Au soir de la pensée/Chapitre 14

Edition Plon (Tome 2p. 349-451).
CHAPITRE XIV


LA CIVILISATION


L’homme des premiers mouvements.


J’aurais peut-être fait sagement d’en rester aux hommes primitifs, en laissant au lecteur la tâche de combler le vide depuis l’homme de la Chapelle-aux-Saints jusqu’à l’humanité de nos jours. Résumer de telles annales en quelques pages m’apparaît, en effet, comme une œuvre au-dessus de mes moyens. Déterminer sommairement les directions générales d’une vie si diverse, bien que si homogène en ses développements généraux, ne peut tenter que l’audace d’un ignorant. Que faire ? Je me suis efforcé de pénétrer jusqu’aux racines de l’aventure humaine. Les floraisons ne sont pas nécessairement de mon sujet. Cependant, si l’évolution peut conduire l’ancêtre anthropoïde qui vivait dans les arbres, jusqu’aux manifestations intellectuelles de notre temps, ne puis-je pas prendre acte sommairement des résultats acquis et m’essayer même à reconnaître quelques orientations d’avenir ?

Tout aspect d’un développement de conscience, de connaissance, d’élan idéaliste sur un fond d’égoïsme impitoyable, nous procure une satisfaction de nous-mêmes où nos naturelles faiblesses ne laissent même pas de place aux atténuations d’un regret, d’un remords. De lumière et d’ombre, le monde, et l’homme, qui l’exprime à sa mesure, sont inévitablement composés. Pour en venir de l’humain primitif à l’homme « civilisé » de nos jours, il a fallu des temps incalculables, employés aux accomplissements d’une évolution qui n’est pas moins «  miraculeuse » que l’hypothétique guérison d’un malade aux piscines sacrées. Camper sur ses deux pieds cet être, au-dessus de tous autres par les mouvements de sa connaissance et de ses émotivités, pour en faire le porte-pensées du Cosmos et le mettre à l’œuvre incomparable d’exprimer des parties du monde afin d’en tirer une aide pour les accommodations de sa vie, est une entreprise ou chacun a le droit de broncher. Comment s’y reconnaître ?

Aussitôt que le passage de l’anthropoïde au pithécanthrope nous aura conduits au spectacle de l’homme debout, qui renonce, sans retour, à la forêt de ses aïeux pour fouler en conquérant les vallées et les plaines, y installer l’abri d’une demeure, aussitôt que de sa dramatique confrontation avec le monde commenceront de sortir les premières interrogations et les premières réponses, le phénomène des phénomènes, l’entrée en scène de l’homme pensant sera définitivement inauguré. Le grand dialogue va donc s’instituer de l’homme avec lui-même, pour des enchaînements de sensations, de pensées et de toutes activités corrélatives qui constitueront la trame de nouveaux passages à des accroissements nouveaux. Les transmissions héréditaires des caractères acquis et, par là, d’une puissance évolutive en voie de développements, ne connaissant point de relâche, l’homme se complétera, s’achèvera, sans cesse, en des rencontres d’inconscience et de conscience mêlées. Pour quels effets d’avenir ?

C’est à ce moment que la paléontologie comparée, après avoir reconstitué la généalogie de l’homme, pièces fossiles en main, pour lui ouvrir les champs d’une évolution continue, le livre à la proto-histoire avec les primitifs aèdes, plus tard accompagnée de l’annaliste hasardeux qui sera peut-être un érudit timoré, peut-être un observateur inattentif, un imaginatif, un poète, peut-être un scribe consciencieux, capable seulement d’aligner des légendes de toutes provenances, sans traces d’esprit critique, en attendant que vienne l’heure du « penseur » digne de « penser ».

De ce point de vue, tous livres sacrés, d’interprétations imaginatives, seront les sources capitales de la préhistoire, à la seule condition qu’on veuille bien les tenir pour ce qu’ils sont : les consignations des premiers sursauts d’émotivités humaines au spectacle des mouvements cosmiques dont il nous importe dès le premier jour, de découvrir les rapports pour nous y conformer. Les premières réactions de nos sensations au contact du monde extérieur se trouvent ainsi d’un prix incomparable pour notre compréhension de nous-mêmes, parce qu’elles nous fournissent l’authentique témoignage des originelles connaissances et méconnaissances où durent s’engager les premiers humains, jusqu’aux éventuels processus d’observations vérifiées que les siècles ont charge de fournir.

Hélas ! L’événement nous montre que l’évolution des primitives méconnaissances doit d’abord s’achever, au cours des âges, avant que les premiers états de compréhension positive puissent s’insinuer dans le substratum compact de l’inconnu. Alors, qu’arrive-t-il ? C’est que les simplicités imaginatives, fortes d’un texte révéré dont la juste critique se dérobe, s’attachent éperdument à la lettre trompeuse, comme au seul instrument de salut. Si bien que l’alternative à laquelle on prétend nous réduire est de vivre les conceptions d’un temps ou l’homme ne pouvait concevoir que d’imagination, sans tenir compte des connaissances positives et des généralisations qui s’ensuivent.

Notre Bible nous présente l’homme dans une schématique fixité d’organisme, avec des réactions mentales de fortune d’où toute idée de culture, ou même de la plus simple éducation mentale, est bannie. Point d’autre activité intellectuelle que ce qu’il en faut pour obéir sous peine de châtiment. D’un développement d’intelligence, avec des résultats d’achèvement individuel et social, pas trace d’une notion. Ni progrès entrevu, ni même simple mise en chemin pour des destinées qui nous feraient passer de l’état originel aux achèvements de la connaissance, représentée comme une faute. Nulle doctrine d’une civilisation à attendre de ce chaos — pas même une apparence. Sans l’heureux manquement qui les mit au labeur, les fils d’Adam se trouvaient exclus d’un devenir. Qu’eussent-ils fait de leur jardin qui n’avait pas même besoin d’être cultivé ? Le délit étant d’avoir voulu connaître, nulle autre ressource pour nos pères que de s’enfoncer dans l’ignorance native et de s’y figer.

Puisque le procès de l’intelligence, qui allait suivre, était de savoir si nous devions lui faire d’autant plus de confiance que ses erreurs peuvent être à tout moment rectifiées, le sort de l’homme fut décidé du jour où il s’abandonna aux activités de la puissance évolutive qui l’avait mis sur les deux pieds. De là ces incessantes luttes de grandeurs et de défaillances confondues qui nous ont fait notre civilisation.


Notre « civilisation ».


Qu’est-ce que notre civilisation ?[1] Le mot nous apparaît surtout comme la contre-épreuve d’un temps de vie primitive que nous sommes très fiers d’avoir dépassé. En des successions de phénomènes qui nous échappent nécessairement, ce passage d’insensibles transitions fut d’une inappréciable durée, tant par l’impossibilité de fixer le point de départ que par l’impossibilité de concevoir un point d’arrivée. C’est cette double circonstance qui fait que chacun en parle si fort à son aise, et que nul, en cette matière, n’est en état de faire autorité. Le phénomène biologique est, cependant, au-dessus de toute contestation, et puisque le Cosmos n’est qu’un enchaînement d’activités continues, nous ne pouvons nous étonner que de l’amibe à Newton la coordination s’impose et se dérobe en même temps.

Il n’en subsiste pas moins que des moments de ce passage peuvent s’opposer pour des comparaisons suggestives, et s’il est un point notable entre tous, après l’apparition de la vie, c’est bien celui où une lente succession d’évolutions mentales en vient à marquer un état général de sensibilité qui fait rétrospectivement contraste avec les humbles débuts d’une ébauche d’existence que trop de signes subsistants ne nous permettent pas de négliger. Sous le nom imprécis de « civilisation », nous désignons l’ensemble des phénomènes conjugués en des formes nouvelles d’accroissement vital, portant l’homme, par des complexités infinies, à des glorifications de lui-même et des phénomènes sociaux dont il se trouve procéder.

Jadis, l’hôtel de Rambouillet avait essayé d’une dénomination de cet achèvement, et la fameuse Arthénice avait obtenu du « salon bleu » un vote formel en faveur d’une naturalisation française du verbe « débrutaliser ». L’affaire n’alla pas plus loin. Le mot expira avant d’être né. J’en prends acte parce que l’idée demeurait juste, et qu’elle fut reprise plus tard, avec le mot de civilisation[2], quand s’imposa l’expression d’un achèvement de l’homme social vers qui s’efforcer. L’adoucissement des brutalités organiques constitue, sans aucun doute, un aspect général des formes synthétiques de l’évolution générale où notre espèce est engagée. Il semble bien que l’assentiment populaire, dont Vaugelas lui-même reconnaissait la souveraineté, fut justement refusé aux « débrutalisations » des aspérités sociales d’une vie insuffisamment policée. Ce dernier mot, comme celui de civilisation, implique l’idée d’une cité où le rapprochement des hommes les polit, au contact les uns des autres, les civilise, en des adoucissements d’activités sociales faisant apparaître un homme nouveau d’apparence, et de fond. Il nous suffira donc de tenir la civilisation pour un achèvement organique de l’espèce humaine, déterminé non seulement par des atténuations des rudesses primitives, mais encore par les oscillations de l’égoïsme conservateur et de l’altruisme retardataire.

Altruisme, charité, solidarité, des mots que nous prodiguons, en fusées d’idéalisme, à tous les vents contraires, comme fait notre semeuse officielle dont le sort est plutôt de faire gerbe de feux follets que d’enraciner la semence aux champs des activités humanitaires. L’heure semble venue d’en raisonner. L’égoïsme, principe conservateur de la vie, n’a d’achèvement profond que dans la survenue d’un altruisme, d’apparence contradictoire, dont l’effet est d’évoquer en nous une réaction de désintéressement. Par là se fonde la sociabilité d’existences organiquement opposées, en qui l’interdépendance des enchaînements cosmiques commande fatalement une infrangible solidarité. Amorce vulgaire d’un idéalisme grossier entre la crainte de l’enfer et l’appât du paradis, ou noblesse d’un idéal au-dessus des rémunérations — nous y chercherons le couronnement d’un état supérieur de nous-mêmes où se rejoignent toutes évolutions du connu et de l’inconnu, dans la sensation d’un moment dont l’abnégation peut être la cime.

L’individu y doit-il rencontrer le « bonheur » ? Cela dépendra de son interprétation personnelle de lui-même. « Le bonheur, remarque Cabanis, consiste dans le développement de l’individu. » Il est vrai. La civilisation, pourtant, n’est pas et ne peut pas être une entreprise de bonheur universel. En développant l’homme dans ses plus hautes directions, elle accroît la qualité de son bonheur personnel lié à celui des autres, en même temps qu’elle fournit à chacun un surcroît de moyens dont il saura ou ne saura pas profiter.

La personnalité s’insère ainsi, à toute heure, dans l’immense coordination des complexités, connues et inconnues, du monde en éternel devenir, où l’abnégation du Moi qui l’élève au-dessus de la foule, le magnifie au plus vif de son apogée.

Que dire des répercussions de nos actes sur autrui et sur nous-mêmes ? Au moment de choisir entre son Moi et l’autre, chacun prononce d’abord sur lui-même, et d’une façon plus décisive et plus durable à la fois. Que l’égoïsme ou l’altruisme fasse pencher la balance, le mouvement d’entr’aide aura marqué son passage en quelque façon. Si « l’habitude » de Lamarck aboutit, par une gymnastique appropriée, à un renforcement du processus évolutif, notre activité d’altruisme nous assurera des renouvellements d’énergie pour un meilleur développement de nous-mêmes, fatalement destiné à retentir sur autrui. Nous nous serons ainsi faits meilleurs, et, partant, plus proches de tous, quand nous aurons élevé, renforcé l’activité de notre évolution d’altruisme en laquelle se concilient l’intérêt personnel et l’intérêt de nos compagnons d’humanité. Mieux encore, l’achèvement nouveau retentira, par l’hérédité, sur notre descendance, et se propagera, par les voies de l’exemple, dans l’ambiance humaine dont les puissances d’achèvement seront ainsi régénérées.

Au lieu donc que notre action individuelle s’éteigne avec l’accomplissement organique de notre activité, nous la verrons se répandre au delà de nous-mêmes, selon les poussées naturelles de toutes correspondances d’évolutions coordonnées. Nous aurons ainsi réalisé l’accord suprême du Cosmos et de l’individu qui ne peut s’isoler subjectivement des complexités dont il est le produit, que pour y reprendre une place plus haute dans les incessantes rencontres des activités élémentaires d’un tout illimité. C’est que la vie crée des complexes de divergences momentanées que la mort, en ses mutations de renouvellement éternel, doit ramener aux conjugaisons supérieures dont le défaire et le refaire marquent les rythmes de l’universelle énergie.

La naissance, la vie, la mort sont des continuations, ai-je dit, des continuations de continuations sans commencement, sans fin, sans arrêt ni suspens. Comme le projectile au sortir du canon, l’organisme, lancé dans les complexités de forces irrésistibles, emporte nécessairement avec lui (sous forme d’impulsions héréditaires où l’atavisme et l’évolution ont leur part respective), des sommes de vitesses acquises diversement combinées, où la loi veut que l’égoïsme et l’altruisme s’opposent pour se concilier.

La métaphysique n’a su que figer cette divergence passagère dans l’enfer et le paradis, c’est-à-dire en d’autres vies que la vie, en des vies imaginatives qui sont une proclamation d’immobilité. Par les rythmes d’oppositions et d’accommodations qui sont la loi de l’univers, puisque l’évolution nous conduit à des manifestations de l’harmonie profonde de partout et de toujours, quel incomparable privilège est le nôtre de nous sentir les ouvriers d’un achèvement cosmique de nous-mêmes, où nous apportons le plus beau de notre effort, où nous réalisons le plus intense de nos aspirations.

Précisément parce qu’il s’agit du plus noble accomplissement de notre destinée, l’ignorance, d’imagination prime-sautière, se croit trop aisément quitte envers l’action par des prédications machinalement distribuées et reçues comme mots de passe aux providentiels guichets. La primitive culture ne va guère au delà d’une ingestion de mots, et la tentation de s’en contenter est trop grande pour que la moyenne des consciences obscures n’ait pas hâte d’en clamer sa satisfaction. J’ai écrit, il y a bien longtemps, que si les hommes qui font profession de christianisme s’avisaient de pratiquer leur propre doctrine, il n’y aurait pas de question sociale[3]. Tout le monde le sait, tout le monde le voit, personne ne propose de commencer. Ironie suprême ! Ce sont les cérémonies cultuelles qu’on dénomme « actes de foi, auto-da-fé ». Il y a des hommes pour qui les épreuves de la vie pourraient susciter des ambitions plus hautes. C’est pour ceux-là que j’écris. Et ceux-là, peut-être, quand je leur propose d’apporter leur part de collaboration à l’œuvre grandiose, n’allégueront sûrement pas qu’ils s’en trouvent diminués.

Quelle part nos émotivités religieuses peuvent-elles avoir dans les formations, dans les développements de notre civilisation ? Une part capitale, sans possibilité d’un doute, aussitôt que l’évolution du pithécanthrope à l’humain caractérisé eut amené, sur les lèvres de nos lointains aïeux, les questions des pourquoi avant celles des comment. D’insérer à sa juste place, dans cette obscure série, l’homme de la Chapelle-aux-Saints, par exemple, je n’en fais point mon affaire. Je vois un premier bond du sous-homme du Trinil, dont les sonorités vocales furent probablement des plus rudimentaires, jusqu’à l’homme commencé de Néanderthal et de la Chapelle-aux-Saints, dont la fortune peut-être fut d’inaugurer les premiers balbutiements de la parole articulée. Jusqu’à ce stage d’évolution, il ne paraît pas probable que l’émotivité religieuse se fût déjà manifestée[4]. Dès qu’elle se fit jour, ainsi que je l’ai dit, l’homme pensant apparut. Et comme l’impulsion de grégarité naît moins de sollicitations intellectuelles que de besoins organiques de conservation, ainsi que le prouve l’exemple des animaux, la première manifestation de conscience humaine trouvant nos aïeux grégarisés, le phénomène religieux dut se manifester, dans le groupement social, par un sursaut d’explosion émotive plutôt que dans l’individu, isolé de ses congénères, par de vagues particularités de raisonnement.

Une fois maîtresse des agglomérations, petites ou grandes, l’émotivité cultuelle (qui fut de rites avant de formules dogmatiques) suivit le cours des prodigieuses destinées qui l’ont conduite jusqu’aux grâces d’un Fénelon, jusqu’aux éclairs d’un Bossuet. Ce ne peut être ici le lieu de tracer quelques linéaments de cette histoire. Dès les premiers âges, le culte parut fatalement le premier et le dernier mot de toute la civilisation. L’autorité fut appelée du ciel avant que l’idée put venir de la demander à la terre, et comme l’apparition tardive d’un pouvoir civil allait susciter d’interminables conflits, l’humanité entra, dès ses premières activités, dans une succession de tragédies au plus vif desquelles nous nous débattons encore présentement.

Il ne peut être question de reconstituer les précisions d’annales perdues. Cependant, jusque dans les temps modernes, l’Asie, traditionnellement conservatrice des émotivités primitives, n’a cessé de nous offrir des spectacles de mentalités religieuses renouvelés des âges disparus. C’est ce qui a fait dire à Gobineau que « tout ce que nous pensons et toutes les manières dont nous pensons, ont leur origine en Asie »[5]. Si l’éminent observateur entend par là que l’homme pensant s’est formé et développé d’abord dans les débordements du soleil, je ne le contesterai point. En ce sens, l’Asie serait mère des généralisations primitives, antérieures à toutes formes d’analyse, c’est-à-dire des premiers élans de l’intelligence humaine vers l’inconnu.

Cependant, où qu’ils aient apparu, les hommes, en des simultanéités de conditions parallèles, ont évolué selon les mêmes lignes de direction, avec des temps d’arrêt, ou même de régression, rythmiquement commandés par les heurts de leurs insuffisances. L’Asie, qui a depuis longtemps épuisé la succession des rêves les plus subtils, n’a pu encore franchir l’abîme de la thèse imaginative à la positivité d’expérimentation. Les manifestations de religiosité y sont donc démeurées toujours singulièrement actives, comme aux premiers âges de l’humanité. Nous y gagnons d’y pouvoir observer de près le libre jaillissement du phénomène religieux dans l’ingénuité de ses manifestations originelles, et de nous familiariser ainsi avec des spectacles où la distance des temps ne nous laisse découvrir des réalités historiques que sous l’aspect d’événements fabuleux.

Lisez donc dans Gobineau l’histoire merveilleuse du babysme, réforme avortée de l’Islam, qui, de nos jours (de 1854 à 1859), en Perse, fit dérouler sous nos yeux des aventures de sang où s’emporta follement la simplicité orientale, en réprobation d’un clergé corrompu. Comment naissent les religions, en quelles formes de paroles et d’actions elles peuvent emmener au combat de grands cœurs saignants de la misère humaine, vous le verrez au vif dans cette histoire, et vous comprendrez mieux en quelles tourmentes de gestes et de pensées nos doctrines d’imagination s’adaptent, bien ou mal, aux explosions d’émotivités populaires provoquées par le choc des paroles sublimes et des insuffisantes réalisations.

Ainsi qu’il arriva pour le christianisme où le corps de doctrine résulta des interprétations que les conciles ajoutèrent à l’empirisme évangélique, les formules métaphysiques du babysme ne virent le jour qu’après l’événement. Le prophète, dénommé « le Bâb », c’est-à-dire « la Porte » (l’accès à la Divinité), rédigea ses pensées dans les deux années d’emprisonnement qui précédèrent son supplice[6], quand de terribles batailles s’étaient depuis longtemps succédé. Je ne m’arrête pas à l’exposition de Gobineau. On ne pourrait pas croire que tant de noble sang fut si profusément versé pour ou contre la sainteté du nombre 19. Il ne peut y avoir, en cette affaire, ni plus ni moins de raison que dans les persécutions de nos anti-trinitaires, en l’honneur du nombre 3. Toute doctrine d’imagination en vaut une autre. La thèse n’a pas d’importance. L’Hindou meurt en criant : « Aoum », moyennant quoi il est sauvé. Est-ce donc sur la qualité du son qu’il faudra disputer ?

Dans toutes les polémiques dont nous parle Gobineau, je ne vois que débats sur la démoralisation du clergé musulman[7] et même, pour tout dire, l’auteur, champion du christianisme, n’est pas très doux pour les chrétiens persans. En tout cas, point d’autres textes que des versets du Coran. D’une doctrine babyste, rien encore. Cela n’en suffit pas moins pour déchaîner la plus terrible tragédie autour de ce nom magique, le Bâb, de qui le principal mérite était d’annoncer, comme le Nazaréen, autre chose que ce qui était.

Je n’ai point à mettre en scène ici le prophète énigmatique que la plupart des chefs du mouvement n’avaient jamais vu, ni même à dresser la figure de l’admirable héroïne ( « Consolation des yeux » ) qui fut dûment brûlée, comme notre Jeanne d’Arc, pour sa fidélité à son Dieu. Hors du décor des circonstances extérieures, plus réduite sera l’action de l’inspirateur, plus belle se trouvera la leçon venue de ces nobles âmes se ruant à des supplices sans nom, pour un idéal de grandeur surhumaine qu’elles n’ont pas même le souci de formuler.

Inutile de décrire les combats des Babys, pas même la prise de leur château-fort. Il suffit de la scène finale pour caractériser le mouvement. Le Bâb est enchaîné avec ses deux disciples et promené par la ville, carcan au col, toute une journée, pour y recevoir de la foule tous les outrages et tous les coups. On proclame qu’interrogé sur ses doctrines (nul ne pourrait dire lesquelles), il les a reniées. Sous le bâton, l’un de ses disciples le renie vraiment, et lui crache au visage. Le Maître résiste à toutes les épreuves, et les deux victimes restantes sont suspendues par une corde aux remparts pour être fusillés à la vue de la foule en délire. Le peloton d’exécution est composé de chrétiens, parce qu’on n’est pas sûr des musulmans. Le disciple est tué du coup. Le Bâb, ne reçoit aucune blessure. Mais la corde qui le soutient est coupée par une balle. Il tombe sur ses pieds, et se réfugie dans un corps de garde voisin, où il est tué à coups de sabre. S’il s’était porté au-devant des soldats pour attester le miracle, nous dit Gobineau, toute la ville de Tabris était à lui. Ô fortune des destinées !

Le lendemain, le disciple qui avait renié son maître revenait s’offrir aux bourreaux. Il ne restait plus qu’à en finir avec les prisonniers, hommes, femmes, enfants, qui n’avaient pas craint d’attester leur croyance. Les ministres se partagèrent les captifs afin de pouvoir témoigner de leur fidélité à l’Islam par le raffinement des supplices qu’ils sauraient inventer. Les simples fonctionnaires firent taillader quiconque leur échut. Le grand écuyer fit ferrer les siens aux pieds et aux mains pour les faire courir en les déchirant à coups de fouet. « On vit alors, on vit ce jour-là, dans les rues et les bazars de Téhéran, écrit Gobineau, un spectacle que la population semble devoir n’oublier jamais. Quand la conversation, encore aujourd’hui, se met sur cette matière, on peut juger de l’admiration horrible que la foule éprouva et que les années n’ont pas diminuée. On vit s’avancer, entre les bourreaux, des enfants et des femmes, les chairs ouvertes sur tout le corps, avec des mèches allumées flambantes, fichées dans les blessures. On traînait les victimes par des cordes, et on les faisait marcher à coups de fouet. Enfants et femmes s’avançaient en chantant un verset qui dit : « En vérité, nous venons de Dieu et nous retournons à lui »…

Je ne m’arrête pas au tableau du supplice final. « La nuit tomba sur un amas de chairs informes. Les têtes étaient attachées en paquets au poteau de justice, et les chiens des faubourgs se dirigeaient par troupes de ce côté. »

De tels spectacles, au cœur des temps modernes, ne manifestent-ils donc pas quelque chose de plus qu’un vulgaire attachement à une doctrine informulée de théologie. Le plus haut élan d’une aspiration d’idéalisme au delà des forces humaines, en vue d’un achèvement moral du for intérieur dont l’évocation paraît si redoutable aux Puissances de fait.

Dans ces mêmes conditions avait surgi le christianisme, trop tôt défiguré par son triomphe. Après les horreurs du cirque romain, les massacres d’hérétiques par la postérité des victimes. Rôles trop tôt retournés. Le dernier auto-da-fé, en Espagne, est de 1823. Le babysme, d’hier. Et s’il se voit assez que les religions, diverses, et même contradictoires, réclament un rôle capital dans l’origine et les développements des civilisations, comment nous expliquer l’affreux accouplement des plus hautes pensées et des plus bas dévergondages d’humaine barbarie ? Considéré comme phénomène cosmique, l’homme doit subir l’épreuve de sa propre faculté d’analyse, ne fût-ce que pour les vues plus ou moins chanceuses d’un meilleur avenir à réaliser sous le nom d’une civilisation.

Sommes-nous donc bien sûrs que l’homme « civilisé » soit si différent du sauvage ? Que de ressemblances en des formes d’activités différentes, ou même opposées, comme c’est le cas du sauvage en comparaison des anthropoïdes et de toute la série animée dont il est le produit ! Des oscillations de toutes amplitudes rappellent les filiations fondamentales auxquelles nul ne peut échapper. Le bon anthropophage papou attend des mouvements de douceur qui sont décidément en retard. Il y aura, peut-être, pour de longs temps encore, du papou dans notre « civilisé ».

Je n’ai point caché que les paroles qui accompagnent l’acte humain et semblent le déterminer, nous offrent trop souvent l’appât d’un déguisement de nous-mêmes aux tentations duquel nous avons bientôt fait de céder, sans comprendre ce qu’il rejaillit sur notre personnage de la sévérité de nos jugements sur autrui. Il n’est pas certain que le code non écrit des « convenances sociales », où il entre tant de feintes, et même d’hypocrisies, ne soit pas le plus sûr fondement de l’ordre dans nos « civilisations ». Il est d’une assez belle virtuosité de substituer empiriquement une sociabilité de formes aux extrêmes rigueurs du fond. Nous sommes le point de rencontre des aspirations passées et présentes, en préparation d’un avenir où la grandeur du rêve nous illusionne somptueusement sur les faiblesses de nos activités positives. Le rêve, agile, s’élance sans efforts. La pensée, difficilement conquise, reste alourdie de labeur. Le rêve, sans scrupules, justifiera toute violence chez les bourreaux du Bâb, comme chez Caïphe, comme chez Torquemada. Sentir, sinon penser, dans la primitive méconnaissance du monde, par l’illusoire prestige du passé et l’imaginative construction de l’avenir pour échapper à l’appel des positivités pressantes, c’est le commun de nos vies « civilisées ».

L’activité purement religieuse compte surtout, en cette affaire, au titre d’un mouvement spontané de l’organisme humain pour décréter le monde au lieu de l’interroger. Mais il faut que le jour vienne où l’évolution mentale manifestera des exigences de connaître auxquelles l’expérience seule pourra donner satisfaction. Jusque-la, il n’y avait encore qu’un état confus de mentalité effrénée, en attendant un effort progressif d’évolution coordonnée. Supposez même que la « Révélation », comme elle l’annonce, fournisse une réponse absolument adéquate aux premières questions de l’humanité : le mot de « civilisation » n’aura pas de sens. Si l’homme sait, d’origine, tout ce qu’il peut et doit savoir — l’expérience devant correspondre avec la doctrine sur tous les points — c’est le stationnement qui prend la place de l’évolution. Toute l’histoire humaine en serait changée, sinon même anéantie.

La sanglante aventure du babysme, comme du christianisme lui-même, prend naturellement sa place historique dans les développements de l’émotivité religieuse considérée comme facteur de « civilisation ». À quelles sauvageries eussent pu se laisser emporter, à leur tour, les victimes mêmes du babysme, marchant derrière un Mahomet ? Pour que le christianisme se risque à vanter sa douceur, il lui faut un singulier oubli de ses annales. Je n’entends mettre ici aucune religion particulière en cause. Si la civilisation est vraiment d’une mansuétude accrue, les faits proclament assez haut les violences de l’esprit d’absolu en regard de l’universelle tolérance, commandée par les âpres labeurs de la vie péniblement civilisée.

Je vous entends bien, dira le mystique, mais il y a religion et religion. Sur quoi le chrétien de m’expliquer que c’est son Dieu particulier qui a voulu « la civilisation ». Hélas ! que ne l’a-t-il réalisée ? Ozanam, dans son Histoire de la civilisation au cinquième siècle, entreprendra de vous démontrer que son christianisme est la civilisation même, comme si toutes les civilisations antérieures étaient non avenues. Ne vois-je pas Gobineau lui-même, qui fait profession de christianisme, proclamer que l’Islam n’est qu’une branche de la culture chrétienne, et qu’il n’y a pas de plus belle religion ? Ainsi parlera de l’hellénisme l’Hellène des âges où il n’est pas certain qu’il y eut un Hellène croyant. Ainsi du Brahmane avant Çakya-Mouni. Ainsi de tous autres. La vérité serait-elle qu’il y a, au plus profond de l’être, autant de religions que d’individus ? Des doctrines communes qui n’ont qu’une valeur de verbalisme conventionnel, chacun en prend et en laisse à sa guise pour composer ce qui convient au gouvernement de sa propre vie, tel qu’il juge pouvoir la pratiquer verbalement. C’est cette quintessence d’empirisme et d’idéalisme, mêlés dans des proportions variables d’intelligence et de volonté, dont chacun compose le dire et le faire de ses journées.

