chemin de Newton à X serait-il plus merveilleux que de l’ascidie à Newton ? Puisque le problème est posé par la nature des choses, pourquoi donc le vouloir résoudre hors des conditions élémentaires du Cosmos ?

Loin de s’embarrasser d’un tel problème, comme il semblerait qu’ils y fussent tenus, la plupart des humains de nos jours se font un bagage incohérent de disciplines opposées, pour traverser les défilés de la vie sans rompre avec des légendes dont le principal avantage est de leur offrir des chances hypothétiques d’une fixité de joies ou de tortures, jugée par eux préférable à l’évanouissement pur et simple de la personnalité. En d’autres termes, ils arrêtent, dans leur esprit, l’horloge du devenir pour empêcher le phénomène de passer.

Ce qui demeure de ces incohérences, c’est que notre présente réponse au « Et après » ne peut être, selon nos inductions d’expérience, que composantes d’un passé de plaisirs ou de peines — gammes permanentes de toutes les sensations de la vie. Où chercher le « devenir », sinon dans les amorces du présent, selon les compositions du passé ? Rien ne paraît si naturel que d’escompter les temps futurs au profit d’espérances poussées jusqu’à l’hallucination. La cinétique de notre primitive activité mentale le commande. Prenons garde seulement d’être plus affirmatifs sur ce qui arrivera que sur ce qui est arrivé. En remplaçant l’effort par la chimère, c’est sur notre propre sort que nous aurions prononcé.

S’il y avait un dessein dans le monde, notre élan d’anticipation s’en trouverait simplifié. Pour les raisons que j’ai dites, c’est la question fondamentale sur laquelle nos dissentiments s’accusent dans les termes les plus formels. Ceux qui croient posséder les secrets de leur Providence s’en trouvent fort à l’aise pour exposer ce qu’ils ignorent, et nous montrer gravement, dans les feux de l’enfer, le fondement le plus sûr de leur félicité particulière.

Pour nous, simples humains de l’évolution universelle, nous nous trouvons aux prises avec les phénomènes, sachant bien que leurs stades sans fin auront raison de notre éphémère durée, mais résolus, quoi qu’il arrive, à démasquer, dans la mesure du possible, quelque chose de l’inconnu qui se dérobe à chaque détour de toutes activités. Cependant, nos sectateurs de l’absolu, destinés à « vivre de vent », comme les loups de François Villon, vont, tête à l’aventure, nous reprochant d’être « enfoncés, dans la matière » hors de laquelle, en vérité, l’âme des métaphysiciens eux-mêmes, n’a pas pu jusqu’ici se manifester.

Le plus beau de l’hypothèse d’un dessein est que, dans le silence de la Divinité, nous nous trouvons en possession d’établir, en son nom, un plan de l’univers à notre guise, alors que sous la maîtrise des éléments, nous n’avons d’autre issue que d’accepter la destinée. L’idée d’une évolution humaine infinie ne se peut déduire des lois reconnues. L’idée d’un temps d’arrêt ou d’une régression nous est particulièrement déplaisante, sans que cela tire à conséquence puisque nous n’avons pas été, et ne serons pas, consultés. Ne se conçoit-il pas que notre évolution s’épuise avant l’heure d’une transformation planétaire ? Où en serons-nous quand les aliments du feu solaire viendront à nous manquer ? Nous n’y songeons même pas. Lorsque le milieu devint trop différent, le dinosaure, l’archéoptéryx et beaucoup d’autres êtres qui n’avaient rien prévu, virent leur histoire achevée. Ils l’auraient regretté, sans doute, s’ils s’étaient trouvés, comme nous, en état de philosopher.

La complexité, la beauté, les discordances de nos évolutions ne changent rien du sort impitoyable. Il y aurait même comme une compensation d’équité à nous faire payer d’un effort d’abnégation supérieure l’avantage d’une vie susceptible d’être esthétiquement achevée. Pas plus que nos paroles projetées à la fortune des choses dans l’univers inattentif, nos mouvements d’émotivité, fondus dans les cycles infinis du Cosmos, ne peuvent que se traduire en des oscillations d’énergies qui se disperseront ou se concentreront dans l’infini du temps et de l’espace, selon des rythmes d’où nous tirerons tous nos romans de l’univers, sans que la trajectoire d’un électron s’en trouve affectée.

J’invoquais tout à l’heure le témoignage des innombrables générations, de toutes morphologies, dont le sort nous permet si clairement une prévision du nôtre. En quelque point de l’échelle animale qu’il me plaise de m’arrêter, je retrouverai toujours la permanente évolution des activités organiques successivement étagées jusqu’aux mêmes ordres d’achèvements éphémères. Un « commencement », une « fin », ne sont qu’un temps schématique des transitions insensibles d’un passage d’évolution à un autre en des points d’enchaînements. Notre pithécanthropique aïeul nous a légué, pour héritage, le passeport authentique des ossements du pliocène de Java, tandis que philosophiquement il s’esquivait de la vie sans laisser trace d’un geste de protestation. Même affaire de l’homme de la Chapelle-aux-Saints, introducteur discret de nos présents sauvages qui sont en train de disparaître, comme l’aïeul anthropoïde lui-même a disparu. Ne faut-il pas que nos stages d’humanité diverse suivent la même voie ? Les peuples initiateurs de l’histoire, on les a vus s’éteindre tour à tour dans l’apathie des choses. Ainsi feront combien d’autres, dont la fin est en préparation.

Mais où est le preux Charlemaigne ?
Hélas ! Et le bon roi d’Espaigne
Duquel je ne sais pas le nom ?

D’un mouvement commun, tout passe, et tout continue. Nous verrions de l’ordre dans nos propres désordres si nous pouvions regarder assez longtemps.

Le désordre de nos civilisations est-il donc aussi excusable que de nos sauvageries ? je n’oserais trop me prononcer. Notre sauvage ne se met pas un bonnet carré sur la tête pour y loger un trop-plein de pensées. Il est de mouvements sommaires, et trouve la même joie de ses canines dans la chair du coupable et de l’innocent. Ses manifestations de la force animale se montrent candidement, au point que la civilisation s’enorgueillit à bon droit d’y avoir apporté des adoucissements. Nous parlons désormais la justice, la liberté et mille vertus de subjectivité humaine, que nous nous réservons d’agir en de futures périodes de « Et après ? » — ce qui nous a conduits jusqu’ici à des paix de violences diversement réglées.

