Au service de la France/T1/Ch III


CHAPITRE III


Le vote du traité franco-allemand. — L’opposition de M. Clemenceau. — La Chambre écarte des interpellations rétrospectives. — Première condition du règlement de l’affaire marocaine : l’exécution de l’accord. — Difficultés suscitées par l’Allemagne.


Trois jours après la clôture des interpellations sur la Tunisie, le lundi 5 février, s’engageait au Sénat la discussion du traité franco-allemand. J’avais fait tout ce qui dépendait de moi pour qu’elle ne fût pas retardée. Le président de la commission, M. Alexandre Ribot, et le nouveau rapporteur, M. Pierre Baudin, avaient de leur mieux secondé mes intentions. J’eusse également souhaité que personne ne ranimât des querelles qui commençaient à s’apaiser. Mais avant mon arrivée au ministère, M. Clemenceau n’avait pas été seul à connaître les « verts » — ou télégrammes allemands déchiffrés, — et comme il était impossible d’en parler tout haut sans offrir à l’Allemagne un motif de plainte, trop de gens avaient pris la liberté d’en parler à voix basse. Un distingué sénateur de droite, M. Jenouvrier, fit allusion aux conversations relatées dans ces pièces ; M. de Selves répondit qu’il ne connaissait pas ces entretiens et M. Caillaux, le soir même, publia un démenti. Comment, en effet, avouer à l’Allemagne que nous déchiffrions ses télégrammes ? Et comment, d’autre part, accepter les yeux fermés tout ce qui s’y trouvait rapporté ? Le débat se poursuivit sans autre alerte. De séance en séance, MM. Charles Dupuy, de Goulaine, Gaudin de Villaine, de Las Cases, d’Estournelles de Constant, Pierre Baudin, Goirand, se succédèrent à la tribune. Puis M. Stephen Pichon disséqua sévèrement le traité et conclut qu’il ne le voterait pas. M. d’Aunay laissa, au contraire, entendre qu’il le voterait, mais sans enthousiasme. M. Ribot exposa, dans un discours admirable, toutes les raisons qui faisaient au Sénat un devoir de hâter la ratification des accords ; il ne toucha que d’une main délicate aux points encore sensibles et voila d’une ironie légère ses critiques du passé. Après lui, M. Méline parla excellemment des questions économiques et douanières ; et le samedi, m’attendant à une réplique de M. Clemenceau et ne voulant pas laisser le débat s’éterniser, je montai à la tribune.

Je rappelai que, devant la commission, j’avais, comme rapporteur, annoncé que, malgré les lacunes du traité, je conclurais à l’adoption, a Le traité n’est pas parfait, disais-je ; il ne pouvait pas l’être ; mais il me paraît indispensable qu’il soit voté. » Je m’efforçais de prouver que, même aux heures où l’acte d’Algésiras et l’accord franco-allemand de 1909 avaient été le plus aisément appliqués, ils n’avaient jamais, ni l’un ni l’autre, valu ni pu valoir pour la France la convention du 4 novembre 1911[1]. Je pesais les sacrifices et les avantages et je démontrais que ceux-ci l’emportaient sur ceux-là ; puis, comme plusieurs orateurs avaient répété que le texte était touffu, chargé de circonlocutions et d’incidentes, affaibli par des restrictions et des réserves, et qu’il ne terminerait rien entre l’Allemagne et nous, je répondais : « Eh ! oui, messieurs, c’est là, à bien prendre, le sort commun de toutes les conventions internationales. Elles ne valent que par l’application, et l’application dépend des dispositions permanentes ou accidentelles des puissances signataires. C’est une fatalité contre laquelle personne ne peut rien. Mais ce n’est pas la première fois, depuis nos inoubliables tristesses, que nous signons avec l’Allemagne un accord colonial spécial et limité. Il n’y a aucun motif pour qu’un accord de ce genre se heurte, dans l’exécution, à de graves difficultés. Nous n’aurons qu’à défendre nos droits avec la fermeté nécessaire et aussi avec cette franchise et cette bonne foi qui doivent rester la marque essentielle de la diplomatie française. » Et, insistant sur nos intentions pacifiques, j’ajoutais : « Nous n’aurons qu’à maintenir nos positions contractuelles sans inquiétude et sans faiblesse. Nous n’aurons qu’à parler un langage clair, loyal et précis, et nous sommes convaincus qu’il sera entendu et compris. S’il arrivait que, sur des questions particulières, un dissentiment quelconque s’élevât entre les deux puissances, un recours nous resterait ouvert par la convention elle-même. Dans des différends qui ne toucheraient pas à l’honneur et "à la dignité, l’arbitrage de la cour de la Haye nous offrirait le moyen de résoudre pacifiquement les questions que soulèverait l’exécution du traité. Il y a dans le texte même de la convention, un témoignage important de l’intention conciliante et de la sincérité des deux parties. » Je confirmais, d’ailleurs, ce que M. Ribot avait fortement marqué au nom de la commission, que l’accord n’impliquait pas le changement de notre politique générale.