À titre de commun étai, l’armature morale de la doctrine religieuse n’en sera pas moins publiquement établie, mais il faudra, dans le for intérieur, trop retrancher de l’absolu divin pour l’accommodation intime de nos relativités. Ce n’est pas d’une telle méthode que peut venir l’élan de civilisation qui nous porte, au contraire, à extérioriser tout retentissement organique des connaissances positives pour en composer le meilleur, le plus beau, le plus haut de l’être en perpétuel développement d’avenir. La religion est un essai de personnalisation de l’idéal qui s’ébranle et fléchit sous l’effort des connaissances positives, fondement des énergies de la civilisation expérimentale, c’est-à-dire d’une vie sociale en activité de perfectionnement. Dans la mesure où le permettra la culture intellectuelle, avec les conflits des émotivités anciennes et nouvelles, les phénomènes contradictoires de l’homme pourront longtemps subsister en des formes de douleurs et de joies qui sont les pôles de la vie humaine.

L’évolution générale, composition des évolutions particulières, fait la civilisation positive aussi bien par l’interdépendance que par les oppositions des évolutions individuelles. Jusqu’aux jours de l’expérimentation, métaphysique et théologie ont réussi à garder officiellement en main la clef de tous les problèmes. L’heure est venue, cependant, de se demander si les multiples états de « l’homme divers » ne révèlent pas des successions de processus où se développent des formations coordonnées. C’est la vue dite de l’évolution, aux termes de laquelle il n’y a dans le monde qu’un écoulement d’activités continues, dont les moments constituent ce que nous appelons les phénomènes — qui s’impliquent et s’expliquent mutuellement.

Au lieu donc de nous demander si tel ou tel peuple peut être, ou non, inclus dans les cadres magiques de l’entité « civilisation », au lieu de nous ébahir aux mélanges incohérents d’idéalisme et d’atavisme barbares qui caractérisent tels peuples en tels temps de leur histoire, nous n’aurions qu’à prendre acte du mouvement d’universelle évolution qui emporte rythmiquement le monde, et, avec lui, l’homme passager, aux rencontres des primitivités héréditaires et des aspirations d’une idéologie plus ou moins positivement fondée.

La civilisation représente une évolution organique de l’humanité socialisée, voilà toute l’affaire, en un mot contre lequel aucune métaphysique ne pourra prévaloir. Autant les Bonald et les Guizot s’embrouillent aux déchets d’interprétations surannées en vue d’accommoder aux légendes bibliques des parties d’expérience moderne dont ils ne peuvent se déprendre, autant ce que nous avons constaté du phénomène humain nous contraint de prendre acte des évolutions incessantes de l’homme de tous les temps.

Au spectacle des évolutions organiques, nos abbés de la métaphysique demeurent cois, sans explications. Non qu’ils soient particulièrement troublés par le phénomène de telle ou telle évolution, comme celle de l’organe visuel, par exemple, dont ils se tirent par un tour de finalisme à la portée de toute ignorance[8]. C’est l’évolution cérébrale devant laquelle ils ont reculé par anticipation — après avoir créé, pour les besoins de la fonction cogitative, l’entité âme, immuable, qui ne peut s’accommoder aux faits de mutation. En revanche, dès que la prédominance mentale aura mis l’homme en voie de « civilisation », l’évolution psychique va devenir, avec toutes les corrélations inévitables[9], la clef authentique de son évolution positive. L’histoire, si incohérente qu’elle ait été et qu’elle soit trop souvent encore, nous montre, au cours des âges, l’homme en ascendance, selon des lignes d’évolutions déterminées par des efforts conscients de connaissance vérifiée.

Nous résumons ces annales en disant que l’homme passe, ou tend à passer, de la sauvagerie primitive à des compositions de règles plus ou moins heureusement ordonnées, constituant un ordre social, en vue d’un achèvement éventuel de vie policée, sauf retours offensifs des égoïsmes sans frein venus de la primitivité. Ce sont ces alternances rythmées d’élans vers le meilleur et de régressions dans le pire, que nous dénommons fièrement « civilisation » — désignant par là de hautes aspirations de structure incertaine, simultanément suivies d’heureuses conquêtes et de défaillances déguisées sous des mots trompeurs. Si l’on réfléchit qu’il s’agissait, d’abord, de passer de l’anthropophagie et de l’esclavage (encore subsistants en œrtains pays) aux douceurs du Bouddha, du Christ et de saint François d’Assise, on reconnaîtra que de notables résultats ont été obtenus. Nous tuons dans nos guerres un beaucoup plus grand nombre de nos semblables qu’autrefois, mais ce n’est pas pour les manger, pas même pour les vendre. Sous sa forme la plus grossière, l’esclavage fut aboli dans les pays américains de civilisation chrétienne, au prix d’une effroyable guerre civile qui, quatre années durant, fit couler le sang à flots.

Cependant, nous sommes encore très loin du Bouddha, et du Christ lui-même que nous célébrons sans passer, autrement que pour la forme, de la parole à l’action. Qu’en pouvons-nous conclure ? Que l’évolution grégaire, dite de vie civilisée, ne nous fait avancer que très lentement dans la voie ardue d’un moyen achèvement social dont le jour paraît encore démesurément éloigné. Nous progressons mentalement, sans aucun doute, après avoir erré, au hasard des rencontres, pendant des siècles innombrables. Il n’en est pas moins certain que le rythme de nos progrès a pour compensation un rythme de retours ou l’ancienne impulsion d’égoïsme atavique trouve de trop notables revanches. Hélas ! les moyens de multiplier le mal demeurent plus efficaces que ceux de répandre le bien. Ne nous étonnons pas que la loi de l’homme soit d’abuser et de se dilater dans l’abus, avant d’apprendre à se contenir, à s’ordonner.

Trop souvent la loi du moindre effort met elle un notable écart entre notre pensée profonde et les paroles de réalisation qui prétendent l’exprimer. Le trop facile afflux du verbe intempérant favorise à l’excès toutes faiblesses de caractère impliquant l’usage et l’abus des déguisements intéressés. C’est le vernis commun du mensonge social en permanence qui a plutôt fait d’abuser chacun sur lui-même que de donner le change à autrui. Voyez la distance des préceptes aux réalisations, sous la pompe des mots enchanteurs qui permettent toutes satisfactions verbales aux médiocrités de conscience par lesquelles s’impose, à l’importun réalisateur, cette « opinion compacte » de l’inertie générale, aux dépens de laquelle la satire d’Ibsen s’est si remarquablement exercée[10]. Un tacite concours de maquillages intéressés où l’éclat du verbe triomphe de réalités obscures : le secours des résistances communes y mettra le dernier sceau. La civilisation conventionnelle aura le pas sur l’autre, parce qu’elle sera plus bruyamment parlée. Où l’on voit que le mensonge des menteurs professionnels est peut-être d’effets moins redoutables que les déformations verbales des hommes véridiques qui se contentent d’un glacis de vérité.

De nos hyperboles de courtoisie universellement enseignées (ce dont je n’oserais me plaindre) aux développements de zèle ou de réprobation où s’exerce notre loquacité, c’est un afflux de simulations — proses ou poésies — dont la masse réagit sur l’esprit public aux dépens de l’aspiration profonde de probité. Dans un sourire d’ironie la Muse d’Hésiode nous annonçait jadis qu’elle savait parer le mensonge de vraisemblance et qu’elle était même capable, s’il venait à lui plaire, de dire la vérité. De nos jours, une jolie comédie de Labiche, le Misanthrope et l’Auvergnat, nous montre plaisamment les difficultés d’une existence d’où le mensonge serait banni. Agrandissez le cercle de la scène, et vous vous demanderez peut-être ce qu’il serait de notre « civilisation » si nous en écartions, de propos délibéré, toute feinte du parler.

Hélas ! de la duplicité courante à la fourberie caractérisée, le passage est glissant. Il n’est pas superflu d’en signaler les périls. Nous ne changerons pas l’humanité. Dans l’engourdissement des subconsciences, la promptitude des mots aux altérations de la pensée peut embellir l’aspect de nos civilisations. Elle n’en porte pas moins, par la culture des hypocrisies du moindre effort, un préjudice fondamental aux justes développements des sociétés humaines. Peut-être suffit-il de dénoncer le mal pour donner à l’élite la tentation de se grandir par des animations toujours croissantes de droiture et de sincérité. Une fragile espérance, à laquelle je ne voudrais pas renoncer.

Sans doute, on va disant que personne ne trompe personne. Dès qu’il y a réciprocité, tout le monde trompe tout le monde, pourrais-je répondre, puisque chacun s’entraîne inconsciemment à se tromper lui-même avant autrui. C’est bien là en effet le point douloureux de l’affaire. Nous en venons très vite à la parfaite indifférence des profondeurs du vrai, partout où nous serons sollicités par une évidence d’intérêt immédiat. Prendrons-nous pour exemple le champ illimité de l’imagination où l’hypothèse théologique se concrète en dogme par l’assentiment du plus grand nombre ? À l’appel des intérêts sociaux qui viennent se grouper autour du culte organisé, que de professions de foi s’empressent de répondre, qui sont de complaisance avérée. L’excuse du mensonge est toute prête : « Il faut bien faire comme tout le monde[11]. » On s’incline, sans chercher de trop près si l’on trouve en soi quelque protestation de conscience à sauver. On y a renoncé d’avance. Et l’on se trouve, ainsi, coupable envers soi-même, avant d’avoir fait tort à autrui.

Ayant commencé par ne pas connaître, nous inaugurons l’œuvre de la connaissance par les méconnaissances que nos efforts successifs seront de rectifier péniblement. Pour quelle chance de rencontrer la juste interprétation ? Et comment sera jugé cet effort au tribunal du nombre ? Plus l’effort demandera de labeur, plus s’en détournera la majorité, alourdie de nescience. La force de l’Église contre Galilée était de la foule aveugle et sourde qui n’avait cure de savoir. Que demandait-on du savant ? Un mensonge. Sous la menace du feu, il accepta de renier. Pour un temps, le mensonge avait triomphé. Eh bien, ce drame fameux dont on parle le moins possible parce qu’il en jaillit une fulgurance de vérité, c’est celui-là précisément qui se joue à toute heure au fond des consciences, quand une question de dogme est posée. Trop de gens ne savent pas. Trop de gens ne tiennent pas à savoir. D’errer avec la foule, il ne s’ensuit aucun dommage. Tout au contraire. La vérité paraît un piège quand les puissances lui sont ennemies. Quelle plus claire invitation à se familiariser avec les feintes profitables ?

En quelque forme que ce soit, le drame humain ne peut être détourné de son cours. Cette foule défaillante qui s’arroge le droit de régir le Cosmos, dont les démentis ne l’embarrassent guère, qu’en pourrons-nous attendre, pour les développements de la pensée, dans l’ordre social d’une civilisation idéalisée ? Nos neveux le sauront peut-être. Pour beaucoup de raisons je ne me laisserai pas aller aux risques des prophéties. J’ai déjà dit que par ce mot la foule, j’entends les hommes de toute culture et de tout rang qui se contentent, comme c’est le cas du plus grand nombre, de l’état de mentalité, et surtout d’émotivité, des moindres. D’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient, comment ne seraient-ils pas d’abord en proie aux communes duperies du verbalisme auquel ils se sont donnés ? Beaucoup d’entre eux ne se plaisent-ils pas à réclamer emphatiquement tant de vertus, accompagnées de tant de pompes, qu’il ne leur reste plus de temps pour les pratiquer ?

Comprend-on maintenant le malheur dont notre belle civilisation verbale souffre si cruellement, en dépit d’intentions parfois excellentes ? Nous pensons le bien, nous paradons le mieux, et nous faisons le mal, même le bien parfois, d’un cœur également léger. Ne nous étonnons pas qu’on cite indifféremment, de nos civilisations, des beautés et des laideurs qui les font en même temps dignes de louanges et de réprobations.

Que ne suffit-il de chanter cette « civilisation » pour lui faire produire ses effets, alors surtout que nous la voyons rythmiquement coupée de paix et de guerres que nous célébrons tour à tour d’un même zèle : les unes aggravant, chaque jour, nos moyens de détruire, les autres ne se lassant pas de célébrer l’apaisement de nos fureurs ? Une obscure mêlée de connaissances droites ou faussées, d’aberrations hardies et de timides oscillations du doute à la vérité, d’anticipations déçues ou dépassées, de volontés et de défaillances, de dominations et de lâchetés, d’idéalisme hasardeux et d’intérêts pressants, de raison laborieuse et de passions désordonnées, sans autre issue qu’un consensus général d’insuffisances pour des solutions médiocres qui nous incitent simultanément à célébrer nos grandeurs et à vivre d’infimités. C’est le miracle de notre « civilisation » où nous convie la fameuse lutte du bien et du mal contradictoirement instituée par la Puissance du bien absolu, qui n’a pu créer l’homme que pour la possession de relativités. Le fort et le faible de toutes formations de vie n’est-il pas de promettre plus qu’elles ne peuvent donner ? Perpétuelles espérances, perpétuelles déceptions ; dont il faut faire de l’espérance encore pour des chutes prochaines, suivies, peut-être de relèvements. Et, d’autre part, quelle médiocrité d’une vie où il n’y aurait aucune chance d’errer !

Nous sommes sauvés de ce risque par la nature des choses, en dépit des puérils dogmatismes qui prétendent posséder intuitivement le dernier mot de l’univers, et même nous l’inculquer de bon ou de mauvais gré. Par bonheur, leur « Révélation », proclamée « infaillible » se double, pour nous, d’une science « faillible », mais encore suffisamment sûre, qui alimente d’abondance les mouvements de notre évolution civilisée. Sans elle, nous en serions encore au Concile de Nicée. Hors du dogme, après l’épreuve de Galilée, il nous est permis de procéder de méconnaissances rectifiées en observations vérifiées, de nous assimiler des vérités relatives dont un empirisme raisonné peut dégager, dans l’acte, des valeurs de civilisation vécue. Il faudra seulement qu’aux activités de la connaissance s’ajoutent les directions d’une émotivité supérieure, née de l’effort organique lui-même, pour nous élever des concentrations égoïstes du « Moi » aux rafïînements de l’entr’aide, tandis que la « Révélation » prétendra inversement les conduire d’un verbalisme de charité au triomphe final de l’égoîsme paradisiaque – principe déterminant de toutes les actions d’une vie faussée.

Nous cherchons la beauté idéale, la justice, le bonheur, c’est-à-dire un au-delà de nos relativités d’un jour. Il est toujours facile de nous en promettre la somme totale pour une autre journée — à échéance sine die. On a remarqué que les enfants qui crient pour avoir la lune cessent de crier quand ils voient qu’on ne la leur donne pas. Alors, ils se contentent d’une moindre requête, qui leur permet, cette fois, d’obtenir satisfaction. Le cas des hommes faits n’est pas très différent. Ils réclament l’absolu, et ne l’obtiennent, en théorie, qu’à la condition d’en ajourner indéfiniment les félicités positives, ce qui revient à ne l’obtenir jamais. Au lieu de se perdre dans l’attente du miracle, l’homme capable de mettre à profit les outils de la connaissance pourra coordonner des sommes de vérités relatives qui exprimeront, au fur et à mesure de leurs réalisations, l’humanité pensante et agissante – suprême objet de notre civilisation.

« L’homme libre », avec ses erreurs inévitables, a-t-il mieux réussi dans l’entreprise d’une civilisation que les porte-paroles d’une idéologie d’absolu qui nous ont mis sous le joug écrasant des autocraties célestes ou planétaires ? Sous toutes réserves de modestie, je crois qu’on peut l’affirmer, bien que la présomption de l’homme, quand il a découvert qu’il pouvait contribuer à faire sa propre destinée, l’ait emporté jusqu’à confondre trop souvent sa relativité d’un jour avec l’universelle autorité du Cosmos divinisé à son profit.

Et pourtant, les plus fastueuses étiquettes de verbalisme ne conféreront point le privilège d’une personnalité durable, si l’homme qui se dit libre n’est pas en état de vivre sa liberté. Ne voyons-nous pas, bien souvent, des institutions d’identiques formules correspondre à des mœurs, à des états de mentalité très différents ?

Ce qui éclate de toutes parts, c’est que les institutions valent par leur mise en œuvre, selon les capacités intellectuelles et morales des individus. Cela paraît si naturel qu’on est étonné d’avoir à le dire. Mais tant de gens, et non des moindres, s’y sont laissé tromper que nous devons prendre acte de la méprise par laquelle on a cru de bonne foi que le progrès humain pouvait s’accomplir par décret.

En revanche, dans l’ordre de la civilisation parlée — dont je ne veux point médire outre mesure, puisqu’elle contribue, pour une part, à la formation d’une haute idéologie, d’assez notables résultats ont été obtenus. C’est la grande consolation des âges qui n’ont point donné ce qu’ils avaient promis, le refuge serein de tous les grands esprits, aussi bien que le fantôme heureux dont l’hallucination apaise l’agitation des faibles qui ont besoin d’espérer à tout prix. Des approximations mentales d’une civilisation doctrinale, vivifiée d’efforts qui ne sont pas toujours infructueux, les peuples font le plus beau de leur vie, à la condition, cependant, de l’entrecouper de retours héréditaires aux violences de l’antique sauvagerie. L’atavisme veut ce rythme, parce que l’hérédité des caractères innés devancera nécessairement, dans les profondeurs, celle des caractères acquis.

De tout cela nous sommes mis en demeure de nous accommoder, car nous ne changerons pas les lois des éléments. Je me permets donc d’inviter mes semblables à prendre leur parti de cette accommodation, comme faisait Voltaire, quand il écrivait : « Plus on pensera, moins les hommes seront malheureux. » N’avons-nous pas vu que penser, c’était reconnaître les mouvements des rapports des choses ? Et les rapports cosmiques une fois reconnus, qu’en faire, sinon s’y conformer ? Voltaire, prudent, n’a pas dit que nous en ferions du bonheur. Il nous a simplement fait entrevoir les chances d’être moins malheureux. Si j’osais enchérir sur Voltaire, je ne cacherai pas qu’une plus haute aspiration peut nous être permise, et que, par un progrès d’émotivités ordonnées, nous pouvons opposer à la bruyante vanité des existences perdues, l’orgueil d’une vie dépensée dans l’heureuse fortune d’un éclair de conscience justifiant, au passage, un moment d’éternité.

S’accommoder à l’expérience du monde, c’est-à-dire à sa destinée, pour y apporter la collaboration d’un effort solitaire, voilà ce qui demande des ressources de sensibilité et de volonté au-dessus du commum. Selon les directions et les degrés de l’évolution personnelle, le sens de la vie s’en trouvera déterminé, conformément, ou contradictoirement, aux lois de l’univers, maîtresses de la fortune humaine. Élever l’homme ou le rabaisser à l’extrême, n’est d’aucun avantage, quand le problème est simplement, pour chacun, de vivre dans l’harmonie de ses activités organiques dont l’inconscience lui permet l’heureux émoi d’une sensation de « libre arbitre » génératrice de la personnalité.

Implanté dans les cerveaux de l’Asie, le fatalisme primitif ignore les formations évolutives d’une conscience dans le déterminisme profond de laquelle s’insère l’effort d’une personnalité. Avant et après le jour d’une connaissance généralisée, c’est dans cet élan de libération que l’empirisme imaginatif cherchera la solution de l’énigme humaine. D’où le roman de « l’âme », à mi-chemin de l’organisme et de l’entité, pour la mise en valeur d’inévitables discordances, dont nous exigeons le retour en d’éternelles félicités. « Nous n’accusons que nos maux », observe judicieusement Vauvenargues, comme si nous était dû le bien que nous pouvons forger, pour nous-mêmes, de notre propre activité. Qui aura le cœur assez haut pour s’honorer d’une destinée à laquelle sa fortune insigne est de collaborer, acceptera fièrement cette quasi « création de soi-même par laquelle il se substitue, en partie, à l’antique Divinité ». Il passera, comme les Dieux même de l’homme ont passé. Prêt pour la vie, prêt pour la mort, il se sera montré digne de vivre, et, par là même, aura pleinement vécu.

Sainte-Beuve regrette que Saint-Évremond et Ninon, dans la correspondance de leur vieillesse, n’aient point senti le besoin d’échanger quelques illusions. La remarque n’est pas sans saveur. Pourquoi cependant se seraient-ils attachés à cette pensée si, tous comptes faits, leur sagesse s’était contentée d’une vie qui peut régler l’imagination, au lieu de s’y abandonner. J’en prendrais plutôt acte comme d’un accomplissement de deux hautes intelligences. Sans doute, il n’est pas, il ne peut pas être d’humain qui ne vive de fiction à ses heures, et n’y trouve parfois le plus beau de son existence. Délogés par l’observation, les fantômes, trop souvent, ne font que se déplacer. S’il se rencontre des esprits à qui suffisent les plaisirs de l’intelligence couronnés d’une flamme d’émotivité, pourquoi leur chercher querelle sur la qualité d’un enchantement qui n’est inférieur à nul autre ? Vivre d’imagination sera toujours plus facile que de réalités. Pascal ou Fénelon n’en auront pas moins leur juste place au soleil, sans que personne s’avise de le leur reprocher.

Cest un grand mal de vouloir, pour des organismes divers, l’unité de la fonction. La connaissance positive exige des labeurs dont la rémunération est à échéance incertaine. Heureux qui peut s’en contenter ! L’imagination prend son vol pour devancer les voies de l’évolution à venir, et, bien loin d’en médire, je me plairai à lui souhaiter la bienvenue, si, aidée de l’expérience, elle doit nous conduire, d’une façon acceptable, jusqu’aux échéances de la vie. La somme d’illusions qui s’attache aux détours de l’objectivité peut varier à l’infini. A travers les heurts de leur existence, je compte Saint-Évremond et Ninon parmi les personnages de l’histoire qui n’ont voulu mentir ni à autrui ni à eux-mêmes, tandis que je vois trop de gens se contenter d’illusions préparées en séries, pour des feintes de « convictions » utilitaires qui témoignent d’une médiocre élévation[12]. Si l’idée générale d’un développement de vie civilisée nous oblige à remonter jusqu’aux évolutions profondes de la sensibilité individuelle, il se comprend assez que tous les groupements ethniques y pourront fournir leurs traits particuliers. En effet, tous les concours de connaissances et d’émotivités apporteront leurs composantes à l’œuvre générale d’un accroissement d’intelligence qu’il ne faut point confondre avec le développement de notre mécanisme industriel qui ne fournit que des moyens. C’est une autre chose de construire une locomotive, et de savoir ou l’on veut aller.

Troublé de toutes les compétitions d’intérêts dans la paix et dans la guerre, avec tous accès de fièvre ou d’apathie pour de médiocres résultats au jour le jour, le phénomène de mentalité sociale évolutive n’en demeure pas moins l’une des plus hautes manifestations d’une humanité en travail d’avenir. Dans quelle mesure y contribuent initiatives autoritaires et formations délibérantes avec leurs communs accompagnements de succès et de défaillances, c’est un grave sujet à débattre. Constitution de l’autorité publique, garanties des droits de l’individu, on a probablement tout dit sur ces matières, sans que les résultats aient toujours répondu aux espérances qui n’ont jamais manqué. Peut-être le plus sage est-il de faire confiance aux moyennes

d’équilibre général qui se dégageront des oppositions d’abus. Rythmes de despotisme et d’anarchie se ressemblent par plus d’un côté. Si nous trouvons quelque jour une moyenne, nous ne pourrons manquer de nous en réjouir. Les « élites gouvernantes » ne nous ont pas toujours donné de très bons modèles. Je n’admire pas plus la Convention que « la Chambre introuvable », et je me défie même du gouvernement des « penseurs » depuis qu’Auguste Comte, s’instituant dictateur intellectuel, a commencé par interdire dogmatiquement les études expérimentales d’où les plus belles découvertes de la science moderne allaient sortir. Les religions, en quête d’unité, ne nous ont donné que des luttes d’hérésies. Enfin, la « démocratie », longtemps suprême espoir des peuples en mal de gouvernement, a déjà suscité, par son incoercible parlage et le trop manifeste amoindrissement des caractères, les réactions violentes des Soviets et du Fascisme, sans parler de ce qui peut être en voie de préparation.

De déceptions en déceptions, les Athéniens en étaient venus à résoudre le problème en confiant au hasard le soin de les gouverner. Ils élisaient les magistrats au sort, et ne s’en trouvèrent ni mieux ni plus mal que devant. Aujourd’hui je me demande si le progrès de la mentalité générale peut nous permettre d’espérer de nos moyennes majoritaires, en certains jours, des résultats meilleurs. Ne mesurons pas notre patience à la vivacité de nos aspirations.

La vérité est que, sous des noms divers, nous n’avons jamais été gouvernés que par des oligarchies d’intérêts décorés d’idéologie. Des forces et des faiblesses des oligarchies de démocratie, il y aurait beaucoup à dire. En deux mille ans, depuis Athènes, je ne vois pas qu’elles aient beaucoup changé. C’est un encouragement de penser que, selon des chances, la civilisation pourra trouver des chemins où nous accrocherons des étiquettes d’espérances aux pierres milliaires de l’éternité.

Quoi qu’il arrive, les conflits de majorités et de minorités demeureront la moelle de l’histoire humaine. « Toujours le moins est en guerre avec le plus, c’est la source des haines éternelles ». Ainsi parle Euripide, par l’organe de Créon, pour tous les temps qui furent et qui seront. Ce sera déjà beau que la « vie civilisée » adoucisse les formes de ces oppositions par une suite d’accommodations quotidiennes à l’inflexible destinée. Sachons bien seulement que la civilisation évolutive sera l’œuvre de notre propre effort, et qu’il faut être d’abord en état de se gouverner soi-même, pour réagir utilement sur le sort de la communauté. L’empirisme a besoin d’être idéalisé. L’idéalisme, rebelle au frein, doit apprendre à se maîtriser. Nous sommes de pauvres humains glorieux et douloureux de nos relativités.


La concurrence universelle.


Tout acte de grégarité est une composition de forces, une association d’intérêts, ou l’un et le tout ne s’étayent, ne s’entraident qu’à la condition de s’opposer. Il faut que chacun abandonne quelque chose de son indépendance[13] pour s’assurer la collaboration de l’ensemble en vue d’un but commun. Une cohésion sociale permanente est de nécessité pour tous développements. Dans les sociétés animales, la part des tropismes d’inconscience est demeurée trop forte pour que la part d’activité consciente du psychisme individuel puisse entrer en lutte avec l’irrésistible élan de la communauté en direction d’une même fin[14].

Dans l’humanité, innombrables sont les fins d’un psychisme complexe suscitant des groupes de forces diversement animées. D’où le besoin d’un renforcement de l’autorité directrice en opposition inévitable avec les écarts, sinon même trop souvent, avec l’exercice courant (je ne dis pas normal) des activités de l’individu.

La concurrence universelle n’en demeure pas moins, par ses compositions de forces, la loi de toutes les individuations du Cosmos. Des oppositions résulte le phénomène de la sélection naturelle, au profit du plus fort, si remarquablement mise en valeur par Darwin. Toute la question est de savoir si l’on ne peut pas opposer aux forces préjudiciables d’autres groupements de forces nous portant avantage. C’est dans cette direction que la culture individuelle doit s’appliquer à nous déprendre partiellement de nous-mêmes, en vue d’une constitution de puissances sociales au profit des faibles pour des accroissements de vie auxquels leur donne droit le fait de la naissance.

On ne me demandera point un tableau de la concurrence universelle. Le détail en serait trop affreux. Des organismes primaires jusqu’à l’homme accompli, la guerre sans merci, de toute heure, une indescriptible accumulation de cruautés qui font de la planète un immense champ de carnage, sans que jamais la tuerie puisse être un moment suspendue par le miracle d’un éclair d’apaisement. Voilà l’œuvre qu’on nous donne comme l’effet d’une toute-puissante Providence d’amour et de bonté. Et lorsque nous avons compris que les activités du monde sont sans charité humaine, et quand, enfin, la suggestion nous est venue que, pour obtenir un bénéfice d’adoucissement, il fallait le tirer de nous-mêmes, nous avons pompeusement clamé les paroles d’abnégation, non sans en ajourner le plus possible les effets d’application. Nous ne cessons de les prêcher dans nos temples, et vous verrez affluer les dons au profit de compagnies cultuelles dans l’attente égoïste d’un salut personnel. Mais le secours désintéressé, d’homme à homme, hors de toute publicité, pour combien comptera-t-il dans le bilan social de notre vie « civilisée » ?

