Au service de la Tradition française/Mort au Champ d’Honneur — Le sergent Henry Desroys du Roure

Bibliothèque de l’Action française (p. 7-49).

Mort au Champ d’Honneur


Le sergent Henry du Roure


La guerre n’a pas épargné les lettres françaises. Des noms, imprimés hier sur la couverture d’un livre pour en imposer le succès, sont inscrits maintenant sur une croix de bois comme une suprême parole d’héroïsme. La leçon de ces morts est celle que l’histoire enseigne aux hommes qui veulent connaître le secret de la durée. Magnifique et lointaine destinée : tous ont été grands ; tous ont obéi à l’appel de la France, sans être effleurés par un murmure, acceptant de combattre pour les idées qu’ils avaient semées, pour les œuvres qu’ils avaient aimées et conçues, pour la renommée qui les avait sacrés ; tous, depuis le comte Albert de Mun, qui, chaque matin, sonnait la charge des âmes et dont le cœur s’est brisé sous la poussée d’un impérieux espoir, jusqu’aux plus humbles parmi les écrivains, artisans quotidiens de la pensée, rompus depuis longtemps à la silencieuse discipline du courage.

Leur mort a la fécondité des premiers holocaustes. Pendant que d’autres, les aînés, transmettaient à la nation le mot d’ordre de la victoire et, loin des combats, armaient les volontés d’une espérance patiente et invincible ; eux, ils manifestaient sur les champs de bataille la véritable grandeur de la France, sa simplicité allègre et tenace que les peuples trompés avaient trop vite méconnue. Est-il un argument qui rayonne et triomphe davantage, une preuve qui revête un plus sûr éclat que cette liste, douloureusement longue, où la gloire fidèle trace de jour en jour les noms des hommes que déjà elle avait élus ; Max Doumic, Charles Péguy, Pierre Ginisty, Ernest Psichari, François Laurentie, Henry Desroys du Roure, et tant d’autres que la postérité attentive recueille pieusement comme un patrimoine de vie ? Hâtons-nous de dire leurs exploits, s’écrie Maurice Barrès. Certes, rien de ce qui a été tel ne doit être ignoré. Recherchons dans leur passé la source généreuse où leur cœur a puisé. Ils ont mérité l’Histoire.

Henry du Roure était de ceux que nous avons coutume d’appeler « les amis du Canada. » Il aimait notre pays, notre population, sans les connaître autrement que par le bien qu’on lui en avait exprimé. Sans doute, la persistance du sentiment français, qui fait la trame unique de notre histoire, l’avait retenu et enchanté. Chérissant sa patrie par-dessus tout, il savait gré à notre peuple de son attachement à ses origines lointaines. Ces idées, je le sentis, nous rapprochèrent aussitôt lorsque je le rencontrai, un soir de juin 1913, dans l’intimité parfaite de sa famille. Nous causâmes peu ; mais les mots échangés nous liaient déjà, comme si les réflexions qu’ils portaient en eux nous eussent depuis longtemps préparés l’un à l’autre. De ces heures trop brèves, je garde un souvenir vivant qui se prolonge maintenant dans un adieu ; seul mérite de ces quelques pages, consacrées à la mémoire de l’ami d’un jour, disparu à jamais.

De sa vie, nous savons peu de chose. Il avait soin d’ailleurs de n’en rien dire, n’attachant d’importance qu’aux vérités de l’action. Il travaillait beaucoup, courageux et modeste. Il recherchait avant tout la consolation du devoir accompli et ne trouvait de satisfaction vraie que dans la poursuite du bien commun, auquel il brûlait de se livrer. Il était apprécié, connu. Son œuvre comptait déjà. Deux romans, deux titres de contes de fée, marquent les débuts de sa carrière, si brève et si noblement terminée, comme l’expression d’un rêve très doux qui serait presque d’un enfant : La Princesse Alice, La Petite Lampe. Ce furent ses premiers essais. Nous regrettons de ne pas connaître ces pages où, en passant, il apaisait sa sensibilité vive par des jeux d’esprit.

Sa jeunesse s’était éveillée et mûrie, son esprit s’était formé, pendant une période troublée, déchirée de luttes. Il avait appris au collège l’histoire héroïque de la France, histoire splendide, « attachante et merveilleuse comme une fable ; » et il en avait subi l’influence sans réserve. L’éclat des victoires passées faisait tressaillir son âme et réchauffait sa volonté croyante. Dans le recul des temps, tout servait d’aliment à son imagination ardente et fière : batailles éperdues, mêlées gigantesques, panache de la chevalerie, charme de l’expression, prière des cathédrales, beauté du geste, patience du travail, audace de la pensée, humanité du sentiment. Facettes d’une pierre dont il recueillait tous les feux. Ces éléments, ces richesses, légitimaient l’orgueil qu’il ressentait d’être né Français, lui, le fervent de la France immortelle. Cela, il l’a exprimé avec chaleur ; « Je sais, écrit-il, ce que l’on enseignait, il y a vingt ans, aux petits enfants que nous étions alors, et j’en suis encore ébloui. C’était une épopée qui commençait à Vercingétorix pour finir à Napoléon. Bayard, du Gesclin, Jeanne d’Arc, Roland à Roncevaux, Saint-Louis sous le chêne de Vincennes, le sourire d’Henri iv, le génie de Condé, la douceur grave de Turenne, et nos écrivains, nos penseurs, le rayonnement du grand siècle, l’éclair du Premier Empire, quelle splendeur ! quel enchantement ! »

Ce passé dans les yeux, il s’élança vers la vie. Il heurta aussitôt la réalité vivante et multiple. Quoiqu’il les possédât en lui-même, il ne sentait plus autour de lui les grandes forces d’hier. Le présent se matérialisait en des œuvres de passion, parfois de haine. Il s’exerçait à comprendre son temps au prix de ses aspirations épuisées. L’âpreté de la lutte pour la domination, la course à la richesse, le tourment de paraître, la mesquinerie des moyens, toutes ces contingences d’où jaillit souvent, par réaction, une beauté et que l’histoire atténue et néglige, qui sont le bouillonnement d’où monte l’avenir, lui faisaient croire à une sorte de décadence prochaine. Il eut peur, sans cesser un instant d’espérer ; il eut peur, et il eut conscience de sa tâche. La France lui apparut désorientée, menacée. Ce ne fut qu’un moment. Son regard, plus habitué, comprit. Son pays, comme naguère, entraînait l’humanité sur les chemins de l’expérience, s’offrant lui-même aux aspérités. Il vit partout des rêves s’agiter dans un souffle de révolte. L’industrialisme-roi fomentait des systèmes qui se tournaient contre lui ; l’usine fabriquait des idées, qui venaient saper les vieilles contraintes d’un passé impuissant ; la question sociale, que l’on ne pouvait plus nier, se posait, impérieuse, aux anxiétés de tous. Cela même détermina sa résolution. Au matérialisme de l’heure, il opposa l’idéalisme de tous les temps. Il écouta son cœur et sa raison. Il prit rang parmi l’école nouvelle des sociologues. Résolu à servir, il se jeta dans la bataille et se choisit un chef, Marc Sangnier, qu’il aima profondément et dont il fut un des plus beaux lieutenants. Il écouta son cœur et sa raison : il se fit apôtre.