Que la guerre soit un entr’acte de la comédie de la paix, ou la paix un entr’acte du drame de la guerre, il demeure établi que nous acceptons d’en subir les sanglantes épreuves, que nous les recherchons même, et qu’il nous plaît encore de nous en enorgueillir. Pourquoi donc tant de lamentations sur l’incommensurable malheur d’une fin de bienfaisant repos ? Je ne vois pas pourquoi nous ne finirions pas par accepter la mort, telle qu’elle s’impose, comme nous faisons pour la vie. Quelques siècles d’accoutumance, qui peuvent être nécessaires, ne nous seront point marchandés. L’histoire nous montre assez que l’homme s’en fait accroire trop aisément, aussi bien quand il dit : « Je peux, » que lorsqu’il crie : « Je ne peux pas. » Voyez de quel cœur joyeux les héros de la Grèce marchaient à la mort au delà de laquelle ils n’attendaient rien. L’enseignement n’est-il pas moins clair des centaines de millions de bouddhistes qui, depuis trois mille ans, s’efforcent, par leurs vertus de mériter cet anéantissement total regardé par eux comme une récompense suprême et dédaigné de si haut par nos chrétiens — ni pires ni meilleurs.


La mort.


Où allons-nous ainsi ? La réponse à cette question, qui paraît si redoutable à l’affinement de nos sensibilités maladives, ne peut comporter d’autres données que des inductions d’expérience. Toutes les formations de la vie sont vouées fatalement au même sort, en des successions d’états où la conscience allume l’éclair d’une auréole, qui doit s’éteindre après avoir brillé.

Je ne peux pas ignorer que cette réponse d’objectivité pure ne satisfait pas aux élans subjectifs de notre émerveillement de nous-mêmes. Si vous ne cherchez que des contentements de paroles, l’autel ne se lassera pas de vous les offrir. Mais si vous êtes capable du redressement d’intelligence que commande l’entreprise d’aborder une vue générale des mouvements cosmiques où vous êtes inclus, montrez-vous digne de remplir votre destinée.

J’ai parlé des inductions d’expérience. En compagnie de son soleil, la planète continue de se déformer, de se transformer par le refroidissement. Des astres s’enflamment pour se séparer. Des astres se rencontrent pour des effets de recommencements. Dans les régions indéterminées de l’espace où se précipite notre course inconnue, en quelque point que nous soyons parvenus de notre évolution mentale, nos constructions planétaires doivent lentement se dérober sous nos pieds, nos plus beaux accomplissements d’humanité se trouver anéantis. Et comme ces « transformations » sont de partout et de toujours dans l’infinité de l’espace et du temps, il n’est point de moyen de leur échapper. Transposer au delà de la vie douleur et plaisir, ultimes achèvements de sensibilité organique, est d’une ingénuité d’enfantillage. Les communes composantes des réactions motrices de la vie se tiennent d’un enchaînement cosmique par l’effet duquel joies et souffrances sont les deux pôles inséparables d’un même mouvement de biologie. Si vous maintenez l’homme au delà de la mort, dans les conditions de sa vie, il faudra que le Paradis comporte des passages de souffrances, et l’Enfer des instants de plaisirs.

Il n’y a pas de sensations, il n’y a pas d’émotions qui aient plus grand besoin d’être ramenées à leur juste mesure que celles qui effarent le commun des hommes à l’idée de la mort. Quoi de plus nécessaire qu’un examen attentif du problème si l’on veut conduire droitement sa propre vie à travers les écueils, et prononcer sur soi-même en une attitude d’humaine dignité. Voué à la mort est tout ce qui a commencé de vivre. Loi sans exception, dont la rigueur ne peut être atténuée.

L’infiniment petit de son existence peut jeter l’homme dans un désespoir de philosophie concluant au suicide, c’est-à-dire à devancer l’évanouissement de son infimité. On connaît par l’Anthologie grecque l’épigramme de Léonidas de Tarente :

« Infini, ô homme, était le temps avant que tu vinsses au rivage de l’Aurore. Infini aussi sera le temps après que tu auras disparu dans l’Érèbe. Quelle portion d’existence t’est laissée, si ce n’est un point, ou s’il est quelque chose encore au-dessous d’un point ? » Quelle que fût son histoire, le « Phidon », à qui s’adresse cette parole, aurait mis fin à ses jours parce que la vie lui paraissait trop brève. On dirait d’un spectateur qui quitte le théâtre parce qu’il apprend que la tragédie doit avoir une fin. On comprend mieux Saint-Évremond remarquant qu’ « à bien considérer la misère de la vie, le souverain bien serait plutôt de la finir ». Malgré Phidon, et Saint-Évremond qui vécut en épicurien, les hommes de toutes doctrines se rencontrent, d’un même élan, dans l’amour de la vie.

Pour échapper à la positivité cosmique, nous avons la ressource des mots. Mais l’entité qui nous promettait une survie n’a pas même pu fournir la manifestation de sa propre existence. Personne, en tout cas, ne voudrait opposer à une expérience de physique ou de chimie l’argument qu’elle lui est déplaisante. En revanche, le passage des phénomènes d’ordre physico-chimique à l’ordre biologique (qui fait la naissance) ou de l’ordre biologique au physico-chimique, (qui fait la mort), se voit violemment contesté par l’unique raison que l’émotivité personnelle du sujet n’y trouve pas son compte. Ce serait l’homme, ainsi, qui déterminerait le monde. Il devient assez difficile de le soutenir.

Quelle défaillance de cœur nous tient donc attachés aux impuissances de la vie ? Profitable ou gaspillée, de brefs enchantements ou de plaintes filées, nous prétendons conserver l’être comme un trésor suprême, et vivre à jamais par l’unique raison qu’un jour nous avons vécu. Cet amour irraisonné de l’existence est la grande passion commune où viennent se rejoindre les éléments de discordances et harmonies qui caractérisent notre sensibilité. Raisonnablement ou déraisonnablement, nous voulons vivre et nous nous proclamons éternels d’une éternité contradictoire, puisqu’elle a commencé. Ce qui fait que les hommes s’échauffent si fort aux tourbillons de fumée qu’ils appellent la gloire, c’est qu’ils y trouvent comme une hallucination de survie.

N’y a-t-il pas mieux à faire que de plaider les circonstances atténuantes du coup de force cosmique qui interrompt, chanceusement, le cours de notre passage ici-bas ? Il s’explique assez bien que l’événement soit tenu pour fâcheux quand les successions continues d’espérances prometteuses nous hantent, sans relâche, de décevants mirages. Fragiles attaches qui ne se rompent que pour se ressaisir et se renouer plus fortement que jamais. Par le charme inexprimable de ces leurres qui adoucissent les chocs de tout moment, nous laisserons-nous toujours distraire du grand rythme des blessures de la vie et des apaisements de la mort, jusqu’à transposer, jusqu’à intervertir, au plus profond de nous-mêmes, les mouvements naturels de notre sensibilité ?