Le malheur (ou le bonheur) est que l’habitude des carnages providentiels auxquels notre organisme nous condamne, nous a fait, dès l’enfance[15], une cuirasse d’insensibilité. Féroce, disons-nous le loup au regard du mouton. Il a faim, nous de même. De l’animal bêlant ne faisons-nous pas nous-mêmes usage, après l’avoir savamment apprêté ? Glissante jusqu’à la cruauté, la pente de l’insensibilité humaine. Pour victime, la bête d’abord, et puis l’homme animalisé par l’esclavage. Sur un fond comique de carnage éternel construire un asile humain de bonté, par la mise en œuvre des sensibilités émoussées aux contacts de la vie commune, combien plus malaisé que d’attendre du Cosmos, divinement personnifié, la bonté qu’il nous appartiendrait de réaliser en nous-mêmes, au lieu de l’appeler vainement des Dieux sourds.

La voie à parcourir est désespérément ardue, les moyens trop insuffisants, l’ardeur trop aisément découragée par tous appels de l’intérêt immédiat à tout prix. Les facilités d’évasions s’offrent de toutes parts. L’empirisme aveugle exige, avant tout, le maintien de ce qui est, et l’hérédité d’égoïsme fortifiera les appels d’altruisme intéressé à travers toutes suggestions d’idéologie. Cependant, il y a la famille, la famille humaine, le premier groupement du foyer où vont apparaître de puissants états de sensibilité. On sait que les familles animales en viennent à présenter toutes les variations de sensibilité dans les rapports des sexes et le souci de la progéniture. C’est au cœur de cette confusion de tout, qu’il se trouve des gens pour découvrir l’ordre supérieur d’un dessein de bonté.

L’évolution des sensibilités affectives amène le couple humain à des modes de développement familial qui s’étendront progressivement jusqu’aux familles voisines, jusqu’aux tribus, par les unions conjugales formant des liens d’altruisme auxquels l’homme le plus brutal ne pourra, tôt ou tard, se tenir de céder. Il faudra beaucoup de temps, sans doute, pour passer de cet altruisme élémentaire aux mouvements d’affectivité générale, à la noblesse des élans d’universelle charité. Mais nous avons vu que le temps n’est pas de compte dans les activités du Cosmos. Demandez-vous quelle durée fut nécessaire aux océans pour réduire en un sable impalpable les rochers et les dépôts marins sous l’action des tempêtes et des marées.

Je ne compterai pas les siècles nécessaires pour l’insensible évolution de l’automatisme familial en des aspirations d’entr’aide, étayées, selon les chances, d’un retour de réciprocité. La sensation d’une solidarité obscure s’illumina, sans doute, peu à peu du rayonnement d’une sentimentalité humaine manifestée en des coordinations d’altruisme, en des impulsions de dévouement déjà notables chez les animaux – tel le chien dans notre société.

Le jour où les élans d’un sacrifice pour autrui ont pris place dans les profondeurs de nos émotivités est celui d’où nous pouvons dater la naissance d’un état de « civilisation », c’est-à-dire d’un adoucissement de mœurs qui nous distinguera de plus en plus des sauvageries primitives d’où l’humanité grandissante est issue. Nous trouvons le dévouement chez la bête qui défend ses petits ou, même simplement, un compagnon d’existence. L’homme capable d’étendre le don de lui-même à ses confrères d’humanité, en attendant le jour d’une pitié générale des êtres, sort de pair, et inaugure dans le monde l’entrée en scène d’une vie policée. Et comme il ne peut aider autrui sans s’aider en même temps lui-même dans la recherche du meilleur emploi de sa vie, il s’ensuit un concours d’entr’aide encore rudimentaire dont l’idéalisme pourra noblement nous porter à travers les épreuves de la destinée.

C’est un grand pas d’avoir conçu la vie civilisée, de la dire, de la chanter. C’est un âpre labeur d’en réaliser la moindre partie. Quand nous avons commencé de dire, une vague résolution nous est venue de faire : mais trop tôt nous tenons-nous quittes d’avoir fait. L’intérêt égoïste, plus ou moins avoué, trouve trop aisément son compte à la parade des mots, pour ne pas profiter de nos faiblesses, à mi-chemin de l’inconscience et de la conscience aveuglée. Ainsi fleurit parmi nous la morale des préceptes les plus retentissants, en regard des actes communs, de la vie publique et privée, qui la désavouent. Ce sont bien des sectateurs de la religion d’amour qui brûlaient hier dogmatiquement leurs semblables pour cause d’hérésie, c’est-à-dire de dissentiment doctrinal. Ce sont bien des « fils du Christ » qui présidaient pieusement aux tortures de la question judiciaire ou du bûcher. Ce sont bien des fils du Christ qui sanctionnaient hier encore les cruautés de l’esclavage pratiquées par un peuple chrétien d’une culture intellectuelle et sentimentale affinée[16]. Sur la terre de France, les derniers serfs étaient serfs de moines, dénoncés par Voltaire, au mont Jura. Dogmatiquement figés dans le plus cruel atavisme d’enseignement d’Église, les protagonistes de la Révolution française, pour faire régner le bonheur sur la terre, ne trouvèrent rien de mieux que de remplacer le bûcher par la guillotine en permanence[17]. N’est-ce pas les hommes des temps historiques dont les retentissantes prédications de charité aboutissent surtout à des marchés cultuels en vue d’une récompense d’égoïsme après la mort ? N’est-ce pas l’homme, de tous les temps d’une « civilisation » progressive, qui aggrave les sauvageries croissantes de la guerre, où le plus clair du progrès social aboutit à développer sans mesure l’effusion du sang ?


L’individu et le complexe social.


On pourrait dire qu’il y a autant de « civilisations » que de peuples, chaque groupement social vivant, à sa mesure, les caractéristiques de pensée et d’action dont il se fait une doctrine d’existence. Cependant, les traits généraux du caractère humain emportent une communauté de développements qui réagissent les uns sur les autres, soit parmi les violences de la guerre, soit dans les accommodations de la paix, à l’appel d’un verbalisme d’idéal plié aux communes défaillances. Aussi, devons-nous prendre acte des grandes lignes directrices de l’évolution civilisée, avec ses inévitables retardements de la parole à l’action. En ce sens, l’échange des pensées, de quelque nom qu’on l’appelle — conversation, discussion, lecture, prédication, enseignement — nous apparaît comme le phénomène caractéristique par excellence de l’humanité sociale en évolution. Chacun de nous s’y applique avec ardeur, à tout moment, dans les formes de son intellectualité. Et si la qualité des procédures n’est pas toujours de premier choix, il n’en résulte pas moins un puissant effet d’ensemble, tant par la multiplication quotidienne de tous contacts que par la vertu, lentement croissante, d’une moyenne manifestation d’altruisme utilitaire. Il se pourrait même que ce fût là la pierre de touche de la « civilisation ».

Où serait la « civilisation », si nous ne la portions pas, si nous ne la formions pas en nous ? Qu’en faire si nous ne nous trouvions pas en état de nous la communiquer d’homme à homme en vue d’une évolution générale — complexité de l’évolution des individus ? Je ne crois pas qu’il y ait un phénomène plus remarquable dans le monde que cette interaction des intelligences l’une sur l’autre, aboutissant à des réciprocités de déterminations nouvelles, avec les activités qui en sont le résultat. Rien de moins qu’une synthèse d’évolutions coordonnées dont, par les notations de l’histoire, nous pouvons suivre les accomplissements. Quelle que soit la doctrine, la commune satisfaction de l’entr’aide serait le plus beau privilège de l’homme, s’il n’en avait trop souvent abusé pour violenter les convictions. Tel quel, c’est un assez beau spectacle que celui d’états d’émotivités qui se rencontrent pour se conjuguer.

Les animaux ne connaissent, pour la plupart, que des oppositions de sensibilités à résoudre par la loi du plus fort. Les humains, d’émotivités dispersives, aspirent à des conformités mentales qui ne s’obtiennent (en partie) qu’au prix des suprêmes tensions de volontés. Comme l’astre agit sur l’astre à d’énormes distances, comme l’aimant appelle le fer, les états de mentalité humaine se sollicitent partout et toujours pour des réalisations d’harmonies qu’ils n’atteindront jamais complètement. Par de simples émissions de sonorités chargées d’un sens conventionnel, l’individu agira sur la foule et la foule sur l’individu pour le règlement de mouvements sociaux à des fins d’accords ou de contradictions. Complexités d’interprétations hâtives et de penchants héréditaires où se fixer obtusément malgré les démentis de l’expérience, telles sont les dispositions originelles de chacun et de tous en vue d’obtenir, aux rencontres des chances, un équilibre provisoire de connaissances et de méconnaissances mêlées, dites de « sens commun ». On ne s’étonnera pas qu’en cet état d’entendement, le secours de « l’illusion » elle-même ne soit pas à dédaigner.

L’antique prééminence de l’autocratie militaire, jetant de tous côtés la crainte par l’éclat de ses armes, avait le décisif avantage de couper court à tous débats. Sa domination s’imposa par des pactes d’entr’aide oligarchique, en des temps de docilité populaire ou les plus simples problèmes d’équité sociale étaient décrétés d’anarchie. Mais nous en sommes venus, osons-nous dire, aux temps de la libération, d’une libération parlée, qui sera peut-être, quelque jour, une libération vécue. C’est la grande révolution qui, de l’homme gouverné, fera peut-être l’homme se gouvernant. Jusqu’ici, trop beau sujet de discours pour d’insuffisantes réalisations.

Volontaire ou non, la servitude ne peut pas être une école de liberté. L’homme de La Boétie se laisse asservir parce qu’il ne trouve pas, dans son ignorance de lui-même, les éléments d’une résolution[18]. Il ne se connaît pas, en un temps où Montaigne n’en est qu’à se chercher. Et quand il arrivera, quelque jour, à commencer de se connaître — le gouvernement de l’homme par l’homme exigeant la compréhension de soi-même et d’autrui — il lui sera demandé de réunir deux facultés qui paraissent s’exclure : l’art de céder (jusqu’à quel point ?) à des exigences d’incompréhension ; l’art de résister à d’incertaines chances de succès, pour vivre, au jour le jour, de la somme d’équivoque nécessaire aux confusions psychologiques de ceux qui doivent opiner d’une façon décisive, avec ou sans opinion.

Je me risque ici en de périlleux passages, mais je ne suis le courtisan d’aucun régime, et la critique me paraît la meilleure manifestation du zèle au service d’une idée. L’homme ne retournera pas au joug de ses anciens maîtres. Il n’y a plus de doute possible à cet égard. Peut-on dire, sans basse flatterie, qu’il soit capable de se gouverner lui-même ? C’est une question qui ne peut être résolue si simplement. De grands peuples ont tenté l’aventure, montrant la voie à l’avenir par les fautes mêmes où ils ont échoué. Loin de nous décourager, l’exemple nous porte à profiter des leçons de tous les temps. De si nobles efforts ne peuvent être perdus. Remonter à l’origine des défaillances pour en découvrir le remède, n’est-ce donc pas s’employer, par excellence, au service de l’humanité ?

Comment l’homme, par les développements ide sa pensée dans la connaissance du monde et de lui-même, peut-il agir sur ses contemporains et ceux qui les suivront, en vue des hautes réalisations sociales trop aisément escomptées de l’avenir ? C’est toute la question de l’évolution humaine, dont l’action organique peut être puissamment accélérée par les réactions de la connaissance positive sur les expériences du présent et du passé. La parole, l’écriture, l’imprimerie, toutes les facilités des moyens de communication mentale, ont singulièrement éclairci les premières données du problème, et l’auraient même résolu, peut-être, si le contact des intelligences suffisait à nous jeter dans l’action ordonnée. De l’effroyable tohu-bohu de discordances et d’harmonies avivées des passions du jour, comment peut-il résulter une apparence d’ordre rationnel, voilà ce qui pourrait nous induire à témoigner plus de surprise du bien conquis que du mal déchaîné.

L’autocratie est d’un exercice facile, sans contrôle, sans responsabilité publique, sans souci des résultats incohérents. La démocratie, qui prétend pourvoir aux développements sociaux de l’humanité, ne manquerait peut-être pas d’y réussir si elle ne voulait des hommes disposés tout exprès en vue de pourvoir à ses activités de parades aussi bien que de réalités. L’expérience aidant, il lui suffirait peut-être d’ordonner nos recherches d’idéologie contrôlées d’expérience, tandis que l’heureuse évolution des intelligences cultivées conduirait gouvernants et gouvernés à des pratiques de souplesse dans l’art de s’accommoder réciproquement. Jusque-là, de quelque nom qu’elles se décorent, je ne crains pas de dire que nous serons la proie des hautes ou des basses oligarchies.

C’est la brièveté de notre vie qui nous fait accuser l’évolution de lenteur. Si chacun considérait ses devoirs envers autrui comme une des formes de ses devoirs envers lui-même, l’évolution sociale de civilisation s’en trouverait remarquablement accélérée. Nous n’en sommes pas à ce point. Peut-être y viendrons-nous, puisque nous nous trouvons déjà en état de comprendre que cet effort pourrait n’être pas au-dessus de nos moyens. Ce qu’on distingue le plus clairement dans les confusions de nos jours, c’est que le caractère et l’intelligence ne sont pas toujours congrûment distribués. Ce mal, venu des premiers âges, trouvera peut-être en partie son remède dans les progrès de la culture générale qui amèneraient les foules passives aux hardiesses d’une activité raisonnée, et porteraient les hommes, dits d’action, à se discipliner eux-mêmes dans le commerce de l’intellectualité. La question est posée depuis l’origine des groupements sociaux. Je n’ai point promis le paradis sur la terre. Qu’on ne me reproche pas de ne le point donner.

Trop de gens se sont appliqués à fausser l’histoire pour en tirer des ajustements à leur guise, dont l’effet fut de nous maintenir séculairement dans la pleine méconnaissance de notre condition planétaire. L’heure paraît enfin venue de renoncer à l’optimisme falot, commandé par le puéril besoin d’un appât de béatitude à tout prix, pour lever le voile d’Isis et contempler sans pâlir l’austère vérité. Il n’est pas vrai que nous n’ayons le choix qu’entre deux absolus de bien et de mal qui nous guettent pour proie. L’abdication morbide du pessimiste n’est pas moins étrangère à la nature des choses que la divinisation optimiste de notre pâle humanité. Dans l’ordre des coordinations cosmiques, tout s’accommode ou doit s’accommoder. Mais ce ne peut être à la seule mesure des sensibilités mouvantes de l’individu. Et si l’homme est assez fou pour exiger un monde différent de celui dont il procède, le Cosmos ne s’embarrasse point de son vain bruit. Il passe, en d’autres mètres d’espace et de temps que les nôtres. Que les pensées primitives se soient égarées en ces redoutables détours, il s’explique trop bien. Qu’on s’obstine aujourd’hui à nous y vouloir maintenir quand le monde et l’homme positifs se découvrent à nos yeux, c’est ce qui ne peut plus être accepté.

La vie des animaux est autrement cruelle que la nôtre. Ils la subissent sans le recours du suicide ni de la philosophie. Notre organisme de compréhension, qui les dépasse, nous permet d’interroger l’univers et d’en obtenir des réponses. Se peut-il concevoir rien de plus tentant que de dicter ces réponses, quand l’interrogateur, dans l’incertitude des évolutions à venir, ne nous permet pas encore de faire confiance à l’objectivité élémentaire qu’il prétend soumettre à l’humaine subjectivité ?

Mais l’homme change plus vite que le monde, dont il n’est à aucun moment la mesure. Il sera donc tenu — volens, nolens, — de s’y ajuster. Il aura besoin, d’abord, de trouver le courage de se reconnaître lui-même parmi les éléments cosmiques, pour se mettre à sa place dans l’univers. Et, quand il découvrira qu’il est, par un éminent privilège, un facteur conscient de sa propre évolution, en état de collaborer aux déterminations de l’avenir, ne vous semble-t-il pas que ses plaintes pourraient se changer en de hautes satisfactions, ses faiblesses en courage, son désespoir en espérance, son renoncement en action ?

La famille, la tribu, nomade ou fixée, tous commencements ethniques de patries à des degrés divers de cohésion sociale, enfin l’humanité elle-même, idéalement considérée dans une cohérence d’activités concurrentes, sous la loi du plus fort — qu’il faudrait tâcher de faire la loi du meilleur — constitueront une hiérarchie de complexes sociaux dont l’oflice sera d’agrandir l’horizon de l’individu en lui faisant des conditions de vie plus stables pour ordonner ses énergies dans la marche à de nouveaux développements.

Ce qui se peut réaliser de ces coordinations d’efforts en lutte de toute heure avec les combinaisons d’égoïsmes à courte vue en quête surtout de l’avantage du moment, c’est ce que l’observation ferait clairement apparaître si les puissances maîtresses, à la faveur du bruit des mots, ne s’appliquaient à le dissimuler. Pour juger équitablement des sommes de civilisation réalisées, à quelque stage que ce soit d’une évolution sociale dont ceux qui en profitent s’empressent à vanter les accomplissements, nous aurions d’approximatives mesures si nous n’étions trop prompts, par égard pour nous-mêmes, à confondre ce qui se dit avec ce qui se fait. En des formes indéfinies, les doctrines d’entr’aide sociale sont un juste sujet d’orgueil, mais, souvent, à trop longue distance de l’application !

L’intérêt personnel persiste ataviquement à se distinguer de l’intérêt social, avec lequel il devrait se confondre comme légitime manifestation d’égoïsme organique hors de quoi la conservation de la vie elle-même ne pourrait pas être assurée. Sauvegarder l’organe pour le développer. Un développement de personnalité, transposé dans l’ordre social, conduira l’orgueil humain à de commençantes sensibilités d’altruisme qui le feront osciller de l’empirisme à l’idéal, dans les rythmes d’une évolution d’harmonies en expectative. Ce que furent les premières sociétés humaines, il n’est pas très difficile de le conjecturer. En quelque forme que ce pût être, la force, concentrée dans quelques-uns, domina toutes les résistances des faiblesses impuissantes à se coaliser. Ce fut et c’est encore le plus clair de notre histoire. Aujourd’hui même, sous un monotone verbiage d’idéalisme, il n’en est pas très différemment.

Les philosophes ne pouvaient manquer de s’offrir à nous en vue de poser des règles d’universelle équité dont l’harmonie ferait « le droits » égalitaire. Dans quelle mesure cette prétention se voit pratiquement justifiée, c’est ce qui prête matière à des débats sans fin. La constitution du « droit » inhérent à l’individu n’en demeure pas moins une des plus hautes conceptions de l’homme social dans l’ordre d’une stabilité de rapports. Il faudrait seulement se souvenir que le « droit » n’est qu’un mot jusqu’au jour où nous nous montrons capables de le résoudre en actes décisifs. Nos révolutions de mots ne changeront rien de l’empirisme antérieur aussi longtemps que le psychisme atavique n’aura pas fait place à de nouveaux états de correspondance de l’idée à l’action.


Rythmes d’actions et de réactions.


Le processus d’évolution sociale, dit de civilisation, ne peut avoir de sens que par l’évolution de l’individu. L’individu humain est, par excellence, animé d’un besoin déterminant de vivre en société. Avec toutes ses incohérences, l’homme des sociétés modernes est d’un état grégaire merveilleusement supérieur au néolithique (stage de la pierre polie), pour ne rien dire de l’humain de Néanderthal ou de la Chapelle-aux-Saints. Entre tous les états de grégarité échelonnés au cours des âges, personne qui ne reconnaisse des correspondances de développements. Par l’enchaînement de ces correspondances, dans toutes les directions de l’activité humaine, se fait l’unité profonde de nos états de civilisation en des formes diverses de temps et d’ethnicité.

Le phénomène biologique de la grégarité qui se manifeste avec tant d’éclat dans l’espèce humaine, comme chez beaucoup de vertébrés[19], s’affirme non moins nettement chez certains articulés (abeilles, fourmis) et même dans les organismes les plus élémentaires, comme les coraux. Je ne puis voir dans toutes ces formations sociales que la réaction naturelle de « complexes » supérieurs, en réponse aux universelles activités de l’individuation. Pour parler le langage de nos biologistes modernes, ce sont deux tropismes qui s’opposent, déterminant le monde par l’enchaînement de leurs oscillations, selon des rythmes analogues à ceux du jour et de la nuit, des marées, des saisons, etc., etc. Ces rythmes se retrouvent dans toutes les activités cosmiques, de l’atome aux cycles stellaires, et la vie organique, qui en procède, ne peut, nécessairement, leur échapper[20].

Les cadences rythmées de la continuité cosmique marquent d’un caractère universel les distributions de l’énergie dosées en quanta, selon la théorie de Planck. Nous n’y avions pas suffisamment pris garde jusqu’à ces derniers temps, bien qu’elles abrègent, de moitié par le sommeil, le cours de notre vie consciente. L’aspect de l’univers en est sensiblement affecté. Dans le monde organique, nous ne rencontrons que des composantes biologiques de rythmes enchaînés qui se ramènent à des mouvements d’évolution par l’accélération ou le ralentissement des oscillations. Or, le Moi est variable par excellence, tout en conservant un axe de valeur dû, non pas à une permanence absolue d’entité, mais aux compositions d’hérédité et de variabilité dont il est le produit. Que dirons-nous donc des mouvements sociaux, ethniquement déterminés par d’innombrables Moi en d’infinies complexités de discordances et d’harmonies ?

Comme chez les individus, nous trouvons, dans le cadre social, des manifestations alternées de puissance et de faiblesse, où nous cherchons les lois d’un « progrès » continu. À cet égard, la Grèce et Rome fournissent d’amples matières à notre observation. Les plus grands succès de l’histoire, les pires effondrements des décadences. Athènes victorieuse de Xerxès, succombant sous Philippe et Alexandre. Rome maîtresse du monde, en déliquescence sous les empereurs, incapable de défendre l’Empire contre les hordes de la Germanie. L’indicible décomposition de Byzance. Annibal préparant lui-même sa défaite à Capoue. Le problème de l’homme social est de régler ses rythmes d’énergie en des amplitudes propices aux légitimes développements de lui-même et de tous.

Les nationalités, ou civilisations ethniques, représentent nécessairement des concours de pensées et des correspondances d’émotivités susceptibles de se concréter en de communs efforts qui prédomineront ou seront défaillants, selon les chances de l’histoire. Pour ce qui est de la rivalité des peuples à se devancer les uns les autres, dans la prétendue course à la civilisation qui est d’ordinaire une rivalité de dominations, je voudrais proposer au lecteur d’espérer qu’il en sortira quelque bien. À dire vrai, je n’en suis pas assuré quand je vois des peuples de culture s’acharner dans la démence de conquêtes systématiques qui susciteront tôt ou tard la révolte des peuples opprimés. Le cas est si parfaitement clair qu’il n’est besoin d’aucune précision de pinceau pour une esquisse du temps présent.

Si les rythmes universels, qui se succèdent sans relâche, se trouvaient éternellement égaux d’action et de réaction, l’activité cosmique serait d’un pendule éternel dont les battements marqueraient le compte d’on ne sait quels tressaillements d’immutabilité. Mais la vie cosmique, avec ses spectacles toujours renouvelés, atteste de toutes parts que l’action et la réaction ne sont jamais également compensées, et qu’il s’ensuit des évolutions successives en des cycles indéfiniment développés. Si je connaissais tous les rapports de tous ces cycles, je tiendrais dans ma main la clef de l’univers. Il nous faut laisser cette illusoire fortune à l’aveugle métaphysique, dans les simplicités de son « absolu ». Les plus hautes assimilations du plus vaste entendement humain n’étant jamais que de relativité tous nos « progrès », nous laisseront toujours à une incommensurable distance de l’infinité. N’est-ce donc pas sagesse d’accepter une destinée qui s’impose ? Ou vaut-il mieux s’abandonner à une vie de satisfactions verbales, sans rien vouloir comprendre des rapports du mot et du Cosmos qu’il prétend exprimer ?

Les rythmes de régression ont leurs lois comme les autres, puisqu’ils marquent le retour organique d’une impulsion provisoirement à bout de course. Avec sa théorie de la distribution d’énergie rythmée par quanta, Planck nous permet d’expliquer par le quantum d’impulsion, le quantum de réaction qui s’ensuit, conséquence inévitable d’une dépense d’énergie dans une direction déterminée par la loi de la moindre action.

J’indique une vue générale d’allers et de retours où la mise en action de l’organisme l’emporte progressivement sur les résistances de l’atavisme, pour faire l’évolution. Il se comprend assez que les inextricables complexités d’oscillations dont se compose chaque temps d’existence ne peuvent permettre la simplicité d’un schéma révélateur des mouvements généraux de l’histoire humaine dans les enchevêtrements d’idées, de sentiments, de volontés grégaires dont l’œuvre ne cesse de croître sous nos yeux.

Interprétées à la mesure des compréhensions de chacun, toutes périodes du développement humain devront s’encadrer dans les successions du passé et de l’avenir pour des effets que préciseront les siècles futurs. C’est le problème de l’histoire qui se pose dans toute son ampleur. En dépit des incroyables difficultés que comporte la véridique relation d’un fait déterminé, nous avons commencé de nous attacher aux réalités historiques en vue d’en dégager le sens autant que nos méprises d’atavisme pourront le comporter. Décisif progrès d’une intelligence des choses dans les plus hautes parties de notre développement. Nous tenons là, comme en d’autres domaines, des classements de rapports, et nous en pouvons induire les premiers traits des lois selon lesquelles se détermineront peut-être les mouvements plus ou moins ordonnés de notre discordante « civilisation ».

Ainsi se dérouleront sous nos yeux des sensations de grandeurs et de misères qui, par des oppositions de forces, nous conduisent à des fins cosmiques dont il n’est point d’appel. Ainsi se pourront relier, en des rythmes d’évolution et de régression, selon l’ardeur ou le retardement du pendule, la beauté des grands siècles et la misère des mauvais jours. Les peuples se succèdent dans les hauteurs, comme dans les bas-fonds de l’activité générale ou viennent s’ajuster les correspondances de tous mouvements. Tel s’élance aux sommets que l’abîme attirera tout à l’heure. La Chine a connu des grandeurs en des âges où Athènes était un champ de pierres, et Rome un taillis habité des loups. Qui nous dira ce qu’elle prépare en ce moment ? Mesurez la route de l’Athènes de Périclès à l’Athènes des déprédations romaines, à la Byzance où viennent aboutir la Grèce d’Alexandre, et la Rome de César, aujourd’hui la Rome du Vatican. Combien de temps l’Allemagne, à l’abri du Rhin, a-t-elle attendu de l’épuisement de la civilisation romaine de jadis, des revanches de la barbarie ? Il faut de ces points de repère pour nous ramener tous à la modestie convenable, sans jamais nous décourager de l’effort. L’impulsion de biologie organique, l’élan de compréhension et de volonté, avec leurs alternances de progressions et de ralentissements, impliquent une ligne de direction où la conscience de l’action en vient à prendre le pas sur le réflexe submergé.

Dans sa Vie psychique des insectes, M. Bouvier nous montre des sociétés animales d’une évolution si lente qu’elles ont pu paraître figées dans des tropismes d’automates. Et, cependant, j’ai déjà noté que dans certaines tribus animales, dans certains individus, même, se révèlent des susceptibilités d’adaptations aux circonstances imprévues, avec une capacité d’en faire des répétitions qui deviendront « habitudes » lamarckiennes par voie d’hérédité. L’insecte peut apprendre, ai-je dit. Il collabore, ainsi, de son propre chef, à son évolution. Il lui faudra beaucoup de temps pour une fixation d’hérédité. Qu’est-ce que nos mètres d’une durée subjective dans le temps, sans mesure, du Cosmos infini ?

À notre tour, nous apprenons, et nous utilisons nos connaissances à nos propres fins d’évolution. Nous ne sommes pas plus libres de ne pas apprendre que de ne pas évoluer, puisque nous ne trouvons là que des moments du même phénomène. Notre civilisation rythmique de progrès et de reculs, dont les composantes varient avec l’heure, se ramène à des rencontres d’hier et d’aujourd’hui en mal de demain. Mais cet « hier » et cet « aujourd’hui », nous commençons à peine d’en avoir la notion. Comment démêler « demain », produit d’inconscience et de conscience confondues dans l’œuvre sans commencement ni fin ?

Nous naissons aux lumières d’une civilisation passagère, comme au régime astral qui se rencontre en notre première journée. Avant que d’ouvrir les yeux, nous nous trouvons chargés d’impulsions ataviques auxquelles un potentiel d’évolution s’oppose par les voies d’un déterminisme dont notre personnalité se trouve le résultat.