« Notre alliance avec la Russie, notre entente cordiale avec l’Angleterre sont des articles intangibles de notre programme extérieur et, comme le disait hier encore M. Ribot, si jamais, par impossible, un gouvernement aveuglé s’écartait des lignes directrices tracées par la volonté réfléchie de la France, il se briserait à la révolte de l’opinion publique indignée. Notre politique étrangère se pratique heureusement, de plus en plus, sous le contrôle éclairé des Chambres et de la nation. Ce n’est pas le gouvernement actuel qui se plaindra de cette légitime surveillance. Il cherchera, au contraire, à rester toujours en communion d’idées et de sentiments avec le pays, qui a donné, aux heures critiques, de si admirables exemples de concorde, de sagesse et de sang-froid. La France républicaine est profondément pacifique, mais elle voit le meilleur gage de la paix dans la conservation jalouse de sa puissance militaire, navale et financière, dans le maintien de nos grandes traditions nationales, dans une défense attentive et persévérante de nos droits et de nos intérêts. »

Le Sénat ne me ménagea point ses applaudissements. M. Clemenceau me répliqua. Il n’était pas dans un de ses meilleurs jours. Il luttait courageusement contre de violentes douleurs physiques. 11 trouva cependant le moyen de passionner, de nouveau, contre le traité une partie de l’Assemblée.

Il commença par proclamer sa confiance dans le cabinet. Il aurait voulu, disait-il, être convaincu par moi, mais il ne l’avait pas été. « A mon avis, ajout ait-il, dans l’histoire déjà longue et trop mouvementée de l’Allemagne et de la France au Maroc, l’accord du 4 novembre n’est qu’une halte d’un jour. Des négociations obscures ont conduit, par des phases mystérieuses, à l’enfantement d’une sorte de monstre diplomatique, qui n’est pas sans analogie avec ce fameux cheval de Troie, qui était une offrande à la paix et qui retentissait du son des armes. » M. Clemenceau reconnaissait que notre marche sur Fez avait été commandée par la nécessité de sauver les Européens menacés, mais il reprochait à M. Caillaux de s’être ensuite laissé tenter par l’ambition d’établir immédiatement notre protectorat au Maroc ; il l’accusait d’avoir prodigué les concessions à l’Allemagne parce qu’elle faisait miroiter à ses yeux la possibilité de donner à la France un grand empire africain ; il le blâmait d’avoir consenti à traiter sous le canon d’Agadir. Il croyait dangereux de précipiter notre installation au Maroc. « Nous allons payer très cher pour avoir tout de suite le Maroc, puis nous ne pourrons pas le prendre. Si nous allons à Taza, nous courons le risque d’être entraînés dans une aventure. » Après avoir ainsi poussé les choses au noir, M. Clemenceau évoquait, dans un magnifique tableau d’ensemble, l’histoire de nos relations avec l’Allemagne. Il rappelait que l’empire des Hohenzollern tendait de plus en plus à la suprématie et, aux acclamations du Sénat tout entier, il s’écriait : « De bonne foi, nous voulons la paix, nous la voulons parce que nous en avons besoin pour refaire notre pays. Mais enfin, si on nous impose la guerre, on nous trouvera. (Vifs applaudissements sur tous les bancs.) La difficulté entre l’Allemagne et nous est celle-ci : c’est que l’Allemagne croit que la logique de sa victoire est dans la domination et que nous ne croyons pas que la logique de notre défaite soit dans la vassalité. (Double salve d’applaudissements sur tous les bancs.) Nous sommes pacifistes, — pacifiques, pour dire le mot exact — mais nous ne sommes pas soumis. Nous ne souscrivons pas à l’arrêt d’abdication et de déchéance prononcé par nos voisins. Nous venons d’une grande histoire, nous entendons la conserver. » (Approbation unanime)[2].