Je tomberais dans le paradoxe si j’osais soutenir que la vie est un mal provisoire, et la mort l’état de bien suprême. Ce n’est pas du tout ma pensée. J’estime à leur prix les grands achèvements de conscience, avec l’inévitable cortège de joies et de misères, dont, par un assez beau privilège, nous nous trouvons, pour un temps, les fortunés porteurs. Est-ce à dire que l’heureuse fortune comporte la pérennité, et que, la durée venant à nous faire défaut, nous soyons excusables de nous tromper ingénument nous-mêmes, en maudissant comme le plus grand mal la cessation d’un mélange de biens et de maux dont nous ne cessons de geindre au courant de nos journées ?

À voir les choses comme elles se présentent, la génération, la naissance, la vie, la mort, ne sont qu’un seul et même phénomène, coupé des rythmes bienfaisants du sommeil — mort provisoire dont nous ne cessons d’appeler le recours. En vouloir distraire ou modifier quelque partie, en conformité de nos vœux passagers, ne serait pas moins fou que de prétendre arrêter le cours des astres au gré de notre fantaisie. C’est à quoi, cependant, nous nous exerçons gravement.

Tout un battement d’horloge, le monde nous est donné par la faveur de réactions de sensibilité organiquement enchaînées Nous ne pouvons pas nous soustraire aux oscillations du pendule cosmique, mais, par un privilège supérieur, notre déterminisme, qui nous a conduits à l’état de conscience peut nous ramener aux champs de l’insensibilité. Si la libération du suicide est d’un allégement pour qui a dépassé le mètre de sa capacité de souffrir, n’arrive-t-il pas, pour tous, que les régressions de la vieillesse atténuent peu à peu le cours de nos activités organiques, jusqu’aux abords de la transformation physico-chimique de l’organe épuisé ? Le problème de la vie et de la mort est donc moins de la réalité cosmique, dont les bûchers eux-mêmes n’ont pu établir la nature divine, que des états subjectifs de mentalité qui, à la façon d’un verre grossissant, nous déforment le Cosmos quand nous prétendons l’observer.

Cependant, l’évolution de notre connaissance ayant changé nos points de vue depuis l’homme de la Chapelle-aux-Saints jusqu’à nos jours, il y a d’abondantes raisons pour que les jugements humains sur la mort continuent de se modifier dans les temps qui viendront, comme ils ont fait dans les temps écoulés. Songez que le monde gréco-romain voyait généralement le problème de la mort d’un œil beaucoup moins émotif que nous ne faisons aujourd’hui. N’oubliez pas que les deux mille ans du Christianisme ne sont que brève durée, au regard des cinquante mille ans d’âge que peut approximativement invoquer l’homme de la Chapelle-aux-Saints. Des changements si manifestes du passé, n’avons-nous pas le droit de conclure à ceux de l’avenir en des temps illimités ?

J’ai dit que le Bouddhisme, l’une des plus hautes et des plus belles religions, qui peut s’enorgueillir encore présentement du plus grand nombre de fidèles, offre aux foules idéalistes de l’Orient, pour suprême récompense, l’anéantissement de la vie. Nous débarrasserons nous jamais de cette manie de la fixité, si contraire à la nature des choses qui nous fait oublier tous les changements de l’homme et du monde, pour immobiliser, à nos propres fins, la mobilité ?

Les jugements de l’homme évolutif sur la mort ayant si remarquablement varié dans le cours des âges, je n’ai point de raison de m’en tenir à la présente émotivité du premier sacristain de passage. Les fondements de la connaissance sont magnifiquement en voie de se déplacer. Tôt ou tard il faut que nos émotivités en subissent la conséquence pour s’ordonner, se développer selon les directions de la positivité.

Dans quelles conditions et pour quels résultats se trouvera modifiée par la suite des temps, non pas notre conception de la mort, mais l’émotivité, l’éréthisme de sensibilité correspondante dont l’élan organique doit être nécessairement à bout de course tôt ou tard ? Je ne voudrais point abuser, à cet égard, du droit de conjecture. Il me sera seulement permis de penser que l’éducation de notre sensibilité nous mettra quelque jour au point d’abdiquer toutes craintes d’une vie plus douloureuse que la vie planétaire. Pour le changement des émotivités relatives à l’événement de la mort, il faudra le changement de notre conception de la vie, tant par des accroissements de connaissance positive que par des adaptations nouvelles des mouvements de notre sensibilité.

Je me suis rangé à l’opinion de Sainte-Beuve observant que l’homme qui réfuta vraiment Pascal, en proie à ses terreurs de l’inconnu, fut Buffon, engagé dans les voies où Lamarck et Darwin allaient passer. De ce jour commença, en effet, le conflit des généralisations biologiques et des émotivités de méconnaissances héréditaires dont le retentissement subsiste encore en nous. De quoi nous ne pouvons prévoir qu’un achèvement possible : l’accroissement de la connaissance et l’apaisement coordonné des primitives trépidations de notre sensibilité. C’est une évolution, et même une révolution de l’homme — lente assurément mais inévitable — de laquelle nous pouvons attendre une transformation des données subjectives de la vie humaine, de la naissance à la mort.

Qu’importe, en tout cela, la durée de notre existence, si la brièveté de son passage conditionne la subjectivité de sa grandeur ? La durée n’est qu’un facteur secondaire d’une harmonie des valeurs. Calme ou troublée, heureuse ou malheureuse, si la vie est un effort continu de disciplines ordonnées, la perspective d’un repos ne peut être que bienvenue — oubli des déceptions, guérison des blessures, contentement d’un mérite, médiocre peut-être, mais courageusement rempli. C’est ce qu’a doucement exprimé notre poète, proposant

Qu’on sortît de la vie ainsi que d’un banquet.


J’y trouve le mot juste d’une saine philosophie des choses. La vie est un banquet dont la beauté, pour chacun, est en proportion de l’écot, si le plaisir supérieur est vraiment de donner de soi tout ce qu’on peut. Se plaindra-t-on que la cérémonie finisse trop tôt par l’épuisement des sensibilités, et cherchera-t-on, comme les Romains de la décadence, tous moyens d’éterniser le festin ?

... Je ne veux pas mourir encore,


murmure poétiquement la Jeune captive. Dites-moi donc, puisque vous demandez la continuation de la vie, ce qu’il vous faudrait pour l’accepter avec toutes ses conséquences. Pleurer n’est ni vivre ni mourir. Tout au plus est-ce palpiter d’impuissance, quand la condition humaine serait de comprendre, de vouloir, d’accomplir. Qui ne s’est pas haussé jusqu’à l’émotivité du désintéressement suprême n’est pas digne des beautés de la mort, en laquelle les rythmes de l’action et du repos, étroitement liés l’un à l’autre, se commandent réciproquement.

