Au service de la Tradition française/Louis Veuillot — L’homme

Bibliothèque de l’Action française (p. 51-83).

Louis Veuillot


L’Homme[1]



Monseigneur,[2] Mesdames, Messieurs,


Lorsque, Monseigneur, vous m’avez fait l’honneur de me demander cette conférence, je ne connaissais guère de Louis Veuillot que l’admirable article de Jules Lemaître. J’avais lu, au hasard d’une bibliothèque, les Couleuvres et le délicieux Corbin et d’Aubecourt, les Pensées, substance de l’œuvre de l’illustre écrivain, et quelques pages des Mélanges où j’avais essayé d’apprécier sa manière. Tout cela est déjà très loin. Je savais l’influence qu’exerça Louis Veuillot, et la place qu’il occupe parmi les prosateurs français du xixe siècle. Je connaissais ses luttes et pourtant je ne le connaissais pas lui-même, parce que j’ignorais sa vie. C’est assez le sort des moralistes d’être ainsi méconnus. Aussi bien, apparaît-il encore à plusieurs d’entre nous comme un soldat de la foi, lutteur infatigable et irréductible adversaire. Il ne fut pas que cela. Il a d’autres titres à notre admiration et à notre sympathie. La vie ne l’a pas épargné. Il cachait sous sa cuirasse, dont le monde n’a connu que les reflets, le pauvre cœur d’un homme. Et beaucoup l’aimeront mieux ainsi.

Il naquit à Boynes, le 11 octobre 1813. Il était d’origine modeste : il le dit avec fierté. Il a raconté son histoire. C’est le conte d’un ouvrier tonnelier faisant son tour de France. Ce sont les premières pages de Rome et Lorette. « Il y avait une fois, non pas un roi et une reine, mais un ouvrier tonnelier qui ne possédait au monde que ses outils »… Il s’appelait François-Brice Veuillot ; il avait 28 ans.[3] Un jour qu’il passait sur la route qui va de Pithiviers à Boynes, il aperçut, à la fenêtre d’une maison, une jeune fille. Il s’arrêta. « La fille était vertueuse autant qu’agréable ; elle aimait le travail ; l’honneur brillait sur son front parmi les fleurs de la santé et de la jeunesse ; un sens droit et ferme réglait ses discours ; les fortunes étaient égales, les cœurs allaient de pair ; le mariage se fit… Un enfant naquit. Des ambitions jusqu’alors inconnues entrèrent avec lui dans la pauvre demeure ; mais le plus arrêté de tous les grands projets formés autour de son berceau fut de lui apprendre à lire, afin sans doute que, quand l’âge serait venu, pour lui aussi, d’aller chercher son pain vers le monde, le père et la mère, informés des vicissitudes de sa destinée, ne le perdissent pas tout à fait. »[4]

Si je vous ai cité ces lignes que vous connaissez déjà, c’est qu’elles me plaisent plus que d’autres pour ce qu’elles expriment de force confiante et saine. Cet ouvrier bourguignon, chemineau du travail, il semble qu’on le voit marcher en plein soleil sur la route blanche. Il est robuste et bon garçon. L’outil lui est léger. Il compte sur lui-même et l’avenir ne l’effraie pas. De toute sa force il va vers la vie. Veuillot le reconnaît. Il le salue avec une respectueuse émotion. C’est un premier trait, et un des plus riches, de son caractère : il accepte avec franchise sa lignée. Il trouve ici la source de sa vigueur physique et de sa noblesse d’âme. Il est de souche puissante, étant du peuple : du peuple qui peine sans tristesse, intarissable de courage, de bonne humeur et d’entrain. Veuillot gardera de ses origines une énergique volonté de travail, un constant respect des hiérarchies sociales, un amour ardent des humbles, et l’orgueil de sa descendance ouvrière, l’orgueil des modestes, le plus beau de tous parce qu’il est le plus vrai.

Les gens de Boynes sont tenaces et opiniâtres ; et, à Boynes, comme le dit Veuillot, tout le monde est cousin. Veuillot fut donc un petit garçon tenace et volontaire. Il apprit à lire, puisque telle devait être sa destinée. Je me rappelle, à son propos, la réflexion d’un petit homme qui venait d’apprendre l’alphabet : « Alors, toutes les lettres que je connais, c’est avec ça qu’on fait des livres ? — Oui, ou du moins c’est un peu avec ça. — Alors, je n’ai plus rien à apprendre puisque c’est toujours la même chose ». Louis Veuillot déchirait les pages de son alphabet pour n’avoir pas à y revenir. C’est un système. Son oncle, le charron Louis Adam, lui fit cadeau d’un abécédaire en bois : « une planche où les lettres et les syllabes élémentaires étaient marquées à l’encre ».[5] C’était un argument. Le jeune Veuillot s’y soumit et, sans doute, en profita, quoiqu’il se soit d’abord servi de cet alphabet « en forme de raquette » comme d’un premier bâton. Il était décidément têtu, têtu à ne vouloir jamais éplucher du safran, ce qui, en Gâtinais, doit être impardonnable. Comme on lui tenait rigueur de sa résistance, il eut ce cri de révolte : « Je vais me jeter dans un puits » Sa mère le prit au mot et, le tenant suspendu sur le gouffre qui reflétait sa figure épouvantée, elle lui fit promettre de quitter cette fantaisie.

Cette seconde épreuve, un peu dure, lui suffit. Il devint vite un élève studieux et suffisamment sage. Il fit l’étonnement des siens. Une sorcière du pays, qui était bonne fée, lui prédit qu’il serait empereur. Il devint donc un élève attentif. Sa curiosité s’éveilla tout de suite, qui jamais ne devait s’épuiser. Mais Boynes est loin des centres, loin de Paris. Que lire, sinon ce qui lui tombe sous la main ? La bibliothèque de son grand-père est là. Elle est bien modeste, mais il est déjà beau que ce grand-père, un ouvrier comme tous ceux de la famille, ait une bibliothèque. Elle contient une Bible, un Almanach, les Quatre Fils Aymon et des romans de La Calprenède. Le petit Veuillot a vite fait de parcourir ces livres ; et ce n’est pas encore un bien gros bagage littéraire qu’il emporte avec lui, lorsqu’il part pour Paris. Mais il a rempli la promesse des parents : il sait lire. Surtout, il veut lire, il veut savoir. La ténacité dont il a fait preuve jusqu’ici ne le quitte pas, mais elle porte sur d’autres objets, elle est sollicitée par d’autres ambitions. D’ailleurs, la vie seule exige tout le courage du petit ; car, à Paris, ce sera, pendant de longues années, le travail et la pauvreté ! Ce sont là de riches stimulants. La douleur durcit le caractère. Celui qui a d’abord souffert connaît déjà toute la vie : elle pourra le blesser encore, elle ne l’étonnera plus.