Pour que le Sénat approuvât unanimement ces paroles enflammées, il fallait qu’après Tanger et Agadir la tristesse d’avoir négocié et traité « sous le canon » demeurât, malgré tout, bien tenace au fond des âmes françaises. Comment n’aurais-je pas senti que cet état d’esprit imposait au gouvernement l’obligation de concilier deux devoirs, celui d’épargner à notre pays des atteintes à sa dignité et celui de chercher à écarter, par une sagesse et une vigilance de tous les instants, les risques de guerre qui pouvaient se renouveler ?

L’approbation du traité fut enfin votée par 212 voix contre 42. A peine le scrutin était-il proclamé que M. Jenouvrier proposa une enquête sur les négociations. Je combattis sa motion, qui fut repoussée par 242 voix contre 15. Le soir, M. Maurice Paléologue, étant allé au Sénat pour y corriger mes épreuves, rencontra M. Stephen Pichon, qui veillait lui-même, filialement, sur la reproduction du discours de M. Clemenceau. M. Stephen Pichon confia à mon collaborateur ses inquiétudes sur la situation européenne : « Qu’on se prépare, dit-il. L’événement peut venir beaucoup plus vite qu’on n’imagine. Recommandez à M. Poincaré de convoquer les ministres de la Guerre et de la Marine avec les chefs d’état-major et vous. Qu’il songe aux responsabilités qui lui incombent ! Qu’il ne se laisse pas prendre au dépourvu ! » Telles étaient, dès le début de 1912, ou plus exactement depuis Agadir, les appréhensions des républicains les mieux renseignés.

Mais des interpellations déposées à la Chambre sous le ministère précédent menaçaient d’ouvrir bientôt devant l’Europe un débat rétrospectif, qui pouvait être nuisible aux intérêts de la France.

À chaque instant, j’étais obligé de parer à de dangereuses initiatives. C’est ainsi que le 28 janvier, M. Piou, député de la droite, m’avait écrit qu’il avait l’intention de demander la publication des accords franco-italiens relatifs au Maroc et à la Tripolitaine[3].

Le règlement de la Chambre ne me permettait point d’empêcher le dépôt de cette motion. Je me trouvais fort embarrassé. Quelle raison donner pour expliquer un refus ? Et d’autre part, comment publier l’accord tout entier, avec l’engagement pris par l’Italie de ne pas participer à une attaque de l’Allemagne contre la France ? J’avais désigné comme successeur de M. Bapst, à la direction vacante des affaires politiques, M. Maurice Paléologue, dont je viens de parler. Ministre de France à Sofia, il avait été mon condisciple à Louis-le-Grand et je n’avais cessé d’entretenir avec lui des relations amicales. « M. Piou, lui dis-je, est intraitable. Ne connaîtrais-tu pas quelqu’un qui pût lui faire entendre raison ? » M. Paléologue me proposa d’aller lire confidentiellement l’accord franco-italien au comte d’Haussonville, mon confrère de l’Académie, et de lui demander s’il ne consentirait pas à intervenir auprès de M. Piou. M. d’Haussonville accepta de bonne grâce cette mission officieuse. Quelques heures après, M. Piou venait au ministère et déclarait qu’il renonçait à sa motion. « Le comte d’Haussonville m’a convaincu, disait-il ; je me doutais bien qu’il devait y avoir une contre-partie aux clauses publiques de l’accord, mais j’avais cru qu’il s’agissait d’un engagement pris par le président de la République d’aller à Rome faire visite au roi d’Italie. »