N’en viendrez-vous donc pas, hommes, à découvrir, dans cette confrontation de vous-même et du monde, au tribunal de votre sensibilité, que l’affre de la mort, qui vous hante sans cesse, ne fait que dénoncer vos défaillances de cœur ? « Et après ? » dites-vous. « Et avant ? » répondrai-je où étaient vos titres et qu’en faisiez-vous ? Ce temps vous aurait-il laissé un mauvais souvenir ? La question n’était-elle pas la même aux deux extrémités de cette existence qui vous fait exhaler tant d’inutiles plaintes de la naissance à la mort ?

Avant de mourir, qu’avez-vous donc fait de ces puissances d’action qui vous furent remises, et auxquelles vous ne voulez pas renoncer ? Des recherches de médiocres plaisirs, y compris celui d’accuser le monde pour ne pas vous accuser vous-même, l’attente puérile d’une apothéose de paradisiaque survie dont toute activité méritoire serait exclue. Éternelle ou non, que faire de l’existence sans motifs d’exister ? Le bien sans le mal, n’a pas de sens. Pour éterniser la vie, il a fallu supprimer ses conditions, immobiliser l’être, l’abolir pour la mettre hors de la durée.

Cherchez et dites-moi, d’abord, à quelles fins vous avez vécu ? Je ne vous demande pas ce que vous avez dit. Je vous demande ce que vous avez agi. La mise en regard des moyens et des effets. Vos propres dons de pensées vous émerveillent. De quelles activités suivis ? C’est un assez beau drame qu’un battement d’ailes dans les cycles de l’infini. Vous avez préféré des vanités de théâtre, avec des affiches pompeuses pour des déformations que vous avez dites d’accroissements personnels, et que vous reconnaîtrez de misères au prochain tournant de la connaissance. Trop de déguisements de verbalisme, trop d’aveuglements consentis, trop d’inconscience préméditée, trop de masques pour trop de visages, trop de bruit pour les vertus de la simplicité. Que ne saisissez-vous plutôt l’occasion d’être vous-mêmes pleinement, de regarder la vie en face pour jouir au plus haut de l’harmonie des éléments ? Les Grecs, les Romains, pour ne rien dire de l’Asie, eurent-ils donc besoin d’une éternité d’enfer ou de paradis pour produire les plus beaux exemplaires d’humanité dans tous les sursauts de l’action ? Comment vous réclamer de leur histoire, s’il faut qu’elle vous réponde par un désaveu ?

L’intensité suprême des puissances de vivre exclut les diffusions de la durée. Fragilités des joies, amertumes des regrets, âcres blessures des remords s’en vont pêle-mêle au Léthé, aux novations de l’amnistie. Si c’était là l’effet de quelque volonté souveraine, j’aimerais à l’en remercier.

L’histoire du pays natal détermine généralement le culte issu des traditions familiales. Nous passons dans la vie religieuse de l’espèce humaine comme un promeneur indifférent aux étalages confondus d’erreurs et de vérités interchangeables selon l’occasion. Œuvres d’une tradition qui se glorifie de remonter aux premiers âges, tandis que, dans le champ de la connaissance positive, on s’empresse généralement aux découvertes les plus récentes. Personne n’a encore proposé de détruire nos machines-outils pour revenir au silex. C’est cependant ce que nous voyons tous les jours, dans le va-et-vient du rite cultuel aux travaux du laboratoire et de ses industries. Le plus simple ne serait-il pas de prendre résolument notre parti de ce qui est, comme nous nous résignons à n’avoir point d’ailes par l’unique raison que nous n’en avons pas.

Je pourrais laisser l’argument à ce point, par l’unique raison que les lois de l’univers déterminent l’homme qui y est inclus. Mais il ne me déplairait point d’entrer dans le propos même de nos contradicteurs, et de leur demander si l’accord du sujet et de l’objet, qui fait la connaissance, ne peut pas et ne doit pas s’achever d’un accord d’émotivités humaines à l’unisson des activités cosmiques dont nous sommes enveloppés. C’est le grand problème de l’accommodation universelle, auquel je ne cesse de revenir. L’accord de la connaissance et des émotivités doit s’établir et s’achever, au lieu de se perdre en des oppositions irréductibles. Faut-il donc renoncer à nous unifier dans les conjugaisons organiques de l’homme sentant, pensant, et s’émouvant au delà de lui-même jusqu’à la rentrée générale de l’activité subjective dans le réservoir infini de l’objectivité ?

Un sommeil sans rêves, c’est-à-dire un état d’inconscience qui ne se peut déterminer que sous une forme de négation, voilà tout ce que nous pouvons anticiper de la mort. Ce n’est pas bien redoutable. Absence de plaisir, absence de douleur. Pour s’effrayer d’un tel état, il faut vraiment avoir perdu tout équilibre de jugement, puisque nous en faisons l’épreuve, non sans satisfaction, à la fin de toute journée. L’effort quotidien accompli, ne courons-nous pas au sommeil réparateur ? Quoi de plus ? Quoi de moins ! Au soir, chacun s’exclame d’un heureux cours d’insensibilité à venir. Quel plus grand mal que d’avoir perdu le sommeil ? Que valent donc ces plaintes d’un état dont le rythme nous est si précieux ?


Où l’étoile ?


Le mois passé, je disais adieu, sur sa demande, à l’un de mes meilleurs amis qui retournait à la terre sans plus de cérémonies qu’au jour où il y était venu, et je risquais cette pensée que « la mort est une épuration de la vie ». Sur quoi un journaliste de lettres, le lendemain, dans la presse, fit observer que cette phrase ne peut avoir aucun sens dans la bouche d’un incroyant. Les dogmatiques et leurs élèves de tous noms auraient-ils donc la prétention de ne point accepter que nous puissions considérer la mort sous l’aspect d’un achèvement idéaliste de la vie. J’entends bien que leur insuffisance d’observation a besoin de la mise en scène d’un paradis et d’un enfer indescriptibles, pour achèvement de sanction. S’ensuit-il qu’il soit interdit aux intelligences libérées de l’emprise atavique d’abdiquer ces réminiscences d’une puérilité lointaine et de construire leur vie dans les données d’une activité d’idéal dont la mort, à titre de suprême épreuve, soit le digne couronnement ? Ne pouvons-nous laisser aux chanceuses rétributions de la vie le soin des compensations de joies et de douleurs qui peuvent corriger parfois les manquements de la destinée ? Mélange instable de haut idéalisme et de vulgaires soucis dont elles ne peuvent pas toujours s’alléger, nos agitations s’embarrassent d’une trop lourde gangue d’intérêts secondaires, de concessions aux défaillances, de ménagements pour des abus dont nous acceptons ou même recherchons notre part. Scories de l’idéal, dont nous portons péniblement le fardeau !