Dans quelles conditions de connaissance Adam fut-il créé ? D’où pouvaient lui venir ses éléments de « civilisation » ? On ne nous en dit rien, sinon qu’il ignorait tout, et ne fut pas même averti qu’il aurait besoin d’apprendre. Point d’allusion à son « âme », de création capitale, cependant. Pas un mot sur les premiers développements de son intelligence, en dehors de la lutte inattendue de son Créateur et du serpent venu on ne sait d’où. Néant sur les premiers rassemblements d’une tribu, le groupement familial ayant débuté, comme on sait, par le fratricide. Tout ce qui s’ensuivit, jusqu’aux premières formations d’un ordre social, phénomène déterminant de l’homme par excellence, est laissé dans la nuit. Pour renseignements de positivité, recourir à l’homme de la Chapelle-aux-Saints. Car ce vénérable ancêtre parle, quoique muet. Il dit même beaucoup de choses, bien que, pour nous, ce ne soit jamais assez. En comparaison des sociétés simiesques ou pithécanthropiques, il prit jadis vraisemblablement figure de grand civilisé. Ce qui serait pour nous, aujourd’hui, matière de dédain, a pu l’enfler d’orgueil. Quels enseignements de retrouver, dans les filiations d’un passé si lointain, les humbles débuts d’une civilisation qui suscite présentement chez nous une trop naïve fierté !


La conduite des énergies de civilisation.


La conduite des énergies de civilisation, dans les premiers âges, échoit nécessairement au plus fort — ou à celui qui paraît l’être, déclaré le plus digne, quelles que soient les compositions de sa prééminence. Juge, prophète, roi, « tyran », toute la somme d’autorité qu’il vous plaira, avec des contre-parties de résistances quand des moyennes de tolérance se trouvent dépassées. De l’autocratie imposée par les armes, ou par la ruse, aux libérations de l’avenir, les rythmes s’établiront, d’impulsions et de freins, qui feront la diversité de nos gouvernements, même sous de communes dénominations. Le premier problème est du « bon tyran », qui a la préférence des âmes candides, mais dont l’expérience est encore incertaine, même au spectacle des « peuples libres » qui usent et abusent de leur droit de se tromper. La liberté peut-elle venir de l’autorité ? C’est ce que je ne puis croire. Quel usage faire d’une « liberté » qu’on ne s’est pas montré capable de conquérir par des tentatives hasardeuses de pratique dont l’échec passager est peut-être la meilleure leçon ?

Longtemps, autocratie, oligarchie, démocratie furent des distinctions d’étiquettes plutôt que de positivités, l’ordre se faisant surtout d’une succession de désordres chanceusement compensés. Des âges s’écouleront, avant que l’on en vienne à distinguer, dans l’action publique, le dessein de l’exécution pour des ajustements d’organismes sociaux plus ou moins cohérents. Le fameux débat, entre les seigneurs persans, tel que nous le présente Hérodote, après le meurtre du faux Smerdis, montre, qu’en ces jours même, des esprits « éclairés » étaient encore fort loin a de telles distinctions.

Si l’on entreprend jamais d’écrire l’histoire comparée des sociétés humaines, on sera peut-être surpris qu’il résulte de séculaires redites si peu d’enseignement. Non que la table générale des vœux, publics ou secrets en tous pays, soit d’une détermination malaisée. « Démocratie, c’est isonomie », c’est-à-dire égale distribution de justice pour tous, fait dire « le père de l’histoire » à l’un de ses conspirateurs qui pousse le désintéressement jusqu’à refuser la candidature au trône. C’est bientôt dit. Il reste le comment réaliser.

Distribution automatique des bienfaits sociaux par un haut fonctionnaire, de débonnaireté souveraine, répandant en tous lieux des agents de bienfaisance universelle qui font « les délices du genre humain », voilà le programme très simple de tous nos empirismes de gouvernement. Ce qui complique gravement la question, c’est que l’homme est moins un mécanisme de passivité à contenter béatement, aux fortunes du jour, qu’un organisme d’activité, conduit, par son évolution même, à rechercher toujours le plus possible des satisfactions personnelles de son propre effort.

C’est le plus clair de ce qu’il réclame sous le nom de « liberté ». Et comme la liberté de chacun doit être réglée selon « l’égalité » des droits de tous, la difficulté est tout près de se trouver d’autant plus inextricable que l’évolution laborieuse de nos intelligences fait de nous, à toute heure, des êtres de changements.

Moyens accrus, ambitions croissantes, rivalités de plus en plus ardentes, les cloisons des castes, des classes, l’ardeur des intérêts, tous les ressorts des oligarchies, les séductions de la parole, les passions aux prises, les présomptions, les barbaries de l’ignorance, les violences de la paix et les cruautés de la guerre, toutes les extravagances des dominations aux prises avec le droit désarmé réagissant en servitude ou en sursauts de révolution, toutes les intrigues, toutes les ruses, toutes les perfidigs, tous les dévouements, toutes les trahisons : sur le dévergondage de cette confusion de tout, il ne reste plus qu’à fonder l’universelle harmonie. Œuvre surhumaine que l’idéologue et le politicien de rencontre accepteront d’un cœur léger, tandis que le philosophe, tatonnant, s’y trouvera perdu.

Seul, l’élan d’oppression, inséparable, hélas ! d’un mépris de l’humanité, trouvera le champ libre, jusqu’à ce que les abus du despotisme, même bien intentionné (si la Toute-Puissance peut s’abstraire de ses propres infirmités), le livrent aux assauts des révoltes. C’est où nous conduit le « bon tyran »[21], qui résoudrait peut-être l’énigme s’il n’était de nature instable, et que les hommes pussent vivre sans d’apparentes satisfactions de liberté.

On ne s’étonnera donc pas que les dénominations de partis et de sectes aient moins d’importance qu’il ne semble, en ce vertige des hommes ou la prétendue sécurité des mots répond si mal au désordre des faits. Que les méprises, que les déceptions s’accumulent, pour de criantes insuffisances de résultats ! Je ne vois pas de domaine ou les hommes arrivent plus aisément à s’enflammer les uns contre les autres, à se haïr, à se persécuter. Je n’en excepte pas même les dissentiments religieux, où, parfois, des accommodations de doutes secrets apportent plus de tempéraments qu’on n’oserait l’avouer. Le propre de la « croyance » est de s’attacher aux visions des anticipations d’absolu, tandis que la politique reste assez manifestement d’ici-bas. Tout cela, pour produire, dans des camps qui échangent tour à tour les vices du pouvoir et les vertus de l’opposition, des chocs implacables de toutes les passions.

On peut dire, dans cet ordre d’épreuves, que tout a été essayé, et que rien n’a réussi d’une façon suffisante pour s’imposer. De grands empires ont vécu d’aberrations sanglantes et se sont d’eux-mêmes, effondrés. Tel peuple qui hurlait aux joies des bûchers ou même des échafauds « libérateurs », s’est triomphalement abîmé dans la servitude des convulsions militaires. Tout s’est vu. Tout s’est déguisé. Hautes et basses victoires, nobles ou lâches défaites. N’y aurait-il donc plus qu’à recommencer ? Il s’agit moins de savoir ce que les institutions peuvent idéologiquement promettre que d’attendre des qualités et des défauts des hommes qui mettent les sociétés en œuvre des valeurs d’efficacité. Et la question est moins de grands conducteurs de peuples à trouver, comme le croit la foule, que de chefs d’un jour capables de réaliser jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à la folie, une simple moyenne d’efforts trop souvent intéressés. Je ferais scandaleusement bon marché du « génie » (trop commun de nos jours), pour obtenir, en retour, des développements de caractère. Trop de générations attendent dans la tombe que des circonstances nouvelles amènent de meilleures répartitions d’énergies.

Si léger que soit un aperçu du rôle des puissances publiques, on ne saurait passer la presse sous silence. Elle est intervenue très tard dans nos mouvements de civilisation pour essayer d’élargir, de préciser, de fixer les maîtresses données de « l’opinion publique » au jour le jour. Elle ne s’est trouvée, après tout, qu’une organisation de machinerie à des fins de publication qui seront heureuses ou funestes, trop souvent médiocres, même dans le cas d’une conformité approximative avec cette « opinion publique » toujours changeante, qui n’est, elle-même, le dernier mot de rien. L’hypothèse s’y trouve, cependant, impliquée, que les valeurs d’opinions seront mises en œuvre dans l’intérêt du bien public par la majorité des lecteurs, sauf le cas de déviations, conscientes ou inconscientes, venues de méconnaissances gratuites ou intéressées.

L’évolution des sensibilités humaines ne peut que commander tous les conflits autour desquels se rassemblent toutes formations mentales de l’action publique et privée. Comment la presse pourrait-elle faire autrement que de reproduire, avec plus ou moins de fidélité, l’universelle opposition des sentiments, des pensées, des intérêts, des activités dont se compose notre vie ?

Je ne vais pas nier que tous les intérêts de finances, d’industrie, de commerce, ne trouvent dans la presse, en des formes plus ou moins régulières, d’importants leviers de publicité. En toutes choses, il y a ce qu’on dit et ce qu’on fait. Il y a même, aussi, ce qu’on travestit. Gutenberg n’a point trouvé le secret de changer l’homme tel que l’avait fait le biblique Créateur.

Ce qui me frappe dans l’histoire de la presse quotidienne, c’est qu’elle a commencé, dès qu’elle a pu s’affranchir de ses premiers liens, par se mettre au service de l’idéologie. Même cas du livre. Ce fut l’inévitable réaction des âges de compression intellectuelle qui avaient suivi la décadence de l’hellénisme et le triomphe du Christianisme dogmatique ennemi de la liberté de penser. La presse indicatrice des grands rythmes de servitude et d’émancipation, qui sont le propre de la vie humaine, se donna pour tâche d’ouvrir toutes les voies à la conquête des idées. Par la presse, sans organe quotidien qui pût compter trois siècles d’idéologie nous conduisirent aux dévergondages du journalisme révolutionnaire pris en bride par Napoléon. Après quoi, l’idéologie retrouva, pour un temps, ses avantages jusqu’au duel symbolique de Carrel et de Girardin, qui marqua l’entrée en scène de la suprématie financière dans tous les modes de la publicité.

Dans le bref demi-siècle où s’encadre mon observation personnelle, l’aspect de nos feuilles quotidiennes a notablement changé. Qu’elles s’attachent à suivre l’esprit public ou qu’elles s’efforcent de le diriger, il faut bien reconnaître que le culte de l’idée pure est en baisse. Par les déceptions inévitables, la mise en pratique de toutes théories a nécessairement de ces effets. L’ennemi du peuple[22] soutient que les journaux sont rédigés par leurs lecteurs. Le fait est que l’entreprise exige une importante mise de fonds, promptement dissipée sans le concours de l’acheteur qui cherche une lecture dans la mesure de ses moyens.

C’est ainsi que l’ancien « article de fond » est en train de disparaître, sous l’envahissement des opérations de réclame ou la narration des « beaux crimes » qui sollicitent, dès la première page, l’attention d’un public plus curieux de sensations que d’idées. Avantages et inconvénients de l’idéologie compensés, cet état de choses a du moins l’avantage de nous montrer « l’homme civilisé » de notre temps dans sa simplicité. Avec le London Times et les grands journaux d’Amérique, qui sont des volumes, on a la clef du Britannique et de l’Américain. J’entends surtout « l’homme de la rue ». Mais qui donc dans le triomphe du nombre, ne se trouve « l’homme de la rue », en maintes reprises de vie publique, au jour le jour.

La presse quotidienne demeurera un magnifique instrument de divulgation. Elle avait été primitivement conçue comme un suprême pouvoir de libération chargé de contrôler tous les autres. C’est une théorie dont on ne parle plus guère, car il arrive que le contrôleur aurait besoin parfois d’être contrôlé. Pour la grande œuvre de l’évolution profonde des intelligences, il reste la presse d’éditions dont l’autorité morale ne peut heureusement que s’affermir et se développer.

La tendance obstinée de tout pouvoir étant d’empiétements successifs, je ne cacherai pas que la Providence humaine de « l’opinion publique » ne me paraît pas sensiblement supérieure à la Providence divine qui, depuis tant de siècles, nous a implacablement gouvernés. En fait, elles se tiennent de fort près, dérivant l’une de l’autre et ne maintenant leur équilibre instable que par des balancements d’oscillations déréglées. L’opinion publique est un état de forces auquel il faut bien se rendre, comme à toute prédominance d’énergies. Mais quant à y voir autre chose qu’un empirisme passager de discordances c’est à quoi je ne puis consentir.

Ce qu’il faut retenir dans ces compositions d’évolutions individuelles différenciées, c’est que l’évolution générale, résultant d’un consensus populaire dont les mentalités d’ignorance ou de méconnaissance fournissent nécessairement le principal apport, demeure et paraît devoir demeurer toujours en retard sur l’impulsion hâtive des intelligences éclairées. M. Gustave Le Bon a remarquablement mis ce fait capital en lumière, que l’entente des hommes assemblés ne se peut obtenir que par l’accord des mentalités inférieures au détriment des lumières de la culture, même, déparée par la défaillance des caractères[23]. Ainsi l’obscure émotivité conservatrice des foules s’accroît avec le nombre pour faire marquer le pas aux nouveautés de la connaissance positive contrôlée. Il en résulte, pour ce qu’on appelle « l’opinion publique », des affaissements d’enthousiasmes ou d’inertie dont les effets éclatent plus ou moins bruyamment. Individuel ou social, l’homme est à la fois pressé et retardataire. Nous sommes d’autant plus excusables de chercher des solutions rapides que nos évolutions veulent des temps hors des mètres de notre vie.

Quant à savoir comment l’humanité pourrait être le plus utilement conduite à l’accomplissement de ses hautes fortunes en expectative, on voudra bien me permettre de ne point m’en embarrasser ici. Il y aurait trop de choses à dire pour l’inutile enseignement de chacun. Je prends acte, à toutes fins, de ce que les autocraties, les oligarchies ont superbement exploité les masses passives en vue d’intérêts de classes, au nom d’une doctrine d’amour désintéressé. La réaction des démocraties fut de faire appel, contre cet exclusivisme, aux naturels représentants de tous les intérêts en cause, plus prompts aux violences de la bataille qu’aux organisations de positivité. Il n’y a plus à cacher, après expérience, les difficultés de réalisation.

Pour se prononcer utilement sur l’intérêt du nombre, il faudrait d’abord que ce nombre (où prédominent les méconnaissances) fût en état d’en juger objectivement, et la thèse invincible de M. Gustave Le Bon, sur l’infériorité de la psychologie des foules, n’a jusqu’ici rencontré personne qui tentât de la réfuter.

Même cas des « représentants » de la foule que des « représentés », avec cette aggravation que la chair est faible et que les tentations de la puissance sont infinies. Il est suggestif à cet égard, que les Soviets et le Fascisme de ce jour attestent, jusque dans le populaire, des sentiments de réaction contre les condamnables routines de nos « oligarchies de démocratie ». Hélas ! Fascisme et Soviétisme ne sont rien qu’une préparation d’empirisme aux retours des tyrannies du passé. La régression ne peut être un remède aux faux pas de régimes qui ne se réclament même pas d’une idée.

Il est vrai, les moyens historiques par lesquels nous avons essayé de parer à nos insuffisances, ont rarement donné les résultats promis. Religions et gouvernements, despotes et assemblées délibérantes n’ont pas toujours réalisé les espérances qu’ils avaient fait concevoir. Il ne faut pas désespérer. Les hommes évoluent vers un état d’achèvement que les activités cosmiques troubleront tôt ou tard. Par l’évolution même, hérédités et variations réagiront au jour le jour, sur les individualités, sur leurs groupements. Au plus fort des conflits de l’intelligenœ humaine, « le progrès », comme on dit, doit donc fatalement se dérouler en direction du redoutable inconnu.

On voit comment s’est établie la commune moyenne d’opinions qui nous est offerte pour expression suprême d’un jugement d’humanité. Ainsi se fondera l’autorité, au jour le jour, de ce fameux « consentement commun » qui, dans l’histoire, a tout accepté, tout glorifié, du pire et du meilleur, retenant surtout, de la liberté, le droit essentiel d’aberrer. Tout compensé, où chercher, cependant, notre règle d’action, sinon dans l’approbation ou la désapprobation du moment ? Qui fait parler la Divinité elle-même au gré des inspirations humaines ? Ajoutons que l’infériorité intellectuelle du « sens commun » s’aggrave, en général, d’un déchaînement d’émotivités correspondantes, par lesquelles l’homme arrive à se décevoir lui-même sur l’autorité de ses incertaines « convictions ». C’est ce qui explique la cruauté du despotisme et la barbarie des révolutions. Qui ne doute de rien ne peut être bon. Pour ce qu’on est convenu d’appeler les « décisions populaires », tout le monde peut voir qu’elles sont prises dans des conditions d’irresponsabilité générale grâce auxquelles la revanche peut s’offrir à toutes réactions d’hostilité.

Sur les rapports de la puissance délibérante et du pouvoir exécutif, je ne vois de ressources que dans des formules d’idéologie qui peuvent nous fournir tous éléments d’hypothétiques constructions. De même pour le suprême arbitrage de l’opinion publique, par consultation du suffrage universel, au delà duquel je suis sans autre recours que l’appel aux évolutions de temps indéterminés.

L’institution parlementaire vaut naturellement ce que valent les hommes qui la mettent en œuvre. On en peut faire la trop facile critique, aussi bien que l’éloge, selon l’heure et selon les pays. Telle quelle, on la voit procurer des mouvements hasardeux de parade verbale sur un fond d’instabilité. Question de mesure, déterminée par le caractère et la valeur intrinsèque de personnages choisis, tantôt les yeux ouverts, tantôt les yeux fermés. On ne fait pas vivre la plus infime partie d’idéal par des conjugaisons d’insuffisances, quelles que soient les parures du verbe et les profondeurs de l’intrigue. En des pays divers, on a vu des parodies de parlement décroître d’autorité sans que la faute en puisse être imputable à d’autres causes qu’aux communes défaillances des mandants et des mandataires qui les représentent trop fidèlement.

En dépit de toutes crises, le régime de libre discussion, si l’on peut appeler de ce nom des oppositions de contraires diversement graduées, ne peut manquer de prévaloir pour des avantages à échéances. On peut méconnaître l’intérêt public et mésuser du droit de contrôle pour quelque raison que ce soit, comme on peut abuser de l’autorité. Il arrive aussi que les pouvoirs publics, même insuffisamment organisés, dépassent les espérances qu’ils avaient fait concevoir. Ce n’est pas l’ordinaire. Gouvernement, parlement, presse, connaissent trop bien à quels reproches ils sont ouverts. Les républiques les plus républicaines ne seront un progrès que si elles peuvent mettre l’homme en état de se régler.

Ce sont, en effet, deux entreprises fort différentes d’établir des institutions sur le papier, et de les appliquer dans leur esprit. L’homme conçoit grand et s’obstine à vivre petit. Le désaccord des paroles et des actes est au plus vif de notre misère. Aussi, discutons-nous magnifiquement sur les règles que chacun entend appliquer à autrui, mais auxquelles consciemment ou non, dans le particulier, beaucoup s’efforcent de se soustraire. Tous de donner, dans le même collier d’insuffisance, du meilleur et du pire de leur conscience obscure et même quelquefois éclairée. Car pour le triomphe du caractère, le plus sage est de n’y pas compter.

Tout cela ne résume que trop bien toute l’histoire de nos civilisations, dont les formules, sublimes mais titubantes, annoncent surtout des éventualités de réalisations. Comparez ce que l’Inde a rêvé, avec la substance efficace de vie pensante qui nous en est demeurée, ce que la Grèce a voulu, et ce qu’elle a fait, ce que Rome a fait, et ce qui en survit, ce que le christianisme a promis et ce qu’il a donné. Cela pourrait nous rendre modestes pour nous-mêmes et pour nos neveux. Partout et toujours de grandioses espérances, de hautes résolutions qui parurent trop souvent l’excuse des violences, et nous jetèrent, à travers l’ouragan des heures, aux déceptions, aux anxiétés d’un avenir où s’affaisse l’essor de l’imagination désemparée. Acceptons l’éclipse du phare, si nous demeurons vibrants dans l’attente d’un prochain éclat du faisceau lumineux.

Toutes ces vues, pourra-t-on dire, ne paraissent pas des plus fécondes en encouragements. Il se pourrait fort bien. Je cherche la probité de l’interprétation du phénomène pour m’y accommoder, non l’occasion d’accommoder le Cosmos éternel à mon état, aussitôt passé qu’apparu. Nous ne sommes pas des Dieux, voilà la grande découverte que je me permets de soumettre à mes contemporains. Me sera-t-il permis, cependant, de préférer l’état d’homme à celui de colimaçon, et même, puisque je suis homme en évolution, de tendre à développer mes efforts de connaître jusqu’à la vue la plus compréhensive de mon passage planétaire ? Et comment pourra se traduire ce pouvoir de connaître, sinon par l’incessante activité d’énergies ordonnées selon les lois cosmiques d’où nous sommes issus ? Quel plus bel emploi de la vie éphémère que l’incessante tentative de multiplier, de développer cette énergie d’achèvements, dits de « civilisation », selon les lois du monde qui nous ouvrent l’accès de réalisations supérieures pour un accroissement continu d’humaine dignité ?

Qu’y pouvons-nous, si l’évolution planétaire est fonction du refroidissement du soleil ? Que faisait votre Dieu dans les noires éternités de néant qui se succédaient en son sein avant que lui vînt l’idée de la création incohérente dont nous sommes, dites-vous, le suprême accomplissement ? Est-il certain que les insuffisances de la créature ne répondent pas, trait pour trait, à celles du Créateur ? Tâchons d être pleinement ce que nous sommes, ce que nous pouvons être, et vous verrez que le Cosmos poursuivra son chemin.

Est-il donc vain, pour nous, dans les agitations de la vie publique qui déterminent les crises des destinées humaines, de chercher la juste mesure des activités personnelles et sociales qui pourraient faire l’accord des bonnes volontés ? L’organisme social est d’unité vivante, comme l’individu. Unité d’agrégations conjuguées en perpétuelles rivalités de domination. Demandez à l’exécutif de ne point tenter d’entreprendre sur la délibération et vice versa. Demandez a l’individu de ne pas empiéter sur autrui. Un nid de vipères sifflantes dans les métaphysiques de l’historien charmeur, voilà trop souvent les dessous, heureusement obscurcis, de notre roman de charité humaine. L’histoire ne s’en voit pas moins savamment transformée, par la magie des écritures, en un concours de dévouements épanouis. Qui a vu, de ses yeux, passer des mouvements d’histoire sera toujours en garde contre les entraînements du plus probe écrivain. En dépit de l’admirable effort des temps modernes pour la reconstitution historique des enchaînements de l’homme à travers les âges, l’atavique Sorbonne représentée par des hommes de haute culture, n’en propose pas moins encore a notre admiration la puissante rhétorique de l’Histoire universelle où Bossuet a prétendu nous montrer le monde historique en légitime gestation de Louis XIV et de ses excès de personnalité.

Ce que voyant, l’abbé Galiani a pu dire que l’histoire moderne n’était rien que l’histoire ancienne sous d’autres noms. Criante absurdité, si on l’entend d’une façon objective. Trop juste critique, si l’on considère la vaine redondance des interprétations. L’histoire de l’homme est d’une évolution organique dont il faut essayer de suivre le cours, d’antécédences en conséquences positives, jusqu’au seuil de l’avenir meilleur où nous engage le passé.

De quelque nom qu’ils se décorent, nos gouvernements sont des compromis ; clamés ou inavoués, d’oligarchies changeantes, autour desquelles se laisse agglomérer une foule amorphe, dont les efforts tendront à des virtuosités de mots où se balancent les fortunes, de l’idéalisme et des intérêts, diversement conjugués. Il s’explique ainsi que la surabondance des discours soit peut-être trop souvent tenue pour le plus sûr d’une épreuve de civilisation. Phénomène inévitable quand le principal effort de la foule est de choisir, ou de subir des concerts de harangues à la mesure de ses compréhensions ou incompréhensions du moment. Intérêts massifs de conservation à maintenir sous des changements d’étiquettes qui tiendront lieu de « progrès », tels sont les mouvements automatiques de nos sociétés de civilisation pour nous assurer, au delà des mots incertains, des amorces de rêves qui seront le plus beau de la vie sociale transposée de l’empirisme à l’idée.

Qu’on ne me soupçonne pas d’ironie. Serions-nous donc si fort à plaindre de nous trouver hâtivement, par « l’illusion féconde », en possession précaire de ce qui, d’abord, ne peut être que rêvé ? Ne dédaignons pas ces précieux tressaillements d’imaginations inlassées.

L’autorité des chefs de toutes dénominations, qui se fait jour par les mille voies enregistrées dans nos annales, ne change rien que l’apparence du problème profond. Chef d’armes ou chef de conseil, celui qui veut présomptueusement conduire n’est admis à commander, au risque de n’être pas obéi, que s’il assure d’abord, les parties immédiates de la conservation, sans porter une trop vive atteinte aux espérances de changements. Question de plus ou de moins. Les chefs d’absolutisme ou de rencontre héréditaire nous sont invariablement donnés pour de miraculeux génies — leur maîtresse vertu n’étant le plus souvent que de l’automatique soumission des foules dans les cadences d’universelle apathie qui suivent guerres ou révolutions. Quelles durées des réactions de l’idéal méconnu, bafoué ? On laisse le plus souvent tout aller, et nous savons trop bien ce qu’il en arrive. Aujourd’hui même, les imprévisions de la campagne de Russie n’ont pas entamé le roman de Napoléon. Supposez l’homme de Moscou soumis au plus élémentaire contrôle, et dites-moi ce qu’il fût resté de son fantastique projet. Mettez ce même contrôle au début de la période reconstructive qui suivit notre grande secousse révolutionnaire, et demandez-vous ce que l’histoire eût pu nous donner.

Ce fut un redoutable péril pour la civilisation, quand la conquête macédonienne mit fin à l’admirable éminence mentale de la Grèce. Au prix de quelles grandeurs et de quelles dégradations de la conquête romaine la puissance d’évolution civilisée, à bout de course, en vint-elle à retrouver ses voies chez des peuples que l’ancien monde jugeait incapables d’un développement de civilisation ! Chefs de toutes violences, chefs d’ordre et de désordre simultanés, chefs de compréhensions et d’incompréhensions confondues, chefs de paroles au vent, chefs d’incohérences, chefs d’action, chefs d’inertie, tous, chefs de biens et de maux en bataille, nous donnent le spectacle, à certaines heures, d’emportements irrépressibles où des éclairs d’intelligence nous font entrevoir un ordre profond de l’univers et de nous-mêmes en un vertige d’accidents.

Pour ce qui est des déterminations humaines, en ce trouble de toutes émotivités, on ne peut s’étonner que les détentes de nos activités organiques s’achèvent, parfois simultanément, en des soubresauts de contradictions. C’est qu’une même loi de nos erreurs et de nos vérités nous ramène à des formes qui ne sont de désordre, à nos yeux, que par la disproportion de nos mesures de temps entre nos évolutions organiques et les évolutions générales ou elles doivent s’insérer. Dans toutes les activités des prétendus chefs (dominés ou dominateurs), comme dans les flottements de la foule, pas un déplacement d’équilibre qui n’ait, avec le temps, sa contrepartie d’une réaction correspondante dans l’ordre des mouvements humains.

Il est rigoureusement impossible qu’un homme au gouvernement ne cède pas, un jour, aux puissances de désarroi. Les plus hautes intelligences se heurtent fatalement à toutes circonstances où l’inconnu a trop d’avantages dans la diversité des fortunes de la vie. Qu’en résulte-t-il, sinon que par toutes voies imprévues, tous événements se composent, en quelque manière, au profit d’un ordre présentement indéterminable, qui pourra, quelque jour, être déterminé. Il le faut bien, puisque, en dépit des plus graves méprises de ceux qui sont, ou croient être, au gouvernement, la fatidique évolution continue son chemin.

En ce cas, diront quelques-uns, pourquoi donc s’efforcer ? Le fatalisme oriental serait-il le dernier mot de la vie ? Quelle raison pour l’homme de se jeter aux dangers de l’action douloureuse, si des péripéties diverses ne peuvent que le conduire aux mêmes résultats ? Qu’importeront les distinctions d’erreurs et de vérités, si les additions du compte sont de finale équivalence ? Pourquoi vivre, si la vie n’est que le vain apprentissage d’une œuvre automatiquement répétée ?

Je ne suis point chargé de justifier le Cosmos, c’est-à-dire d’accommoder la mécanique des astres, aux mouvements de notre sensibilité, qui n’a pas plus de comptes à attendre des éléments que toute autre sensibilité animale à laquelle les profusions de vies concurrentes ne cessent de porter de si terribles coups. La bête réagit dans la mesure de ses organes. Et nous qui en avons reçu l’atavique tradition, de même faisons-nous, sans avoir, plus que notre ascendance, le moyen, ni le droit d’un règlement de privilège à notre profit particulier.

