Léon Vanier, libraire-éditeur (p. 91-100).
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VI

Il se souvient : Déjà la première fraîcheur
Qui fait trembler le ciel aux brillants des pétales
Meurt dans l’embrasement bleu, — vague âme d’opales :



La rue étroite se consume de blancheur :
Crêtant un mur fluide en Tonde lumineuse,
Guettent la grâce triste et la carnation
Sanglante et pure des Fleurs de la Passion,
Gloires souffrantes dans l’ambiance rieuse.




La Savane du Fort monte vers les Grands Bois,
Alignant ses manguiers aux pesantes verdures
Que lustre le matin de liquides moirures :
Des femmes noires vont, se cambrant sous le poids
De hauts vases renflés en amphores indiennes :



… Se coulant à l’abri touffu des bananiers
Et fuyant les regards clignotants des persiennes,
De fauves Malabars cachent dans leurs paniers
Le court sabre en demi-croissant des coupe-cannes, —
Djinns bronzés des ravins et des mauvais four.
Reflétant, dans leurs veux de braise, les arcanes
Des sentiers inconnus qui percent les forêts :




Le pont bas : Des filets d’eau chantent sur les pierres ;
De gros arbres touffus, arqués vers le courant,
Mument les brises plus vives et plus légères
Or le bouillonnement de perles murmurant :



La ruelle tournante aux parois micacées
Semble engainer un long kandjiar de saphir…
Et voici le sommet : Les maisons espacées
Qu’enchâssent des bosquets luisants de myrtacées
D’où jaillit, en vibrant, comme prêt à férir
Le trait, grêle-empenné d’un palmier des Guyanes,
Bégayent du frôlis envolé des lianes.


Et plus claire, baignant dans la fête du ciel
L’éclat chaud de son toit de tuiles orangées, —
En le serein oubli des choses inchangées. —
Derrière les genêts du Cap « d’or et de miel »,
Les vakois exilés d’« une grâce endormie »,
Les durs « cactus boulets » dardant leurs piquants roux,
Les cachimans natifs et les élaïs Krous,
Celle où grandit la douce et la « distante » amie
Est un albe sourire en un demi-sommeil :



Son palmiste d’« alors » aux « langueurs si mourantes »
Eparpille toujours ses plumes transparentes
Sous l’écran des pics d’un vert blond dans le soleil

Et sous l’auvent frêle où la vanille se joue,
Plus haut que la veilleuse où jaunit un grenat,
En leurs niches de fleurs de neige et d’incarnat,
La sainte Vierge et Saint-Antoine de Padoue,
Bons protecteurs aimés qu’on choie et qu’on avoue
Veillent dans le rougeâtre et tremblotant éclat.



Ces bancs, à l’ombre, ont su ses espoirs de fillette ;
Cette branche cribla d’étoiles ses cheveux.
Que de rêves fanés, d’espoirs, de secrets vœux
S’associèrent à la tiédeur aigrelette
Qui flotte dans l’encens poivré des goyaviers.
La source a pleuré sa complainte cristalline
Lorsqu’au petit jour bleu plein de gaîté câline
Ses pas d’oiseau crissaient sur les roses graviers.

Au mur, le brusque arrêt d’or glauque fantastique
D’autres anolis morts, — d’éclair comme ceux-ci,
Tordit, un moment, pour son puéril souci,
Des chiffres fulgurants en bizarre gothique.



Ses yeux pers ont brillé derrière ces vol
Voletant, comme deux lucioles diurnes,
Des vils froufroutements de duveteux rubis
De L’oiseau-mouche aux verts rayons des colibi
Près des Heurs recelant des nectars dans leurs urnes,
Suivant, — dans la pénombre, en les glacis lustrés.
Les glissements du jour soyeux sur les feuillées,
Les éclipses de gros insectes mord.
Sous le bronze terni d’écorces fendillées, —
Ou les rampements lents, étirés et félins

Des petits noirs, traînant leurs pieds gonflés et lisses
Sur l’allée ample aux chauds carreaux incarnadins,
Suivant le soleil — et buvant avec délices,
De la bouche, des yeux d’émail noir grands ouverts,
De tous les pores de leurs narines de faunes,
La grande flamme douce aux enchantements jaunes.



Elle a su le parfum distinct de chaque fleur ;
Et lorsque leurs muettes voix chantaient unies
Le sens profond de leurs suaves symphonies.



Ce coin tiède a vécu tout entier dans son cœur

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et mourante, loin, sous l’ombre d’exil des ormes,
Aux longs frissons d’appel ami des mornes ifs,
Aux « jamais plus » grondés par les vagues énormes,
Comme il a dû hanter ses malaises pensifs,

Le coin d’enfance, rassurant, — inatteingible !
Comme il a dû se peindre en elle, tout paré
De jeunes souvenirs — et de joie éclairé,
Comme elle a dû tenter de briser l’« Infrangible »
Pour s’enfuir, — en âme, — aux tendresses de « là-bas »



Et lui, bien ignorant des futures tristesses,
Qui la savait heureuse et reine sans combats,
Divinité plus haute au milieu de déesses.
Dans l’Olympe sublime et brumeux de Paris,
Comme le site calme aux gaités caressantes
L’a comme brusquement repoussé, — tout surpris,
Glace, le cœur étreint d’une crainte angoissante,
Comme il a descendu le morne à pas lassés
Trouvant des cruautés dans les bleus impassibles, —
Ciel et mer fondus en grands nimbes irisés, —
Soutirant d’une ironie en les chansons paisibles
Qui montaient des élans courbés des gaharriers.
Des prompts sillages blancs des barquettes pointues
Des wharfs mirant dans l’eau de flageolants piliers
Aux reflets épandus en zébrures « dentues »

Tandis que troublant le liquide nonchaloir
Eclataient, dans les feux et les neiges solaires
Des bonds et des plongeons tintants de cuivre noir.



Quelle brise née aux enfers d’acier polaires
A pâli les satins floches et pailletés
Des droits palmistes sur les pitons aigrettes ?…



Près des accores qui flambaient et dans la rue
Du Mouillage, sous les gros arbres du Marché
Comme en une clairière, — aux bois vierges, — caché,
Où filtraient, par endroits, des rais de blondeur crue,
Dans l’éblouissement des astres bigarrés,
« Fraises-pays », piments et bananes citrines,
Tas d’oranges aux verts intimement ambrés,
Bouquets de soleil jaune et d’aubes purpurines.

Dans la fraîcheur adamantine des jets d’eaux,
Dans la subtile odeur exquisement charnelle
Des mangues, — musc floral discret de brunes peaux, —
Le jasmin orangé de la pomme-cannelle
Et la verveine acide et franche des citrons, —
Quel souffle glacial, lugubre et prophétique
Apporta, tout-à-coup, — à travers l’Atlantique
Cette émanation d’heures où nous pleurons, —
Qui monte de la nuit de silence des pierres,
Innomable, sournoise et que nous respirons
Sous l’amère saveur du buis des cimetières ?…