Cet exemple de discrétion allait-il être imité par tout le monde à la Chambre ? Je n’avais que trop de raisons d’en douter. MM. Barrère, Paul Cambon, Jules Cambon, me conseillaient à l’envi d’empêcher une reprise de la discussion.

De Londres, M. Paul Cambon m’écrivait le 23 février :

« Cher Monsieur le Président du Conseil,

« Je n’ai pas encore eu l’occasion, et je vous prie d’excuser mon retard, de vous féliciter de votre discours au Sénat dans la discussion de l’accord franco-allemand et de vous remercier de m’avoir nommé avec tant de bienveillance. On m’a raconté qu’après votre discours, M. Clemenceau avait exprimé le regret d’être obligé de parler. Il s’est livré à une brillante fantaisie, mais, en fait, la discussion était close et si bien close que je doute qu’elle reprenne à la Chambre des députés sur les interpellations. Il serait fort heureux que l’on voulût bien mettre un terme à ce lessivage de linge sale qui fait au dehors un effet lamentable. Ici, la discussion au Sénat a paru trop longue, mais on s’est montré très satisfait du résultat et la confiance en vous s’affirme de plus en plus. »

Quelques jours plus tard, le 28, le baron de Lanken, chargé d’affaires d’Allemagne, venait voir M. Paléologue. Sous une froide enveloppe de courtoisie élégante et raffinée, le baron de Lanken, qui devait être un jour le bourreau de miss Cavell, était le type du Prussien rogue, orgueilleux et méchant. Il était le porteur ordinaire des mauvaises nouvelles et chaque fois que l’ambassade de la rue de Lille avait à présenter des observations désagréables, il arrivait dans les bureaux, en avant-coureur maussade[4].

« Je veux vous parler, dit-il à M. Paléologue, à titre privé et amical. Je dois vous signaler la fâcheuse impression qu’a produite sur mon gouvernement la divulgation des télégrammes que mon ambassade a expédiés à Berlin l’été dernier et qui auraient été déchiffrés par le ministère français des Affaires étrangères. J’espère que la Chambre, dans sa prochaine interpellation, ne s’occupera plus de ces documents. Je vous affirme, d’ailleurs, que ces télégrammes ont été fort mal déchiffrés. Dans l’un d’eux, le dernier en date, on m’attribue des déclarations qui, pour les neuf dixièmes au moins, sont inexactes. Mais si on déchiffre nos télégrammes, comment ose-t-on l’avouer ? » M. Paléologue avait fait une de ces réponses ambiguës et sibyllines que la diplomatie inspire, dans les moments critiques, à ses fidèles serviteurs. Il avait déclaré qu’il n’existait au quai d’Orsay aucun service de déchiffrement et avait ajouté qu’il n’y avait pas au monde de cryptographe assez habile pour découvrir le secret d’un chiffre aussi compliqué que devait l’être le chiffre allemand. Le baron de Lanken, à qui il suffisait de nous avoir fait entendre son avertissement, feignit d’être convaincu et se retira.