Nous demander le pourquoi de nos réactions de sensibilité, c’est nous demander pour quelles raisons nous obstiner dans la vie. De quoi ma raison péremptoire est que je suis issu, comme tout autre vivant, de conditions héréditaires que je n’ai point sollicitées, et du développement desquelles je ne puis être responsable[24] en aucune façon. Invité au hâtif banquet de la fortune passagère qui m’a jeté sur la terre, pourquoi ne pas prendre ma part des joies d’activité vivante qui mettent en valeur la sensation d’une dignité ou se réalise le plein achèvement du phénomène d’exister. Vivre comme faisait votre Créateur avant sa création, c’est le non-être. Je suis dans l’action de vivre, et quelle que soit la durée qui m’en est impartie, ma loi ne peut être que d’en user.

Donc, j’agirai, c’est-à-dire j’accepterai de développer ma vie, comme tous les êtres, dans les conditions universellement imposées. Sauf recours au privilège du suicide, c’est-à-dire de la fuite en pleine bataille, je n’ai pas d’autre choix que de me dépenser selon les lois organiques qui régissent mes activités. Doué de la plus haute somme de conscience dans les développements de la vie, comment pourrais-je me plaindre d’arriver à connaître, selon mes relativités, ce que je suis, ce que je fais, ce que je puis oser. Comment la sensation de cette activité et de ses directions évolutives pourrait-elle m’induire à désespérer de moi-même et du monde, à l’heure même qui m’apporte les clefs de l’expérience cosmique où je trouve l’agrandissement de ma personnalité. Je n’empêcherai pas l’effusion du sang, je ne ferai pas vivre un idéal de liberté et d’autorité gouvernantes. Mais quoi ! Aucun « idéal » ne sera par moi réalisé. Mais, si je peux, penser plus haut que l’action, est-ce donc une raison, quand je me trouve au poste d’honneur, pour déserter ? Loin de là. Plus l’heure est périlleuse, plus je dois m’efforcer.

Depuis les âges les plus lointains, où l’Asie elle-même tenta d’inaugurer des réalisations de grandeur humaine, nos ancêtres ont orgueilleusement poursuivi la noble tâche. Ils se sont efforcés, et nous ont transmis l’obligation de l’effort, puisque nous sommes la preuve vivante qu’ils se sont efforcés avec succès. Chacun donc au poste de labeur. Le civilisé, c’est l’homme qui s’achève lui-même par une pénétration toujours plus grande des lois universelles qu’il essaye infatigablement d’éclairer. Quoi de plus beau pour chacun, que de faire sa propre destinée ?

Selon la mesure toujours changeante, où le nombre peut cohérer pour poser des questions sinon pour les résoudre, tous les peuples de civilisation sont tapageusement engagés dans la recherche d’un gouvernement providentiel, avec ou sans intervention de la Providence. Qu’en pouvons-nous retenir ? La force pour souveraine maîtresse, avec l’idéalisme des mots pour sauvegarder les apparences. Essayons de faire mieux. Le monde n’est pas, ne peut pas être d’idéologie. Mais, dans nos rencontres de l’homme et de l’univers, nous pouvons mettre assez de nous-mêmes par des progressions d’harmonies.

« Un bon gouvernement, disait Campbell Bannerman, ne peut tenir lien du gouvernement d’un peuple par lui-même. » Ce sarcasme d’un idéologue teinté d’empirisme britannique, signifie, sans doute, qu’il vaut mieux se tromper dans le gouvernement de sa propre liberté que de marcher tout droit dans la pratique d’une doctrine imposée, sans savoir ni comment, ni pourquoi. J’admettrais, en effet, qu’il n’y a pas de bon gouvernement en dehors du libre exercice des facultés humaines, au risque d’erreurs dont on peut appeler, sans pousser le zèle jusqu’à nous haïr et nous battre pour des mots d’une insuffisante objectivité.

Les « haines vertueuses » ont fait beaucoup de bruit dans notre histoire. Une pointe de scepticisme les eût peut-être atténuées. Il n’est pas nécessaire de s’entre-déchirer dans l’espoir de réaliser, un jour, une perfection surhumaine. Ce serait assez beau de donner le libre essor aux naturelles activités de l’homme en les contenant les unes par les autres, au nom de la tolérance voulue de nos relativités. Les parties de « bien » que nous pouvons envisager sont l’expression de la naturelle harmonie de nos activités organiques et des énergies universelles qui les ont engendrées. Sinon, comme l’esclave à sa meule, nous ne pourrons que faire grincer nos engrenages pour des résultats d’épuisements, tandis que nos gymnastiques naturelles, dûment ordonnées, donneraient cours au meilleur de nous-mêmes, et par le meilleur de nous-mêmes, au meilleur de nos compagnons de vies tourmentées.


La guerre et la paix.


La guerre est-elle donc vraiment l’état naturel de toutes les existences ? Ainsi le veut la loi supérieure de la concurrence universelle. Il n’est que d’ouvrir les yeux. Tout s’oppose. Aucun élément qui ne réagisse sur d’autres. L’effet même de l’entr’aide est d’aboutir au simple déplacement d’un potentiel de combat. Sans doute, le combat lui-même ne peut se poursuivre qu’à travers des rythmes de relâches. Ces relâches, tantôt brefs et tantôt prolongés, qui ne sont que des formes d’oppositions nouvelles, en arriveront-ils à faire des éléments croissants d’une stabilité, dite de paix, c’est-à-dire de luttes mieux réglées ?

Qu’est-ce que la guerre et qu’est-ce que la paix ? Qu’est-ce qui les distingue l’une de l’autre dans leurs moyens, dans leurs dispositions, dans leurs résultats ? Notre « guerre » étant une méthode de destruction de l’humanité par elle-même, la paix pourrait apparaître comme un rythme de réparation au cours duquel les humains s’abandonneraient aux oscillations d’un altruisme compensateur. C’est bien l’état de choses que nos paroles annoncent. Cependant, comment ne pas découvrir, sous notre verbalisme altruiste, les brutales réalisations d’un égoïsme effréné ? C’est que la loi de la concurrence vitale met universellement les hommes aux prises en vue des appropriations individuelles qui sont la condition de leur existence. La « guerre économique », dit-on couramment. Je trouve là le vrai nom de notre paix des armes, qui ne sera vraiment qu’une autre forme de guerre, à effets de « retardements ». Je ne m’arrête pas au verbalisme pacifique de la guerre économique, qui accroît aussi bien les ressources de vitalité des forts que les rencontres guerrières où se répand le sang des faibles. Le cas en est trop clair pour permettre une contestation. Il est vrai que, sur le champ de bataille, comme dans les combats de la paix, nous en sommes venus à ramasser, à panser tous blessés. Deux réactions rythmiques qui nous portent, d’un même élan de secours, aux réparations partielles du mal que nous avons consciencieusement causé.

Notre idéologie s’est abondamment exercée sur cet ardu problème, qui a le suprême avantage de tenir la question en suspens dans le trouble des intelligences aussi bien que des émotivités. Qu’il en doive résulter l’abolition des à-coups de violences, je m’en féliciterais, mais j’avoue timidement que cela ne me paraît pas probable. je ne vois pas que la paix du plus fort avec ses traités, «chiffons de papier », ait donné des résultats d’appréciable sûreté. L’institution d’un parlement de la paix[25]ne change rien des appétits inavoués, des combinaisons d’intérêts aux prises, ni des débats d’hypocrisies par lesquels on essaye de les couvrir. A travers des déplacements de force, la paix des armes supérieures continuera de s’imposer longtemps encore, avec ses violences empiriquement maintenues.

Pour des diversions, conquérants et « sauveurs » pourront se présenter : Alexandre, Attila, le Bouddha, Jésus de Nazareth, avec de grands espoirs au compte de ces derniers. L’homme, cependant, restera mis en demeure de se sauver lui-même, à chaque temps de chaque entreprise de paix violemment rompue.

Si la guerre et la paix sont d’une même impulsion de luttes pour la vie, nous ne pouvons, cependant, tirer de la guerre que des aggravations de carnages, tandis que la paix nous invite décidément à des approximations de justice humaine qui, longtemps encore, ne seront guère que des oscillations de moindres iniquités. Résultat, malgré tout, à ne pas dédaigner. La guerre concentre bruyamment ses massacres en des points de l’étendue. La paix étale universellement l’insuffisance de ses moyens. La justice est une abstraction d’absolu. L’homme, un complexe de relativités, un chaînon dans les séries des êtres, une synthèse passagère d’impulsions organiques qui font les déterminations, plus ou moins acceptables, de la loi du plus fort.

Si la loi de la lutte universelle pour toute forme d’existence aboutit à des oppositions inévitables ou triomphe partout et toujours la maîtrise de la force, il appartient à chaque organisme de poursuivre son effort personnel vers un état de moindre mal, dans les formes et dans les mesures imposées par ses complexités particulières. Chez les animaux la faim déchaîne la guerre, et, la faim apaisée, les énergies recrues ne pourront que se préparer pour des recommencements. Ainsi, en sera-t-il de l’homme, sans plus de théories. Toutefois, le verbalisme aidant, une pitié lui viendra quelque jour de lui-même et d’autrui. Et ce sera grand « progrès » du sang versé profusément aux bénignités d’une « paix » où le meurtre n’est plus que du laisser-faire.

L’éminente différenciation d’énergie qui doit caractériser l’homme pour jamais, se manifestera le jour où, après s’être servi d’une pierre ou d’un bâton dans la bataille, il distingue un silex, en considère les dispositions dont il essaie de tirer avantage pour une accommodation d’usage, et tente de les reproduire pour un résultat plus parfait. Il crée ainsi l’outil. L’outil de paix, l’outil de chasse ou de guerre, selon l’occasion. Avec le silex paléolithique, la civilisation apparaît sur la scène planétaire. Par un miracle supérieur à tous ceux que l’on nous raconte, un enchaînement d’utilisations successives va nous conduire aux prodiges de nos accomplissements d’industrie, aussi bien que des rêves qui les accompagnent, c’est-à-dire à l’accroissement simultané de toutes les énergies de la guerre et de la paix confondues. Activités nouvelles, nouveaux moyens de lutte pour tous les développements de l’existence humaine, car l’adaptation de l’outil aux usages domestiques va nous suggérer, en même temps, un surcroît d’adaptations belliqueuses pour défendre nos appropriations, et conquérir, par la force aidée de la ruse, les appropriations d’autrui. Idéalisme de guerre et de paix tout ensemble, venu des temps où la guerre ne se distinguait pas sensiblement de la paix. Des rythmes de guerre et de paix se succéderont tour à tour, accusant de plus en plus la différence des moyens pour d’identiques résultats de violence, ébauches d’une civilisation en devenir.

Du silex taillé, pour un effet d’industrie, à la flèche de chasse ou de guerre, je note les enchaînements inévitables, sans m’arrêter aux conséquences. Il suffit, pour les caractériser, de constater le parallélisme des organisations de paix et des organisations de guerre construisant et détruisant tour à tour, comme en un rythme automatique, les successives ébauches d’une civilisation commencée. Nous ne pouvons, d’abord, que prendre acte de ces soubresauts de violences ouvertes dans la guerre et de violences déguisées dans la paix qui se succèdent à travers les âges, quel que soit l’adoucissement des mœurs par le progrès verbal de la civilisation. Les douceurs de la paix seront accrues. De même les horreurs de la guerre, aggravées des violences prolongées depuis les premiers âges, ai travers les amollissements d’une dépense mieux ordonnée des énergies. Nous n’en aurons pas moins vu, dans des rythmes d’exaltations ethniques, les plus belles floraisons de l’art correspondant aux plus hautes cultures d’intellectualité, se développer sur le même plan que les plus atroces cruautés, aussi bien au temps de la guerre du Péloponèse, qu’aux jours de la Renaissance.

Vous pouvez interroger tous les âges de l’histoire. Vous n’y trouverez que des successions de paix et de guerre parfois difficiles à distinguer, des prédications de charité humaine et des exaltations de barbarie souvent emmêlées. Une fatigue de la guerre imposera la paix. Une impuissance de la paix déclenchera la guerre. Alternatives de durées ou la guerre occupe la place d’honneur dans l’émotivité des peuples la paix n’étant trop souvent qu’une préparation à de nouveaux combats. Les progrès de la paix ont fait surgir des engins de guerre par lesquels l’effet des massacres est indéfiniment multiplié, ce qui nous permet de compter aujourd’hui, par centaines de mille et par millions, les blessés et les morts là ou des dizaines et des centaines de mille ont pu jadis suffire à nos besoins de tueries.

Trop longtemps notre « histoire » n’a recueilli en abondance que des faits de guerres et des récits de batailles. C’est vraiment de nos jours que l’historien a découvert la paix, pour la soumettre à l’analyse. L’idéologie, cependant, ne l’avait pas attendu pour prêcher l’idéal d’une paix indéfiniment prolongée. Avant l’abbé de Saint-Pierre, l’Amphictyonie de Delphes était chargée de maintenir la paix entre les peuples de la Grèce. Ce fut l’Amphictyonie elle-même qui fournit à deux reprises l’occasion des guerres sacrées d’où sortit la suprême défaite d’Athènes. Depuis ce temps, un renouvellement d’Amphictyonie fut proposé et accueilli, à des fins oratoires. Nous concluons même des traités de désarmement fictif, à l’abri desquels des armements de fait s’accroissent de jour en jour.

L’heure donc pourrait être venue de nous demander s’il y a, oui ou non, des cas d’une nécessité positive de la guerre, ou s’il se peut concevoir quelque moyen d’obtenir, sans la guerre, les légitimes réparations du droit lésé. Abandonné aux rhéteurs, nous savons ce que ce thème peut donner. Il ne s’agit point ici d’effets oratoires. Nous cherchons, par les moyens de l’observation positive, à reconnaître les indications d’un changement humain qui nous permettrait d’attendre sincèrement la suppression des guerres par des arbitrages ou des engagements contractuels, destinés, dans les plus terribles crises, à être miraculeusement respectés. L’idéologie ne connaît pas d’obstacles. Cela ne nous dispense pas de juger les arrangements qu’on nous propose et d’apprécier leurs chances de succès.

Je constate d’abord que les émotivités de la guerre sont universellement plus actives et plus romantiques que la livresque idéologie d’une paix universelle entre des peuples qui, jusqu’ici, ne se sont trouvés d’accord que pour s’entre-massacrer. Considérez toutes les manifestations d’art national dans tous les pays du monde, vous y trouverez l’universelle suprématie des représentations guerrières célébrées par les monuments, les statues, les tableaux, les poésies, les chants propres aux manifestations populaires. Je ne dis rien des gouvernements : les conquérants y ont place d’honneur. Faut-il mettre en regard l’universelle ruée à la fabrication de tous les engins de guerre avec les pâles conciliabules où s’élabore, dans un faste de verbalisme, une paix de « chiffons de papier. »

Me dira-t-on qu’il peut y avoir des avantages à mettre dans la vie des peuples une part d’illusion ? Cela me paraît fort contestable. Ici le jeu ne serait pas sans danger, car l’agresseur pourrait se trouver le seul en état de préparation. Les garanties sont-elles équivalentes, quand l’une des parties, naguère, reniait effrontément sa signature devant le monde civilisé ? Le dernier banquier ouvrirait-il un nouveau crédit au client qui, hier encore, se faisait gloire d’avoir manqué à ses engagements envers lui ? C’est à de tels amusements que se risque notre extravagance d’idéologie.

Victoires et défaites, telle fut, depuis les premiers âges, la principale matière des chants de nos poètes, des fictions de nos romanciers, des écrits de nos historiens, des leçons de nos éducateurs les plus renommés. Et je ne m’en étonnerai point, car je ne voudrais pas contester la beauté du mouvement héroïque qui jette l’homme au dévoûment suprême pour la défense de son droit au foyer, à l’indépendance auguste de sa patrie, à la sauvegarde du statut de sa dignité. Il tue, mais il offre, en même temps, le sacrifice de sa vie, de ses plus belles espérances pour la cause qui l’élève au-dessus d’une destinée où défaillances et triomphes se succèdent à la chance des événements.

Tantôt la victoire sera le point de départ d’une course à la domination aux dépens de coalitions ennemies, tantôt les manquements qui font obstacle aux coordinations d’activités continues produiront d’inattendues déchéances. De même des défaites pourront, selon le cas, produire les plus belles réactions de victoire ou consommer l’irréparable épuisement des énergies. Il peut se trouver ainsi des préparations de victoires dans toutes les défaites, des potentiels de défaites dans toutes les victoires. C’est ce qui fait que les formations de l’histoire sont toujours à reprendre, à remettre sur le chantier. Le juste et l’injuste seront tour à tour assurés par la force. Mais la force se déplace à tous moments, aussi bien que l’idéal du droit. Combien d’irréparables mécomptes aux formules de nos rêveries !

Voulons-nous raisonner ? Les graves contractants, rassemblés autour d’une table, n’ignorent pas que le point délicat des traités ou peuples et gouvernements s’engagent, en une telle matière, est l’heure, fatalement hasardeuse, de l’exécution. « L’heure psychologique » où le salut public est en cause, où tout prétexte est bon pour ne pas tenir un engagement onéreux ; Qu’arrivera-t-il de la partie qui, de bonne foi se sera laissé désarmer ? Pour ce qui est de la puissance intrinsèque des sentiments de justice, ai-je rêvé d’un partage de la Pologne entre trois souverains sans scrupule, et de l’envahissement par l’Allemagne de la Belgique dont elle avait garanti la neutralité ? Quelle sanction, je vous prie ? La Fontaine l’a dit du lion imprudent : « On lâcha sur lui quelques chiens »…

On ne peut pas le nier. C’est la guerre qui a créé les peuples par la détermination des patries. Le plus sûr n’est-il pas dans une bonne défensive ? Mais qui peut garantir qu’un jour ne viendra pas où l’offensive sera jugée simple hardiesse de défensive ? N’aurions-nous donc de garanties d’aucun côté ? À quoi bon se mentir à soi-même ? Pourquoi jouer le tout pour le tout sur la carte de l’idéologie ? Les signataires du pacte international n’ont pas la même histoire, ni le même état de culture. Si des intérêts opposés les sollicitent dans un autre sens que le droit établi, faudra-t-il donc que la voix prépondérante d’un État insuffisamment policé décide du sort d’un des grands peuples de l’histoire contre qui sa grandeur même aura réuni trop de voix intéressées ? Encore, ai-je supposé que toutes les puissances militaires participeraient loyalement au pacte. Sinon, rien de fait[26].

Faut-il enfin parler des sanctions sans lesquelles croulerait tout le fragile édifice d’une idéologie d’universelle équité ? C’est le point décisif qu’on s’est bien gardé d’aborder jusqu’ici, et pour cause. Par le désarmement général on ne demanderait rien de moins que l’abdication de leur indépendance aux grandes nations qui ont jusqu’ici gouverné le monde en lui imposant plus ou moins ouvertement leurs volontés profitables. Les peuples qui ont en main de grandes forces militaires sur terre ou sur mer consentiront difficilement à s’en servir pour acheter, de leur or et de leur sang, une paix précaire entre deux nations dont l’avenir de force ou de faiblesse ne les intéresse qu’en théorie, ou même les intéresse trop pour qu’ils puissent feindre de s’en désintéresser. Et le corps d’exécution, d’éléments disparates, dans quelle mesure compter sur l’héroïsme d’une équité surhumaine, à l’heure décisive de la tragédie ou l’intérêt parlera plus haut que le sentiment ?

Est-ce donc à dire que nous devions renoncer à toute tentative d’accord préalable en vue de prévenir des guerres ? Je ne le prétends pas. À cet égard même toute procédure d’arrangement me paraîtrait heureuse si elle avait quelque chance d’aboutir dans des conditions capables de maintenir l’indépendance et la dignité des parties. Sinon, je me retournerais du côté de Vauvenargues dont l’axiome d’évidence est que « la guerre n’est pas si onéreuse que la servitude ». Je demande seulement que nous n’aggravions pas le mal en apportant des suppléments de chances à des catastrophes qui pourraient être pires que celles du passé.

Les faiblesses humaines excellent aux déguisements d’un verbalisme d’équité, pour s’accommoder des défaillances morales à échéance ajournée. Ne savons-nous donc pas, de science trop certaine, que toute guerre a, pour l’agresseur, ses raisons publiques et ses raisons inavouées, et que celles-ci se trouvent trop souvent les suprêmes facteurs des déterminations ? Peut-on croire que l’art de mentir à autrui, aussi bien qu’à soi-même, ait épuisé ses ressources au cours des âges ? Il ne s’agit pas d’aboutir à changer les circonstances plutôt que le fond. Quand nous n’aurions plus d’autres guerres que les guerres civiles, le pacifisme universel n’aurait-il pas d’assez notables marges à combler ? Nous faut-il donc conclure au prolongement indéfini de l’état actuel ? je ne voudrais pas le dire. Nous avons seulement à choisir entre deux thèmes de civilisation dont l’un attend les progrès à venir des lentes évolutions d’altruisme que notre plus haute tâche est d’accélérer par des actes, tandis que l’autre s’attarde à des changements de procédures qui laissent intact le fonds d’atavisme sous la nouveauté du masque des mots. Fatalité de l’idéologie qui croit voir l’homme tout entier dans l’idée, quand les plus hautes pensées le laissent de chair et d’os.

Ma confiance invincible dans l’heureuse évolution de l’espèce humaine n’emporte pas pour moi l’obligation d’anticiper sur l’avenir par des constructions de verbalisme sans correspondance suffisante avec les conditions organiques de la présente humanité. L’expérience des révolutions, bientôt désorbitées, et des furieuses réactions qui s’ensuivent, n’est que trop démonstrative à cet égard. Il est plus difficile d’être modestement équitable, au jour le jour, que d’offrir à tout venant le miracle d’une transformation humaine par des artifices de verbiage. Travaillons, cependant. Moins de parlage et plus d’action. À chaque jour, sa tâche. Mais qu’on ne nous demande pas, quand nous sommes aux ondulations des vallées, de parader dans le bleu des sommets.

Le fait d’observation positive est qu’après la formation des complexes sociaux dénommés patries, nous pouvons concevoir un complexe social d’humanité générale vers lequel nous ne devons cesser de tendre, sans nous dissimuler qu’il nous sera demandé de longs âges pour en réaliser des formations durables. Les nations sont si loin de faire l’accord dans leur propre domaine d’ethnicité commune et de commune culture, qu’on ne peut sérieusement escompter une entente profonde entre peuples dont toute l’histoire fut, et est encore, de dissentiments perpétuels. D’ici la, le moins possible de déclamations. C’est ce qu’il est le plus malaisé d’obtenir. Aussi longtemps que l’homme sera tel que nous le voyons aujourd’hui, qu’il lui soit permis, selon l’heure, de se consacrer à l’idéal d’une humanité meilleure, soit par les sacrifices quotidiens d’une vie d’abnégation, soit par le dévouement total d’une résistance armée aux tentatives armées d’usurpation. À travers toutes formes de violences, nous marchons à un idéal de paix dont il sera peut-être donné a nos neveux de réaliser quelques parties, d’autant plus hasardeuses, hélas ! qu’elles seront plus grandes et plus belles.


Ordre de paix.


L’institution ou, même simplement l’idée d’un ordre de paix, est la caractéristique irréductible d’un commencement de « civilisation ». Que sera cette « civilisation » primitive, avec la transformation de l’outil de paix en arme de guerre ? J’en vois deux facteurs : l’élan d’idéologie qui projette l’homme au delà de sa condition présente, et le contre-coup d’empirisme sans lequel l’idée ne rencontrerait pas les résistances d’un point d’appui. L’idéologie est apte à nous décevoir dans l’entreprise de réaliser des pensées selon l’ordre de l’expérience positive parce qu’elle satisfait à bon compte le nombre incalculable de ceux qui se contentent à vivre de mots sans objectivité. Nous n’avons cependant pas le droit d’oublier que cette même idéologie est la caractéristique de l’espèce humaine qui ne peut être elle-même qu’à la condition d’idéaliser.

C’est que l’entreprise de la pensée humaine consiste à lier, en formes d’idées, des observations de rapports aussi bien que les interprétations hâtives d’une imagination toujours prompte à devancer l’événement. En ce point l’idée et le rêve se confondent jusqu’au jour où le contraste de l’expérience et de la fiction accusent des désaccords dont le problème humain est de trouver l’issue. Tout ordre de civilisation ne serait que mirage, sans l’adaptation aux formes positives de la vie réalisée. L’idéologie pure nous enlève dans les airs pour les puériles joies d’un vol aux poésies des méconnaissances, jusqu’à ce que la naturelle gravitation de la pensée nous ramène au contact de la bonne planète sous nos pieds.

L’agglomération de la tribu — complexe mouvant de familles — est la première, détermination d’une ambiance qui, accrue, deviendra « la patrie ». Il n’est pas d’organisme sans les correspondances d’un milieu pour les échanges d’une activité d’assimilations qui est la condition originelle de la vie. Hors d’une patrie, point de ces groupements d’actions et de réactions dont le jeu va constituer la mise en œuvre d’une vie policée, dite de civilisation.

À demeurer enclos dans les données d’une formation nationale, nous rencontrons d’abord la notion de l’État en qui toute patrie s’exprime par le moyen d’une installation d’autorité. L’élémentaire simplicité des premiers aspects du problème devait naturellement conduire à la réalisation primitive d’une autocratie étayée de groupements d’oligarchies. Ce que nous connaissons de notre histoire montre assez de quel cœur les hommes se sont rués à des contreparties de despotisme et de servitude d’où le problème de l’évolution est encore aujourd’hui de faire sortir des mouvements ordonnés de justice et de liberté. Il a fallu des millénaires dont le nombre nous est inconnu pour que les hommes commençassent de discuter en une matière où leurs intérêts primordiaux se trouvaient si gravement engagés. Meurtres, soulèvements, massacres, révolutions triomphantes ou écrasées, excès de tyrannie ou incohérences d’anarchie, toutes les formes de la violence ont été successivement épuisées sans donner d’autres résultats que de brouiller et de confondre toutes vues d’un ordre de positivité.

J’ai dit qu’en désespoir de cause les Athéniens, modèles d’une civilisation d’oligarchies démocratiques, sen étaient venus à tirer leurs magistrats au sort sans se préoccuper des questions d’aptitude et de moralité, comme Grippeminaud rendant la justice à la fortune des dés. Je rappelle encore qu’au récit d’Hérodote, Darius et ses complices, après le meurtre du faux Smerdis, se seraient amusés à discuter doctrinalement les mérites réciproques de l’autocratie, de l’oligarchie, de la démocratie, pour s’en rapporter finalement au hennissement d’un cheval. Les siècles passent. Montaigne n’osant décider de rien, son ami La Boétie eut l’audace d’aborder brutalement le redoutable problème de la soumission muette des foules au despotisme d’un seul, quand il leur suffirait, pour s’en débarrasser, de refuser l’obéissance. Audacieuse ingénuité d’un esprit libre qui aurait voulu l’action éventuelle des esprits libérés. Il est à remarquer qu’il ne lui vint pas l’idée de donner l’exemple. Sa propre évolution n’était pas encore accomplie.

Qu’est-ce que le contentement d’un jour quand la doctrine voudrait qu’on le renouvelât à toute heure selon le cours des événements. Point de pouvoir qui ne soit une manière d’abus. Point d’impulsion libérale qui ne soit en danger de faillir au moment périlleux. Quelque doctrine qu’il construise, l’homme, faillible, devra manquer fatalement en quelque point. Nécessité d’un contrôle incessant. Le lecteur avisé sait ce qu’on en a dit, et ce qu’on en a fait. S’il suffisait de prêcher la morale pour la mettre en action, nos sociétés seraient, depuis toujours, d’admirables modèles de toutes les vertus.

« Le but principal de chaque groupe humain est de devenir de plus en plus conscient de la structure ou il est impliqué, afin de devenir de plus en plus conscient du rôle qu’il doit y jouer », écrit M. Sylvain Lévi[27]. Nous avons jusque-là une assez longue carrière à parcourir. Sur le secours des religions en cette matière, on a dépensé beaucoup d’encre. Toutes les morales, religieuses ou laïques, prêchant les mêmes principes d’entr’aide, tout concours ne peut être que profitable s’il nous met aux prises avec des réalités d’application, sans chercher des moyens d’entreprendre sur les libertés publiques, comme on l’a vu par l’Inquisition et par le sanglant plagiat qu’en fit notre Révolution.

L’action publique défaillante ou épuisée, le champ de l’entr’aide individuelle demeure indéfini. Nous ne courons point risque d’en abuser. La société serait trop belle si chacun osait exiger de lui-même presque autant de charité humaine qu’il en réclame d’autrui. La civilisation ne peut imposer l’assujettissement de l’individu à la communauté qu’en vue des applications d’une règle d’un équitable accommodement à un ordre de paix où l’homme trouvera l’accroissement de valeur personnelle qui le portera de l’anthropophagie primitive à saint François d’Assise, sur les ailes d’un idéalisme, hélas ! plus aisément parlé que vécu.