De cette époque, il nous reste de lui les Chroniques françaises et chrétiennes, petit recueil où sa pensée, inquiète et confiante tout à la fois, s’arrête un instant. Ces quelques pages sont détachées du journal où il collaborait. Ce sont des chroniques : l’œuvre d’un jour, mais qui n’offre pas uniquement l’intérêt de l’actualité. Elle est révélatrice. Les faits qu’elle retient et commente se complètent : leur variété forme un tout ; ils précisent une situation d’ensemble, ils s’additionnent en un argument final ; chacun se précipite, parle, plaide, convainc. Ils laissent chez le jeune écrivain, attentif à les recueillir, une trace vive ; ils ont en lui des répercussions qui manifestent la persistante unité de ses préoccupations, ses façons identiques de regarder et de comprendre les sommets de la vie. Il est là tout entier, avec ce qui faisait la marque et le charme de sa personnalité : sa sensibilité saine, son bon sens averti, narquois ; son esprit large, curieux de tout, au tour volontiers philosophique, son ironie sans lourdeur comme sans méchanceté ; sa foi inébranlable, guide et soutien de son énergie, sa dignité, son amour décidé, passionné, de la justice, de l’ordre, de son pays, de la France. Son oncle, l’éminent historien Henri Welschinger, lui consacrait, au lendemain de sa mort, ces lignes émues qui le font revivre : « Il avait reçu du ciel les plus beaux dons : la générosité de l’âme, la franchise du cœur, la finesse de l’esprit, la conscience du vrai et du beau. Il écrivait des articles qui, dans la Démocratie, apportaient aux lecteurs des pensées aussi profondes que justes. Parmi les jeunes gens qui sont morts au champ d’honneur, le souvenir d’Henry du Roure restera comme celui d’un soldat sans reproche et d’un chrétien modèle. » Leçon dernière de la petite croix de bois, inclinée sur une tombe.

Les luttes politiques de l’heure se retrouvent dans ce livre, court reflet d’une vie d’incessante activité. Ces querelles se sont apaisées dans l’harmonie d’un effort commun, quand la grande voix de la patrie a rallié les volontés et fondu les cœurs. Sans les rouvrir, nous pouvons y chercher la pensée d’Henry du Roure, qui s’y intéressait par devoir plus peut-être que par inclination. Lorsqu’il écrit ses « lettres familières, » si vivement spirituelles, à Sœur Candide ou à M. Millerand, ministre de la guerre, à l’aviateur Védrines ou à un sergent de ville ; lorsqu’il taquine M. Clemenceau, « soigné par une religieuse ; » lorsqu’il s’arrête, soudain plus grave, à méditer sur la catastrophe du Titanic, du « Titan foudroyé, » ou sur les stupéfiantes audaces de la bande Bonnot ; ce sont des idées qu’il poursuit, qu’il rencontre, qu’il défend. Il est à l’affût de la réalité, pour lutter avec elle, la surprendre ; et montrer en elle l’épreuve, et parfois la défaite, des plus beaux systèmes, des plus béates théories.

Avec bonne humeur, sans étroitesse de vue, et sans cette amertume chronique qui marque la manière de certains polémistes, il rétablit, dans un style vivant et coloré, les traditions françaises. La tradition : le mot naguère était mal venu. Qui oserait en sourire aujourd’hui, quand le clairon réveille dans l’âme du troupier toutes les vaillances d’autrefois ; quand les vieux noms de batailles, accumulés dans la gloire du passé, indiquent encore la route aux mêmes armées victorieuses. La tradition, c’est le « dépôt sacré » de la nation, disait hier le Président Poincaré, en remettant aux soldats français l’emblème qui la symbolise ; c’est l’obéissance active des siècles. La logique de l’histoire, sa première éducatrice, paraissait à Henry du Roure la meilleure école, la règle la plus sûre. Épris de progrès, il en cherchait la réalisation sans dépasser ses propres limites. Il comptait sur l’action, instinctive ou raisonnée, des belles qualités de sa race, sur l’équilibre des forces, sur les libertés nécessaires qui sont le ferment du droit et sa garantie, sur les grandes disciplines morales que le temps a dictées. Tout cela avait constitué la France d’hier ; de tout cela, il voyait se lever une France plus semblable à elle-même, plus certaine d’elle-même ; une toujours et indivisible, car il n’admettait pas de rupture et pensait, comme autrefois Louis xviii, « que les victoires, même remportées par un « Usurpateur, » font partie du patrimoine national, au même titre que des provinces ; » une France où l’idéal continuerait de régner, quand même il serait banni du reste de la terre. Écoutons-le « Je hais la stupidité de nos classifications humaines, nos jugements bornés, nos clichés, nos récompenses imbéciles, le néant de nos admirations. Il n’y a pas de mot qu’on ait prodigué plus sottement que celui de héros. Et depuis que les journaux à grand tirage en font usage, pour les besoins de leur vente ou les intérêts de leurs partis, il traîne après lui, ce mot magnifique, — au lieu d’évoquer les êtres surhumains de la Grèce. — je ne sais quel relent de café-concert. On a galvaudé cette folie sublime, l’enthousiasme, exploité l’émotion, souillé les larmes. Tout cela est odieux et vil ; sous ces mascarades, sous ce fard, je ne reconnais plus l’idéal. »

Cette France, il souhaitait par-dessus tout qu’elle fût grande et respectée. La politique extérieure, réduite par un ministre aux étroites dimensions « d’une affaire, » à n’être plus qu’une pesée d’intérêts soi-disant économiques, lui arrachait ce cri : « Ce n’est pas assez de condamner la politique d’affaires. Il faut la haïr. Il n’y en a pas de moins nationale. Il n’y en a pas de plus mortelle au patriotisme… qui ne peut tenir, dès qu’on lui dérobe son âme d’idéalisme. » Il exultait à célébrer le véritable héroïsme, dont la guerre des Balkans marquait le réveil. L’incident d’Agadir lui apportait la confirmation de ses plus ardents espoirs. Il y voyait la restauration de la France militaire. On sait à quel point il avait raison. Ceux qui ont approché la France, à ce moment de silencieuse angoisse, peuvent dire avec quel courage, avec quelle unanimité d’idées et de sentiments elle avait résolu de lutter. Elle a, ce jour-là, vaincu moralement. Sa dignité a triomphé définitivement d’une trop longue bravade. Le peuple français a, sans s’y tromper, obéi stoïquement aux « exigences sentimentales du patriotisme. » Les raisons de fortune, d’intérêt financier, de colonisation lointaine, passaient au second plan : la nation défendait sa terre et ses morts. « Notre pays a repris conscience de sa force, constatait Henry du Roure, en 1911. Il a repris conscience de lui-même : il a retrouvé ses qualités de fierté, de bravoure, d’élan… Si la guerre éclate, nous sommes en état de l’affronter. Notre patriotisme, sans avoir perdu ce quelque chose de grave et de concentré qu’il acquit dans l’épreuve, s’est exalté, échauffé. Par la force des choses, devant la menace de la grande bataille, les querelles intimes se sont tues. L’unité française s’est resserrée. »

Le danger est venu ; et la France était unie devant lui. Lorsque l’appel aux armes retentit, la nation put l’entendre dans le calme de sa décision, et l’accepter. Elle fit l’admiration de tous. Ceux qui ne la connaissaient que de surface, qui n’avaient pas pénétré son âme, riche et diverse, avaient pu un instant douter d’elle, tout en lui conservant leur amicale sympathie. Mais la France s’était relevée de sa défaite ; depuis 1870, elle avait refait ses forces. Ce pays, où s’agitait un esprit libre, mobile, volontiers frondeur ; pays de la pointe et du mot, où d’aucuns ne voulaient voir que raillerie, élégante facilité, insouciante gaieté ; ce pays, par pudeur, ne se livrait pas. Pour le juger, ceux qui avaient pu l’étudier d’un peu près cherchaient à définir sa pensée abondante, ses activités intellectuelles, la générosité de son cœur ; à expliquer la hardiesse, si souvent féconde, de ses arts, la plénitude de sa vie populaire, où fourmillent les idées, les espoirs, les rêves. Ce pays, si léger qu’un ennemi inattentif a cru pouvoir le vaincre au seul bruit de sa lourde course sur ses routes blanches et riantes de soleil, a pourtant donné l’exemple du plus pur héroïsme. L’univers s’est aperçu soudain que la France vivait toujours ; et il en a été ravi, plus encore que le Français lui-même. Et la France armée gagne en ce moment deux batailles, l’une sur l’Allemagne coalisée, l’autre sur le monde conquis par sa vaillance.