En fait, il savait, depuis plusieurs mois, que les télégrammes avaient été déchiffrés, et même, aussitôt que l’ambassade avait été renseignée à cet endroit, elle avait changé son chiffre et, depuis lors, le ministère des Affaires étrangères ne pouvait plus rien lire. M. de Selves a expliqué depuis comment il avait communiqué les « verts » au président de la République et à M. Caillaux, et à eux seuls, le 28 juillet 1911, et comment, deux ou trois jours après, un propos imprudent de M. Pondère, avisé du contenu du télégramme par M. Caillaux, avait mis l’ambassade au courant du déchiffrement. La Chambre allait-elle se saisir de tous ces incidents passés, et rechercher si le récit des « verts. » était exact ou non, si l’ambassadeur d’Allemagne avait fidèlement rapporté le langage de M. Fondère, si M. Foncière avait été autorisé ou invité par M. Caillaux à parler comme il avait fait, s’il avait été, comme il devait le dire plus tard, le négociateur ou l’intermédiaire de l’ancien président du Conseil ou simplement, comme l’affirmait M. Caillaux, un informateur ? Je voyais avec clarté tous les inconvénients d’une telle discussion et je n’apercevais pas le profit qui pouvait en résulter pour le pays.

M. Caillaux avait tenu à constituer un dossier, où il avait réuni tous les documents qu’il jugeait être de nature à le laver des reproches dont il était l’objet, et il m’avait demandé de le classer au ministère pour sa justification ultérieure. Je pris connaissance des pièces, comme M. Caillaux m’en priait, et je les laissai au quai d’Orsay. De son côté, M. Jules Cambon m’envoya, pour qu’elles fussent également déposées aux archives, les lettres qu’il avait écrites, pendant les négociations, à l’ancien président du Conseil, et je dois dire que, si notre ambassadeur à Berlin avait été désagréablement surpris, sous le ministère Monis, de la mission officieuse qu’à son insu, M. Fondère, administrateur de sociétés coloniales, avait remplie auprès du docteur Semler, vice-président du Reichstag, en s’autorisant du nom de M. Caillaux, alors ministre des Finances, il avait, au contraire, trouvé légitime que plus tard M. Caillaux, devenu président du Conseil, eût pris en main la direction des pourparlers. « On eût beaucoup étonné, disait-il, M. Thiers, si on lui eût contesté le droit d’avoir une correspondance privée avec M. de Gontaut-Biron, pendant que M. de Rémusat était aux Affaires étrangères. »

Il semblait bien, d’ailleurs, qu’en général, abstraction faite d’imprudences de langage qu’avait pu commettre M. Caillaux, notre ambassadeur à Berlin eût été d’accord avec l’ancien chef du gouvernement sur les solutions à rechercher.

J’étais donc tout disposé, pour éviter des débats fâcheux, à proclamer que tous les gouvernements qui nous avaient précédés avaient fait leur devoir. Mais cette déclaration allait-elle suffire pour calmer la fièvre qui tourmentait encore secrètement la Chambre des députés ? Le vendredi 1er mars, M. Piou, sans reprendre la motion à laquelle il avait renoncé, avait signé, avec cinquante de ses collègues de droite, une proposition qui avait pour objet de réunir l’Assemblée nationale et de réviser l’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875. L’article 8 est celui qui donne au président de la République, sous la responsabilité du gouvernement, et qui, par conséquent, réserve, en réalité, au gouvernement lui-même le droit de négocier et de ratifier les traités, avec faculté de choisir l’heure à laquelle ils seront communiqués aux Chambres. C’était aux traités conclus en 1902 et en 1904 avec l’Italie et avec l’Espagne qu’en avait M. Piou ; et il s’écriait : « Faites le bilan de ces conventions et de ces négociations secrètes : de longues années de malaise, deux fois la guerre en perspective… — M. Jaurès : trois fois ! — M. Jacques Piou… des sacrifices dans quatre parties du monde ; après Tanger, Agadir ; après Algésiras, Berlin ; le Congo démembré ; un protectorat mutilé, partout des points de friction avec l’Allemagne, d’interminables négociations à Madrid, où la fierté castillane joue avec la bonne grâce française, des intimités fatiguées qui se relâchent, des amitiés anciennes qui se refroidissent. Voilà la situation à laquelle elles ont conduit la France. (Applaudissements à droite.) »