C’est vraiment à la formation d’un homme nouveau que nous aurions ainsi à procéder. Nous sommes demeurés, depuis la sauvagerie, sous la loi du plus fort. Et puisque nous ne commandons aux lois cosmiques qu’en y obéissant, notre problème est de faire, s’il est possible, que le plus fort soit le meilleur — la difficulté principale étant de son consentement. Pouvons-nous escompter l’inattendu de cette innovation ? Je ne suis pas prophète. Le faible trouve son bénéfice à réclamer d’autrui toutes les vertus. Le fort demande à calculer ou est son avantage, et comme il fait, à tout hasard, entrer dans son calcul les bénéfices éventuels d’une autre vie, il se pourrait fort bien que dans ses tentatives de duper, il eût vécu, lui-même, de duperie. Une bonne arithmétique n’est pas incompatible avec le respect, et même avec l’amour du prochain.


Les forts et les faibles.


L’effort d’évolution civilisée étant d’une transformation d’habitudes acquises en des habitudes d’une accommodation supérieure de tous et de chacun, la valeur effective des équitables compositions d’intérêts que nous dénommons « droits » sera l’indice certain de l’idéalisme d’une civilisation. Avant même d’atteindre à la conception d’une puissance intrinsèque de « droit » dans les rapports des humains, la constitution fondamentale de la famille exige un statut, tacite ou formulé, de la femme et de l’enfant. Nous devons trouver là, sous des formes diverses, un premier mètre de « vie civilisée ».

Pour réagir sur la psychologie du trop fort, il faut d’abord essayer de saisir l’état de mentalité du trop faible. Chacun sait que la souveraineté du plus fort a d’abord fait de la femme une marchandise qu’un concours de dépravations a conduite au dernier terme de l’avilissement. L’Orient nous a donné, à cet égard, des spectacles trop significatifs que l’Occident s’est appropriés au hasard des circonstances. La séquestration de la femme, avec l’accompagnement de la castration des gardiens, et les tortures que le meilleur chef de famille, en Chine, ne craint pas d’infliger à sa fille pour lui rendre la marche impossible, sont de vivants prolongements d’un cruel passé dans le verbalisme fastueux du présent.

La surprise n’est pas que l’homme primitif se soit montré barbare. Ce qui peut étonner à bon droit, c’est que sa civilisation, tant vantée, concilie ses raffinements d’égoïsme implacable avec ses non moins vifs raffinements de vie policée. L’ancien esclavage de la femme a perdu ses formes les plus brutales[28], mais les réalités de son émancipation profonde sont encore à venir. Il n’y paraît que trop aux bagnes d’abjection ou la bestialité de l’homme se plaît à la confiner pour l’ultime dégradation des deux parties. On ne peut nier que le mâle soit principalement responsable des dégradations de la femme qui y apporte, au moins le concours de sa passivité.

L’époux, le père était hier, et est encore, dans maints pays, le despote qui ne doit pas de comptes. Il a conservé, même chez nous, des parties de maîtrise, qui peuvent parfois s’expliquer par les incertitudes d’une évolution féminine retardée. Ce n’est pas tout d’émanciper, par décret, la créature asservie. Il faut encore l’avoir mise en état de se gouverner elle-même sans briser les ressorts d’une vie sociale ordonnée. Voyez ce qui arrive en Russie où les bourreaux du Tsar sont simplement remplacés, à cette heure, par les bourreaux de l’idéologie. Mêmes spectacles de notre Révolution faisant succéder la guillotine aux supplices de la place de Grève. La répudiation, jadis de pratique courante à Rome, est présentement remplacée, dans notre pays, par le divorce égalitaire offrant mêmes inconvénients et mêmes avantages aux deux parties. Caton exposait sa fille à sa porte. Le Chinois jette encore sa fille à la voirie, tandis que par l’accomplissement de ses devoirs familiaux, par l’élévation de ses sentiments, par les progrès de sa culture, la femme civilisée, souveraine du foyer, marche à l’affermissement d’une dignité supérieure.

L’épouse, prêtresse du feu familial, s’enorgueillit de se subordonner à la mère pour l’accomplissement d’un sacrifice total au profit d’une progéniture qui souvent n’en comprendra la grandeur qu’après avoir souffert elle-même d’un insuffisant retour d’affectivité. C’est la mère qui, avant l’homme, plaidera pour les droits de l’enfant, et saura les faire valoir d’une ardeur que rien ne pourra décourager. C’est la mère qui fera honte à l’époux, dont l’égoïsme, engagé dans les combats de la vie, négligera parfois ses devoirs de protection. C’est la mère qui affrontera tous ennemis de sa progéniture sans s’arrêter toujours aux misères de savoir qui peut avoir tort ou raison dans des contestations embrouillées. La mère, trop souvent délaissée, martyrisée, oubliera tout ce qui n’est pas d’une offrande d’elle-même sans demander même le geste filial dont elle n’a pas besoin pour aimer. Par la mère, munis du plus précieux bagage d’émotivités, les enfants seront conduits aux portes de la vie attirante et cruelle. S’ils sont dignes de la femme à qui ils doivent « d’être », dans le sens accompli du mot, ils voudront payer en quelque forme la dette du passé — l’occasion n’en fera pas défaut — afin que, par eux-mêmes, la profusion du dévouement maternel épuise tous ses effets.

Je laisse de côté la question des droits politiques des deux sexes, qui dépendra surtout du degré d’émancipation intellectuelle et morale selon les temps et les lieux. Au point où elle en est arrivée, la femme est assurée de pouvoir désormais s’affranchir progressivement — grâce à quoi l’enfant réussira peut être à obtenir une meilleure part de la protection qui lui est due. Cependant, il est un point redoutable où ma faculté de prévision se heurte à la barrière de l’inconcevable. C’est la contradiction trop positive d’un idéal de monogamie et du fait éclatant d’une polygamie d’empirisme si profondément établie dans nos mœurs qu’on ne peut soutenir, de bonne foi ; qu’elle soit en voie de régression.

Pour ce qui est de la polygamie légale, elle implique nécessairement l’esclavage de la femme, avec des débordements d’arbitraire tels qu’ils sont sanctionnés par la loi religieuse de l’Islam. Dans notre chrétienté, l’on ne saurait dire que la polygamie de fait se soit accrue, puisqu’elle a, depuis toujours, atteint un débordement d’abus qui ne peut être dépassé. Non seulement rien ne montre que nous soyons en progrès à cet égard sur les peuples de l’antiquité, mais tout indique manifestement que les derniers voiles de l’hypocrisie ont été depuis longtemps rejetés. Dans ces conditions, feindre d’attendre des préceptes moraux — religieux ou non — un achèvement humain dont nul ne peut apercevoir le signe précurseur, ne serait qu’un acte d’illusion volontaire qui ne peut rien changer des faits. L’homme s’accorde d’entrain le droit à la polygamie, qu’il refuse à la femme sous peine d’une officielle déchéance, sur la valeur comparative de laquelle hommes et femmes, s’ils étaient francs, auraient bien de la peine a s’expliquer. Il plut à Ninon, philosophe, et probablement peu sensuelle si l’on en croit certain aveu, de pratiquer une morale d’homme. Tout le monde n’a pas toujours assez d’esprit pour se tirer à peu près d’un pas si dangereux.

Présentement, je ne vois aucune apparence d’un commencement d’évolution sociale qui nous acheminerait de l’universelle polygamie, d’usage surtout masculin, à des vertus de commune monogamie, d’idéalisme féminin. Si l’homme doit rester polygame, est-ce à dire que la femme soit condamnée à se jeter, à son tour, en cette périlleuse aventure ? Dans l’intérêt de tous, il serait préférable que trop de risques de déchéance lui fussent épargnés. Mieux vaut la voir aspirer trop haut, même sans justification suffisante, que de la réduire, par la force de l’exemple, aux extrémités de l’abaissement[29].

J’ai parlé de la femme, notoire exemple de faiblesse, parce que — pour ce qui la concerne — l’abus de la puissance virile est d’évidence, même en des temps de civilisation. Puisqu’on ne peut contester l’inégalité des forces individuelles procédant d’évolutions organiques diversement déterminées, il faudrait, pour la paix des âmes, que le plus faible eût toujours tort, et le plus fort toujours raison. Ce serait rassurant, si les rôles, parfois, ne venaient à s’intervertir. Tel qui a eu discrètement le malheur d’abuser, connaîtra quelque jour, de bonne ou de mauvaise grâce, la cruelle résignation dont les victimes sont réduites à se parer. Il ne manquera point d’appel à la justice des hommes et du Ciel. Hélas ! Les Dieux sont sourds, et les juges, n’étant que des hommes, se laisseront glisser sur la pente des Dieux.

Il n’y a pas de justice, dans l’objectivité du monde. Il y a des luttes de forces où la plus grande l’emporte nécessairement sur la moindre. Notre fonction est de nous en accommoder, en cherchant, selon le cas, des dispositions de forces plus proches d’une passagère équité. Notre justice humaine ne nous en est que plus précieuse — ne nous offrant que des éclairs de relativité.

Pascal a dit et répété là-dessus de profondes paroles. « Sans doute l’égalité des biens est juste, mais ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. » on n’ira pas plus loin dans l’analyse de notre présent ordre social. De bonne foi, conservateurs, révolutionnaires et réformateurs n’y pourront que souscrire — yeux ouverts ou fermés. Les modernes même n’ont pu qu’aggraver le tableau en faisant apparaître que cette paix — « souverain bien » pour la philosophie de Pascal — n’est, grâce à la concurrence universelle, qu’un champ de bataille où le corps à corps ne finit jamais.

Que reste-t-il ? La justice et la force, face à face. Pour quelles compositions ? Pascal le voit et le dit d’une brutale candeur, laissant notre justice en expectative dans les griffes de fer de la causalité. Qu’il gagne ou non son pari pour l’intervention d’une puissance divine, est-il juste que quelques-uns viennent au monde pour leur bonheur ou leur malheur, tandis que d’autres font et continueront de faire antichambre aux portes d’une conscience indéterminée ? Est-il juste que les uns naissent à un échelon inférieur de la vie animale pour être victimes des uns et faire leurs victimes des autres ? Pourquoi naître souris plutôt que chat, humain plutôt que lion ? Il faut attendre la mort pour régler ce compte, non pas avec l’arbitraire d’un Maître, mais avec l’Infinité : ce qui équivaut à poser le problème, avec ou sans Dieu, hors des éléments d’une solution raisonnée.

Pascal, tenaillé de logique, a trop complètement raison. La force est la loi de l’univers. Elle règle, sans défaillir, l’universalité des conflits. Comment cette domination cosmique, a laquelle rien ne peut échapper, fléchirait-elle devant la subjectivité passagère d’une justice humaine qui varie selon l’émotivité du moment ? L’individu invoque un idéal de justice comme un idéal de liberté. Nous avons vu que sa « liberté » se résout dans l’inconscience du déterminisme organique. Sa « justice » idéale serait d’une composition de forces équilibrées dans les mesures, toujours variables, de chaque sensibilité. Définition contradictoire. L’équilibre complet ne pourrait qu’arrêter l’activité du monde, le mouvement n’étant qu’une succession de déséquilibres enchaînés.

Force et justice sont donc deux termes qui s’ignorent. L’individuation, phénomène constitutif de notre subjectivité, est une répartition de complexes instables en direction (comme tous les phénomènes cosmiques) d’une fixité qu’ils n’atteindront jamais. La subjectivité, d’autre part, n’est qu’un rayon réfléchi de l’objectivité cosmique aux surfaces nerveuses de notre sensibilité, et l’inconscience organique du phénomène est ce qui nous permet de détacher imaginativement notre Moi de l’ambiance pour la constitution d’une personnalité passagère que notre ambition serait de fixer.

Cela ne nous empêche pas de chercher, entre nous, sinon entre toutes existences, des états de justice approximative, au delà des réalisations possibles. Tout nous y convie même, en vue de découvertes croissantes d’accommodations, si nous disposons de la force pour imposer nos complexités de « justice » aux porteurs de mesures différentes des nôtres. Pascal n’a donc que trop clairement raison de ne voir dans notre « justice » qu’une manifestation de la force, comme notre liberté elle-même, d’où nous vient la sensation d’une indépendance, est le résultat d’oppositions de forces dont la conscience nous échappe, mais qui ne s’imposent pas moins directement.

Je vais, répétant qu’il n’est que de s’accommoder. Cela suppose des développements de connaissance par le moyen desquels il nous arrive de nous faire « obéir de la nature en lui obéissant ». Ce qui nous manque le plus souvent, c’est un courage que rien n’étonne, pour tenter une partie qui semble perdue d’avance, contre cet impassible joueur qui a nom l’Inconnu. Le jour pourra venir, il est vrai, ou nous nous arrogerons le bénéfice de notre acceptation de la vie. Mais le suicide a rarement pour cause un accès de philosophie. Il suffit au désespéré que l’incommensurable paix de l’inconscience cosmique lui paraisse un asile plus sûr que l’iniquité supérieure d’un paradis pour les uns et d’un enfer pour les autres, quand aucun d’eux n’avait rien demandé. Encore ne craint-on pas de nous annoncer, avec vraisemblance d’ailleurs, que des vies analogues à la nôtre doivent se reproduire dans les mondes planétaires à travers l’infinité de l’espace et du temps. Promettre la justice à tout ce monde me paraît une entreprise plutôt téméraire. Comment qualifier le rêve de la lui donner ?

Il est entendu que l’idéologie se propose de remplacer l’iniquité divine par des formes d’une moindre iniquité humaine, sous des noms glorieux. Il faut l’en louer grandement dans quelque mesure qu’elle arrive à nous charmer. La vie passe : nous aurons tenté.

D’ailleurs le Cosmos nous doit-il la satisfaction sentimentale d’une solution de ce problème ou de tout autre ? Rien n’est moins démontré. L’événement prouve au contraire, d’une façon surabondante que les enchaînements cosmiques ne s’embarrassent pas des heurts de notre sensibilité. À quelque moment que notre évolution s’arrête, nous pouvons compter qu’elle laissera beaucoup d’autres questions en suspens. En des formes qui ne nous importent guère, tous comptes de doit et avoir des activités universelles ne manqueront pas d’être cosmiquement balancés. Cela n’est pas pour nous décourager des réformations individuelles et sociales dans notre intérêt particulier, comme dans l’intérêt commun. Essayer de moyennes accommodations à l’ordre universel, paraît une suffisante occupation de notre brièveté.

Nos « réformes », d’un si attirant énoncé, se heurtent à l’opposition aussi bien de ceux qui profitent de l’abus que de l’atavique apathie des accoutumances. Parlant d’un neveu de Fontenelle, l’intendant d’Aube, qui venait d’être révoqué pour avoir tenté d’équitables réformes, le marquis d’Argenson, dans ses Mémoires, fait, en ces termes, l’histoire de beaucoup de réformateurs bien intentionnés : « On n’en put faire aucun usage dans l’intendance de Caen, parce qu’il s’y fit lapider d’abord. Il ne voulut pas prendre garde qu’il est d’usage, jusqu’à des temps meilleurs, que tout ce qui approche du trône[30] participe à des faveurs injustes. Il voulut faire le prompt réformateur en détails particuliers… il voulut changer toute la répartition accoutumée des impositions arbitraires et surtout de la capitation. Ceux qu’il soulagea ne l’en remercièrent point, trouvant que c’était justice, comme il arrive toujours, et ceux qu’il augmenta crièrent de si hauts cris, voulant le manger, que tout retentit de reproches qui assiégèrent le trône et la cour. On le crut mauvais intendant parce qu’il était trop bon. »

Qu’importe le nom du régime ? C’est la nature humaine qui préfère le pli de l’accoutumance aux ennuis d’un changement. Ainsi s’accordent trop souvent profiteurs et victimes pour favoriser le mal aux dépens de qui s’entête dans l’œuvre de réformation. Tel est le premier fondement de notre progrès de civilisation. La chance aidant, par la continuité de l’effort, les maîtresses résistances seront peut-être, un jour, finalement emportées. Le « réformateur » avec ses statues éventuelles, n’en aura pas moins passé de mauvais moments[31].

Pour ce qui est de ce qu’on appelle « la question sociale », c’est- à-dire le problème d’une équitable rémunération de tout labeur, il n’en va pas très différemment. Qui obtient une juste répartition y verra souvent un encouragement à demander davantage, sans prendre toujours l’intérêt général en suffisante considération. L’artisan obtiendra plus aisément des réserves de loisir qu’il n’apprendra à les utiliser. La paix sociale se fera d’elle-même quand les groupements économiques, assez forts pour se faire rendre justice, pourront arriver à maîtriser leur idéologie dans l’intérêt des conquêtes d’altruisme en devenir.

Reconnaissons que l’évolution civilisatrice ne va pas sans des embarras de complexités infinies, au cours desquelles des changements organiques en profondeur sont parfois remplacés par de simples satisfactions d’apparences dont le bénéfice est surtout de mots. De notables progrès acquis, et de plus grands encore trop tôt escomptés, tandis qu’un consentement tacite se fait jour, pour en reprendre ataviquement, dans les pompes d’ un idéalisme bruyant, tout ce que l’hypocrisie publique permet de dissimuler. Si les « forts » de ce monde entreprenaient de vivre chrétiennement, c’est-à-dire selon les paroles littérales de leur Maître, pendant toute une journée, ils seraient eux-mêmes surpris de voir à quel point la face du monde s’en trouverait changée. Et pourtant, le progrès serait moins des formules d’un idéalisme nouveau que d’une moindre distance de l’idéalisme parlé à l’idéalisme vécu.

Loin qu’il y ait là matière à nous décourager, je n’y vois rien, au contraire, que des raisons de persévérer. Ne faut-il pas mesurer l’obstacle avant de l’aborder ? Un optimisme béat n’aboutirait qu’au fatalisme oriental. Un pessimisme amer ne pourrait nous conduire qu’aux finales répudiations d’énergie. Le signe de la bonne doctrine sociale est qu’elle nous maintienne, dans l’enchaînement naturel des activités désintéressées. La gît le nœud d’une évolution de conscience civilisée, par laquelle notre vie s’achèverait d’un étonnement de nous regarder vivre autrement que nous n’avions accoutumé. Dans l’impossibilité ou je me trouve de noter successivement toutes les formes des activités sociales qui se conjuguent ou s’opposent en facteurs de civilisation, je me borne à de brèves remarques dont le lecteur peut inférer des tableaux familiers.

je mentionnerai simplement pour mémoire le problème de l’appropriation individuelle qui, dans le monde moderne, a si fort exercé les esprits. La redoutable question du tien et du mien se découvre à l’origine des premières rencontres sociales du fort et du faible. ]usqu’ici, le cas de la polygamie, comme le fait de la guerre, nous ont conduits à des éléments irréductibles. De même l’appropriation individuelle du sol (résultat d’un fait de force) au profit d’une domination d’oligarchie possédante sur une plèbe plus ou moins asservie. Cependant, l’égale répartition du sol entre individus serait toujours à reprendre sans permettre aucune continuité d’exploitation, pour ne rien dire d’une éternelle insuffisance de résultats. La mise en communauté, solution idéologique par excellence, aboutirait à l’énervement, à la suppression de toutes les initiatives[32]. Cela ne saurait arrêter primaires ni rhéteurs. Il n’est pas interdit de penser que nous arriverons progressivement à des solutions approchées.

Le temps paraît venu, en tout cas, de comprendre qu’action et réaction ne se peuvent disjoindre, et que toute activité rationnelle appliquée a l’appropriation industrialisée du sol peut être heureuse ou funeste pour l’ensemble, selon l’ordre de ses développements. Pourquoi barrerait-on la route au libre emploi des initiatives, dans l’espoir que des fonctionnaires irresponsables en pourraient faire idéologiquement un meilleur usage que des individus directement intéressés ? Le succès social est dans la bonne règle des énergies, non dans un machinisme automatique aboutissant aux diminutions de l’individu. La propriété individuelle a déjà subi et appellera sans doute encore d’innombrables transformations. Elle trouve déja d’heureux contrepoids dans d’importantes organisations de propriété collective qui fonctionnent souvent beaucoup mieux que sous la fastueuse irresponsabilité de l’État. Jetons un voile sur les faiblesses d’une bruyante puissance sociale qui ne réussit pas toujours à se contrôler elle-même sous l’action d’influences où le sentiment de l’intérêt public ne réussit pas toujours à l’emporter. Je ne serais pas surpris que l’État, dans la suite des âges, avec les progrès de l’universelle culture, se vît alléger successivement des organismes où les nécessités de son intervention ne sont pas directement engagées. L’insuffisance du contrôle des pouvoirs publics, tel que le fonctionnement de nos activités politiques le fait apparaître, ne pourra qu’accélérer un mouvement de libération dans l’intérêt de tous, à la condition, toutefois, qu’une surveillance sévère des sociétés d’intérêt public puisse être consciencieusement exercée. Des idoles qui ont si lourdement pesé sur nous, la moins cruelle n’a pas été celle de l’État, sous tant de masques vainement changés. Le problème sera de l’émancipation intellectuelle de l’individu, et du développement de caractère qu’il se trouvera capable de montrer.


L’autorité, la liberté.


Je sais bien que, classiquement, je devrais définir l’autorité et la liberté, avant de m’expliquer sur les phénomènes que ces deux vocables ont la prétention de représenter. Ces mots n’expriment, en effet, que des états de subjectivité qui n’ont de sens qu’avec la race humaine. Il y a nécessairement, dans le monde, des synthèses d’énergie qui règlent l’ordre des phénomènes. Autorité des Dieux pour la mentalité primitive qu’on s’efforce, par tous moyens, de prolonger jusqu’à nos jours. Autorité des lois cosmiques selon la science positive — étant donné que ces lois ne sont rien que l’expression des constances de rapports.

Depuis la plus lointaine origine des agglomérations humaines, sous l’empire de sentiments divers, toutes les intelligences de toutes mesures se sont successivement exercées sur ces deux redoutables problèmes, toujours posés, jamais résolus : l’autorité, la liberté. Il ne se peut concevoir de groupement ordonné sans une activité dirigeante. En dehors d’un troupeau d’esclaves, tous les participants d’une société humaine doivent retenir une part de liberté. Ou placer la limite mouvante qui doit nécessairement correspondre aux développements successifs de l’individu ? C’est toute la difficulté.

Pour maintenir l’ordre, sans lequel toute vie de labeur est impossible, il faut cependant tomber d’accord, comment que ce soit, sur un ensemble de règles intérieures et même sur des accommodements de peuple à peuple, ne fût-ce que pour de provisoires parades de sécurité. Hélas ! nous avons aujourd’hui des principes à n’en savoir que faire. Nous en mettons partout. Il ne nous manque plus que la mise en œuvre. Au nom de tous les régimes nous les avons glorieusement proclamés, c’est-à-dire parlés, sans que les résultats aient précisément été tels que nous les avions attendus.

Loin de moi la pensée de décrier « le droit », notre ancre de salut. On m’accordera, cependant, que le « droit » vaut moins par ses écritures que par son application. Pourquoi faut-il donc que la majorité des hommes s’emploie plus volontiers à célébrer des textes qu’à les pratiquer ? Le « droit » constitue fondamentalement l’ambiance sociale de l’individu et de ses groupements pour l’action publique ou privée au mieux de ses intérêts — parties des intérêts de tous. C’est pourquoi nos révolutionnaires eurent une juste vue en cherchant à fonder l’ordre social sur le respect des « droits de l’homme et du citoyen », pour les accommodations particulières et générales qui font l’armature de la patrie. La difficulté est que les plus beaux principes ne sont rien hors d’une application équitable, et l’on m’accordera, sans doute, que le « droit » d’être guillotiné sans même pouvoir se défendre n’était peut-être pas de ceux dont la conquête avait paru la plus urgente. L’abîme qui sépare l’idéologie de l’empirisme héréditaire. La conception est précieuse : la mise en œuvre ne l’est pas moins.

La « liberté » qui veut qu’on fasse confiance à l’homme capable de se gouverner lui-même a longtemps et longtemps emporté tous les cœurs. Son prestige a peut-être baissé depuis qu’on nous l’accorde, ou que nous pouvons la prendre à notre gré. Si l’on y réfléchit, c’est une redoutable entreprise de vivre libre, c’est-à-dire en état de se gouverner soi-même sans entreprendre sur la liberté d’autrui. Tous de répéter la bonne leçon, comme d’une pratique aisée — loin de soupçonner les restrictions que chacun doit s’imposer afin de ne pas se rendre insupportable à son prochain.

Pour réaliser l’abstraction enchanteresse, nous avons, selon la méthode ancestrale, inventé une entité d’abstraction, la Déesse au bonnet rouge, qui fait tout espérer en promettant pour demain des miracles dont le défaut est de ne pas se révéler aujourd’hui. Elle a fait du bien, elle a fait du mal. C’est le sort des idées, aux chances des réalisations humaines, quand nous sommes appelés à faire sur nous-mêmes l’épreuve d’une idéologie qui sera d’autant plus décevante que la formule en est plus belle, c’est-à-dire plus propre à nous échapper. L’ « égalité » n’est pas d’une autre fortune. Il est certain que tous les citoyens doivent être égaux devant la loi, et le seront si la pratique peut tenir ce que la théorie promet. Il est aussi certain que biologiquement les hommes sont de facultés inégales qui s’ajustent selon l’action et les réactions de circonstances propres à caractériser l’individu. D’une inégalité de formations, faire surgir une égalité de traitement, est une entreprise d’autant plus ardue, que toute notre nature conspire à demander trop d’autrui pour lui donner le moins possible.

Quant à la « fraternité », l’exercice n’en est pas toujours facile depuis Caïn, qui a mal commencé. Puisqu’il était écrit que les horrimes inclineraient au meurtre, que de tentations de tous côtés ! Aussi vit-on d’abord quels sentiments contraires peuvent se cacher sous l’appellation de frère, si recommandable et trop souvent si mal retournée. C’est pourquoi nos révolutionnaires, pour aider tout le monde, prirent soin d’achever leur formule en ces simples mots : ou la mort — ce qui devait nous détourner de la violence envers autrui par la crainte du « talion social », sanction d’antique sauvagerie.

Pour suprême recours, le juriste romain, dans la rigueur de son droit inexorable. Jadis nous avions eu Manou, vice-Dieu, législateur de l’Inde, qui punissait le même délit d’une peine aggravée s’il était commis envers un membre d’une caste supérieure. Primitive notion d’un « droit » d’iniquité. Avec notre triade révolutionnaire, il semblait, enfin, qu’on eût en mains la clef d’un ordre supérieur, susceptible de pourvoir à toutes les conditions d’une vie sociale organisée. Forum et jus, un texte de justice et des juges, avec le droit de défense, demandait le Romain. Les empereurs vous diront ce qu’ils ont pu faire impunément de la conscience humaine. Nous avons des « constitutions », des lois de « libération », rigoureusement sévères, et de Moscou à Rome, à Madrid, en ce moment même, chacun se vante de jeter tout cela au barathre de l’histoire, sans que personne paraisse en prendre souci, sinon pour acclamer le vieux renouveau d’un régime de violences exacerbées hors des moyennes anticipations d’un lendemain.

Nous avons des traités. Et l’Allemagne, au moment de l’épreuve, après n’y avoir voulu voir que chiffon de papier, trouve tout aussitôt des « hommes d’État », victimes de son reniement de la foi jurée, pour des conventions d’idéologie à la valeur desquelles chacun paraît attacher ridiculement le plus grand prix. Nous avons des codes, avec des bibliothèques de commentaires, des arrêts de « justice », avec tous moyens de réformes savamment prévus. Sous les yeux du public, que devient le droit doctrinal dans l’application ? Les coups d’État, les révolutions se succèdent, et « l’opinion publique » elle-même, à certaines heures, ne se cherche même pas de peur de se trouver.

De liberté véritable, on n’en pourrait rencontrer que chez la Divinité qui, obsédée d’implorations, s’emploierait aux médiocres fins de nos prières compliquant la liberté divine d’une liberté humaine qui en est la contradiction. Dans les rapports de la Divinité à l’homme, l’imagination a pu se prêter à toutes les fantaisies. Pour les rapports des hommes entre eux, il a fallu des « lois »[33], des lois humaines à la fortune des capacités intellectuelles de ceux que des établissements de force ont institués passagèrement « législateurs ». L’humanité n’a plus qu’à obéir sous peine de sévices prévus. A chacun de juger, selon le moindre mal auquel il est exposé, de la décision qui lui incombe. C’est l’alternative de ce choix, pratiquée selon les moyens de l’individu, qui reçoit le nom de liberté. Cette liberté fait vivre l’individu dans l’action d’une dignité qui le crée responsable. L’autorité d’État, concentration ou dilution d’une « tyrannie » (au sens ancien du mot) ouvertement modelée sur la puissance divine, tient fatalement la liberté de l’homme pour ennemie, et voilà engagée, dès les premiers jours, la lutte éternelle qui ne finira qu’avec l’humanité[34]. Née de nos bourdonnements d’insuffisances, il faut que notre liberté donne des résultats d’imperfection, à son tour, et nous savons assez qu’elle n’y manque pas. La faute serait de chercher un arbitrage de fixité quand l’évolution de l’individu le qualifie, de jour en jour, pour des activités nouvelles, et voudrait l’institution d’un pouvoir assez souple pour se délester graduellement des parties d’empirisme qui peuvent être allégées.