Henry du Roure avait déjà expliqué cette apparente contradiction, ce mélange de force et d’élégance, de charme et de virilité, de crânerie et de gravité ; « Le goût des vertus militaires est plus vif chez nous que jamais. « On revient toujours à ses premières amours, » dit un proverbe qui est bien nôtre. Volages et fidèles, il nous dépeint tels que nous sommes. La France, de tout temps, ne fut-elle pas amoureuse des grands soldats ? De Roland à Napoléon, que de héros dans sa légende !

… Et notre plus chère héroïne, c’est Jeanne d’Arc, une guerrière. On a pu croire que nous avions oublié tout cela. Après 70, la France ingrate se détournait des soldats vaincus, trop vaincus ; l’étranger, qui ne nous connaît pas et ne nous connaîtra jamais, s’y méprenait. C’était fini, nous avions répudié la guerre pour épouser la paix ! Et quelle paix !… La paix à tout prix, la paix de la mollesse et de la peur. On le croyait au-delà des frontières ; on y prenait Hervé et l’Internationale au sérieux. N’étions-nous pas le pays des antimilitaristes et des sans-patrie, le pays où un homme avait osé dire, sans être lynché par les passants : « Le drapeau dans le fumier ? » Cela n’a pas duré longtemps. Qu’a-t-il fallu ? Les morts du Maroc, le prestige de l’aéroplane, l’héroïsme des aviateurs, la maladresse allemande, et puis l’entrée en scène d’une génération nouvelle. Aujourd’hui tous les Français, blancs et bleus, rouges et jaunes, font assaut de patriotisme : les instituteurs, la Sorbonne, les juifs, les socialistes, la C. G. T. et le gouvernement. « Vive l’armée ! » n’est plus un cri séditieux. Et monsieur Gustave Hervé demande tout étonné : « L’hervéisme, qu’est-ce que c’est que ça ? ». Voilà, nous sommes revenus à nos premières amours. Nous serons encore infidèles et nous reviendrons toujours. » — Nous serions tentés de rapprocher ces lignes de l’article désormais célèbre où le Times de Londres, saluant les soldats de la seconde Grande Armée, s’excuse noblement d’avoir méconnu la France !

« L’entrée en scène d’une génération nouvelle » …Henry du Roure en était. Il fut de ceux qui, les premiers, se sont offerts à la patrie. À cause de cela, nous voudrions pénétrer davantage l’intimité de sa pensée et nous arrêter un peu plus longuement sur les Réflexions, qui terminent les Chroniques françaises et chrétiennes comme une méditation. Nous en retenons un couplet sur les bleus, où, sur un ton plus familier, presque attendri, s’affirment son respect du service militaire et son amour de l’armée ; et des considérations sur la guerre, qui nous font toucher le ressort de cette volonté, la beauté virile de cette âme. Quel n’est pas l’intérêt de cette révélation ? N’allons-nous pas trouver ici, dans ces mots enfiévrés, dans la chaude exaltation de ces sentiments, la source profonde des suprêmes audaces, le secret merveilleux de la résistance française ?

Les bleus ! Quel joli mot la langue populaire a su conserver pour exprimer l’hésitation un peu gauche, un peu naïve, de ceux qui laissent leur pays et leur enfance pour entrer dans la vie de la caserne et recevoir le baptême du drapeau ! Avec quelle sympathie ne les ai-je pas suivis, ces bleus, qui vont par groupes bruyants. C’est leur première liberté d’étudiants. Il leur faut montrer du courage, et cela ne va pas sans gaieté. Ils chantent : peut-être pour étouffer le regret d’avoir quitté le foyer aux douces habitudes. La population de Paris les accueille, amusée, goguenarde, intéressée quand même. Les gamins pensent à leur tour prochain. Les vieux disent : « Voilà les bleus, » et ils les regardent longuement, en fermant les yeux, comme on fait pour admirer un tableau préféré ; et leur cœur renaît aux heures lointaines, où ils n’avaient pas senti peser sur eux la première inquiétude de la responsabilité. Ce sont les fiancés de la Patrie. Apprentis d’un métier glorieux, ils vont connaître la grande discipline des armes, l’égalité que le devoir impose et que la volonté accepte. Ils sont grandis, ils sont des hommes, ils sont soldats. Henry du Roure en fait un dessin charmant, comme un artiste amusé brosse une pochade avec un souvenir :

« Ils arrivent un matin d’octobre, las, inquiets et tristes.

« Il y en a qui viennent de loin, et qui ont passé toute la nuit en wagon, parmi les rires et les cris, pressés contre des inconnus, tristes comme eux, et qui chantaient. À l’arrivée, on les a conduits de la gare à la caserne, en troupeau.

« Il y en a qui sont venus tout seuls. Avec des ruses enfantines, ils ont échappé, pour gagner une heure, au terrible adjudant qui surveillait les billets militaires…

« Qu’importent leurs noms, leurs visages, et leurs pensées ?… Ils sont la classe. Ils sont les bleus, ahuris et tondus.

« Ils errent dans les rues moroses, et leur valise les désigne aux regards, parfois aux lazzi, des gamins… Ils vont, par une rue longue et fatale. Et c’est, après un tournant, la caserne.

« Encore un moment, de grâce !… crie en eux quelque chose qui pleure et qui supplie. Et leurs jambes, comme si elles n’obéissaient pas, comme si elles n’étaient pas à eux, continuent de marcher, d’un pas d’automate, d’un pas déjà militaire…

« La grille… Arrêtons-nous… Hélas ! Elle est déjà franchie… Adieu, l’enfance !… Ils sont soldats.

« Après le grand effroi de l’arrivée, quand le premier réveil les arrache à leurs lits étroits, ils ont l’âme toute changée. Ils s’habillent le plus vite qu’ils peuvent, avec une hâte fébrile et gauche. Ils descendent dans la cour, et leur cœur bat quand l’adjudant inspecte leur tenue. Le lieutenant leur paraît un surhomme et le capitaine, un dieu. Ils écoutent et ils croient de toutes leurs forces ce qu’on leur dit. Ils apprennent ardemment à saluer, à marcher, à pivoter. La première fois qu’ils se montrent en ville, en détachement, bien alignés, et marquant vaillamment le pas, une fierté leur fait lever la tête.

« Le chef armurier leur remet un fusil, surmonté de sa baïonnette, un long et lourd fusil, tout recouvert de graisse. Ils le prennent avec une maladresse religieuse. Ils traversent la cour en le portant comme un cierge… Mais c’est leur fusil, une des rares choses qui soient à eux, bien à eux, dans cette armée où tout est en commun. Et puis, qu’est-ce qu’un soldat sans fusil ?… Le fusil évoque les combats, les glorieuses blessures, le tableau des Dernières Cartouches. Avec un fusil dans les mains, ils ressemblent davantage aux soldats de la légende ».

Quelques mois passent, et « les bleus deviennent des anciens. Pauvres bleus ! Restez ce que vous êtes !… Le service militaire, l’impôt du sang, c’est une réalité très dure, mais une idée magnifique. On vous demande un long effort. On vous demande cet acte héroïque au nom de la patrie. Pourquoi mettriez-vous votre orgueil à n’y consentir que par crainte ?