Voici donc Veuillot à Paris. Il vint à Bercy où ses parents, à la suite d’un revers de fortune, l’avaient précédé. Eugène Veuillot a décrit ce coin reculé et paisible du Paris qui travaille. « Derrière les magasins, dans les terres, se trouvait la rue de Bercy, où la culture maraîchère occupait plus de place que les habitations. Notre demeure, située au centre des magasins, entre le bord de la Seine et cette rue vouée surtout à la culture des légumes, était très isolée. À partir de huit heures du soir, nous n’entendions plus aucun autre bruit que celui des outils de notre père. Pour lui, les journées de travail, si longues pour tous, étaient plus longues encore que pour les autres. Il se mettait à l’ouvrage, le matin, deux heures avant l’appel de la cloche, et le soir après souper, il s’y mettait une heure encore. C’est ainsi qu’il put, sans rien demander jamais à personne, sans « ne rien devoir qu’à ses bras », comme il le disait avec une fierté légitime, « élever quatre enfants et faire quelques économies ».[6]

À Bercy, c’était toujours, comme on voit, la même chose. Le premier souci, c’est de vivre, tant bien que mal, au prix de lourds et durs labeurs. Louis Veuillot sentira tout le poids de ces épreuves. Plus tard, dans Rome et Lorette et dans les Libres Penseurs, il évoquera les heures sombres de sa jeunesse et la courageuse tâche « de l’ouvrier chargé de famille qui ne suffit que par miracle au besoin du moment ».[7] À côté de son père, il connaît la grande loi du travail. Tout de suite, il s’y soumet. La nécessité le pousse à lutter à son tour, à se forger, aussi lui, un outil qu’il maniera, comme son père, le jour et la nuit, qu’il gardera jusqu’à la fin, demandant qu’on le place d’abord à ses côtés dans le cercueil.

À Bercy, il fréquenta l’école mutuelle, dont il lui resta mauvais souvenir mais où l’amitié d’un professeur lui valut d’apprendre un peu de latin. Au sortir de l’école, il dût chercher sa voie. Où ira-t-il ? Si peu de portes peuvent s’ouvrir devant lui ! Il n’a pas de projets très arrêtés. Il fera ce qu’on voudra de lui ; pourtant, une ambition le possède, toujours la même, aussi ancienne que ses premières lectures : étudier. Il en fait part à ses parents. Le père hésite, la mère approuve d’enthousiasme. Elle se dit que son fils sera jurisconsulte ! Le mot importe peu. Il suffit que la mère ait deviné son enfant et qu’elle soit à l’origine de sa courageuse destinée. Louis Veuillot entrera chez maître Fortuné Delavigne. Le voilà quatrième clerc d’avoué. Cela lui rapporte vingt francs par mois !

L’étude de maître Fortuné Delavigne — un nom prédestiné — n’avait pas ce caractère de rigoureuse sévérité qu’on se plaît à reconnaître à ces sortes de cabinets. Sans être une étude de vaudeville, elle n’allait pas sans quelque gaieté. À dire vrai, on ne devait pas s’y ennuyer. Le patron était le frère du poète Delavigne, alors au faîte de la renommée. Les clercs en profitaient pour se livrer, sous l’œil bienveillant et complice du maître, au culte des lettres. Le voisinage apaisant des dossiers ne tarissait pas leur verve. Parmi tant de paperasses, au sein de toute cette poussière de discorde, ils chantaient l’idéal et célébraient l’harmonie. Les uns étaient poètes, les autres musiciens, quelques-uns versaient dans le théâtre. Il y avait là Gustave Olivier, les frères Natalis et Gustave de Wailly, et Émile Perrin, futur administrateur de la Comédie française.[8] Des écrivains de marque fréquentaient ce lieu d’élection : Scribe, Germain, Delavigne, Bayard et encore Auguste Barbier, qui lisait ses Iambes au jeune Veuillot. Ces auteurs faisaient-ils représenter une pièce ? L’étude assistait, vibrante, à la première C’est ainsi, sans doute, que Veuillot connut et admira Léontine Fay qu’il devait rencontrer plus tard. C’était une artiste de renom. Elle jouait, aux applaudissements du Tout-Paris d’alors, Yelva ou l’Orpheline russe, vaudeville de Scribe et Devilleneuve.

Veuillot avait déjà le goût des lettres. Il s’éprit plus que jamais de littérature et d’histoire. Il travaillait sans répit. « Écoutez-moi bien, disait, il y a quelques jours, M. Ernest Lavisse aux écoliers de Nouvion-en-Thiérache, écoutez-moi bien, car je vais vous donner un conseil que j’ose dire très précieux : quel que soit votre emploi, où que vous logiez votre jeunesse, que votre chambre soit éclairée par une fenêtre ou par une lucarne ; ayez une planche à mettre des livres ! » Et l’éminent académicien finissait ainsi son allocution : « Je maintiens mes conseils, j’y insiste et je termine en vous recommandant encore une fois la planche aux livres. Je promets d’en donner une à celui qui me la demandera, une belle planche peinte et même vernie. »[9] M. Ernest Lavisse aurait pu citer aux écoliers de Nouvion-en-Thiérache l’exemple du petit Louis Veuillot. Il avait la passion des livres. Il eut sacrifié bien des joies pour s’en procurer un. Comme il était actif, intelligent et débrouillard, il sût rendre service. Son traitement fut porté à trente francs et il vint habiter la maison où était installée l’étude. Pour augmenter ses maigres ressources, il fit des courses et travailla, sur les bords de la Seine, à décharger le sable apporté là par des mariniers. Cela lui donne cinq sous l’heure de quoi acheter des livres qu’il emporte, comme un enfant pauvre emporte un jouet, dans sa petite mansarde, et qu’il place, après les avoir lus avec fièvre, sur sa petite planche aux livres, là-haut, près de la lucarne qui éclaire sa studieuse jeunesse.