Mais le développement des activités humaines emportant toujours de nouvelles complexités de fonctions, commande, à tout moment, de nouvelles formes d’intervention sociale où l’exercice et l’abus de l’autorité la plus légitime sont si voisins l’un de l’autre qu’il peut être d’abord difficile de les distinguer. Mouvantes limites du droit et de l’arbitraire, au fur et à mesure des évolutions de l’individu. Le temps n’est plus des discussions métaphysiques sur l’accroissement ou la réduction du rôle légitime de l’autorité. L’évolution civilisatrice ne cesse d’impliquer des évolutions de besoins exigeant, de jour en jour, des adaptations nouvelles aussi bien de l’individu que des pouvoirs de coordination. D’où les dispositions contradictoires, et, cependant, simultanées, à réduire aussi bien qu’à étendre le domaine de l’autorité, c’est-à-dire de l’intervention publique dans les activités de l’individu. L’homme se mouvant selon les lois déterminées, les champs de forces du complexe social ne cessent de se déplacer : d’où les nuances, toujours changeantes, des rapports de l’autorité et de la liberté.

Une doctrine positive des puissances publiques et privées, dans les mouvements de leurs rapports, rencontrera des problèmes fort différents selon les âges de soumissions passives et ceux du temps ou l’on se faisait tuer pour ou contre « la liberté ». Cette « liberté », nous l’avons conquise, au prix du plus généreux sang, sur les tenants des oligarchies dogmatiques et civiles, et nous en avons déjà fait un remarquable apprentissage pour la diffusion des lumières et la culture de l’individu. Cependant, nous ne saurions nous dissimuler d’assez graves défaillances. C’est que nous sommes toujours en présence des satisfactions de verbalisme où se délecte l’idéologie au point d’en oublier l’événement. Quel tapage n’avons-nous pas fait de l’enseignement primaire obligatoire. Il n’en est plus question. Est-ce donc que la réforme est acquise. Non. Osez demander le chiffre des illettrés. Chacun de se taire prudemment la-dessus. Moyennant quoi l’on nous parle avec fierté de l’école unique sans que les plus « savants » puissent nous dire exactement ce que c’est. Il y a, sans doute, un fond commun de tout enseignement. Mais plus le savoir s’accroît, plus l’enseignement sera spécialisé.

Même remarque pour l’usage de la « liberté ». Combien de héros ont stoïquement accepté les pires supplices pour nous conquérir le droit de penser librement et de nous exprimer sans contrainte sur toutes les questions de l’homme à civiliser. Nous avons recueilli ce glorieux héritage. Sommes-nous assurés d’en avoir fait l’emploi que tant de martyrs avaient rêvé ? Soyez prudent, lecteur, dans la comparaison des promesses avec les effets. Un peuple libre a pour premier devoir de prendre en mains les responsabilités de sa vie publique. Un peuple qui, par indolence, après des convulsions d’énergie, se laisserait ballotter au hasard des journées, montrerait simplement qu’il est plus facile de conquérir la liberté que de se mettre en état de la vivre.

Parce que l’évolution grégaire est une composition d’évolutions individuelles, tout phénomène social se ramène à des ajustements de paroles et d’actions qui entraînent émotivement la foule aux décisions hâtives de « l’opinion publique », mobile comme la plume au vent. Les formules, hasardeusement frappées, volent de bouche en bouche dans l’enthousiasme ou les réprobations. « Le peuple veut », nous dit-on. Il veut d’une volonté d’autant plus énergique que demain peut-être il ne voudra plus — se désintéressant jusqu’a l’indifférence, jusqu’au désaveu de ce qu’il a voulu. Les chefs suivent à la file fièrement, anxieux d’obéir aux irresponsables. Un torrent de « volontés » s’écoule, un autre survient, et le spectacle recommence sans jamais se fixer. Le parlement parle par définition, en attendant l’action qui viendra peut-être quand l’heure en sera passé. Cependant, le vaticinateur qui a mis en mouvement cet « organisme » de décision publique découvre qu’il y a loin de l’idée à la réalisation.

L’idéologue ne fait point de miracles. Il s’en tient congrûment au charme décevant des abstractions réalisées. Il y découvre la somme de mystère qu’il y a préalablement déposée, et conclut que sa formule entraînera, quelque jour, l’humanité. Pour la réalisation de l’idée, il faut convaincre d’abord, convaincre, tout au moins, l’instable majorité. Que de thèmes, que de controverses, que de débats, que de résistances de l’atavisme conservateur et des ambitions d’absolu où se perdent les rêves ! A mi-chemin des connaissances et des méconnaissances mêlées, la foule ne demande qu’à comprendre, mais ne peut pas toujours se trouver munie des moyens nécessaires. Elle fera donc acte de foi, plutôt que de compréhension sur documents d’expérience. Son oui sera de catéchisme et point de laboratoire. Alors, que dire, et surtout que faire, quand on lui demandera de passer à l’action ?

L’action d’humanité ordonnée veut un cerveau, un cerveau de culture. Elle n’exigera pas d’une façon moins pressante un tempérament approprié. Persuader, vaincre les résistances, s’imposer, à force d’héroïque endurance, pour se heurter à toutes les accusations, à toutes les haines avec toutes leurs conséquences, cela ne peut-il faire hésiter ? L’homme d’action, qui n’est pas toujours l’homme de l’idée, en viendra, cependant, à prendre son parti. Mais quoi ? Il ne s’agit pas ici d’une armée en manœuvre. La coutume est plutôt d’obéissance à volonté, c’est-à-dire de quelque chose qui touche de très près à l’anarchie. Sera-t-on vaincu ? C’est éternellement à recommencer. Vainqueur ? Rien de plus embarrassant que la victoire. Car la victoire c’est l’obligation d’aborder la pratique sans délai, le danger de refroidir, sinon même de décevoir l’enthousiasme des compagnons d’armes, la chance de réunir contre soi toutes les oppositions conjurées, de justifier toutes les trahisons, de s’exposer à toutes les sentences d’indignité.

Nos bons « constituants » de 1789 venaient innocemment lire à la tribune une page de Montesquieu ou de Rousseau, et quand ils virent que cela n’avançait pas les affaires, beaucoup s’en retournèrent silencieusement chez eux, laissant le champ libre aux futurs conventionnels en voie d’aiguiser le tranchant de leur idéologie. Montesquieu, Rousseau, c’était de l’idéal à la mesure des espérances, c’était des développements d’idées nécessaires pour mettre en œuvre les émotivités du temps. L’action, cependant, appelle la discipline, la patience obstinée, l’énergie des grandes résolutions tempérée, s’il se peut, de tolérance, d’équité. Point d’échos ! La violence des coutumes ataviques s’offrait pour tout résoudre changer l’homme par le moyen de devises nouvelles, en le maintenant dans les œuvres de force qu’on s’était bien promis de supprimer. Tout cela pour donner cours finalement aux réactions d’affaissement où sombrent les grands mots après les grandes pensées.

Loin de charger le tableau, je m’efforce d’en atténuer les plus fâcheux aspects. Rien n’est plus loin de moi que de décourager les communes espérances. Mais après tant de défaillances d’une idéologie en quête d’heureuses subversions, comment expliquer tant d’insuccès, sinon par les obstacles, sans nombre et sans mesure, accumulés aux détours des chemins de « l’idéal » à l’application ?

« L’idéal », hypothèque d’émotivités sur des anticipations d’idéologie, a l’avantage inestimable de nous jeter dans l’action. Notre malheur est dans l’inévitable contrepartie des déceptions inévitables. Même si la justesse du sentiment correspond à la justesse de l’idée, même si l’on arrive à comprendre qu’il faut se contenter de réalisations fragmentaires en vue de l’adaptation sociale provisoire, l’impossibilité d’obtenir de la foule l’unité continue d’une action ordonnée, explique trop bien pourquoi depuis l’antiquité, les mêmes questions se posent en d’éternels débats, sans paraître beaucoup plus proches d’une solution définitive. La mise en œuvre, dans les foules, d’une passagère communauté de vues suscite tant d’oppositions qu’on n’en peut venir à bout sans des mesures de temps impossibles à calculer. On a pu détruire les oligarchies historiques du rang et de la fortune. Elles renaissent de leurs cendres dans les oligarchies nouvelles, sans le prestige d’ancienneté qui faisait leur puissance.

Sous tous les régimes, comme l’a osé dire La Boétie, le peuple seul est arbitre dans sa propre cause. Mais qu’est-ce que le peuple ? En quelles formes de probité lui est-il loisible, s’il en peut réunir les éléments, de prononcer son verdict ? Et quelles garanties avons-nous que l’exécution n’en sera pas systématiquement différée ou même faussée ? De la doctrine triomphante aux débordements d’empirisme qui sont les spectacles du jour, la distance dépasse nos mesures. Chacun de reconnaître le peuple pour arbitre, mais à la condition de le faire parler. Je n’ai pas à en décrire les moyens. Il suffit d’ouvrir les yeux. Je m’y arrête d’autant moins que, même si la totale probité de la sentence pouvait être assurée, la garantie d’exécution n’en serait peut-être pas sensiblement améliorée dans les heurts du passage de l’idée à l’action. La collectivité peut se tromper aussi bien que l’individu. Où qu’on cherche la vérité fuyante, l’avenir seul fournira l’épreuve qui doit la stabiliser. Et pour combien de temps ? Demain réparera les fautes d’aujourd’hui, à moins qu’il ne les aggrave. Dans les régimes doctrinés, des compensations de méprises ou des discordances de vérités fragmentaires ne nous conduisent pas toujours où nous voulons aller. Si notre propos est faillible, il peut nous rester des chances, quoi qu’il arrive, d’être en état quelquefois de nous en contenter.

L’idéologie veut des institutions dans les données de son cadre, et ces institutions, les grands réformateurs n’ont manqué, ni de les proposer, ni de les confier, révolutions aidant, aux hasards de l’essai. Sur les résultats obtenus, nous commençons à pouvoir porter des jugements. Le problème de la monarchie absolue, après l’épreuve finale de la Russie, paraît désormais hors de cause. Mais sa disparition, même en Extrême-Orient, fait surgir la redoutable question du gouvernement de l’homme par lui-même, en des moyens d’empirisme utilitaire.

L’homme en est venu au point où il doit se gouverner lui-même.

Le peut-il ? Les tentatives annoncent-elles faillite ou succès ? Comment serait-il concevable que ses débuts ne fussent pas d’insuffisance ? Avec ses tyrans, son Démos et ses sycophantes, le peuple grec, le plus intelligent de l’histoire, a prétendu se gouverner lui-même par le moyen d’assemblées délibérantes. Alexandre l’asservit, et Rome l’écrasa après l’avoir pillé. On sait ce que César et Auguste firent de la République romaine. Napoléon, pour en finir avec la République française, les suivit d’aussi près qu’il lui fut possible. Guerres et révolutions nous ayant ramené la démocratie représentative, il serait vain de vouloir dissimuler que l’expérience n’a pas donné tous les résultats qu’on en attendait, tandis qu’en Angleterre, la haine de l’idéologie aboutissait à un empirisme de coordinations accidentées. Je n’ai garde d’en rien conclure présentement. Le phénomène social, par-dessus tout, a besoin du temps. Mais comment ne pas noter avec quelle facilité certains pays, parmi lesquels je ne veux pas encore noter la France, semblent se détacher des idées pour lesquelles, sous ses propres auspices, le plus beau sang de l’Europe fut prodigalement versé.

Je prie qu’on ne cherche pas dans mes paroles un mouvement de scepticisme. Il m’est souvent arrivé de voir des décisions, raisonnablement jugées bonnes, rester en chemin parce que ceux qui les réclamaient avec le plus d’énergie n’étaient pas en état de déterminer une suffisante collaboration d’activités pour les mettre en œuvre. Cela m’a mis parfois en défiance des bonnes intentions, sans me rendre confiant dans les autres. Je ne veux pas tromper autrui. Pourquoi consentirais-je à me tromper moi-même ? Si je ne puis pas toujours conclure comme j’aimerais à le faire, au moins me reste-t-il la ressource de consigner l’expérience, dans l’espoir de laisser à d’autres l’accès des apaisements qui m’ont manqué.

Je crois en avoir dit assez pour faire comprendre que les mots de « majorité » et de « minorité » ne sont en cette affaire qu’une ressource d’empirisme de l’ordre du calcul des probabilités. En nous faisant apparaître d’une façon définitive comment les majorités ne se peuvent constituer que par l’accord des parties inférieures de l’intellectualité[35], M. le Dr Le Bon nous a permis d’expliquer les modestes résultats des gouvernements majoritaires[36]. Je n’ignore pas que l’élan des hautes émotivités, aux heures décisives, peut réparer, plus tard, les fautes réparables. Mais les plus belles émotions n’ont qu’un temps, et les défaillances d’hier iront rejoindre, pour un compte indéterminé, les fléchissements de demain. Dans une tumultueuse confusion de sentiments, de pensées, d’actes, souvent contradictoires, notre évolution organique nous permettra de dégager péniblement des lueurs temporaires d’un progrès tangible de notre « civilisation ». C’est où nous mettons la simplicité de notre orgueil. Précieuse en cela, même après tant d’écarts, nous est l’idéologie — c’est-à-dire la poursuite d’une idée hors des conditions positives — puisque nous lui sommes redevables du désintéressement qui nous emporte au delà de nous-mêmes dans les resplendissantes fantasmagories de l’inconnu.

Ce serait trop beau si la terre, retrouvée, ne gâtait rien de cette magnificence. Nous avons assez vu que l’antique empreinte d’atavisme ne se laisse pas aisément effacer. Quel malheureux voudrait de la sagesse, sans un grain de folie ? Tout compte fait, à travers maux et joies, nous pouvons, sans trop de disgrâce, contempler le chemin parcouru. Peut-être même n’avons-nous pas lieu de nous plaindre si la phraséologie doit demeurer toujours plus belle que la réalité. Nous nous devons à nous-mêmes, cependant, de ne pas oublier que l’acte seul compte pour l’efficacité, et que la gloire des mots n’est trop souvent qu’un déguisement de passivité. Des balances de l’autorité et de la liberté, la sensation nous vient que leurs rythmes font notre destinée. Pas de civilisation sans un fondement d’espérances où se règle la fortune de nos déceptivités. Des régimes qui entreprennent d’arbitrer, sous des formes diverses, entre l’ordre social et les libérations de l’individu, je n’ai qu’un mot à dire, car nos civilisations approximatives s’accommodent remarquablement de toutes étiquettes pour des similitudes, aussi bien que pour des différences, de mouvements profonds. Autocratie, démocratie procèdent de conceptions tout opposées, à la condition de se résoudre généralement en des constructions d’oligarchies groupées autour d’un monarque ou d’un Démos aux mille têtes auquel se substituent des oligarchies populaires, pour des résultats qui, depuis Aristophane, n’ont pas sensiblement changé.

Je laisse de côté le morbide parlage du système dit « représentatif », plus prompt aux incohérences de paroles qu’aux coordinations d’activités. Je risque volontiers cet aphorisme que le Parlement n’est pas propre à gouverner — cela, par des raisons que la pratique a suffisamment éclairées. En trop de pays, l’art de gouverner est devenu l’art d’ajourner. Les raisons en sont assez claires. On se promet d’avoir demain du caractère. Les assemblées délibérantes, cependant, seraient précieuses pour le contrôle, si elles s’imposaient le devoir de l’exercer. Mais quoi ! Il y a tant de manières de l’éluder — côté des contrôleurs et côté des contrôlés — que l’entente se fait trop souvent aussi bien sur l’ajournement des questions les plus urgentes que sur des formules d’apparences d’où la réalité du contrôle est exclue.

Nous sommes tenus de croire que, la civilisation aidant, ces défaillances en viendront, un jour, à prendre fin. Groupements, parlements, ont, en général, d’excellentes dispositions velléitaires, mais faute de pouvoir se mesurer avec des éléments qui les dépassent, ils ne peuvent apporter que dispersion d’efforts à où il serait besoin d’un ferme concours de volontés. Les oligarchies dites de l’ « élite » paraissent, à distance, mieux respecter les apparences. Les autres font un plus grand bruit de mots, sans toujours nous offrir la revanche annoncée d’un désintéressement social supérieur.

En principe, tous les gouvernements désirent faire le mieux possible, ne serait-ce qu’en vue de demeurer. Pour la détermination de ce « mieux » et les moyens de nous le procurer, leurs efforts, généralement confus, nous enferment trop souvent en des impasses bloquées par des combinaisons d’intérêts. Sous divers qualificatifs, les oligarchies gouvernantes, dûment pourvues d’un verbalisme d’idéal, demeurent fondées sur des satisfactions d’intérêts sociaux qui réclament tout ce qu’ils osent au delà de ce qui leur est dû. Les oligarchies de démocratie ne paraissent pas, jusqu’à ce jour, destinées à sortir de ce cadre fatal. Si incohérents qu’ils soient, le Fascisme et les Soviets, simples gouvernements de force brutale, dont le principal caractère est de n’avoir pas même de théorie, montrent à quel point de désarroi intellectuel peuvent en venir les peuples aux mains d’oligarchies populaires. Cependant, l’évolution par quanta d’énergie, selon la doctrine moderne, s’accomplit selon des rythmes, tantôt accélérés et tantôt retardés, des puissances élémentaires. Gouvernements et peuples réagissent les uns sur les autres, se font, en attendant ils ne savent quoi, des installations de fortune auxquelles on trouvera des dénominations nouvelles pour d’ineffables retours aux incohérences du passé. Il y a des secousses sismiques de l’homme aussi bien que de sa planète.

À considérer le cours de l’histoire à travers tant de heurts sanglants, n’est-il pas encourageant de penser que des sommes de réalisations heureuses pourront, sans doute, être obtenues des organisations sociales de l’avenir, après toutes déceptions convenables. Car tous les gouvernements tendent au développement de leur idéologie, si embarrassée qu’elle puisse être des coalitions d’intérêts différents. Les autocraties et leurs oligarchies ont décidément fait faillite. Sous des formes variées, les oligarchies de démocratie sont généralement à l’essai. Aux abus de l’autorité personnelle elles opposent encore les abus d’un anonymat irresponsable sous des termes de responsabilité. Rythmes d’évolutions, d’une amplitude inconnue, où se prodiguent les efforts de patience que l’homme éphémère doit à des développements dont il ne connaît pas l’issue. Il faut surtout l’épreuve du temps pour caractériser nos essais d’empirisme doctriné, et le temps ne se laisse pas réduire à nos convenances. Plaintes, prières, convulsions ne changeront pas les destinées.

J’ai dit que le meilleur gouvernement sera celui qui consacrera ses efforts aux développements de l’individu, facteur décisif de tous progrès de civilisation[37]. Seulement, il ne suffit pas de discours, ni même de lois proclamées, pour obtenir ce résultat. Il y faudrait surtout le concours profond des bonnes volontés générales, plus promptes à se clamer qu’à traduire en actes les grands mots où nous répandons la superbe de nos activités. « Faites comme vous dites » est la parole la plus difficile à réaliser tout au fond de soi-même, sans s’arrêter aux déguisements communs que nous acceptons d’autrui, afin que l’acceptation d’autrui pour nos propres feintes nous soit retournée. Un indulgent accord de souriantes mascarades, où chacun apporte la complaisance de sa propre duperie pour un office de réciprocité. Gouvernement de soi-même, gouvernement d’autrui ce sont les mêmes simulations de généreux mensonges, où nous acceptons un payement de promesses pour ce que nous n’avons pas donné. Chacun d’en prendre son parti. L’intérêt général en est quitte pour attendre un billet de loterie dont le gros lot reste aux affiches des murailles. S’efforcer sans en attendre de récompense ne paraît pas avoir, pour la foule, un attrait suffisant.

Si chacun, quelque jour, arrive à se gouverner dans ses justes rapports, c’est qu’une évolution supérieure de l’homme se sera soudainement révélée — ce qui n’est peut-être pas une hypothèse à écarter. Jusque-là faudra-t-il s’en remettre à des accidents d’idéalisme réalisé ou à l’intervention de quelque génie. Par malheur, le génie, sur les marchés du monde, se paye quelquefois au delà de ce qu’il peut donner. Voyez Alexandre, César, Napoléon et l’héritage qu’ils nous ont laissé.

C’est ici le lieu de remarquer une fois de plus que nous exigeons du Cosmos une sportule de satisfactions personnelles qui ne nous est pas due. La création humaine d’une Providence universelle ouvrit, sans doute, dans le monde, un compte à notre profit. Mais à l’hypothétique guichet des suprêmes bienfaisances, nous n’aurons accès, parait-il, que dans l’autre vie. Nous avons cependant découvert que les réactions de la sensibilité, productrice de bonheur et de malheur parmi nous, n’entrent pas en ligne de compte dans les déterminations de l’univers. Les répercussions du plaisir et de la douleur ont peut-être un effet mathématiquement chiffrable dans les enchaînements de l’énergie universelle. Il ne s’ensuit pas du tout que le règlement doive s’en accomplir dans notre organisme, au cours de notre bref passage. On ne nous a pas encore annoncé que l’éternel carnage des tueries animales fût en voie de se résoudre quelque part en des compensations de félicités qui, inversement, n’ont de sens que par notre capacité de douleurs.

Si nous prenons aisément en patience les criantes misères de nos compagnons d’existence, pourquoi exiger du monde, à notre égard, des comptes que nous pouvons d’autant moins lui demander, qu’au lieu d’être sa cause nous sommes son effet ? Que nous soyons heureux ou malheureux, bien ou mal gouvernés, — hommes ou fourmis, — ce n’est pas son affaire. En revanche, nos individuations d’humanité sont poussées assez loin pour que nous nous sentions, dans le bien et le mal, les collaborateurs de notre destinée. Cela ne suffit-il donc pas à occuper le temps de notre aventure planétaire ?

À cet effet, je verrais surtout une vertu à recommander pour obtenir l’accomplissement heureux de notre évolution individuelle, et, par là, de notre civilisation générale : la tolérance qui nous facilite tous accords d’indulgence les uns envers les autres, en ouvrant toutes avenues de lumières aux libérations de l’esprit humain. On a, vainement jusqu’ici, demandé aux hommes de s’aimer. Peut-être seront-ils moins lents à comprendre le suprême avantage de se tolérer. Pour les aider dans cette voie, il pourrait être bon de leur rappeler quelquefois qu’ils sont solidaires les uns des autres, et que nul bien ni mal ne peut advenir à notre prochain, qu’il n’en rejaillisse quelque chose sur nous-mêmes. Munis de ces deux constatations d’expérience que la tolérance facilite, embellit même la vie, et que la solidarité universelle nous tient heureusement liés les uns aux autres dans tous les accidents de la joie ou de la souffrance, nous aurons en mains, semble-t-il, les deux clefs de notre « civilisation ». Solidaires et tolérants, nous serons humains au sens le plus complet de l’expression. Pour les conséquences, le Cosmos dispose du temps. L’emploi de notre journée est, s’il se peut, de nous orienter droitement pour nous rapprocher de nos neveux dans le meilleur du devenir.


De l’idéal à l’action.


Qu’on ne se plaigne point si je n’ouvre pas à l’homme civilisé des perspectives d’apothéoses. Il n’y a pas plus de paradis sur la terre que dans les nuées. La civilisation suivra le sort de l’homme civilisé dans le torrent des choses. Puisque nous ne sommes qu’un instantané des éléments cosmiques, c’est à nous de tirer de notre moment tout ce qu’il peut contenir de grandeur, au cours de siècles qui n’ont pas même la valeur d’un battement d’horloge dans le temps éternel.

Que sert-il de résister à l’évidence ? Cet orgueil de nous-mêmes que nous promenons bruyamment sous l’indifférence des étoiles, cet enivrement de magnificence humaine qui nous emporte aux familiarités de l’astre et de l’atome, cette prise de possession de l’univers qui nous voile si mal un asservissement implacable, ce miracle de la culture humaine, avec ses grandeurs et ses insuffisances, cette féerie d’un idéalisme dont la baguette magique nous élève au plus haut de la voûte infinie, dans des vertiges d’aspirations désordonnées, tout cela, jadis mystère inexplicable, devient progressivement un mystère en voie d’être expliqué. La poésie de nos rêves ataviques y perd un fleuron de sa couronne mystique, car notre déterminisme nous tient d’une emprise de fer qui ne peut être brisée. Mort aujourd’hui, avec sa descendance, le Dieu qui cloua Prométhée aux rochers du Caucase. Si nous sommes de la race du Titan, c’est à nous de faire nos preuves. Nés de la terre, nous sommes aussi de la voûte azurée qui promène là-haut, peut-être, des potentiels de surhumanité.

Ce fut un mouvement de civilisation qui jeta les tribus du Pamir à la conquête du monde dont elles ne savaient rien, comme l’oiseau migrateur, un jour, s’avisa de quitter sa terre d’origine, attiré vers de nouveaux climats par une recherche idéaliste du mieux. Combien de millénaires avant l’exode aryen, des hommes du paléolithique et du néolithique s’étaient-ils mis en quête d’un état inconnu de civilisation superpithécanthropique en taillant, en polissant des silex pour outils d’une industrie dont l’évolution a produit tant de merveilles ? Déjà un sentiment de la ligne et des formes leur apparut, puisque dès le début de la taille, ils se laissèrent prendre aux amorces de la civilisation par la beauté de la matière et des proportions de l’objet. L’art qui n’a pas produit moins de miracles que l’industrie, en ses délicates recherches des harmonies de la sonorité, de la ligne, de la forme et de la couleur, se trouve ainsi remonter aux premières manifestations de l’être qui mènera de front la poursuite de la connaissance humaine et la consolidation d’un rêve de beauté. Qui sait quelle esthétique de lui-même et des choses incita le pithécanthrope humanisé à articuler ses cris rauques en des notations propres à devenir évolutivement le langage de Platon ? Il y avait déjà une assez belle tension d’idéalisme dans les tropismes automatiques de l’amour manifestés dans les chants de l’oiseau, et jusque dans la fleur, ardente à porter témoignage d’une exaltation des profondeurs.

Tout au long du phénomène évolutif, l’idéalisme de civilisation se caractérise par les mouvements de nos annales où nous ne cessons de prétendre, par les voies de la violence, à un final apaisement. Qu’on ne s’étonne pas trop des résultats contradictoires. Grandeurs et décadences sont les rythmes alternés d’un effort de vie civilisée qui harcèle, fatigue, et souvent décourage les imaginations toujours anxieuses d’accomplissements supérieurs.

L’Asie, débordant sur l’Europe orientale, engendra des états d’émotivités où la barbarie des dominations sanglantes s’accompagnait d’une impuissance de réalisations continues, sous les auspices des mythes créés à l’image de ses rêveries. La Grèce, trop asiatique encore pour pouvoir se fixer dans une évolution du mol et subtil Ionien, ou du Dorien d’énergie concentrée, la Grèce, sous la main rigide du Romain qu’elle tenta vainement d’assouplir, au cours de sa propre défaite, n’aboutit à travers Varron, Lucrèce, Cicéron, Virgile, Horace, Tite-Live, Ovide, Sénèque, Tacite, Trajan, Pline, Adrien, Marc-Aurèle, Julien, qu’aux dégradations finales de Byzance.

Quelque chose de la Grèce vit encore et vivra longtemps dans l’asile inviolable de nos émotions, de nos pensées les plus fécondes, maîtresses des aspirations qui éclairent l’âpre voie de nos labeurs. Par la Grèce, nous sommes Nous, c’est-à-dire des intelligences d’un idéalisme d’Asie aux prises avec les sollicitations rigoureuses d’un empirisme de positivité. Nous nous faisons gloire de notre idéal ethnique de civilisation, mais il nous suffit le plus souvent d’en parler à lointaine distance des réalisations. Précieux moyen d’entraînement, le verbe peut nous conduire, avec le temps, des évolutions de surface aux évolutions de profondeurs. Je ne cesserai pas d’évoquer le trop choquant écart des nobles prédications du Galiléen aux cruautés de ses disciples les plus ardents.

Ce sont les mots qui défigurent les choses, en nous les faisant apparaître hors des réalités. Je ne vois que des gradations de l’homme primitif aux différents états de l’homme civilisé. Quiconque n’en prend pas son parti est incapable de se comprendre lui-même, et par conséquent d’obtenir, de sa propre énergie, l’élan de redressement nécessaire à son développement en hauteur. C’est bien ce qui fait que tous les prêches évangéliques, dévotement accueillis, ne changent rien du fidèle, comptant plutôt sur ses oremus que sur la pénible discipline intérieure qui seule pourrait vaincre les résistances ataviques et faire péniblement un homme nouveau. Ainsi s’expliqueront les contradictions radicales de nos formules de vie et des pratiques qui en sont les vivants commentaires. Notre civilisation est d’un mince vernis de surface qui craque à tous moments[38]. Lorsque viendra, plus tard, en des temps inconnus, le jour d’une conscience supérieure, si nous ne sommes pas catastrophiquement interrompus dans nos discours, beaucoup s’étonneront que nous ayons pu célébrer les progrès continus d’une évolution troublée par tant d’à-coups.