« Pourquoi rougir d’être traité en héros ? »

Aujourd’hui les bleus sont devenus les poilus. Ceux qui ont résisté à la rafale tiennent toujours, dans la tranchée impatiente. Henry du Roure les y avait conduits, accompagnés. Toute sa vie, il avait repoussé les doctrines antimilitaristes et les rêves pacifistes qui se mêlaient, aussi légers, à la fumée des usines de guerre. Il aimait la paix, mais non pas jusqu’à lui sacrifier l’honneur. Il ne croyait pas d’ailleurs, pour reprendre le vocabulaire des sans-patrie, que la guerre fût uniquement une boucherie, dont l’effroyable horreur satisferait dans le sang les ambitions de quelques hommes. Pour lui, comme pour le poète, c’est :

Le grand embrassement du mort à sa patrie.

C’est sortir de soi-même ; s’oublier, oublier la vie

de chaque jour, les mesquineries qu’elle traîne avec elle, les ambitions qu’elle aguiche et bafoue. C’est faire partie d’une force immense, totale ; défendre les foyers, protéger les faibles, venger les injures, lutter pour le droit, donner la vie en recevant la mort. C’est un orgueil sublime où sombre la volonté individuelle. C’est se donner tout entier à une idée ; et, la faisant triompher par soi, durer dans l’immortalité de ce triomphe :

« À l’amour comme à la guerre, ce qu’on demande c’est une ivresse. Oui se griser, perdre la tête, sortir de soi, s’oublier, ne plus traîner le lourd fardeau de sa personne, se laisser emporter par quelque chose de plus fort, se confier au courant, souffrir mais palpiter, mourir mais avoir vécu… Rêve si beau qu’il n’y en a pas de plus attirant sur la terre, et même qu’il n’y a que celui-là. Tous les autres relèvent de lui. Où tend l’effort des mystiques, sinon à se perdre, à s’anéantir dans le torrent de l’amour divin ? C’est l’ivresse de l’amour que le musicien, le poète, l’artiste, demandent à leur art. C’est l’ivresse de la bataille que l’homme d’action demande à l’ambition, aux affaires. Sans la passion, que deviendrait le monde ? Telle est la loi des individus et telle est la loi des nations. Ainsi naissent les grandes passions collectives, ces frénésies d’amour qui agenouillent des millions d’hommes devant un maître, ces frénésies de gloire et d’immolation qui jettent tout un peuple aux frontières.

« Voilà pourquoi on n’arrivera jamais à tuer tout à fait la passion de la guerre. Au fond de cet amour barbare gît un grand sentiment, l’ambition de s’élever, au-dessus d’une vie médiocre et terre à terre, vers le ciel des héros, le désir de battre des ailes, au moins une heure… On n’a pas tous les jours l’occasion d’être héroïque ; surtout on n’en a pas tous les jours le courage, dans l’atmosphère triste et grise de l’existence quotidienne. Mais on espère y être aidé par la guerre et sa mise en scène incomparable, par l’odeur de la poudre et la fanfare du canon, par l’exemple, par la présence du drapeau, et par la grande idée de Patrie qui plane au-dessus de tout cela.

« Une guerre sainte, c’est un peuple qui marche au martyre en chantant. Avilir la guerre, pourquoi ? Pourquoi ne pas l’ennoblir au contraire, lui restituer toute sa valeur morale, presque mystique, et la faire si grande qu’elle ne puisse s’abaisser à servir une mauvaise cause ou seulement une cause vulgaire ? Oui, cent fois oui, une guerre juste est seule digne d’inspirer d’héroïques folies. Exalter à l’infini la notion de justice, lui soumettre les relations internationales, la dresser au-dessus des intérêts, humilier même devant elle la vanité des peuples, voilà l’œuvre, noble entre toutes, qui grandit le patriotisme et qui rapproche les patries. Tuer la guerre par le respect universel du droit, si cela est possible, qu’on l’essaie ; qu’on n’essaie pas de la tuer par le mépris… Souhaitons, avec les pacifistes, pacifistes nous-mêmes, que nos arrière-neveux voient disparaître les formes les plus barbares de la guerre, ces tueries atrocement glorieuses. Ces temps sont lointains. Peut-être, s’ils doivent venir, l’humanité pacifiée, se retournant vers les guerres du passé, comprendra-t-elle ce qu’il y avait de grand dans leur cruauté. Plus indulgente que certains hommes d’aujourd’hui, peut-être s’inclinera-t-elle très bas devant les générations qui auront connu la douleur et la gloire de verser leur sang pour une idée. »

Gloire et douleur, il vous a connues. Il traçait ainsi, d’une main sûre et hardie, sa propre destinée. On trouve, dans une de ses chroniques, cette phrase, saisissante prophétie ; « Le sang français répandu est le sceau qui rend valable les traités. » Il a subi la douleur, il possède la gloire. Il est mort pour une idée ; il a répandu son sang sur la page honteusement déchirée d’un serment ; il a vengé l’honneur de la parole donnée. Il s’y était préparé depuis de constantes rêveries, de profondes méditations. Nous le savons. Aux pages ardentes que nous venons d’écrire sous sa dictée, il convient pourtant d’ajouter ces lignes où il se met au service de son pays, en lui abandonnant sa vie, où il prononce le mot d’ordre de sa génération : faire son devoir, quoi qu’il advienne. Tous les mots en ont été pesés ; et l’ensemble est superbe de résolution contenue. C’est comme le testament d’Henry du Roure, sergent au 369e d’infanterie, mort au champ d’honneur :

« Sans aller jusqu’à prévoir, avec les Allemands, le moment où le dernier Français aura disparu de la surface du globe, nous n’avons pas le droit d’écarter sans examen toutes les sombres hypothèses dont peut gémir notre amour-propre. Méditons au contraire sur ce thème douloureux ! Et que de cette méditation patriotique, sincère, courageuse, souvent renouvelée, jaillisse une résolution virile, une bonne volonté toujours vive. Sans doute chacun de nous, lorsqu’il se considère lui-même, se sent découragé et presque dispensé de l’effort par la faiblesse. En présence des forces immenses qui menacent de s’entrechoquer, que pouvons-nous ? Comment soulever de nos deux mains le poids infini des fatalités historiques ?… Comme une immense pierre, posée en équilibre sur une base étroite, hésite, chancelle, est d’abord à la merci du vent ou de la poussée d’un enfant, et puis, quand elle s’est enfin abattue, défierait l’effort des géants, ainsi la destinée des hommes et des nations, avant de devenir irrévocable, dépend peut-être d’une parcelle de courage, d’une étincelle d’héroïsme.