Les meilleurs, vieillissant, se dégagent peu à peu des mensonges de convenances qui ne pèsent qu’aux affinements de sensibilité. Nous naissons à la mort en même temps qu’à la vie. Dès notre premier cri, la mort est en chemin, et, plus tard, la seule pensée de l’inévitable nous détachera peu à peu des vains artifices de la vie. Déjà se fera le départ du legs de pensées et d’exemples dont, sous quelque forme que ce soit, la mémoire de chacun demeure accompagnée. Qui de nous, aux approches de la mort, n’aura senti sourdre en lui l’orgueil de quelques nobles heures, ou l’humiliation de vilains jours ? Et qu’est-ce que le châtiment des fautes, sinon l’indicible misère de s’être manqué à soi-même non moins gravement qu’à autrui, d’avoir, parfois, tendu vers « l’idéal » pour résister insuffisamment aux vertiges de l’abîme ? N’est-ce donc d’aucun compte, ce retentissement, heureux ou malheureux, de forces et de faiblesses pour la leçon finale d’une vie dont le dernier fil va se rompre ? Le vain bruit qui s’est fait autour d’une existence troublée s’est à jamais évanoui. Des défaillances passées, il ne reste que le ressaut d’un repentir tardif, d’autant plus cruel qu’il est d’inutile retour, tandis que le meilleur de l’être, « épuré par la mort », s’offre en rachat aux survivants qui ont besoin des leçons de l’exemple pour être en état de se comparer.

Cette survivance d’idéalisme serait-elle donc moins belle que celle qui nous est proposée aux fins théâtrales de l’enfer et du paradis ? Non. Nous pouvons hautement parler d’une épuration de la vie par la mort à la condition que la vie qui s’éteint se soit montrée, dans ses retentissements, digne d’être épurée. Collaboration de la mort à la dignité de la vie. Pour atteindre au plus haut de la noblesse humaine, j’ai noté que ni l’Hellène, ni le fils d’Israël n’eurent besoin de l’appât d’une survie. Socrate serait moins grand s’il avait invoqué l’espoir d’une récompense céleste. Pour en finir avec les hommes, Phocion paya de ses deniers le broyeur de ciguë, fatigué, qui voulait renvoyer l’exécution de la sentence au lendemain.

Eh oui, longtemps, très longtemps avant le triomphe de la connaissance expérimentale, une émotivité supérieure avait élevé des maîtres d’idéalisme jusqu’à des sommets de pensées d’où toute la plaine des humains pouvait être dominée. Ils ne venaient pas, ils ne pouvaient pas encore venir du laboratoire. Du premier essor d’une sentimentalité irrésistible, ils avaient proclamé, dans l’homme, le besoin d’une synthèse d’idéal avant d’avoir pu reconnaître les chemins de l’expérience. Notre élan de recherche ne s’épuise pas tout entier aux résistances des phénomènes. Le prestige de la connaissance positive appelle au grand jour nos suprêmes ressources de volonté.

Le sursaut d’idéalisme ne s’obtient pas par des raisonnements. Le sentiment s’élève à mesure que l’homme développe l’effort à tout prix. Si le principe dirigeant de l’humanité ne peut être de fuir la douleur à tout prix, s’il est même beau de l’accepter en dédain, sinon de la rechercher en mépris, comme les grands martyrs, pour la fierté d’un accomplissement supérieur, « l’idéal » saura porter l’homme jusqu’au plus haut de sa propre destinée par la noblesse des souffrances au service d’une idée. Le plus beau des grandes causes où s’attache le meilleur de l’existence humaine s’exprime en la magnifique cohorte de ces héros, connus ou inconnus, qui ont voulu les sacrifices d’une vie sans récompense, pour l’âpre joie du devoir désintéressé.

Que sert-il donc de résister aux disciplines d’expérience, pour s’abandonner aux hallucinations d’une autre vie ajournée au delà des formations planétaires, en vue d’une heureuse magie d’irréel. Pouvons-nous opposer victorieusement au monde positif un rêve d’existence fantômatique où dépenser l’élan de nos énergies ? Grande est la tentation de promettre quand on ne s’entête pas à tenir. C’est le plus clair de la marche à l’étoile imaginaire d’un bonheur humain d’éternité.

L’évolution des connaissances doit accroître nos engins d’activités. Nous ferait-elle donc plus heureux ? Plus puissants ? avec quelles correspondances de durée ? Il ne nous faudrait rien de moins qu’une définition précise du bonheur éternel pour une réponse de positivité. Or, rien de moins stable, de plus divers, de plus indéfinissable, pour tous et pour chacun. L’expérience nous montre qu’aux extrêmes profondeurs de la sensibilité, le bonheur passager de chacun est en soi, dans la satisfaction d’une puissance de s’adapter. Ainsi le veut la subjectivité des sensations heureuses, d’ordre tantôt médiocre et tantôt raffiné, auxquelles nous aspirons sans être en état, d’ordinaire, de les réaliser autrement qu’en une anticipation qui se dérobe, aussitôt qu’apparue. La connaissance fournit les moyens du bonheur, éphémère ou durable. Il reste à les pratiquer. Tout individu pourra être heureux, pour un temps, dans la mesure de ses moyens, selon la conception plus ou moins haute qu’il se sera faite de la vie, et les forces personnelles de volonté que la connaissance accrue et la force de caractère lui auront permis d’y consacrer.

Combien le comprendront, et combien seront en état d’en réaliser de chanceux développements à travers les tumultes des sociétés humaines : invasions, guerres, épidémies, fléaux de toute nature ? La concurrence vitale, impitoyable dans la paix comme dans la guerre, n’a suscité, dans l’ensemble, pas moins de misères et de morts que les batailles rangées. L’idéologue simpliste, prétend porter remède à ces maux par des constructions sociales qui produiront mécaniquement la paix des âmes, comme leurs devanciers, plus simplistes encore, ont cru remédier aux maux de la terre par l’ajournement indéfini d’un paradis inconnu, séjour enchanté d’un bonheur d’inactivité contradictoire puisque le plaisir est conditionné par l’action. Pour les effets des réalisations terrestres, feuilletez l’histoire humaine.

L’inévitable accroissement des connaissances, hors du règlement des émotivités par les déterminations du caractère, ne pourra donc que faciliter les conditions de ce bonheur auquel nous ne cessons de prétendre, et qui semble, trop souvent, se dérober dès que nous croyons le saisir. Nos aïeux de 1789 crurent innocemment qu’un code de douceur nous mènerait aux portes d’un achèvement de félicités. Venus des écoles de l’Église, nos « libérateurs » firent confiance d’abord, comme leurs maîtres, aux paroles d’amour pour les appuyer bientôt des échafauds. Supprimer l’adversaire, pour se débarrasser de l’idée, est une vue de dogmatique. Le premier bienfait de la connaissance relative est de nous enseigner l’universelle tolérance. Le malheur veut que notre empirisme ne se soit pas encore haussé jusqu’à faire mieux que de la recommander.