Il continua l’étude du latin et suivit les cours que donnaient, en Sorbonne, Villemain, Guizot et Cousin. Il restait curieux de tout et ne laissait rien perdre de ce qu’il pouvait apprendre. Il poursuivait ainsi sa formation littéraire, avec une énergie de tous les instants et sans souci des épreuves que sa vie de pauvreté lui apportait. Déjà, il savait souffrir. Il eut volontiers fréquenté le monde. Il s’en abstenait par fierté. Pourtant, il prisait le luxe. Lorsqu’il eut cent francs par mois, il se paya un domestique.[10] Plus tard, il se reprochera de ne pas abandonner assez facilement ce qu’il appelle les « façons grand-seigneuriales ».[11] La misère le touche. Un instant elle l’irrite ; mais il finit par l’accepter pour lui-même, sinon pour les siens. Il regarde le succès des autres sans envie. Il dit simplement : « Mon tour viendra ».[12]

Son tour vint, en effet, et plus tôt qu’il ne pouvait croire. En 1830, grâce à Henri Latouche, il publie dans le Figaro son premier article. Ce succès l’encourage et le détermine : il se voue aux lettres. Une situation lui est offerte en province. Il s’y rend. À dix-huit ans, il est rédacteur à l’Écho de Rouen. Il y reste un an : le temps d’acquérir quelque expérience et d’essuyer deux duels. Il est ensuite appelé à Périgueux comme directeur d’un journal politique conservateur de ton et d’idées : le Mémorial de la Dordogne. Il y a des loisirs. Il les emploie à des lectures méthodiques. Très jeune, il n’avait pas échappé à la fièvre romantique. Il avait pratiqué Michelet, Hugo et Sainte-Beuve. Il avait applaudi Hernani ; il eut aimé Lélia. Il s’en confesse d’ailleurs, il s’en accuse presque :

J’escortai Hernani le poing haut, l’œil sauvage ;
J’aurais à Lélia parlé de mariage ;
Michelet me semblait profond. Dumas poli.
Et je trouvais Delorme on ne peut plus joli
Bref, je fus romantique…[13]

À Périgueux, il néglige ces premières amours sans pourtant les délaisser tout à fait. Il cultive les classiques. Il lit Corneille, Boileau et madame de Sévigné, et ces trois influences expliqueraient la tournure de son talent littéraire. Il admire Racine et Molière — Molière à qui il s’en prendra plus tard — ; La Bruyère et La Fontaine ; Pascal, La Rochefoucauld, Saint-Simon, Vauvenargues, Rabelais et Montaigne, qui tous l’intéressent à des degrés divers. Il néglige, ou à peu près, le dix-huitième siècle. Déjà dans la mêlée, il s’arme de toutes ces pensées ; le reste viendra de son naturel.

Au Mémorial de la Dordogne[14], il traite tour à tour et avec aisance de politique, d’histoire et de littérature. Au premier contact des personnes et des choses, son esprit étincelle. Il connaît à peine son métier qu’il le possède déjà. Dès ses premiers essais, il combat. Il est un adversaire redoutable, spirituel et mordant, qui démasque avec force et sans merci la sottise et la suffisance. Ses polémiques ont du retentissement. Elles font la joie de la ville où Veuillot compte de nombreux amis. Sa renommée grandit ; et lorsque se fonde la Charte de 1830, journal à la dévotion de M. Guizot, le jeune directeur est mandé à Paris comme rédacteur politique.

Cette fois, c’est le succès. Il est venu à Paris en conquérant, plein d’une orgueilleuse confiance. Il croit à son avenir politique : il veut être ministre. De fait, la fortune lui est fidèle. À la Charte de 1830, et, plus tard, à la Paix, au Moniteur parisien, il coudoie les puissants. Il connaît Guizot, Duchâtel, de Gasparin et de Salvandy. Il rencontre Roqueplan, son ami et son directeur, Édouard Thierry, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Amédée Gabourd, Montalembert. Il est présenté à Michelet et invité chez mademoiselle Georges. Oui, vraiment, la conquête semble facile et les circonstances s’y prêtent. Il va réaliser ses rêves : il atteint Paris, le Paris qui pense et qui lutte, et qui est, pour lui, le sommet du monde.

Mais son désir s’épuise vite. Son cœur se ferme à l’ambition. L’ennui le domine. Il est triste et désemparé au sein même du succès. Ses espérances politiques lui semblent mesquines. Il y renonce, de dégoût. Il doute de tout : des intelligences et des hommes. La route, si brillante, où il s’était engagé d’un pas ferme, est obscurcie soudain par tous ces doutes. Il s’arrête, brisé, vaincu sans avoir lutté. « Illusion de ma jeunesse, écrit-il, généreux désirs et généreuse fierté de mon âme, orgueil de l’honneur, orgueil du devoir, dévouement, amitié, amour, tout était souillé, tout expirait, tout allait être anéanti. » De la religion, il ne connaissait rien. Il la respectait, sans plus. Sa mère, autrefois, par un reste de confiance, lui avait enseigné une prière et l’avait envoyé à la messe ; mais sa jeunesse avait vite oublié et, depuis longtemps, il ne savait plus prier. Cependant l’amitié qu’il blasphémait devait le secourir. Un jour de carnaval, alors que sa tristesse puisait un aliment de plus dans des fêtes qu’elle ne pouvait goûter et s’augmentait ainsi de toutes les réjouissances publiques, il alla voir son ami de toujours, Gustave Olivier. Celui-ci lui conseilla de quitter, de fuir Paris, pour aller n’importe où, à Rome, à Constantinople, ailleurs. Il accepta. Après avoir assuré l’avenir de ses sœurs, « des petites », comme il les appelle, il partit pour l’Italie, chargé d’une mission vague.