« Il se peut que nous soyons à la veille d’un de ces conflits gigantesques d’où les peuples sortiront renouvelés, où des pays et des civilisations seront écrasés : que la grandeur du péril ne nous fasse pas croire à notre impuissance ! Que chacun de nous fasse son devoir, avec une immense espérance, comme s’il devait être la petite main qui fait basculer la pierre. »

Ainsi la vie d’Henry du Roure avait été une longue veillée des armes. L’ordre de mobilisation ne le surprit pas. Il était prêt : il partit. Il fit la campagne de Lorraine, sur la terre du souvenir, où chaque pas en avant est une revanche ; où la bataille est plus intense, parce qu’elle marque les étapes d’un retour, retour du tricolore aux murs des anciennes mairies et sur les places publiques où, dans un décor d’architecture française, nous écoutions, il y a de cela deux ans, des musiques allemandes sanglées de bleu jouer, avec une raideur calculée et des éclats de cuivre, Poète et Paysan. Il est mort à Flirtey, près de Pont-à-Mousson, au mois de septembre, à l’automne, au moment où les bleus arrivent à la caserne apprendre l’héroïsme. Il est mort à son poste, frappé de cinq balles, en chargeant à la baïonnette, avec ce fusil « qui fait ressembler davantage aux soldats de la légende. » Dans une lettre de douloureuse et fière résignation, son père nous a fait le récit de ses derniers instants : « Il était parti pour l’armée avec la résolution inébranlable d’être un modèle d’endurance et de courage. Assez délicat de tempérament, épuisé par les longues marches, par le manque de sommeil, il répondait à son capitaine, qui lui conseillait de demander quelques jours de repos : « Je suis sergent, je dois donner l’exemple : je tiendrai jusqu’à ce que je tombe. » Un de ses officiers m’écrivait : « Constamment sur la brèche, il se dévouait pour tous ; toujours le premier à marcher, il entraînait les autres de la voix et de l’exemple. Aux heures de lassitude et de découragement, j’ai été souvent heureux de pouvoir causer avec lui : il m’a toujours donné du cœur et remonté le moral… J’en conserve un impérissable souvenir. » Atteint de trois blessures, au bras, à la jambe et à la tête, il refusa l’assistance d’un caporal, qui voulait l’aider à se transporter à l’arrière, et il tomba enfin, frappé d’une balle en plein cœur. Peu de temps avant, il avait retrouvé, sous l’uniforme de brancardier, un Père dominicain qu’il connaissait ; et il avait pu recevoir les sacrements. Ses camarades l’ont pieusement inhumé à la place même où il est tombé ; c’est là que j’irai chercher ses restes, après la fin des hostilités. »… Admirable France qui produis de tels hommes ! Henry du Roure a été fidèle à son rêve ; il le garde en lui, dans la mort. Il a vécu, il a connu « la présence du drapeau, » soldat de la première heure, enfant reconnaissant jusqu’au sacrifice de sa jeunesse. Il est mort pour la France, conscient, et lui donnant, dans une dernière parole d’amour, son dernier soupir : « il a battu des ailes, au moins une heure. » Il est parti trop jeune pour mourir complètement. Son souvenir demeure. Ceux qui l’ont aimé le vénéreront comme un héros de la grande guerre. Il avait écrit : « La seule croix qui vaille de vivre est celle qu’on voit sur les tombes. » Cette croix, il vit éternellement en elle.

À côté de lui, quatre frères ont combattu, suivis dans les batailles par le cœur ému, palpitant, de leur noble père. Ils ont fait tout leur devoir. René du Roure, qui fut des nôtres, gît maintenant, blessé, derrière les lignes allemandes. Il fut tour à tour repris et perdu par les armées françaises. Il reviendra sans doute reprendre sa place au milieu de nous, le sourire un peu plus triste, le cœur un peu plus vieux ; mais avec quel orgueil nous saluerons son retour, lui que la victoire aura grandi et qui aura connu la gloire d’être de la grande lignée des soldats de France.

Défenseur d’idées, hommé d’action avant tout, Henry du Roure s’était tenu éloigné de la littérature, objet de ses premières aspirations. Tout l’y destinait : ses qualités d’observation, sa facilité, la maturité de son esprit. Il se sentait pourtant attiré vers l’œuvre d’apostolat qu’il s’était imposé d’accomplir, à laquelle il sacrifiait toutes ses inclinations afin que rien ne vînt l’en distraire. L’heure était trop solennelle, et trop lourdes les responsabilités qui pesaient sur la jeune génération, pour que l’attention se détournât un seul instant du devoir immédiat. Il resta lié à sa noble tâche jusqu’à l’épuisement de ses forces. Maintes fois il a fait reculer la mort. La lutte semblait multiplier ses énergies : elle les raidissait dans la constance d’un effort quotidien. Lorsque le repos lui fut enfin ordonné, il le reçut fort mal. Il redoutait d’être inactif, ressentant une sorte de gêne à ne plus combattre. Il revint aux lettres, au roman ; mais il en tira un nouveau moyen de plaider, de convaincre. Il entreprit de faire servir la fiction au rayonnement de la vérité. « À aucun moment de sa vie, nous disent ses derniers éditeurs, il n’avait considéré que son talent d’écrivain lui appartînt plus en propre que son temps, son courage ou ses forces physiques. Sa plume, comme sa parole, n’avait été qu’une arme vouée à la cause qu’il servait en vrai chevalier. Épuisé cependant par les fatigues surhumaines d’un apostolat de dix ans, et plusieurs fois frôlé par la mort, il avait enfin consenti à se soigner. Mais le repos était pour une telle nature un trop pénible effort, aggravé de remords. Ne s’imaginait-il pas, dans le silence de la halte, entendre au fond de son cœur la voix qui condamne le serviteur inutile ? C’est alors qu’il se résolut à produire l’une des œuvres de longue haleine dont il portait en lui le dessein. » L’œuvre est intitulée : Vie d’un heureux. Des mains pieuses l’ont publiée, peu de temps après la mort de l’auteur. Elle porte deux dates : 24 février, 17 juillet 1914. Les dernières lignes en furent écrites quelques jours seulement avant la mobilisation générale des armées ; elles sont encore chaudes de la pensée d’Henry du Roure. Il se pressait, comme s’il eût entendu l’appel prochain du clairon passer sur la grande ville, comme s’il eût senti, sur son front penché, le frôlement du drapeau, tout seul, dans la nuit. Jean des Cognets et Léonard Constant, ses amis, ont, dans une très belle préface, en des pages d’une émouvante sincérité, marqué les étapes suprêmes, parcourues avec une décision que rien ne pouvait troubler, par le jeune écrivain-soldat, pour « atteindre jusqu’au rendez-vous de la mort. »

La Vie d’un heureux, c’est le journal d’un homme arrivé, d’un homme politique, puissant roi du jour, dont l’existence est tissée de succès ; une éclatante réussite, une belle aventure, en même temps qu’un profond néant.

Robert Lescœur, élevé d’abord par la piété inquiète de sa mère et confié, à cause de sa santé, à des précepteurs, est envoyé à Paris, à l’âge de onze ans, poursuivre ses premières études au Lycée Louis-le-Grand. Déjà le désir de parvenir, d’être quelqu’un, de dominer, hante ses jeunes rêveries dont il sent obscurément l’ordinaire futilité. Il devient avocat, « comme tout le monde, » et se dirige tout de suite vers la politique, « la voie commune, » dont les sinuosités l’ont vite rebuté. Secrétaire du député Lorgeril, il renonce à des fonctions qui l’irritent et le dégoûtent. Possédant quelque fortune, il accueille un instant l’agréable diversion de « jouer le Mécène. » Des poètes pauvres cherchent une revue où paraître et se lire : il la leur donne, au prix de leur ingratitude. Ces choses arrivent. Double déception : les tracasseries de la politique et les rêves, un instant réalisés, des poètes, tout cela se ressemble en vanité. Il revient au barreau, de bonté lasse. Il a de l’avenir, comme on dit de presque tous les jeunes gens. Il a de la volonté, ce qui vaut mieux. Il réussira.