Il faut, d’ailleurs, que notre conception du bonheur évolue. Et, dès qu’elle s’est élevée au-dessus des contingences personnelles où nous l’avons d’abord spontanément cherchée, nous découvrons que la poursuite d’un bonheur égoïste, toujours fuyant, ne peut suffire à la beauté d’un emploi de notre vie. Ce que nous avons demandé de notre Dieu, c’est de ne pas fermer la porte à l’espérance d’un état meilleur que sa création.

S’il faut que l’expérience élimine l’impuissante « Providence », il nous restera notre propre effort pour l’établissement d’une brève durée d’un contentement terrestre au profit de tous et de chacun. En d’autres termes, l’évolution de l’homme doit amener la transformation du caractère et de la qualité des félicités individuelles auxquelles il ne cesse d’aspirer, en le soulageant des craintes qui ne cessent de l’assiéger. Le bonheur à la portée de nos plus émotives dévotes est encore aujourd’hui d’une construction de primitivité. Souffrir le moins possible sur la terre, et jouir par anticipation, on ne sait où, d’un éventuel on ne sait quoi, atteste, comme aux premiers jours, des simplicités d’entendements. La bête fuit la souffrance comme nous-mêmes, mais n’a point accès aux généralisations qui aspirent à commander le « devenir ». Il doit être permis à l’homme évolué de chercher au delà des besoins de la mentalité du quaternaire.

La qualité du bonheur sera plus affinée et la valeur de la souffrance, aux estimations générales de notre vie, pourra trouver une plus sûre atténuation dans le redressement d’un stoïcisme capable de porter l’homme au plus haut de lui-même, Ne voit-on pas que tous ceux qui ont affronté les tortures et la mort pour une idée ont cherché des satisfactions au delà de la commune mesure, et paraissent les avoir trouvées. Le discours de Socrate à ses juges est-il donc de gémissements ? Le condamné regarde la mort avec placidité. « Le temps est venu de nous séparer, dit-il simplement, à ses bourreaux, vous pour vivre et moi pour mourir. Le Dieu seul pourrait dire à qui revient la meilleure destinée »[3]. Ne vous semble-t-il pas qu’un rideau se déchire et que l’homme, grandi, se découvre maître de ses destinées ?

Longtemps avant Socrate, le Bouddha, suivi de ses disciples par centaines de millions, avait vécu dans la plus haute noblesse de lui-même, sans autre attente, après une vie bien remplie, que d’un éternel repos.

Cependant, la plupart des hommes vivent et meurent sans avoir compris que la vie indéfiniment prolongée, dont ils s’attribuent le privilège, est un non-sens cosmique en contradiction de tout ce que l’expérience nous oblige de constater. Notre simple vieillesse atteste une régression organique au jour le jour, une évolution en cours d’épuisement. L’Église s’abstient prudemment de dire à quel âge nous devons ressusciter. Ce serait appeler trop de controverses fâcheuses. La durée de notre vie conditionne mérites et fautes. Nous n’en sommes pas plus responsables que de notre naissance, et c’est tout justement de quoi la Puissance absolue nous récompense ou nous punit. Car la Providence ne connaît qu’un schéma de fixité humaine, tel que l’ont pu concevoir les intelligences primitives. Elle ignorait l’évolution biologique aussi bien que la rotation de la terre. Nous avons vraiment appris trop de choses dont la connaissance lui avait échappé.

Si notre conception du monde, humanité comprise, nous fournit nécessairement les ressorts de notre activité individuelle, l’orientation générale de notre vie, selon la loi des moindres résistances, trouve sa plus haute déterminante dans une aspiration d’idéalisme faisant l’office d’un phare, ou d’une étoile, pour point de direction. Au travers des actions et des réactions emmêlées, nos formules générales de l’univers, issues des profondeurs d’une conscience de sensations mouvantes, nous mettent en action suivant les mesures organiques de chacun. Nous cherchons un point fixe, et l’univers ne nous en offre pas. Quoique le pôle se déplace, l’aiguille aimantée ne nous en est pas moins d’une précieuse indication de rapports, puisque nous sommes entraînés, avec elle, dans le mouvement universel. Notre cas personnel est d’impulsions organiques dont l’élan nous projette, pour un éclair de temps, au delà de nous-mêmes, comme feraient des fusées de lumière fouillant les lignes du chemin. C’est ce que nous appelons « l’idéal », c’est-à-dire une vue d’imagination dont la justesse — insuffisances compensées — peut, selon les chances, nous permettre de scruter, peut-être même de découvrir des parties d’horizon.

Si l’action était égale à la réaction, il n’y aurait pas d’évolution, et l’univers serait d’un pendule éternel sans aucun déplacement d’énergie. C’est la différence de l’action à la réaction qui produit l’évolution. Et bien que nous échappe la conscience des mouvements de la vie végétative, c’est le sentiment d’une projection au delà de nous-mêmes qui lance l’imagination au devant de fuyantes lueurs où nous cherchons, comme dans la nuit, les premiers signes de la prochaine aurore, avec le bonheur d’anticiper en rêve sur les espoirs du lendemain. L’imagination, soit. Mais d’un effet puissant, jusque dans ses erreurs qui seront redressées, puisqu’elle éclaire la voie. N’ai-je pas déjà noté que l’imagination ne crée rien, tout son effort étant d’agrandir des parties d’observation, au risque de les déformer ? Qu’importe que l’étoile à laquelle nous marchons soit d’un prochain jet de flamme, ou au plus loin de l’espace, d’un immense embrasement d’incendie. Elle aura brièvement illuminé la route d’une vie éphémère, et nous aurons marché.

Le premier effort d’ « idéalisme », aux premiers jours de la pensée, fut de personnaliser le mouvement des choses. Quoi de plus naturel en des temps où l’on ne pouvait avoir la plus élémentaire notion d’une analyse ou d’une synthèse ? Et combien plus tentant de commencer par la synthèse ! La question de ce jour est de savoir si les acquisitions de notre mentalité accrue doivent être tenues pour décisives, ou si nous devons nous attacher aux œuvres d’une enquête hâtive de primitivité, pour nous accommoder aux incohérences d’un « idéal » périmé. La réforme, d’abord, doit être de dépersonnaliser l’inconnu. L’intellectualité n’y ferait pas obstacle (bien au contraire) si nous ne nous étions ainsi donné pour compagnons d’existence des divinités qui nous assurent l’infinie douceur des entretiens de confiante amitié. De la Toute-Puissance à l’impuissance, il semblerait que ce dût être, pour nous, tout profit.

Pouvons-nous, cependant, rencontrer des joies supérieures ? J’ai essayé de le montrer. La Divinité étant une figuration d’ « idéal », il faut seulement comprendre que « l’idéal », avec le charme de ses grandeurs imaginaires, n’est plus « l’idéal » dès qu’il se trouve réalisé. On l’a bien vu par tous les mouvements humains de tous les Dieux de l’histoire. Un « idéal » qui produit les contresens de l’enfer et du paradis est en faillite déclarée. La chimère n’est belle qu’à la condition de nous échapper. C’est pourquoi « l’idéal dépersonnalisé » du Bouddha a si puissamment agi et agit encore sur des peuples de la plus haute émotivité.