Rome le séduit et le retient. Il y entend la parole divine. Peu de temps après son arrivée, il se fait chrétien. Sa conversion fut prompte, mais décisive et féconde. « J’ai passé ma vie à forger des armes », dira-t-il plus tard : cette fois il forge l’arme de sa vie. La religion ne lui apporte pas tout de suite l’apaisement qu’il en attendait peut-être. Le passé n’est pas sitôt vaincu ; mais sa croyance le console et le guide. Elle trempe sa résistance et stimule ses résolutions. Il écrit à son frère : « Ce que j’ai abandonné avec plus de facilité me devient cher ; je n’avais rien couvert de mon mépris, de mon dégoût, qui ne réapparaisse avec une sorte d’attrait, maintenant que j’y ai renoncé. C’est un des plus curieux, mais aussi un des plus pénibles, un des plus horribles spectacles que l’homme puisse se donner… Ces actes, ces fautes, ces plaisirs pour lesquels on avait du mépris, on s’y laissait entraîner ; maintenant qu’ils vous donnent une soif d’enfer, vous n’y cédez pas. C’est la récompense : elle est lente, elle est rare ; elle est maudite parfois, lorsqu’elle vient ; mais il est impossible que cette fleur n’ait pas un fruit. Cette conviction reste au milieu du désespoir : c’est une barre à laquelle on se tient et qui ne rompt pas dans les mains. Mais en s’y cramponnant, que de fois l’on désire mourir ! Que de fois l’on demande à la vague de triompher et d’emporter au loin sa victime !… Quelle que soit, au surplus, l’issue de la lutte, je proteste d’avance contre la lâcheté qui me ferait succomber »[15]. J’ai voulu laisser ici Veuillot parler longuement. Il dut lutter contre lui-même avant de combattre les autres. On ne l’a pas assez montré. Il n’y a pas de plus noble sincérité que celle de ces gémissements. Elle dévoile le tourment d’une grande âme. Elle nous montre à nu la source de sa force future. Nous assistons à la naissance de Veuillot. S’il a écrit plus tard des pages qu’on pourrait lui reprocher, il semble que ces lignes les effacent d’avance tant elles sont belles de douleur.

Ayant quitté Rome, Veuillot visite quelques villes d’Italie, et, après des hésitations, renonce au voyage en Orient. Il se dirige vers la Suisse. À Fribourg, il se retire au séminaire, où il veut, dans la retraite, interroger Dieu. Puis, sa détermination prise, il parcourt à pied une partie du pays et rentre en France, plein de projets. « Vite, écrit-il à son frère, vite une lettre à Paris, et, s’il vous plaît, un peu mieux torchée que la bâloise, qui ne vaut pas trois sous. Je t’ai adressé de Fribourg des compliments qui t’ont gâté… Courage ! travaille, prie si tu peux. Éteins tes dettes le plus tu pourras, et songe que les miennes nous attendent. »[16]

Dégoûté du journalisme, il entre dans l’Administration. C’est un pis aller. Nommé sous-chef au ministère de l’Intérieur, il a la vie assurée et aussi, ou à peu près, la liberté. Il écrit quelques livres : les Pèlerinages de Suisse, L’Épouse imaginaire, puis il travaille à Rome et Lorette. De temps à autre, il donne des articles à l’Univers, journal encore assez obscur, qui était modestement logé rue des Fossés Saint-Jacques. Bientôt las de cette existence, trop inactive à son gré, il accepte de suivre en Algérie son ancien et grand ami, le général Bugeaud. Cette vie nouvelle l’intéresse et le captive un moment. Monté sur Jugurtha, son cheval fidèle, il galope « sous le ciel d’Arabie ». Un jour, il décide de s’en aller en guerre. « Mon cher ami, écrit-il à Edmond Leclerc, je m’en vais en guerre, je pars demain avec ce grand sabre qui me préoccupe tant. Je vais pendant quinze ou vingt jours bien m’amuser à coucher par terre toutes les nuits et à marcher au soleil tous les jours. Je mangerai n’importe quoi, je dormirai n’importe comment. S’il pleut, je serai mouillé ; s’il ne pleut pas, je serai poudré ; si je suis malade, je ne serai pas soigné ; et si je reçois des coups de fusils, je les garderai ».[17] Cependant, cette belle ardeur s’apaise. Il s’ennuie loin de la France, loin de Paris. « Ah ! chien de chien que je suis Français, s’écrie-t-il… il me tarde bien d’avoir vu Oran, Bône, etc., pour commencer à finir. » Et plus tard : « Cette Afrique me tient au cœur et je ne voudrais pas y être venu pour rien. Mais, voyez-vous, heureux l’homme de la rue des Bourbonnais, s’il connaît son bonheur. » Enfin, il annonce son retour : il vient, il arrive : « Ah ! Edmond ! je vais donc enfin voir de la boue. »[18]