Invité à Verceil par son ancien patron, il entre, au hasard d’une promenade et poussé uniquement par une subite curiosité, dans la vieille église dont la courbe romane lui plaît. Il ne croit plus, mais il s’abandonne au souvenir qui remue encore son âme, restée jeune : rythmes lointains, gestes oubliés, impressions perdues qui renaissent soudain dans ce cadre immuable, où flotte de l’encens. Église silencieuse, où s’attarde son regard distrait, où, dans l’ombre qui monte doucement, de très vieilles statues posent l’immobilité de leurs attitudes recueillies. Il va sortir, quand il aperçoit une jeune fille vêtue de blanc et qui prie. Cette vision l’arrête, l’envahit : cette piété sans pose le fait communier en l’infini de la pureté : « Elle restait immobile sur sa chaise, seules ses lèvres tremblaient en disant les Ave, et ses doigts faisaient glisser, grain à grain, le chapelet dont la petite croix d’argent se balançait et brillait sur sa robe. Tout immobile qu’elle était, jamais je n’ai vu personne qui parût vivre plus intensément, mais d’une vie purement spirituelle, — et je crois à l’âme depuis que j’ai vu ce regard fixé sur l’éternité. »

Louise est la fille de Lorgeril. Ce dernier, excellent cœur, mais un peu mou, hésitant. À la maison, ce représentant du peuple, ce manieur d’hommes, abdique. Il gâte sa fille, qui lui ressemble physiquement et qui l’aime à cause de sa bonté timide. Douce, compatissante, sans rien de la raideur puritaine et sèche de sa mère, Louise grandit dans une moitié d’obéissance, gardant la liberté de suivre les penchants peu dangereux que les sourires complices de son père cultivent en elle. Plusieurs fois, lorsqu’il était secrétaire de Lorgeril, Robert a dû s’ingénier à satisfaire les mille caprices de la petite. Il ne la remarquait pas : une enfant ! Mais aujourd’hui qu’elle a changé, que sa grâce s’est révélée, qu’elle a souri à ses vingt ans, il se sent porté vers elle de tout son être, de tout son cœur, subitement, pleinement épris. Jusque-là, Robert n’avait rencontré que des complaisances, aussi décevantes que faciles : il n’avait pas aimé. Cette fois, il connaît la grande passion, l’amour-vérité, l’amour-conquête, qui brave jusqu’au ridicule, qui souffre de ne pas trouver, pour s’exprimer, des mots aussi nouveaux que lui-même. Et Robert Lescœur, amoureux, heureux comme jamais il ne l’été, comme jamais il n’avait cru pouvoir l’être, décrit, dans l’exaltation d’un romantisme débordant, sa folie, le sentiment qui l’étonne et l’enchante, qui le possède tout entier, pour la vie.

Par timidité, par amour plutôt, il a gardé son secret. Les quelques heures d’intimité charmante qu’il a vécues auprès de Louise, il les a données uniquement au bonheur d’être près d’elle, de l’observer, de la suivre des yeux dans ses gestes familiers. Il doit aller faire une période de service à Chartres : sa décision est prise, il parlera au retour. Hélas ! la désillusion le guette, en plein bonheur. Il revient pour apprendre le mariage de Louise avec Georges Dargeau, gendre du choix de madame Lorgeril, très à sa main, de la plus épaisse fatuité d’ailleurs, et muni pour l’existence de toutes les ambitions, y compris celle de succéder à son beau-père quand, fatigué de la politique, celui-ci aura tiré son chapeau à la fidélité émue de ses dévoués électeurs.

Le désespoir de Robert est immense : c’est le premier. Peu fait au bonheur, il éprouve à le perdre une amertume rageuse. Un instant il pense à la revanche, au coup d’éclat. Puis il retourne à Verceil, le temps de murmurer à Louise cet aveu, qui est une acceptation : « Je vous aimais ! » C’est fini. Dans le cahier rouge, désormais enfoui au fond d’un tiroir comme une chose qui aurait appartenu à un mort, il écrit ses confidences pleines de regrets ; il enferme sa jeunesse, sans plus d’espoir. Il oubliera. Il faut qu’il oublie. Il lui reste une consolation, un bonheur toujours possible : l’action. Il vivra, obéissant au rêve de puissance qui le fascinait tout enfant. Il n’est pas très sûr pourtant que ce rayon s’éteigne tout à fait : l’amour qu’il a connu sera le ressort secret de sa vie, la sourde volonté qui le conduira ; une raison persistante d’éblouir celle qui l’a négligé et de lui prouver, en conquérant la gloire par surcroît, tout ce qu’elle a perdu.

Les années ont passé sur cette douleur et l’ont endormie. Robert Lescœur s’interroge. Il cherche maintenant la grande voie de l’avenir. « Je viens d’avoir trente-trois ans, écrit-il sur un nouveau cahier, celui de l’ambition. Il est grand temps que je m’oriente… J’ai pris la ferme résolution d’agir. Je n’ai que trop sacrifié aux rêveries vagues, aux mélancolies funestes, à tous les romantismes du sentiment et de la pensée. Ils me conduisaient à la porte du tombeau, et je veux vivre. Agir pour vivre, vivre pour agir, telle est la formule de bonheur à laquelle j’ai fini par aboutir, soit que j’aie réfléchi dans l’abstrait à la condition humaine, soit que j’aie considéré mon propre tempérament et ses vicissitudes. Agir, agir. L’action est saine et salutaire. Elle chassera les fantômes qui trop souvent m’attristent et m’obsèdent ; elle disciplinera la violence de mes désirs. Je suis comme une capricieuse machine, dont la marche est tantôt trop lente et tantôt trop hâtive, je veux lui imprimer le rythme égal et harmonieux de l’action. » Je veux, telle sera donc la devise qui stimulera, qui justifiera son effort. Vivre, c’est vouloir, c’est agir. Vivre, n’est-ce pas plutôt oublier ? Lisons, par-dessus son épaule, ces mots, les derniers de sa confidence du 2 mars 1886 : « Laissons dormir dans un tiroir ce cahier que je n’ai le courage ni de brûler, ni de relire, ce cahier rouge, couleur d’incendie. Maintenant, j’ai reconstruit pièce à pièce ma maison ravagée par le feu ; je la crois capable de durer, d’abriter du bonheur… Espérons ! Agissons. »

Il agit. Il s’oriente. Ne parlons pas des affaires : finance, bourse, industrie, commerce ; rien ne l’attire de ce côté. Le barreau l’ennuie : s’épuiser chaque jour au service des autres. Le métier militaire, le journalisme, à quoi bon ? Reste la politique, les bras toujours ouverts de la politique. Il s’y jettera. Il sera l’élu du peuple, excellent point d’appui d’où s’élancer. Il se laisse porter à Lervin contre M. Palandier, un avare et qui vieillit. Il croit être un candidat convenable ; très souple, accommodant, riche, et suffisamment éloquent pour affirmer qu’il n’a pas l’habitude des grandes phrases… et pour en faire, à l’occasion. Il passe, au second tour. Premier bonheur que lui apporte l’action. À dire vrai, il en est un peu déçu. Les nécessités de cette existence de lutte à outrance, où il faut souvent marcher sur soi-même, et, parfois, se faire une arme de la souffrance des autres, le chagrinent et le blessent. Il s’étonne surtout de ce qu’il faut laisser dire et faire : c’est la cause qui commande. Et puis, après tout, son sort est-il plus pénible que celui d’un autre ? Il agit ! L’action ne permet pas qu’on s’attarde à des hésitations sentimentales. Il est gardien des intérêts de la nation. Il porte une auréole : il l’a bien vu quand l’employé de chemin de fer s’est incliné à ce seul laissez-passer, impératif et bref : député.

Le voilà à la Chambre. Son regard se pose avec satisfaction sur ce décor dont il sera quelque chose, aux jours de grande séance. Quelques collègues sont là qui l’acclament, l’ayant pris pour un autre : c’est une miette du festin, qu’il ramasse avec contentement. Devant lui, du papier où brillent les mots fatidiques, affirmation de sa conquête : Chambre des Députés. Il fréquente les couloirs, la buvette. Les huissiers se courbent sur ses pas. Son nom est dans tous les annuaires. Il est bien de la maison : il a voté une première fois.