Nous ne saurions aisément rapporter les mouvements cosmiques manifestés par notre histoire au mètre d’une vie imperceptible dans les profondeurs de la phénoménologie. Hérodote, Thucydide, Tite-Live, Tacite nous disent, ou essayent de nous dire, ce qu’ils ont observé. Il a fallu des âges pour en tirer des vues compréhensives. Alexandre, en ses extravaganoes, marque le terme du plus beau développement de la Grèce, sans pouvoir rien tirer de ses inutiles succès. Le noble Périclès, qui déchaîna la criminelle guerre du Péloponèse et la conduisit déplorablement à l’issue dont la Grèce devait mourir, Périclès que la peste sauva de la ciguë, résume, en des gestes de belle harmonie, le merveilleux développement d’une histoire sans lendemain jusqu’aux reprises d’une rénovation chrétienne d’Asie. Auguste, l’empereur comédien, couvert de sang, ouvre toutes grandes, par des manœuvres de génie, les portes de la pire décadence avec la basse complicité du peuple romain. Le faste de Louis XIV, dominateur aussi appliqué qu’insuffisant, qui va déchaîner les sanglantes réactions de 1793, sera jeté dans la balance avec ses frénésies de piété barbare. Napoléon sachant très bien qu’il tombe de la neige en Russie, y précipite ses soldats pour passer plus vite d’Austerlitz à Sainte-Hélène.

Et tous ces événements, déterminés par les maîtres éphémères de l’heure qui pétrissent les peuples selon des passages de sagesse ou de témérité, de bon et de mauvais vouloir diversement confondus, c’est la chaîne d’un développement de belles paroles et de sombres violences où Bossuet a voulu voir l’effet d’une divine cohérence, et où nous ne pouvons découvrir que des chocs hasardeux d’évolutions contrariées. Faites naître Napoléon quelques années plus tôt ou plus tard, et tout le décor, et tout le drame du jour s’en trouveront changés. N’a-t-il pas fallu, pour cette invraisemblable histoire, la rencontre des défaillances du Directoire et de l’explosif accumulé dans la boîte crânienne du vainqueur de Marengo ? Fatigué de lui-même, le peuple « révolutionnaire » se plia, sans résistance, à toutes les bassesses qui s’offrirent sous le talon victorieux. Quand Louis XVI ou Robespierre étaient conduits à l’échafaud, ils croisèrent des passants qui leur firent probablement l’honneur de lever la tête au passage, pour retomber tout aussitôt dans l’inertie fataliste par laquelle ils apportaient leur part de collaboration à une œuvre inconnue, sans s’interroger sur la suite d’événements qui les avait conduits de la Fédération du Champ-de-Mars à la guillotine en permanence, en attendant le couronnement de l’Empereur à Notre-Dame et le coup de massue de Waterloo.

Toutes les splendeurs dont nous sommes si fiers et toutes ces douleurs dont nous geignons si haut, et toutes ces vaillances de suprême noblesse, et tous ces renoncements d’abjections profitables, toutes ces velléités d’insuffisances, toutes ces activités ordonnées ou désordonnées des peuples de la terre, avec tous ces déchets de paroles perdues dans les torrents du bien et du mal désespérément confondus, ces enthousiasmes de souveraine beauté qui ont soulevé, aux mêmes heures, tant d’héroïsmes grandioses et tant d’inexplicables défaillances, ces magnifiques envolées d’espoirs pour d’affreuses retombées d’abandons, ces actions et réactions simultanées des beaux courages et des sombres lâchetés, ces élans d’idéal avec tous les actes de foi, et l’ultime défaillance des « grands reniements » flétris par le poète de l’Enfer, tous ces gestes d’incohérence triomphante, ou de cohérence honnie, et tous ces sacrifices héroïques, et toutes ces vanités de sagesse et de folie noyées dans le martyrologe des dévouements sublimes comme dans les fastueuses parades de toutes indignités, ces élévations sans grandeur, ces chutes sans l’étincelle de beauté, toutes ces exaltations d’ambitions démesurées, tous ces affaissements des décadences, tant de vertus profondes parmi tant de crimes exorbités, tous ces conflits irrépressibles de raison et de déraison emmêlés, tous ces tumultes de parleurs, protagonistes de mensonges et de vérités, ou s’extasient les foules soucieuses de faciles espoirs payés du sang le plus pur vainement sacrifié, Athènes et Rome — magnifiques éclairs de connaissances émotives, pour aboutir à la géhenne du Moyen Age chrétien — toutes ces guerres, toutes ces dévastations de renaissante barbarie, toutes ces paix d’amour et de haine, tous ces rythmes de suprême douceur et d’atroce cruauté sous les bénédictions d’une Providence et les ricanements de l’ange au pied fourchu, il faut que tout cela s’amalgame, se fonde, s’exprime en l’unité d’un phénomène général dénommé civilisation, souillé de toutes les dégradations humaines, paré de tous les attraits des plus nobles rêves hors de nos proportions d’humanité. Et pourtant l’espérance demeure à la source de nos plus grands développements d’énergie, et l’émotion de l’écrasant labeur nous étreint parfois d’une si forte puissance que nous ne pouvons pas même essayer de l’exprimer.

À quel moment de ce drame infini placer les premiers développements de l’homme civilisé, et comment le différencier de l’incivilisé qui l’aurait engendré ? Quand je recule jusqu’aux ultimités védiques[39], des paroles m’émerveillent d’une poésie et d’une philosophie des choses attestant un effort mental qui n’est inférieur à aucun des nôtres, faut-il croire, puisque nous n’avons pu que les renouveler. Comment soutenir que le christianisme, tout moderne, a commencé la civilisation, quand l’Inde, l’Iran, la Chaldée, l’Égypte, l’Hellénisme, pour ne rien dire de la Chine, nous ont offert des tributs de pensées traduites en activités ethniques dont ces lointains ancêtres peuvent à bon droit s’enorgueillir[40] ?

Les hautes émotivités du Bouddhisme n’ont-elles pas projeté l’idéalisme humain jusqu’à des hauteurs qui n’ont pas été dépassées, soutenu des conceptions hardies d’un enchaînement d’activités cosmiques que, dans leurs grandes lignes, la science positive a dû confirmer ? On n’oserait pas nier qu’il n’en soit résulté, longtemps avant le Christ, un merveilleux déploiement d’une charité du genre humain, et qu’une incalculable somme de misères n’en ait été soulagée. Avec trop d’obstination veut-on faire le silence sur ce magnifique jaillissement de sentiments et de pensées qui, pendant un millier d’années, illumina la vie de populations dénombrées par centaines de millions. Le règne du grand Açoka est une des plus pures gloires humaines. Les traces en demeurent de nos jours à ces piliers fameux que l’Inde nous a conservés aux lieux mêmes où ils proclamèrent la nécessité pour les hommes de s’entr’aider, de s’aimer. Quel désappointement en revanche, quand les inscriptions bouddhistes de Ceylan aux rochers qui les gardent encore, m’offrirent, comme il devait arriver pour le christianisme plus tard, la preuve des glissements de l’idéalisme suprême aux humaines recommandations des moines pour la sauvegarde de leurs terrestres propriétés !

Ce n’est pas pour de tels résultats que Kapila, le Spinoza de l’Inde, avait élaboré son panthéisme du Camkya dont le Bouddha avait recueilli l’héritage. Ce n’est pas pour cela que les sublimes pèlerins chinois Fa-Hsien et Hiouen-Thsang avaient accompli les prodiges de voyages surhumains à travers des pays où chaque moment était péril de mort, dans l’espérance invincible d’une conquête de suprêmes vérités. Hélas ! Il a fallu le rythmique retour des relativités humaines. L’élan était trop au-dessus du trop modeste idéal des foules inconscientes. Le Bouddha se vit déifier, comme il advint plus tard a Jésus de Nazareth. Les Dieux vaincus de la Chine ont dû se résigner à l’affront d’un laissez-passer du grand moine, tandis que dans l’Inde la puissance mythique des atavismes brahmaniques allait faire craquer la mince superficie des émotivités bouddhistes et faire disparaître de son immense empire le nom même du Bouddha pour le laisser survivre à Ceylan, en Birmanie, le réduisant au rang d’une Divinité suprême de polythéisme dans les rêves du peuple chinois.

Cependant, les missions d’Açoka en Égypte, en Syrie, en Épire, allaient porter leurs fruits par un renouveau de l’émotivité bouddhiste, retrouvée en l’évangile du Christ qui n’aurait été qu’un effort perdu parmi tant d’autres, si, dans la décomposition de Rome, la propagande de Paul, émule de Fa-Hsien et de Hiouen-Thsang, n’avait fait surgir et se répandre, parmi les désastres de l’ancien monde, des signes d’une nouvelle espérance de salut. Cela même est d’hier. Qu’est-ce qu’un Dieu éternel à qui l’idée n’est venue de sauver le monde de ses propres décrets que depuis deux mille ans, vouant ainsi à l’infernale géhenne d’innombrables générations de créatures qu’il n’a fait vivre, de parti-pris, que pour les foudroyer ?

Après une si courte durée d’existence où le bien et le mal sont demeurés inextricablement confondus[41], le temps est venu pour le Christ d’affronter la même épreuve que le Bouddha, son auguste prédécesseur. Homme divinisé, en dépit de lui-même, il lui faut comparaître au tribunal de l’homme évolué, et faire ses preuves d’une impeccable volonté de bienfaisance dont l’effort d’idéalisme est en voie d’épuisement. Il y aura, longtemps encore, des foules défaillantes pour méconnaître, des Pilate pour laisser faire, des Caîphe pour réaliser.

Tenus d’expliquer la présence, dans les formations chrétiennes, d’emprunts faits au bouddhisme, comme au brahmanisme même[42], les séminaires enseignent que les anciens peuples ont eu des pressentiments de la vérité divine, ultérieurement évanouie. Ce ne serait donc pas assez des « Révélations divines » défigurées par l’état mental des peuples qui ne les avaient a « reçues » qu’après les avoir fabriquées. Il faudrait encore que la Divinité aberrante eût laissé échapper des traits perdus de « Révélations » à venir, destinés à se retrouver plus tard, on ne sait ni comment, ni pourquoi, dans des chaos d’aberrations. C’est tout simplement renverser le problème historique, intervertir le cours des âges pour expliquer le passé par l’avenir, au lieu de l’avenir par le passé, explication, lui-même, du présent.

Pourrais-je donc me laisser détourner de la voie historique, quand il me suffit d’évoquer quelques moments de cet hellénisme miraculeux qui a si brillamment repris la succession de l’Asie pour des développements supérieurs de pensée d’où notre société moderne est issue ? Dans le monde de l’art, la première observation qui se présente est que Phidias n’a pas été et ne sera probablement pas dépassé. Se demandera-t-on s’il y a eu « progrès » du temple de Pœstum (plus imposant que le Parthénon) à Notre-Dame de Paris ? L’un est le chef-d’œuvre de la simplicité, l’autre d’une complexité d’où la conception d’unité s’évapore. Point de lien entre les parties. Des achèvements d’efforts dans des directions incoordonnées. Le progrès même serait à rebours, si l’idéalisme de l’art, comme il n’est pas défendu de le croire, réside en des simplicités d’harmonie.

On peut aussi bien se demander, comme j’ai déjà fait, si la guerre est devenue plus ou moins sauvage avec les progrès de la civilisation ? De Troie à Verdun pourrait-on soutenir qu’il y ait eu adoucissement des mœurs ? La poudre à canon est-elle un progrès de « civilisation »? La guerre par les gaz délétères serait-elle d’une heureuse avance dans les voies de la vie a « civilisée » ? Faudrait-il donc admettre que les batailles primitives à coups de pierres et de bâtons sont d’une barbarie plus funeste que nos récentes guerres « civilisées » dont les victimes se comptent par millions ?

Nos paix mêmes sont-elles meilleures que celles de l’antiquité ? Des temps les plus anciens jusqu’à nos jours, nous ne connaissons encore que le sang pour racheter le sang. Comme le veut Joseph de Maistre, le dernier mot de notre « civilisation » appartient au bourreau. Si le parlage des tribunaux ne peut pas remédier aux meurtres de la paix, on prétend nous rassurer, en revanche, sur les meurtres en masse de la guerre qu’on propose de guérir par un supplément de parlages en des conciles de parades, où d’obscures coalitions d’intérêts produiraient le désintéressement. Voyez plutôt la comédie des faux « désarmements » à l’heure où la fabrication des armes prend des extravagances de développements. Enfin, je ne puis que rappeler, une fois encore, les sévices de la guerre économique, non moins meurtrière que l’autre, pour des effets d’épuisement non moins certains.

Sans dogmes et sans clergé, l’hellénisme a connu les sommets de la poésie des émotivités ingénues aux spectacles du Cosmos. Dans les procès d’Anaxagore et de Socrate, on se garda de rien préciser des tendances incriminées. Aristophane, raillant les Dieux, et même les politiciens, fit bien voir que la liberté de dire gardait un assez beau domaine. Les pontifes, ne formant pas un corps distinct dans l’ordre social, n’avaient affaire chacun qu’avec son Dieu, et la prêtresse Théano, sommée de maudire Alcibiade, pouvait répondre que son ministère n’était que de bénédictions. Est-ce à dire que l’Inquisition et ses bûchers furent un « progrès » sur cet état d’humanité ?

La Grèce, toutefois, victime des rhéteurs, ne put jamais, jusqu’à Philopœmen, c’est-à-dire trop tard, s’élever à la notion d’une commune patrie au-dessus de la cité. C’est ce qui la perdit, quand, après de cruelles luttes intestines, le Macédonien d’abord, et plus tard le Romain, se présentèrent pour l’asservir. Lorsque le Poliorcète eut déshonoré le Parthénon en y installant son harem, à l’heure où il « épousait » Athéna, pour se faire payer une riche dot par les contribuables, il ne restait plus à l’éminente capitale de l’intelligence qu’à s’abandonner au destin. L’hellénisme ne trouva rien de mieux que d’étaler ses régressions au cours de la décadence romaine et dans la corruption byzantine du Bas-Empire. Il n’avait conquis les intelligences que pour se perdre dans leur effondrement. C’est pour préserver sa patrie de cette horrible fin que Démosthène, abandonné de tous, accepta de mourir à Calaurie, renié même par ses Dieux qui, jusque dans leur temple, le livraient au Macédonien.

Les Barbares n’avaient plus qu’à paraître. Des premiers âges de l’Église, à travers les sombres convulsions du Moyen Age, la longue régression fit son œuvre, jusqu’à la Renaissance de la pensée hellénique, par la vertu de laquelle la civilisation supérieure put reprendre son cours. Je n’oserais dire que le spectacle d’autres régressions ne nous sera pas donné. Cependant, après la terrible épreuve des gouvernements chrétiens d’auto-da-fé, la pensée triomphante a conquis des territoires d’où rien ne pourra plus la déloger.

— Donc, prends ta bonne hache de pierre, homme du quaternaire, qui peut-être ne fus pas même jugé digne d’un nom. Avant d’avoir pu rien connaître de toi-même, va, jette-toi hardiment aux périlleux fourrés de la vie pour débroussailler les abords de cette « civilisation » à venir où ton évolution t’entraîne, mais que tu ne verras pas et qui s’obstinera longtemps à t’ignorer. Tes joies seront d’un éclair, et sans merci tes longues douleurs. Tu ne pourras même soupçonner à quels accomplissements tu conduis, yeux fermés, une postérité lointaine qui, se disant « civilisés », te tiendra superbement pour un sauvage à ne pas fréquenter. D’instinct, fais ta noblesse personnelle de ta profonde puissance d’avenir aux prises avec l’inexorable univers qui promet tout et passe, sans avoir donné mieux que le temps d’un rêve éphémère. Lève la tête vers ce soleil qui a mis tes ancêtres debout pour des contentements de fierté. Marche aux lumières de la voûte bleue, comme le prophète à la conquête d’une terre-promise qu’il ne devait pas voir. Moi, né de toi, qui ne suis rien, et qui vais voir se dissoudre ce rien tout à l’heure, je te convie au sacrifice, sans peur, des rêves de la « sauvagerie », pour un idéal de « civilisation » lointaine où ta vaniteuse descendance mettra plus de paroles que de réalités. Il faut bien que, dès les premiers âges, tu te sois senti brûler d’une flamme d’« idéalisme » », puisque ton sort sera d’en avoir inauguré les clartés.

Ce que je révère en toi, c’est la belle force de la nature qui n’a pas eu besoin de fictions pour la tentative d’un effort au-dessus de tes moyens. je t’envie pour ton heureuse fortune d’échapper aux hallucinations des mots, par le charme de ton silence. Je ne connais de toi que des fragments de boîtes crâniennes aux vitrines de nos musées. Cela nous dit le principal de ce que nous avons besoin de savoir des aïeux pour nous guérir des fabrications de fausses généalogies. Tu es l’incivilisé en qui le « civilisé » doit reconnaître son ancêtre, comme le plus beau féodal a dû faire pour l’antique artisan de sa lignée. De ton seul aspect tu nous ramènes aux lois cosmiques de la descendance, en dehors des fictions ou notre vantardise d’incompréhension s’était épanouie. Le magnifique décor de notre civilisation n’est pas sans avoir abusé le coryphée, spectateur de sa propre comédie, comme si le courage le plus difficile était de nous reconnaître simplement pour ce que nous sommes nés. Notre imagination, sans doute, permet, ou même commande une touche d’illusion dont la part est malaisée à reconnaître. Il ne faut pas que notre petitesse en tire trop d’avantages. Soyons de l’homme tout ce que nous en pouvons être, au risque de vouloir plus que ce qu’il nous est possible d’en réaliser.

Par toi, Père, s’ajustent dans leurs proportions positives les éléments des choses. En ton auguste compagnie nous retrouvons la terre ferme qui nous manque dans l’empyrée. Tu nous apportes le mètre de notre existence. Comme le spectre paternel rappelant le devoir à Hamlet oublieux, tu nous auras soutenus de ta présence dans les jours périlleux ou la chimère divine nous avait emportés trop loin de l’orbite solaire, au delà même de Véga. L’heure des grandes aberrations séculaires est peut-être passée. Il se peut aussi que d’autres leur succèdent. Parfois, sur ton exemple, je me suis trouvé capable de patienter.

Ce qui est, est ; et, de ce qui est, je suis. Je suis, quelque part, un atome de quelque chose qui passe. J’ai, sur d’autres moments du Cosmos, l’avantage de sentir, de savoir ce qui m’arrive et d’en pouvoir raisonner sur documents de positivité pour atténuer mes maux et ceux de mes semblables, en leur procurant même, s’ils se montrent dignes d’apprendre, des éclairs de félicités. Le vrai « civilisé » de tous les temps et de tous les pays sera celui qui saura se maîtriser, s’ordonner, pour consacrer toujours plus de lui-même a l’œuvre qui le dépasse, sans rien attendre des hommes ni des Dieux.

  1. Le mot de civilisation n’était pas encore du temps de Bossuet. Le grand écrivain s’arrêtant au mot générateur « civilité », n’en a pas moins fortement fait apparaître la qualité des caractères que, dès les temps anciens, nos pères ont prétendu y attacher. « Le mot de civilité, dit-il, ne signifiait pas seulement, parmi les Grecs, la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables. L’homme civil n’était autre chose qu’un bon citoyen, qui se regarde toujours comme membre de l’État, se laisse conduire par les lois et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur qui que ce soit.
  2. Le mot de civilisation n’apparaît, dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1835.
  3. C’est grâce à cela qu’un excellent curé s’est avisé de me citer dans un ouvrage d’édification, ce dont je lui exprime ici toute ma reconnaissance.
  4. Je me borne à prendre des termes de comparaison dont on ne peut nier l’objectivité, sans prétendre au delà des plus modestes inductions.
  5. Gobineau, Les Religions et les philosophies dans l’Asie Centrale.
  6. Il mourut à vingt-six ans.
  7. Le clergé chrétien, d’Europe, tout au moins, a pu triompher des dérèglements prolongés du Moyen Age. Je me borne à prendre acte de ce que l’Islam a eu des hommes comme Avicenue et Averroès.
  8. De la sensibilité du derme à la lumière, jusqu’à la tache de pigment dont l’évolution produira l’organe oculaire, des transitions indéfinies nous montrent la formation de la plaque rétinienne sensibilisée, où le monde va laisser l’impression de son image, origine des premières formations d’émotivités, de pensées.
  9. C’est ainsi qu’au cours du redressement, par exemple, l’effort d’une mentalité grandissante dut aider d’une manière notable, l’accommodation, nouvelle en voie de s’accomplir.
  10. L’Ennemi du peuple.
  11. Vraiment, pourquoi faudrait-il faire autrement qu’on ne pense, parce que d’autres pensent, ou disent penser différemment ? La question se résout, en général, par une affirmation sans commentaires… et pour cause.
  12. Ainsi Napoléon, détrôné, découvre, à Sainte-Hélène, qu’il feignait de partager les croyances populaires pour s’en faire un instrument de domination. D’après le journal de Gourgaud, qu’il faut lire si l’on veut connaître les véritables pensées de Napoléon sur la question religieuse, le grand tueur d’hommes, aux yeux de qui l’organisation administrative du dogme parut un si puissant moyen de gouvernement, avait considéré l’humanité de trop près pour se laisser prendre à l’amorce des mots auxquels publiquement il prodiguait l’hommage. Il y revient tout propos dans ses conversations de Sainte-Hélène. « Quand, à la chasse, je faisais ouvrir les cerfs devant moi, je voyais bien que c’était la même chose que l’homme. Celui-ci n’est qu’un être plus parfait que les chiens ou les arbres et vivant mieux. La plante est le premier anneau de la chaîne dont l’homme est le dernier... Monge, Berthollet, Laplace sont de vrais athées. je crois que l’homme a été produit par le limon de la terre, échauffé par le soleil et combiné avec les fluides électriques. Que sont les animaux, un bœuf, par exemple, sinon de la matière organique ? Eh bien, quand on voit que nous avons une constitution à peu près semblable, n’est-on pas autorisé à croire que l’homme n’est que de la matière mieux organisée, et dont ce serait l’état presque parfait ? Peut-être, un jour, viendra-t-il des êtres dont la matière sera encore plus parfaite ? Où est l’âme d’un enfant, d’un fou ? » La diversité des religions paraît, d’ailleurs, au souverain déchu, l’argument irrésistible contre la Révélation. « Je croirais à une religion si elle existait depuis le commencement du monde. » Et cette conclusion agressive : « N ’est pas athée qui veut. » Il avait fallu Waterloo pour mettre le bénéficiaire du couronnement de Notre-Dame face à face avec lui-même, et lui arracher l’aveu de sa pensée profonde sur ses propres moyens de gouvernement. Il ne voulut point emmener d’aumônier à Sainte-Hélène, et les enfants catholiques qui survinrent dans son entourage furent baptisés par un prêtre protestant. J’appelle l’attention sur ces faits parce qu’ils sont d’un enseignement positif sur la trop commune improbité des grands manieurs d’hommes, à cette différence près, que beaucoup ne se seraient pas trouvés de taille à risquer un tel aveu, s’ils n’avaient pas été les premières victimes de leurs propres prédications.
  13. Encore est-ce moins qu’il ne semble. Que ferions-nous de cette « indépendance » sous l’action irrésistible des phénomènes cosmiques qui nous tiennent asservis ?
  14. Même dans les groupements temporaires, comme pour la migration, ou dans les sociétés passagères d’alouettes ou de moineaux en hiver.
  15. « Cet âge est sans pitié ».
  16. Quand j’arrivai aux États-Unis après la prise de Richmond, je fus surpris de trouver dans les États du Sud une société remarquablement policée en qui se mêlaient le parti-pris intéressé de l’esclavage, avec toutes les floraisons de la plus délicate sentimentalité. Le soir, je trouvais généralement sur ma table quelque ouvrage où il était démontré que l’esclavage était installé dans la Bible. La preuve n’en était pas difficile à fournir.
  17. Le romantisme ordinaire du mot « révolution » uous fait apparaître les bruyants ouvriers d’une société nouvelle en espérance, comme des prodiges de surhumanité. Ce ne sont, pourtant, sous des appellations fastueuses, que de communs exemplaires d’humanité courante. La sanglante Convention fut surtout de gens qui avaient peur. C’est une espèce qui n’est pas perdue.
  18. Curieusement, on n’a jamais essayé de répondre à la question de La Boétie sur la « servitude volontaire. » On s’est tout au plus risqué à y voir un développement de rhétorique. Nous pourrions vraiment aujourd’hui aller un peu plus loin.
  19. Voyez les bancs de poissons.
  20. Rythmes du cœur, du cerveau, de l’estomac, etc.
  21. « C’est prodigieux ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout. » Parole attribuée à Mme Swetchine.
  22. Ibsen.
  23. Malheureusement, l’extrême culture universelle ne peut être tenue pour remède efficace parce que les lois les plus révolutionnaires ne nous donneront pas des intelligences également douées. L’égoïsme des majorités en forme de « classes » étayées de tous groupements d’inconscience, et l’amorphisme des minorités plus ou moins révolutionnaires, avec des rythmes de fortune, nous feront l’histoire de notre civilisation.
  24. C’est la suprême contradiction de notre monde ultra-terrestre de nous proclamer à la fois responsables de notre vie, et de nous reconnaître irresponsables de notre naissance qui en détermine le développement.
  25. A l’heure où j’écris, par exemple, nos « hommes d’État » viennent d’obtenir, à grands frais de paroles, l’entrée de l’Allemagne dans la soi-disant « Société des Nations » où ses engagements auront la même valeur que ceux par lesquels elle avait garanti la neutralité de la Belgique, pour en venir à la violer ouvertement, sans même chercher l’ordinaire ressource des prétextes mensongers
  26. Le tribunal d’arbitrage international, sur l’emploi duquel il n’est plus permis de se faire illusion, avait paru d’une pratique plus aisée. Cependant, il n’est pas plus efficace, comme on en a pu juger par les guerres qui ont suivi son établissement, sans qu’on s’avisât de recourir à ses bons offices.
  27. Sylvain Lévi, L’Inde et le monde.
  28. On en retrouve encore la trace dans les anneaux (jadis d’attache) dont elle fait l’ornement de son cou, de ses bras, de ses doigts, de ses jambes, de ses orteils, de ses oreilles, de son nez, de ses lèvres, ainsi que Herbert Spencer l’a fort bien remarqué.
  29. Je suis bien obligé de reconnaître que l’apparition de l’enfant pousse l’homme à la polygamie, comme la femme à la monogamie. Il ne peut y avoir de conciliation, semble-t-il, que dans l’amendement de l’époux.
  30. lisez : « de l’autorité de tous les temps ».
  31. L’Ennemi du peuple, IBSEN.
  32. Voyez les effets de l’administration napoléonienne dont nous sommes si fiers. Développement des fonctionnaires, apathie des citoyens.
  33. Ces « lois » sont des énoncés de force institués par la coutume, et fixés dans des règles plus ou moins équitablement conçues et appliquées.
  34. On remarquera qu’il ne s’agit point ici de la liberté philosophique des organismes vivants, ni du déterminisme qui en conditionne l’activité. La question est simplement de savoir si l’homme, tel que le produit le Cosmos, peut être, ou non, abandonné aux mouvements naturels de son évolution particulière.
  35. Il’ est, d’ailleurs, dans le rythme des choses que les majorités se cor-
  36. rompent dans l’exercice du pouvoir, tandis que les minorités, dignes de ce nom se redressent et se fortifient par l’opposition. Rien de plus démoralisant que les ententes d’intérêts communs (ouvertes on secrètes) des majorités et des minorités en vue de fins particulières. (1) Il reste aussi pour point de comparaison les dérèglements de l’absolutisme qui produisent les révolutions, contagieuses de peuple à peuple dans les complexités des mécontentements.
  37. Il n’en peut être autrement puisqu’une composition d’évolutions individuelles est à la base de l’évolution générale. Le malheur est que les évolutions
  38. Voyez le « civilisé » passer sans transitions de toutes les apathies de la paix aux pires brutalités de la guerre.
  39. Dans l’ordre de la pensée directement communiquée, on ne peut pas, jusqu’ici, remonter plus haut.
  40. Il y a encore d’importants monuments de civilisations sud-américaines, malgré les savantes dévastations chrétiennes de Cortez.
  41. Le bien et le mal ne sont pas dans l’objectivité du Cosmos : il leur faut notre organique subjectivité.
  42. Au premier rang la Trinité, « Trimourti ».