J’avais protesté contre le pessimisme de ces dernières paroles ; j’avais dit, en outre, que je n’entendais pas risquer l’aventure d’une révision constitutionnelle, et j’avais ajouté : « Le gouvernement renouvelle volontiers l’engagement qu’il a pris spontanément dans la déclaration ministérielle, de soumettre le plus largement possible la direction de la politique extérieure au contrôle des Chambres et au jugement de l’opinion publique. Nous savons que ce qui fait la véritable force, l’efficacité réelle et durable, des conventions diplomatiques, c’est la consécration qu’elles trouvent dans les sentiments profonds des peuples. » La motion de M. Piou avait été repoussée par 358 voix contre 133. MM. Caillaux, Bouffandeau, Ferdinand Buisson, Deschanel, Jean Hennessy, Malvy, Viviani et la plupart des radicauxsocialistes avaient voté avec les républicains de gauche pour le gouvernement. Une autre proposition de révision de l’article 8, signée par M. Aubrîot et les socialistes, fut également repoussée par 364 voix contre 144 ; et aussitôt furent appelées par M. le président Brisson les interpellations sur la politique extérieure, qui avaient été déposées sous le cabinet Caillaux et n’étaient pas encore venues en discussion. MM. Abel Ferry, Joseph Reinach, Georges Berry, Guemier, de Chappedelaine, Denys Cochin, Paul Escudier, déclarèrent que, dans les circonstances actuelles, alors surtout que les négociations avec l’Espagne n’étaient pas terminées, ils renonçaient à la parole. M. Paul Bluysen présenta quelques observations et M. Jaurès

  • qui était le seizième orateur inscrit, vit son tour arriver à l’improviste. Il n’avait pas apporté

son dossier et, bien qu’à l’ordinaire il parlât sans aucune note, il demanda le renvoi au vendredi 8. Le jour venu, il prononça un ardent réquisitoire contre la politique marocaine suivie successivement par MM. Delcassé, Clemenceau, Pichon, Briand, Monis et Cruppi. En achevant son discours il annonça qu’il s’en prendrait, dans une autre séance, à MM. Caillaux et de Selves.

MM. Delcassé, Caillaux, Briand, Cruppi, présents à la Chambre, brûlaient de répondre. Il pouvait s’ensuivre un débat lamentable. Je les priai instamment de se taire et leur promis, à tous, de m’expliquer brièvement sur leurs actes comme sur les miens. Le vendredi 15, en effet, je montrai à la Chambre combien des controverses rétrospectives étaient vaines et périlleuses. Je trouvais, disais-je, très naturelle l’émotion de ceux qui avaient été mis en cause par M. Jaurès, qu’ils fussent étrangers au Parlement ou qu’ils en fissent partie. Je comprenais que d’anciens ministres eussent éprouvé le besoin de se justifier et de répondre à des attaques passionnées. Leur désir était d’autant plus légitime « qu’autour de quelques-uns des hommes descendus du pouvoir avaient même rôdé ces calomnies odieuses qui assaillent si souvent en France ceux qui consacrent leur intelligence et leur temps aux affaires publiques. » Mais eux-mêmes ne pouvaient produire les pièces les plus décisives sans l’assentiment des puissances étrangères. À s’opposer les uns aux autres, ils n’obtiendraient d’autre résultat que d’affaiblir la France, en divisant devant le monde les hommes qui 1’avaient successivement dirigée. Je les adjurais donc, de nouveau, de garder le silence et je répétais : « Nous ne voulons pas, quant à nous, prendre la responsabilité de laisser se prolonger, sans apporter ici la protestation du gouvernement, un débat qui risquerait de créer un grand préjudice au pays et des malentendus entre des hommes qui, par des procédés parfois un peu différents, mais avec un idéal commun, se sont loyalement efforcés de bien remplir, à leur place et à leur heure, leur devoir de bons Français. »

J’annonçais ensuite que notre ministre à Tanger, M. Regnault, allait partir, le jour même, pour Fez et faire signer au sultan un traité de protectorat, qui serait le corollaire de l’acte du 4 novembre et serait soumis, le plus tôt possible, à l’approbation des Chambres.