Il rapporte d’Afrique une abondance d’images vives, un sentiment plus averti de la grandeur militaire et le sujet d’un livre : Les Français en Algérie. À Paris, n’ayant pas mieux à faire pour l’instant, il retourne à ses fonctions et aux loisirs faciles qu’elles lui procurent. Il travaille à quelques ouvrages, il écrit beaucoup et, entre temps, pour se distraire un peu, il cède à sa passion ancienne : la « bouquinomanie ». « Tu ne peux t’imaginer, écrit-il à son frère, avec quelle frénésie je bouquine. Je reste là, devant les cases, planté sur mes quilles, des bouquins dans mes poches, des bouquins sous le bras droit, des bouquins sous le bras gauche, des bouquins dans les mains, et quels bouquins ! les plus laids, les plus sordides, les plus écornés. Si je voulais m’en défaire, il faudrait payer des gants à l’homme qui les enlèverait »[19]. La planche aux livres déborde ! Les bouquins s’entassent dans « sa chambre, à la hauteur de trois pieds ». Au milieu de tous ces volumes, il écrit pour l’Univers des Propos divers. Puis, pour des raisons politiques, il songe à rompre avec ce journal ; et ce n’est que sur une promesse formelle d’indépendance qu’il en accepte la direction. Il écrit à M. l’abbé Morisseau : « Mon cher et excellent ami Du Lac, suivant enfin les aspirations longtemps comprimées de son âme, se consacre à Dieu : il entre cette semaine chez les Bénédictins, et me voilà obligé de le remplacer à l’Univers comme rédacteur principal. Ce n’est pas seulement pour moi un ennui inimaginable, c’est un véritable malheur que cette nécessité. Mais elle est absolue. Il faut que je prenne le fardeau ou que l’Univers, après avoir chancelé quelques jours entre le légitimisme étroit de l’Union catholique et le ministérialisme, tombe dans un de ces abîmes. Je ne puis ainsi laisser périr une œuvre de cette importance. Je me dévoue donc. Jamais je n’ai rien fait avec plus de chagrin, car non seulement la capacité me manque, Du Lac n’étant plus là, mais je vais avoir à subir encore des luttes et des tracasseries dont je ne finirais pas de vous donner le détail, si je voulais l’entreprendre ».[20] Enfin il est à son poste : il y restera jusqu’à sa mort. Raconter désormais l’histoire de sa vie, c’est dire les luttes nombreuses qu’il a soutenues. Je laisse à un autre d’en montrer, avec beaucoup plus d’autorité que je ne saurais le faire moi-même, le caractère et la portée. En 1860, lorsque le gouvernement impérial interdit la publication de l’Univers, il se battit à coups de brochures et de livres. Il préparait à la fois plusieurs ouvrages et ne s’arrêtait pas de combattre. C’est alors qu’il écrivit ces deux livres, dont les titres rapprochés résument, dans leur contraste, son œuvre entière : Le Parfum de Rome et Les Odeurs de Paris. Les Odeurs de Paris contiennent la page célèbre sur la chanteuse Thérésa. Comment ne pas en parler ? Pour certains, affirme Jules Lemaître, cette page est tout Veuillot. De fait, il eut pu dire, comme dira plus tard François Coppée parlant du Passant : « J’en suis trop l’auteur ». Thérèsa était une des idoles du Paris 1860. Un écrivain grand seigneur, Barbey d’Aurévilly, fit son éloge. Depuis de longues années, elle avait quitté le théâtre et vivait retirée dans ses terres. Elle est morte il y a quelques mois. Le souvenir de ses succès d’autrefois s’était transformé, chez elle, en une philosophie optimiste et confiante.[21]

Veuillot fut surtout un journaliste. Il a lutté avec toute son énergie native, avec la vigueur mâle et drue qu’il tenait de ses origines. « Quand je lis ici mon cher Univers, écrivait-il d’Algérie, j’enrage de n’être point en France pour dégainer contre M. Villemain, contre l’empereur de Russie, contre les journalistes, contre les vaudevillistes, contre les feuilletonnistes. Voilà la guerre : se battre contre des idées »[22]. Il s’est jeté tout entier dans la mêlée, combattant toujours à visage découvert, fût-ce contre des ennemis masqués. C’est un premier mérite. Certes, personne n’a moins connu la peur. Il a donné des coups, largement : mais il en a reçu. Quel est le journaliste qui consentirait à en recevoir seulement ? Ses mots étaient des traits. La page où la plupart de ses biographes les ont réunis semble une cible criblée de balles. Cependant, il n’a pas cédé à la haine. Il le dit plusieurs fois et on doit l’en croire.[23] Ce qu’il convient d’admirer surtout chez lui c’est sans doute l’unité de sa doctrine, c’est aussi sa probité. Il a défendu ses convictions, sans trêve, sans repos, sans merci. On ne peut pas lui en faire un grief. Il n’a pas voulu être populaire. Il a refusé volontairement la sympathie de certain public. Il s’en est tenu à ses opinions. Il eut pu devenir un auteur applaudi, recherché, consacré. « Il eut écrit d’excellents romans satiriques et réalistes, dit Jules Lemaître ; il eut, fort aisément, mis Edmond About et quelques autres dans sa poche ; il aurait été académicien ; il n’aurait eu, en fait d’ennemis, que sa portion congrue ; il commencerait à entrer dans les anthologies qu’on fait pour les lycées, et une rue de Paris porterait son nom »[24]. Il n’a rien connu de tout cela. De gaieté de cœur, il y a renoncé. Ne doit-on pas lui en tenir bon compte ? Si l’on peut critiquer l’allure de sa polémique et blâmer certaines de ses attitudes, on ne peut pas mettre en doute sa sincérité : il l’a payée trop cher. D’ailleurs, la vérité s’est faite sur lui ; et ses adversaires même lui ont donné justice.

Veuillot fut journaliste, mais il le fut par devoir. Il eut voulu cultiver la poésie et imaginer des romans. C’est en vers qu’il célébra la prose, mâle outil et bon aux fortes mains.

Ce sont des vers qu’il jeta, en épitaphe, sur sa tombe :

Placez à mon côté ma plume ;
Sur mon cœur, le Christ, mon orgueil,
Sous mes pieds, mettez ce volume,
Et clouez en paix mon cercueil…

Il dit encore :

Le vers n’est qu’un clairon, la prose est une épée.