Que les Divinités aient primitivement aidé l’homme à régler, à conduire sa vie, je ne l’ai point contesté. Qu’elles l’aient souvent dévoyé, comme dans le cas topique de Galilée, et de tous les exploits de l’Inquisition, le silence organisé sur ces matières est un suffisant aveu. Malgré tout, en possession de ce qu’il juge un talisman supérieur, le fidèle ne s’en laisse pas aisément dépouiller. Cependant comment reconnaître le vrai Dieu, l’unique, dans l’ensemble des Divinités de la terre qui s’excluent réciproquement, et comment tout le déchet de tant d’erreurs peut-il être un argument pour la vérité ?

Ainsi, répondra-t-on, votre « idéal », n’est rien qu’un rêve inaccessible qui se dérobe à toute heure pour nous conduire à notre propre effondrement, tandis qu’à nos yeux, l’amour divin demeure toujours penché sur nos faiblesses inévitables. Vous vous guidez sur une étincelle des choses et nous marchons à l’étoile. Rêvez de votre empirisme péniblement ordonné. Nous voulons vivre de l’absolu que notre tâche est de réaliser en nous.

— J’entends bien que vous le dites, que vous le croyez, que vous le voulez. Cela suffit-il pour l’action qui doit suivre ? L’absolu, par définition, ne peut être personnalisé, c’est-à-dire circonscrit, limité. Nous avons dépensé des siècles et des siècles à nous mettre en état de pouvoir débattre là-dessus. Avec votre bagage ou le mien, nous nous laissons emporter par la vie que nous n’avons point demandée. Dans la recherche d’une direction, Pascal fut bien près d’égaliser les chances d’erreur et de vérité. Depuis Pascal, peut-on nier que notre connaissance du monde et de nous-mêmes se soit accrue ? Le fond de tout cela, c’est que l’inconnu de la mort épouvantait nos pères, comme fait l’obscurité pour les enfants. Eh bien, le problème de la nuit se résout par un jet de lumière. Tout ce que je vous demande est d’accommoder votre émotivité caduque à nos fondements modernes d’observation.

Vous nous proposez de vivre au delà du réel, et vous vous détournez de mon « idéal » qui avait paru vous convier à l’action. Cependant, mon « idéal », j’en puis, de mon propre effort, réaliser des parties, parce qu’il est issu de moi, et, par là, nécessairement conforme, en ses principaux aspects, aux grandes lignes de mes activités. Il en débordera le cadre. Je ne l’ignore pas. Qu’importent des parties d’irréalisation, si, par l’effet de « l’idéal » le champ de notre effort d’humanité s’est accru. Dira-t-on que nos plus beaux actes d’héroïsme furent souvent accomplis, dans la suprême joie de tous les sacrifices, au nom d’idées que l’avenir n’a pas toujours réalisées. Démosthène est-il moins grand parce que l’hellénisme, porteur du flambeau de « la civilisation », ne s’est pas montré, jusqu’au bout, digne de sa destinée ? Démosthène est mort pour un « idéal » enfanté du plus beau de lui-même, et quand les soldats d’Antipater l’arrachèrent au Dieu qui l’abandonnait, l’ineffable joie lui fut réservée d’un éclair de vie supérieure que tant de faux grands hommes n’auraient eu garde de lui envier.

Aux lumières d’un « idéal » au-dessus de lui-même, l’homme digne de ce nom marche, comme les héros de la légende, à la réalisation d’un rêve où il met le plus haut de son abnégation. Vous qui l’en louez, pourquoi commencez-vous par vous dire incapable d’un dévouement qui ne serait pas récompensé ? Ne pouvez vous comprendre que « l’idéal » est et demeure sa propre récompense ? Le héros qui peut apparaître à certaines heures, en chacun de nous, n’accepterait pas de s’amoindrir par une rémunération. Relatif, il s’offre à tous les coups d’ailes d’une imagination affranchie du poids des intérêts.

« L’idéal », sans lequel la vie ne serait que de confusions décevantes, s’offre comme le repère du pôle pour le voyage dans l’inconnu. Nous avons nécessairement débuté, dans nos conceptions du monde, par un « idéal » à notre portée. Nous l’avons transformé par des développements de connaissances dont les bases vont s’élargissant au fur et à mesure des vérifications. L’enchaînement des évolutions d’hypothèses correspondant aux évolutions d’expérience est ce qui met la vie humaine au-dessus de toutes comparaisons.

Si l’homme moyen peut jamais s’élever — et ce ne sera pas sans peine — au-dessus de l’enfantine amorce de la récompense en contraste du châtiment, ses émotions d’ « idéalisme » pourront le porter, comme il est arrivé maintes fois dans l’histoire des grands ancêtres, à l’acceptation sereine, ou joyeuse, de tous sacrifices pour l’idée, même aggravée des haines et des malédictions de la méconnaissance. Les martyrs chrétiens, les hérésiarques succombant sous les coups de « l’orthodoxie » des conciles, en seront-ils de plus ou moins beaux exemplaires d’humanité selon la somme éventuelle de critiques ou de confirmations que l’avenir leur aura réservée ? Comme j’ai déjà dit, c’est moins le degré de réalisation positive qui fait la qualité de l’héroïsme que l’épanouissement d’une émotivité supérieure à la commune humanité.

Lors donc que le penseur a pris définitivement son parti d’une continuité d’observation qui le met aux prises avec le Cosmos, indifférent mais irrésistible, il ne peut s’en remettre, pour lui-même, qu’à l’orgueil d’un courage au-dessus de toutes défaillances ouvertes ou masquées. Ce ne sera pas le lot du plus grand nombre. La montagne commande la vallée. Pour le dessein de gravir la cime, il faut se sentir d’abord en état de monter. Est-ce à dire que l’exemple magnifiquement donné par quelques-uns ne puisse entraîner l’enthousiasme de tous ? Au contraire. Seulement la foule aura besoin du succès pour se livrer, tandis que le combattant solitaire de l’idée se fortifiera, tout, de son exaltation intérieure avant la décisive journée.

Ce qui fait l’homme, vraiment, ce n’est donc pas le succès du moment où se rue d’instinct la tourbe des moindres — pas davantage la puérilité de nos distinctions honorifiques. C’est une hauteur, d’émotivité hardiment poussée jusqu’aux parties de déséquilibre nécessaires pour le déclenchement des plus belles envolées d’énergie. Par cette raison même, le savant le plus savant n’obtiendra d’ordinaire qu’une admiration de confiance, tandis que la puissante sentimentalité du Bouddha, du Galiléen, de Mahomet, aura précipité des foules aux éclats de l’action désintéressée pour la mise en valeur d’un élan d’idéalisme dont l’occasion s’est présentée.