« Dès maintenant, disais-je, et sans porter aucune atteinte aux conventions existantes, nous prenons nos dispositions pour consolider notre situation au Maroc et pour la développer par étapes. Le traité de protectorat ne fera par lui-même que consacrer nos droits vis-à-vis du Sultan. Mais il devra être immédiatement suivi d’une organisation administrative et de l’établissement d’un budget… Cette œuvre indispensable et urgente est tout à fait indépendante de la bonne marche de nos négociations avec l’Espagne ; nous pourrions l’entreprendre et la poursuivre dans l’intérêt de l’ordre et de la paix, et au profit de la civilisation, alors même que nos pourparlers avec l’Espagne se prolongeraient davantage. (Applaudissements sur de nombreux bancs.) Le gouvernement de la République apporte, dans sa conversation avec la noble nation voisine, un vif désir de conciliation. Il en a jusqu’ici donné des preuves nombreuses ; mais il ne peut perdre de vue que le traité du 4 novembre 1911 procure indirectement à l’Espagne des avantages appréciables et la France, qui les a assurés, a droit à de légitimes compensations. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

« Quant au traité franco-allemand lui-même, je ne doute pas qu’il ne soit appliqué, de part et d’autre, avec une entière bonne foi. Le gouvernement français est, en ce qui le concerne, résolu à en poursuivre l’exécution avec une irréprochable loyauté. (Applaudissements.) »

La grande majorité de la Chambre avait compris mes recommandations et ne demandait qu’à clore le débat. M. Paul Deschanel, qui avait essayé de parler après moi, et qui avait voulu, en un discours élégant et nourri, traiter l’ensemble des problèmes extérieurs, avait été si mal écouté qu’il avait brusquement quitté la tribune. M. Jaurès avait alors repris, dans une harangue ironique et mordante, la série de ses accusations rétrospectives. Il avait malmené M. Cruppi, M. Caillaux, M. de Selves, et s’était écrié : « Je dis qu’il n’y a plus de Parlement s’ils peuvent se dérober et nous refuser les éclaircissements qu’ils nous doivent. Et je dis que s’ils persévèrent, si M. Caillaux se tait, si M. Cruppi se tait, il faudra qu’ils soient disqualifiés par le Parlement. » A quoi M. Abel Ferry ripostait, non sans à-propos : « Il y a quelquefois plus de courage à se taire qu’à parler. » Le vendredi suivant, l’orateur socialiste renouvela son manège d’agaceries et je vis le moment où il arrachait le bâillon que l’ancien président du Conseil s’était mis sur la bouche.

« M. Jaurès. — Je demande à M. le président du Conseil s’il peut se porter garant que dans l’accord franco-allemand, à côté des charges publiques, des engagements connus, il n’y a pas de conversations ayant porté, dans la coulisse, sur des objets d’ordre économique. Je lui demande de dire si nous ne sommes pas exposés à ce qu’un jour, dans un an, deux ans, si des difficultés nouvelles se produisent, on nous oppose des sortes d’engagements mystérieux, officieux. S’il n’y en a pas, si vous pouvez affirmer qu’il n’y en a pas eu, il faut le dire.

« Le président du Conseil. — Je ne connais aucun engagement pris au nom du gouvernement français.

« M. Jaurès. — Pris au nom du gouvernement. Mais il y a eu…

« Le président du Conseil. — Il n’y a aucun engagement.

« M. Jaurès. — Mais il y a eu, monsieur le président du Conseil, dans la période dont j’ai parlé l’autre jour, une dualité de négociations…

« Le président du Conseil. — Il n’y a trace nulle part d’aucun engagement pris et je n’en connais aucun.

« M. Joseph Caillaux. — Il n’y a eu aucun engagement d’aucune sorte de pris en dehors de ceux soumis à l’approbation du Parlement. (Mouvements divers.)

« M. Jaurès. — Monsieur Caillaux ! (Exclamations.)