Il choisit l’épée. Il acceptait la lutte, mais elle lui pesait. Sa vie fut ainsi toute d’énergie. Il renonça au plaisir d’écrire. Il eut voulu s’évader, courir, chanter : il fut attaché à ce qu’il appelle, avec Théophile Gautier, la meule du journalisme Personne, à le voir si tenace, n’eut soupçonné le combat qui se livrait en lui-même, entre la réalité qui commande et le rêve asservi. Il s’en explique, non sans tristesse. Il écrit à madame de Pitray : « Je laisse M. de Falloux un moment pour vous écrire, comme un pauvre homme, qui casse des cailloux au soleil, s’écarte pour aller boire un peu d’eau fraîche à la source qui coule dans le gazon, sous l’ombre des beaux arbres ».[25] Il écrira plus tard, dans l’avant-propos de Corbin et d’Aubecourt : « Si j’ai soutenu tant de polémiques, ce fut bien par ma volonté, mais mon goût me portait ailleurs. J’ai été journaliste comme le laboureur est soldat, uniquement parce que l’invasion l’empêche de rester à cultiver ses champs. Je ne tenais ni à recevoir, ni à porter des coups, et les joies de ma carrière ne sont pas d’avoir été mis à l’ordre du jour pour quelque fait d’armes plus ou moins heureux, mais d’avoir vu parfois une pauvre petite fleur éclore dans mon courtil délaissé ».[26] Enfin, en 1873, il confie à Léontine Fay ce tourment de sa vie : « La poésie me détournait du travail positif et régulier. C’est pourquoi je passais tant de nuits blanches et je mangeais tant de pain sec… Mais, par ordre supérieur, je dus épouser madame Polémique. Hélas ! quelle épouse ! La poésie dût décamper et me laissa fort triste dans mes liens nouveaux, qui, un beau jour, se trouvèrent sacrés. Voici l’horreur. Toute sacrée qu’elle est, madame Polémique ne laisse pas de m’ennuyer souvent ; même elle m’assomme, et quand elle apporte les arrérages de sa dot, je voudrais la noyer dans un puits. » Mais l’autre, la poésie, revient. Elle le trouble et l’enchante. Il la chasse vainement. Elle l’obsède ; il en oublie tout. Et voilà que Veuillot parle comme un petit clerc d’avoué qui ferait des vers sur la couverture d’un dossier : « Je reste à écouter mon enchanteresse qui n’a jamais fini son conte, et, si je prends la plume, c’est pour verser ce qu’elle m’a mis dans la tête sur le dos de mes papiers les plus pressants »[27]. Veuillot vaincu par la poésie, n’est-ce pas inattendu ?

Ce Veuillot, si différent de l’autre, fut longtemps inconnu. Sainte-Beuve pourtant l’avait deviné qui, l’ayant rencontré, s’étonna de le trouver charmant. Certes, la légende n’a pas flatté Veuillot. Il était, dans l’intimité, d’un commerce agréable. Il n’était pas un homme du monde, mais un honnête homme, dans le sens où on le prenait jadis. Il se plaisait à la conversation et, d’ailleurs, était un causeur merveilleux. Le marquis de Ségur, qui, tout enfant, en eut quelque terreur, nous a dit le souvenir qu’il garde de cet homme haut et fort, d’allure puissante, parlant bas, laissant tomber avec une sorte de négligence les mots qui lui viennent, vifs ou mordants. Il n’aimait pas qu’on pût le vaincre, fût-ce même aux cartes.[28] Il était gourmet, ce qui est une qualité française. Il l’avouait en confidence et demandait qu’on n’en laissât rien savoir à ses adversaires. Veuillot et la bonne chère, quel article à faire pour un ennemi ! Il aimait la musique. Il ne permettait pas qu’on touchât à Mozart avec autre chose que du talent ; il prisait par-dessus tout son ami Gounod qu’il écoutait, aux Mouettes, jouer « des opéras entiers »[29] Il blaguait souvent la « vieille guenippe de gloire », dont il acceptait sa part avec une sorte de méfiance qu’il cachait sous de la bonne humeur. Car il riait volontiers, et la vieillesse ne lui avait rien ravi de sa gaieté : « Tout vieux, tout courbaturé, écrit-il, tout toussant et tout ennuyé de causer, l’encre aux doigts, avec d’intolérables quantités de fichues bêtes, il est positif que je suis gai comme pinson ».[30] Plus tard, il est vrai, il retrouva le doute : sa vie lui parut bien dure et il se demanda avec mélancolie jusqu’où il l’avait réussie. Il était généreux et charitable : au petit Jacques de Pitray, il souhaite, pour unique bien dans la vie, la bonté. S’il admirait la noblesse, il se gardait de la flatter, voulant rester ce qu’il était devenu : un bourgeois, fils d’ouvrier, et rien d’autre. « J’ai toujours dit de pleine foi et de plein cœur, écrit-il, que la bonne place en ce monde est la place sur le pavé »[31]. Âpre à la besogne, il écrivait sans cesse, accumulant les articles qui devenaient bientôt des volumes. Il était lié à sa tâche. Son ancien secrétaire, M. Eugène Tavernier, qui a consacré à son maître un livre plein de la plus reconnaissante sympathie, nous dit le secret de cette persévérante énergie. Il n’eut qu’un but, auquel il sacrifia tout : la défense de la religion.[32] C’était là sa seule discipline ; la raison qu’il en donne dans une phrase des Mélanges achève de le peindre et nous le livre, en quelque sorte, tout entier : « L’Église m’a donné la lumière et la paix. Je lui dois ma raison et mon cœur. C’est par elle que je sais, que j’admire, que j’aime, que je vis. Lorsqu’on l’attaque, j’ai les mouvements d’un fils qui voit frapper sa mère ».[33] Ce Veuillot, plus humain, plus près de nous, c’est le Veuillot de la Correspondance.[34] Jules Lemaître voulait que l’on mit à part les lettres à madame de Pitray ; il faudrait y joindre aujourd’hui celles qu’il adressa à Léontine Fay. Il le disait lui-même, avec coquetterie : « Ce sont peut-être mes meilleures ». Il aimait correspondre. Une lettre était pour lui une distraction. Il y retrouvait sa chère littérature. Car il composait ses lettres et ne refusait pas d’y glisser un morceau. La jolie chose qu’une lettre de Louis Veuillot ! Il s’y montre plein de vivacité, de tendresse, de bonhomie. Et combien il est intéressant de le voir se reposer ainsi dans ses plus chères amitiés. Et quelle gaieté communicative ! D’un trait, il trousse une anecdote. Ses lettres en sont émaillées et quelques-unes sont d’un comique irrésistible, avec, ici et là, une petite pointe gauloise. Sarcey en était émerveillé et « secoué sur sa base »[35] ; il pardonna à la Correspondance les coups que lui avait portés l’Univers.