Aussitôt, le désir de monter l’aiguillonne. Il dit de ses collègues « qu’ils ne sont pas forts. » Il les juge, c’est donc qu’il s’arroge le droit de les conduire. Son ambition lui a déjà réussi. Pourquoi lui imposerait-il un répit qui serait une défaite ? Il a trop attendu des circonstances, qui sont aveugles. Il n’a pas percé. Son nom est toujours suivi de la seule mention : député. Il n’est rien de plus que ce Georges Dargeau, qui a succédé à M. Lorgeril, et qui lui tend chaque jour sa main grasse. Le grand public l’ignore. Devant ce résultat, trop maigre à son gré, il s’inquiète de nouveau. Se serait-il trompé ? Agir, est-ce attendre ? L’homme doit-il rester en place et se laisser emporter par l’occasion, quand elle passe ? Au contraire, pourquoi ne pas assurer soi-même sa propre fortune, créer les situations, forger les idées et provoquer les faits, faire sa vie, enfin, comme disent les philosophes de notre siècle. Être le maître de sa destinée, c’est la dompter à sa fantaisie.

La réalité semble aussitôt lui obéir : il connaît enfin l’enivrement du succès. Un duel agite autour de lui l’opinion, un instant intéressée. Sa photographie est dans les journaux, en assez bonne place, avec un mot, trop bref sans doute, mais sympathique. Un fonctionnaire a été renvoyé sans qu’on en sache au juste la raison. Lescœur interpelle. Il monte en tremblant à la tribune. Son début est embarrassé ; puis, il se ressaisit sous tous ces regards qui portent jusqu’à lui les sentiments les plus divers. Il est le centre d’une agitation, d’un remous. Son action s’additionne cette fois de toutes les convoitises qu’elle suscite. Et puis, Dargeau est sous-secrétaire aux Beaux-Arts : s’il allait le renverser de ce demi-piédestal où il n’est monté que de la veille ; s’il allait, du même coup, servir sa vengeance et son orgueil ? Tout cela l’agite au point de le porter jusqu’à l’éloquence. Il tient son auditoire, et il le sait. Avocat, rompu aux joutes de ce genre, il a gardé, pour la réplique, les documents accablants. Les applaudissements couvrent sa péroraison. Le vote est pris. On chuchote d’avance le résultat. La partie est gagnée. Robert Lescœur a renversé le ministère. Et les camelots de Paris portent au peuple le nom d’une idole nouvelle. Et puis, à quoi bon insister maintenant ? C’est l’avenir promis dès le lendemain par toute la presse. Lescœur passe aux hommes d’État. Il sera ministre, plusieurs fois, et Président du Conseil. Ses discours seront affichés ; il publiera ses œuvres, il sera peut-être de l’Académie française. Il est parvenu au sommet de son rêve ; au pinacle du temple qu’il s’est élevé de ses mains. Rien ne peut s’ajouter à sa renommée, consacrée par Paris. A-t-il, dans une telle satisfaction, épuisé l’ardeur qui le ronge ? Est-il seulement heureux ? Possède-t-il, au sein de ces richesses et de ces honneurs, une parcelle du bonheur qu’il a convoité ?

Pas même. Il est atrocement malheureux. Sa vie, sa pauvre vie intime, auprès de laquelle l’autre n’est qu’emprunt, est misérable, déchirée, pantelante. Autour de lui, nous cherchons une affection qui trouve un écho dans son cœur. Si, peut-être son fils, le petit Paul, dont les sourires sont la seule vérité de sa vie. Il l’aimait. Son secret désir de durée renaissait en celui qui devait le prolonger. Son égoïsme désarmait devant ce petit cœur d’enfant. Tout au moins trouva-t-il des larmes pour pleurer sa mort. Car il est mort, un jour de grande séance. Lescœur défendait son ministère contre la ruée des inassouvis. « Hâtez-vous, venez ! »… « Mais tu vas répondre à Touraine ? »… Ces deux phrases, appels tourmentés de ses deux vies, se heurtaient en lui. Il a voulu répondre à Touraine, satisfaire l’action, sacrifier à la lutte. Il est venu trop tard. « Il y a deux êtres en nous, explique-t-il, l’homme public et l’autre, l’être intime, celui qui aime et qui souffre. Ils s’arrachent l’existence par lambeaux, comme une proie… Quinze ans de vie publique resteront concentrés à mes yeux dans cette dernière séance, où je défendais mon portefeuille pendant que mon fils mourait et m’appelait en vain. Au retour de la Chambre, tandis que je pleurais en baisant ses petites mains glacées, on me téléphonait de là-bas ma victoire, plus de cent voix de majorité, et je tremblais de honte de l’avoir désirée. » Supplice de l’acteur forcé de jouer la comédie avec la douleur rivée à son rire.

Sa femme, Élisabeth, qu’il n’a pas connue, ou si peu, morte aussi peu de jours après Paul. Il la tenait pour étrangère ; mais il lui savait gré d’être une épouse parfaite et une mère attentive. Il avait besoin de ce dévouement, dont il était sûr. La dépêche annonçant sa mort est venue des montagnes de Suisse : à peine a-t-elle produit chez Robert le même petit déclanchement sec que l’appareil qui, de loin, la transmettait.

Ses amis ? Ils sont beaux, ses amis. Il est entourée de convoitises et de trahisons, d’intrigues à peine voilées, de flatteries énormes. Personne à qui se fier : le pouvoir a-t-il des amis ? C’est un radeau dans un naufrage. Après une longue maladie, suite d’un second duel, Lescœur prend la ferme résolution de couper les liens qui l’attachent à la politique. Il a regardé, il a touché la mort, le brusque arrêt, la fin de tout. Un éclair de raison lui a fait voir l’inanité de son existence de fièvre. Il a retiré de cet abîme un désir encore, destructeur de tous les autres, un désir de liberté, d’indépendance. Il démissionne. Il cède la place, non sans dessein, à l’ineffable Dargeau : « Adieu, Messieurs ! Ramez seuls sur les galères de Sa Majesté ! Le forçat libéré vous bénit, et que Dieu vous garde ! »…

Il se retire à Verceil, où il sait qu’il retrouvera Louise. Verceil ! son premier amour, né à l’ombre romane de la vieille église. Son cœur tari, épuisé, se reprend à espérer. La douceur de ce retour le réchauffe. Il vivra, à côté de Louise, en ami de toujours. Leurs paroles ressusciteront le passé. Ils n’ont pas été heureux : peut-être trouveront-ils une consolation à chercher ensemble les raisons de leur infortune ? Le calme d’une telle retraite, n’est-ce pas enfin le vrai bonheur ? Tout le reste est fausseté. Ils le savent : ils en sortent. Aussi Robert entoure-t-il de ses soins jaloux cette frêle promesse de paix. Mais, dans le silence de cette intimité, son imagination parle encore. Son esprit se torture. Pour Louise est-il autre chose qu’un malade qu’il faut soigner, autre chose « qu’une œuvre de charité ? » Quelle preuve a-t-il reçue de son amour ? Des mots, seulement des mots, aussi trompeurs que ses attitudes sont voulues. La passion, qui ne le quitta jamais, s’avive sous la morsure du doute. Il veut savoir. Mais le vase trop plein déborde du pétale qu’il y jette. Pour le satisfaire, il achève de briser son amour, jouet de sa vie. Louise s’enfuit, meurtrie de regrets. Et Robert s’avoue vaincu devant cette dernière désolation qu’il a semée : « pour la première fois de ma vie peut-être je m’oubliai moi-même. »

Il retourne à sa maison, à sa vieille maison de Presseval, abri fidèle, cadre paisible où il est venu endormir ou bercer chaque illusion. Naguère, elle lui disait, dans son langage de chose : « Va, tu vieilliras aussi, et tu seras content, fatigué de vivre, de revenir te blottir dans mes bras pour mourir ». Il y revient, en proie à l’inquiétude de la vieillesse, évoquer le souvenir de ses morts et poser ses yeux sur le grand inconnu. Tout le fuit, tout l’abandonne. Il s’enfonce dans la nuit qui vient, comme un grand arbre mort, dépouillé, éperdu.