Des valeurs d’idéalisme, voilà le plus sûr de ce qui nous prend et nous tient et nous garde, sous des diversités de formes et de noms, jusqu’aux derniers battements de notre vie, sans que nous cherchions de trop près à faire la part du rêve et de la réalité. Concréter « l’idéal » dans un nom de Divinité fut d’un effort primitif à la portée de toutes méconnaissances. L’analyser par la théologie ou la métaphysique échut aux âges de raisonnement. Et l’heure, enfin, arrive où le Dieu, jadis maître absolu de l’homme défaillant, s’évanouit sous l’interrogation de l’homme redressé, pour ne laisser que la trace éphémère d’un nom sans objectivité.

Alors le jour d’une connaissance du Cosmos, en sa maîtrise universelle, est venu. Le jour de l’homme, puisque l’éternelle « nature des choses » va se voir directement demander des comptes par une postérité d’intelligences capables de regarder l’Infini sans pâlir. Suprême magnificence des féeries positives de l’atome aux courses infinies des astres enflammés, dont les incendies s’achèveront aux activités des organismes vivants et pensants, qui oseront questionner l’univers, et, pour dernière merveille, en recevront des réponses. Qu’est-ce que les pauvres miracles des livres saints en comparaison de cet éblouissement ?

Délivré de l’obsession divine, l’homme s’arroge, en effet, le droit d’un jugement subjectif du Cosmos où il est inclus. Il se découvre infime, mais capable, pourtant, d’une réaction de pensée personnelle sous la loi des énergies cosmiques qu’il lui échoit la fortune de connaître, de jauger. Son infimité même ne lui devient-elle pas le plus beau titre d’une relation de grandeur entre le monde infini qui s’ignore, et la particule organique qui se sent vivre, c’est-à-dire, pour un temps, s’opposer ?

Toute l’histoire de l’homme, dont nous faisons entre nous tant de tapage, se résume ainsi à savoir s’il se montrera, ou non, émotivement capable d’affronter le destin que l’expérience du monde lui découvre. Éphémères dominateurs d’éléments auxquels le dernier mot de la domination se trouve réservé, la fortune nous est imposée de naître et de mourir selon des compositions de phénomènes où nous faisons figures d’instantanés. Des éclairs de connaissance et des fumées de rêve font les beautés et les mystères des espaces célestes qui nous appellent et nous repoussent tour à tour. Que notre ambition de parvenus demande plus encore, qu’importe-t-il si c’est toujours la loi du Cosmos qui doit prévaloir ?

Nous considérer dans nos dimensions positives, pour nous développer en direction d’un « idéal » correspondant aux destinées cosmiques, qui ne peut nous montrer la voie qu’à la condition de nous dépasser, cela suffit à établir le repère lumineux du sillage d’où nous inférons l’étoile à laquelle nous avons marché. N’est-ce pas ainsi que fit l’astronome calculant la planète hypothétique révélée par les actions et réactions du système ? Nous ne cherchons plus notre destinée dans les astres. Nous avons même appris à la repérer dans des états de connaissance, dans nos inclinations, dans nos volontés, dans nos actes de bien et de mal, avec les conséquences qu’il appartient.

Rapportées au verbalisme d’idéal dont nous menons si grand tapage, nos activités peuvent paraître d’un médiocre effet. Cependant, beaucoup feraient figure d’assez beaux accomplissements si notre modestie les considérait du point de vue de nos faiblesses natives. Nous réaliser dans l’âpre et noble effort d’un désintéressement supérieur, nos religions nous le demandent depuis de longs siècles, sans avoir pu mieux obtenir de nous que l’indifférence ou les gestes rituels du do ut des. De notre simple compréhension des choses, pouvons-nous mieux obtenir ? Il n’est pas impossible si nous nous trouvons capables de nous réaliser dans nos éléments de grandeur dont la connaissance du monde et de nous-mêmes est le point de départ.

Trop longtemps dévoyés par les mirages du Cosmos, avons-nous vainement cherché par delà les nuées, une puissance d’ « idéal », mystiquement personnalisée, à laquelle aurait incombé l’entreprise de nous réaliser par l’effet de la grâce divine au lieu de notre propre effort. Ne saurions-nous donc accomplir de nous-mêmes le plein achèvement de notre vie au lieu de l’attendre des nuées ? Nous montrer dignes de notre destinée sous le regard de tous, sans rien attendre de l’absolu qui nous ignore, faute de pouvoir descendre jusqu’à nous. Renoncer à nous en imposer les uns aux autres. Entreprendre de nous montrer forts, sans en concevoir d’autre orgueil que de nous être trouvés faibles, et, cependant, d’avoir grandi, d’avoir voulu, d’avoir fait.

Le jour vient, laborieux mais inévitable, où doit s’accomplir par la simple évolution de la connaissance, le plus beau, le plus complet d’un développement humain qui nous convie aux collaborations exigées du Cosmos. Il n’est que de renoncer aux mirages célestes de l’énergie divinement personnifiée pour installer l’homme, fragile et fort, dans sa puissance positive de connaître, seule capable de le réaliser.

— Maître, s’écriait le disciple, quel est ce Dieu brillant de majestueuse splendeur que je découvre au delà des nuages ? Ne vous semble-t-il pas qu’il m’appelle ?

Et le Bouddha, souriant, de répondre :

— C’est toi-même, ô mon fils.

N’est-ce pas l’aventure de l’enfant qui cherche la figure au delà du miroir ? L’enfant peut apprendre. Pourquoi l’homme qui se cherche à son tour, et qui est en voie de se trouver, n’achèverait-il pas, de plein vol, la haute conquête de lui-même par l’acceptation émotive de sa destinée ?

Dans cet état d’esprit, affranchi du monde et de moi-même, que mon dernier mouvement de présomption soit d’apporter ici la parole indépendante d’un passant, au soir de la pensée.

FIN
  1. On a nié que cette « luxuriance » fût due à un accroissement de la température solaire. De fait, le changement de la composition de l’air (Arrhénius) expliquerait les différeuces des zones torrides et glaciaires. Il n’y en aura pas moins refroidissement dans les deux cas.
  2. Le surhomme n’est qu’un X en parade. Quand nous appellerions le pithécanthrope sous-homme, nous n’en serions pas sensiblement plus avancés. Comment déterminer, par anticipation, les effets d’évolutions qui dépendent des changements de l’organisme, aussi bien que du milieu, en perpétuel devenir ?
  3. Le malheureux Galiléen se révéla tout humain par son « Eli lamma sabacthani ». Il fut grand par l’émotivité plus que par la philosophie.