Les lettres à Léontine Fay ont un charme de plus. Elles ont une histoire. Veuillot n’avait jamais connu cette mademoiselle Fay qu’il admirait, alors qu’il était petit clerc d’avoué et qu’elle jouait les pièces de M. Scribe. Il la revit quarante ans plus tard. Elle avait depuis longtemps abandonné le théâtre et, mariée à M. Volnys, elle était venue, en 1872, habiter Nice, atteinte d’une maladie grave. C’est là que Veuillot devait la rencontrer. Il lui en exprima plus tard toute sa joie. « Véritablement, lui dit-il, je me retrouve à Yelva ; et le comble de l’art et de la chance, c’est que Scribe n’y est plus. » C’est un dernier rayon qui lui vient de sa pauvre jeunesse à travers sa vie de perpétuel combat. Il en est illuminé. Il est d’abord surpris, puis ému, attendri. Oui, ces lettres ont un charme de plus : elles sont faites d’un souvenir qui ne s’était jamais exprimé.

Il y a, dans une de ces lettres, un portrait charmant d’Élise, la plus jeune sœur de Veuillot. Au prix de durs sacrifices, il avait autrefois assuré son instruction. En retour, elle lui donna toute une vie de la plus tendre sollicitude. « Alléluia, écrivait Veuillot en 1841, la dot d’Annette est amassée… Si je parviens à finir l’Algérie et quelque autre brimborion cette année, Élise, à son tour, sera pourvue. » Élise refusa de se marier. Elle resta près de son frère et vécut pour lui, comme s’il eût été confié à son dévouement. « Élise est très bonne, écrit Veuillot, très femme, très austère, presque terrible, passionnée de réserve, douée d’un esprit au fourreau, qui en sort soudain comme une épée à couper son homme en deux du premier coup. Une de ses nièces disait : « Chez ma tante, il n’y a pas d’opinions, tout est principe ». Dieu semble l’avoir mise au monde pour prouver qu’il peut aussi créer des anges de fer. Avec cela, aimable et aimée au possible. Elle est née aïeule, et elle reste jeune fille à cinquante ans. Elle a été très belle, et elle a dû n’inspirer que des passions de respect. C’est Minerve, mais chrétienne… C’est par elle que la mère François a terminé ses créations artistiques commencées par le garçon que vous connaissez. Il y avait du fantasque dans les idées de cette digne femme sans usage et sans littérature »[36].

C’est à Elise que Veuillot écrivait, en 1874 : « Le bon Dieu m’a donné l’Église, toi et Eugène, et j’ai été un homme bien outillé »[37]. Si Veuillot connut d’autres affections qui, presque toutes, se sont brisées prématurément, il eut du moins cette consolation : l’amitié constante et dévouée de son frère. Il l’avait retrouvé à Bercy, où ils jouèrent enfants, et où se lia leur vie. Je ne sais rien de plus touchant, de plus émouvant, que ces pages des Libres Penseurs où Veuillot raconte leurs deux jeunesses. Le dimanche, ils se retrouvaient au Jardin des Plantes. C’était le rendez-vous. Ils y apportaient leur tendresse, leurs rêves, leurs projets. « Un jour, écrit Veuillot, nous arrivâmes tous deux au rendez-vous dans le même moment, de bonne heure, par le plus beau temps du monde. J’étais plein de mystère et de joie ; une plénitude de contentement débordait dans ses regards, dans ses sourires, dans toute sa personne. Il apportait quinze sous et un saucisson ; j’apportais deux pains de seigle et un billet de spectacle. Ô la merveilleuse journée ! Et que l’on peut être heureux, bonté divine, à raison de sept sous et demi par tête ! ».[38] Ce sentiment ne faiblit jamais. Ils vécurent tous deux les mêmes combats, les mêmes espérances. Louis Veuillot sut conquérir son frère et obtenir sa conversion : et dès lors rien ne pouvait plus les séparer. « Nous avons grandi, continue Veuillot, nous avons vieilli, nous tenant par la main et par le cœur. Présentement, nous sommes en âge d’homme, et, grâce à Dieu, notre enfance n’a pas cessé »[39]. La mort seule pouvait rompre ces liens. Eugène Veuillot fut le fidèle témoin de son frère. Lui qui avait si bien connu son cœur, il s’employa à le révéler. Il fut le modeste gardien de sa gloire. Il s’effaça devant ce grand nom, qui était pourtant le sien, comme s’il n’eut pas voulu, par la plus pure délicatesse fraternelle, en dérober l’éclat. Son fils, François Veuillot, qui continue aujourd’hui l’œuvre des siens, a gardé ces belles traditions d’honneur et de fidélité.[40]

Nous voilà revenus à la famille du père François-Brice, et, par elle, au pays natal, à Boynes. Je voulus voir ce coin du Gâtinais, où jamais Veuillot n’était retourné, et chercher là quelque chose de sa vie. « Ce n’est pas un voyage, nous avait dit M. Lasnier, l’aimable directeur de l’Écho de Pithiviers ; on s’imagine à tort que Boynes est à des kilomètres de Paris. Il y faut mettre deux heures tout au plus. » La route, depuis Étampes, est ravissante. C’est la campagne française, fraîche, reposante et soignée. Elle nous semble, à nous qui avons l’œil fait aux horizons immenses, un jouet d’enfant où circule un petit train mécanique aux cris stridents et joyeux. Au bas des collines, qui se succèdent, courent les plus jolis noms de rivières, sous les arbres qui se penchent. Puis, brusquement, c’est la plaine de la Beauce, abondante et grasse, où la moisson, réunie en meules, achève de sécher. Merveilleux pays où l’on compte encore par lieues, où les moissonneurs font lentement des « villottes » de blé, comme chez nous. Pour atteindre Boynes, la voie ferrée décrit un arc de cercle dont le centre est la cathédrale de Pithiviers, aiguë et dominant d’une hauteur la vieille ville En descendant, je demande à un paysan qui passe où se trouve la maison de Louis Veuillot. Il me dit, très calme et avec politesse, qu’il ne le connaît pas. C’est la rançon quotidienne de la gloire. Heureusement le clocher nous guide à travers les rues claires et gaies, et nous sommes sûrs d’y trouver Veuillot. Le curé de Boynes, qui porte un nom canadien, l’abbé Grosbois, et M. Sibot[41], un fervent ami de Veuillot, veulent bien recommencer avec nous un pèlerinage qui leur est familier. L’église a plusieurs siècles et réunit plus d’un style. Pour nous, elle est intéressante : c’est une église de France. On y conserve pieusement les fonds baptismaux de granit rouge et solide, sur lesquels fut porté, « l’an mil huit cent treize, le vingt-quatre octobre, le petit François-Louis-Victor, né le onze de ce mois de François Veillot (sic) et de Marguerite Adam ».[42] Plus loin, presque dans la plaine, on trouve, au détour d’une route, une large pierre où était enfoncée la croix de bois que défendit naguère l’héroïque grand’mère, Marianne Bourassin. « La croix est morte de vieillesse, chuchote l’abbé Grosbois ; je la remplacerai par une croix de fer, c’est plus résistant ». Enfin, près du Mail, voici la maison natale. Hélas, on a dû la restaurer. Elle est trop neuve ; et, d’ailleurs, autour de la fenêtre du second étage, il n’y a plus de chèvrefeuille. Mais l’atelier demeure, tel qu’il était jadis, bas de plafond et chargé de poutres : des descendants de la famille y travaillent encore gaiement[43]. Au presbytère, dans le cabinet de travail du curé de Boynes, chacun peut voir un buste de Louis Veuillot et une photographie de monseigneur Dupanloup, ornée d’une signature un peu volontaire. Je dis à l’abbé qui s’étonnait de mon premier mouvement ; « Vous les avez confondus, tous deux, dans une même admiration ? » Il eut un bon sourire, un sourire d’indulgence, et il me répéta doucement cette parole d’un grand-vicaire de Monseigneur l’évêque d’Orléans : « Ils n’étaient pas dans le purgatoire depuis dix minutes qu’ils étaient déjà reconciliés dans l’Infini ».