Il lui reste une fille, Mireille. Où est-elle ? dans quel chemin de hasard ? Sa mère est vite devenue une courtisane. Elle est morte, un matin, en revenant de la fête : Robert a vu cela dans les faits-divers de la grande vie. Où a-t-elle laissé son enfant, qu’elle avait gardée ? Il apprend, par une lettre de sa fille, qu’elle s’est réfugiée dans la solitude heureuse du cloître, en Angleterre, et qu’elle porte maintenant le nom de Sœur Angélique. Pour revoir celle qu’il avait autrefois repoussée, pour se faire pardonner l’injustice de ses soupçons, il part pour Newhaven. Dernier désir sitôt brisé par la mort. Il succombe pendant la traversée. Dans sa main glacée, il tenait encore l’Année spirituelle, petit livre qu’il avait reçu de sa mère ; sur lequel il avait médité durant son agonie morale ; où il avait retrouvé, avec le nom de Dieu, la confiance dans l’éternel pardon.

Dans nos campagnes canadiennes, quand le froid mord et pénètre, les bûches rugueuses sont, chaque jour, approchées du foyer. Les lourdes pièces, échevelées, tordues, sont, une à une, jetées aux flammes et projettent, à demi consumées, des ombres fantastiques qui réchauffent nos rêveries. Par la cheminée, courte et solide, les étincelles jaillissent, affolées ; elles s’élancent droit vers le ciel, avec force. Elles ont la forme de petites étoiles que le vent fait briller d’un reflet très vif où l’on devine la mort, d’un feu qui se fait, un instant, plus intense. Puis elles retombent, légères, invisibles, dans le soir. Le lendemain, sur la pierre refroidie du foyer, sous les chenets, un peu de cendre seulement, de cendre grise, menue, inutile. C’est la vie, la vie d’un heureux : tous les désirs, toute l’action dévorante, et rien ! Feu de paille, dit la langue populaire.

La course au bonheur, à tous les bonheurs ! Vieille chanson, vieux sujet que renouvellent très heureusement le talent, la sûreté de main, l’esprit pénétrant, la sincérité d’Henry du Roure. Ce qui fait la beauté de cette œuvre, ce qui la rend émouvante, c’est sa vérité tragique. Certes, Robert Lescœur pourrait n’être pas l’homme que l’on sait ; et l’auteur eût pu se complaire à le peindre sous des dehors plus avantageux. Il ne l’a pas voulu : il a eu raison. Il a pris son bien où il se trouve : dans l’existence quotidienne. Il suffit que cet homme soit possible, moyen ; qu’il soit vrai. Tous ses actes sont humains, profondément humains. Il n’est pas une exception, quoi qu’on en puisse dire. Ce n’est même pas un type. C’est un homme. L’ambition, qui semble la maîtresse de sa vie, n’est pas l’unique objet auquel il soumette sa volonté. On se tromperait singulièrement à ne rechercher en lui qu’un modèle d’arrivisme. Il y a de cela : c’est le côté action de sa double vie qui s’épuise dans le néant des grandeurs. Il agit et il souffre. À peine a-t-il connu, à peine a-t-il touché ce qu’il rêvait d’atteindre, qu’aussitôt le réel le détourne vers un autre rêve. L’ambition le déçoit, et, de sa déception même, naît une ambition nouvelle : rien ne peut calmer l’avidité de son âme. Tout lui est désir et lassitude. Dans son cœur, possession et dégoût se suivent, s’unissent. À ce jeu cruel que n’a-t-il pas sacrifié ? Il a tout perdu. Il reste seul, sur des ruines. Et c’est seulement sur un livre de méditation qu’il trouve enfin, épuisé, la vérité de cette parole : la paix, c’est l’accord avec soi. Serait-ce là le bonheur : la paix, ce mot qui monte comme un soupir de la tombe de son petit Paul ? La paix intérieure par la discipline de la volonté, l’acceptation de l’ordre, l’amour des autres, le repos de la conscience, la suprême ressource de la foi ? Ainsi pensait Henry du Roure. Il prêchait l’amer bonheur du renoncement, ayant conscience d’apporter à la jeunesse française une raison d’espérer.

Il y a quelques semaines, parlant de la France nouvelle, André Beaunier comparaît les aspirations d’hier aux résultats d’aujourd’hui. Le fait brutal s’est imposé qui a entraîné toutes les énergies. Il fallait défendre la France attaquée. Pacifistes et socialistes, hommes de système et propagateurs d’idées, tous ont agi. Demain, les mêmes réalités s’imposeront dans leurs conséquences durables : elles auront désormais déterminé les hésitants et convaincu les sophistes. L’armée victorieuse de Joffre a réinstallé la confiance en terre française en y apportant la victoire, une des gloires familières de la France, son plus sûr élément historique. Confiance irréductible, inébranlable et comme cimentée, qu’Henry du Roure exprimait naguère avec force, et que les écrivains de France redisent à l’envi. Elle aura été l’arme morale de la guerre, la devise acceptée par tous ; mieux encore : le devoir de chacun. Tous les Français auront ainsi servi leur pays en ayant foi en lui. Tout le peuple aura vaincu par l’espérance.

Cette France, œuvre de demain, non pas régénérée mais renouvelée, des hommes comme Henry du Roure l’ont préparée. Leur mort a été une résurrection, leur sacrifice une semence. On ne croyait plus guère à l’héroïsme et les vertus guerrières pâlissaient dans le recul d’une histoire lointaine. Ils les réveillent soudain en eux. Ils se lèvent, ils courent aux frontières ; leurs voix se mêlent et leurs volontés se confondent ; leurs gestes, mûs par une même ardeur, se précisent, identiques, dans la mêlée ; ils sont toute la France et toute la jeunesse française, hardie, fière, vaillante, exaltée.

Ont-ils, dès les premières heures de la guerre, senti naître en eux une telle âme ? Les luttes politiques les avaient lassés. Ils n’y voyaient pas d’emploi à leurs énergies spontanées. L’inutilité de certaines querelles déconcertait leur ambition ; et leurs visions d’avenir déchiraient les horizons étroits d’une existence encerclée par des appétits et des ruées. Ils s’étaient arrachés à une vie de tourments pour se reporter, d’eux-mêmes, vers des espoirs plus purs et des activités moins terre à terre. L’attaque des barbares les trouva prêts : ils allèrent à la conquête et à la défense d’un idéal enfin retrouvé, et dont la beauté se manifestait davantage à côté des horreurs que la philosophie allemande, réalisée dans ses aboutissants logiques, accumulait sur les champs de bataille. Jeunesse de France, dont j’ai compris toute la générosité en lisant un jour, à Nancy, près de la statue de Carnot, un appel aux armes en pleine paix. Âme de frontière, disait Henry Houssaye ; âme de frontière, dont j’ai suivi le déploiement magnifique, depuis les lignes gracieuses de la place Stanislas, aux aspects reposants, jusqu’aux défenses, semées de morts, de la Trouée des Vosges ; jusqu’au Lion de Belfort, creusé dans le roc, impassible et rouge.


Montréal, mai 1915.