  1. Conférence prononcée à l’Université Laval de Montréal, le 25 novembre 1913. à l’occasion du centenaire de Louis Veuillot.
  2. Monseigneur Paul Bruchési, archevêque de Montréal
  3. Charles Bouvard : Louis Veuillot et son pays natal, p. 7.
  4. Rome et Lorette. — Édition Mame, pp. 10 et 11.
  5. Louis Veuillot, par Eugène Veuillot. — 12e édition, 1903 — pp. 2 et 3. Nous empruntons à cet ouvrage le détail de la vie de Veuillot.
  6. Louis Veuillot, par Eugène Veuillot, tome 1er, pp 16 et 17.
  7. Voir l’Attitude sociale des catholiques français au xixe siècle, par l’abbé Callippe, 3ème vol, pp. 21 et suivantes.
  8. J. Claretie : Une idylle de Louis Veuillot. — Le Temps, 22 août 1913.
  9. Le Temps, 6 octobre 1913.
  10. Voir une conférence du marquis de Ségur sur Louis Veuillot : Revue hebdomadaire du 18 février 1911
  11. Correspondance, vol. I. p. 24.
  12. Louis Veuillot, par Eugène Tavernier, p. 41.
  13. Eugène Veuillot : Vie de Louis Veuillot. vol. I, p. 35
  14. Ça et Là, p 426, vol II : Confession littéraire.
  15. Correspondance, vol. I, pp. 27 et 30.
  16. Correspondance, I, 49
  17. Correspondance, I, 81.
  18. Correspondance, lettres diverses à Edmond Leclerc (1841).
  19. Correspondance I, 146.
  20. Correspondance, I, 183.
  21. Les Annales du 15 mai 1913 : La Bonne Fourmi, article du bonhomme Chrysale.
  22. À Edmond Leclerc (1841) : Correspondant, tome I. 83
  23. « Les hommes sont vraiment mes frères, écrit-il à Eugène Veuillot. Je les aime et je les plains, et il ne me viendrait jamais à la pensée d’en accuser un seul, si je n’espérais par là servir tous les autres et le servir lui-même. » (Correspondance, 1. 73) Voyez ses lettres à Madame de Pitray (Correspondance, III. 245 et suiv.), et comment il y traite ses adversaires — Cf. également le Louis Veuillot d’Eugène Tavernier et particulièrement le chapitre huitième intitulé : Luttes entre catholiques. — Cf Louis Veuillot, par J. Renault, pp 110 et suiv.
  24. Les Contemporains, VIe série, p. 9.
  25. Correspondance, III. 256.
  26. Corbin et d’Aubecourt. L’avant-propos est de 1869. Voir les premières pages de Ça et Là. — Cf. également une lettre que Veuillot écrivit à Léon Gauthier au sujet du Parfum de Rome : Vingt nouveaux portraits, par Léon Gauthier, p. 400
  27. Revue des Deux-Mondes : Lettres de Louis Veuillot à Léontine Fay, livraison du 15 août 1913. pp. 868-9.
  28. Veuillot aimait jouer au grabuge — Voir un article du marquis de Ségur sur Louis Veuillot intime, reproduit du Gaulois : Le Devoir, 8 novembre 1913.
  29. Marquis de Ségur, ibidem
  30. À Léontine Fay, le 8 avril 1873
  31. À Léontine Fay, le 23 mai 1873.
  32. Voir l’avant-propos des Libres Penseurs : « Je n’ai eu qu’une idée, qu’un amour, qu’une colère. »
  33. G. Garceau : L’Ami d’un grand catholique, introduction, Ier vol.
  34. « La correspondance de Louis Veuillot fera disparaître cette absurde fiction d’insulteur, d’éreinteur et de tombeur. Dirait-on d’un général commandant une place assiégée qu’il insulte les assiégeants, parce qu’il refuse de capituler ! ». — A. de Pontmartin : Souvenirs d’un vieux critique, 2e série, pp. 178-9.
  35. Jules Lemaître.
  36. Lettre à madame Léontine Fay Volnys : Revue des Deux-Mondes, 15 août 1913, pp. 868-9.
  37. Correspondance, III, 240.
  38. Les Libres Penseurs, édition de la Société générale de librairie catholique (1886), p. 505.
  39. Les Libres Penseurs, loc. cit.
  40. Voir la préface des Derniers Mélanges, écrite par François Veuillot (1908).
  41. Auteur d’une très intéressante brochure sur Louis et Eugène Veuillot.
  42. Charles Bouvard : Louis Veuillot et son pays natal, p 7.
  43. Discours prononcé par M Lasnier à la réunion des publicistes chrétiens, le 24 juin 1913 : Écho de Pithiviers du 5 juillet.