« M. Marcel Sembat. — Le silence est rompu ; la glace est brisée ! (Rires à l’extrême gauche.) »

Mais vainement M. Jaurès avait-il essayé d’exciter M. Caillaux en insistant sur le rôle occulte de M. Fondère. M. Caillaux, d’accord avec moi, n’avait pas soufflé mot. J’avais brièvement répondu à M. Jaurès, qui, du reste, n’avait pas pris à partie le gouvernement nouveau, et un ordre du jour de confiance, déposé par M. Paul Deschanel, avait été voté par 413 voix contre 81. Cette faible minorité comprenait, avec les socialistes, quelques députés de droite. M. Maurice Barrés et M, le comte de Mun avaient voté pour le gouvernement, avec les gauches et la plupart des radicaux-socialistes. Le 23 mars, M. Jules Cambon m’écrivait de Berlin : « Permettez-moi de vous faire compliment de la façon dont se sont terminés les débats de la Chambre sur la politique extérieure. Vous avez mis le pied sur la mèche allumée en vue de faire éclater, tous les scandales, et il faut espérer que désormais l’esprit public va reprendre un peu son assiette. Nous en avons grand besoin. Il semble que tout soit détraqué. »

La mèche éteinte, il nous restait, pour régler l’affaire marocaine, à exécuter, d’accord avec l’Allemagne, le traité du 4 novembre 1911, à négocier une entente avec l’Espagne et à organiser le protectorat. Dans cette triple entreprise, que d’obstacles encore à surmonter !

Contrairement à ce qu’on avait pu espérer, le traité n’avait pas amélioré les relations de la France et de l’Allemagne. Des deux côtés de la frontière subsistait un malaise indéfinissable.

En France, il provenait, en partie, des dissentiments qui s’étaient produits entre MM. Caillaux et de Selves et qui, longtemps soupçonnés, avaient fini par être connus et commentés partout. Mais il avait des causes plus générales et plus profondes. Dans un article, écrit peu de temps après le débarquement de Guillaume II à Tanger, M. Jaurès insistait sur la nécessité qui s’imposait, suivant lui, « d’éliminer définitivement de la pensée et de l’action de la France la politique de revanche[5]. » Il ajoutait : « Je sais que l’Allemagne, même quand elle croit simplement se prémunir contre une agression du dehors, a une manière brutale et lourde qui laisse dans les cœurs le ressentiment, et ces procédés sont comme aggravés par les brusques oscillations d’une volonté irresponsable. » C’était « cette manière lourde et brutale » qui venait encore de se manifester devant Agadir, et cette fois sans l’apparence même d’une excuse, car j’imagine que, ni sous le ministère Monis, ni à l’avènement du ministère Caillaux, l’Allemagne n’avait aucun motif de se prémunir contre une agression. S’il était vrai que l’idée de revanche eût été, suivant le mot de M. Charles Maurras[6], « une reine de France » pendant vingt ans, c’était, même durant cette période, une reine constitutionnelle, qui ne pouvait rien sans le gouverne-’ ment ; et nul cabinet n’aurait pris la responsabilité de provoquer, dans l’espoir de la revanche, une guerre dont personne n’était en mesure de prévoir l’issue et qui, même victorieuse, devait fatalement être meurtrière. A maintes reprises cependant, l’Allemagne impériale nous avait fait sentir la violence et la grossièreté de ses procédés. Comme l’a écrit un Allemand de bonne foi, le professeur Fr. W. Fœrster[7], elle avait voulu « éterniser le droit du poing en politique ».

Après avoir chargé le prince de Hohenlohe, en 1880, à la veille de la conférence de Madrid, de dire à M. de Freycinet qu’elle n’avait pas d’intérêts au Maroc ; après avoir répété cette déclaration, sept ans plus tard, au marquis de Benomar, ambassadeur d’Espagne à Berlin ; après avoir renouvelé les mêmes assurances, le 12 janvier 1903, devant M. Bihourd, notre ambassadeur ; après avoir proclamé, en 1904, qu’elle n’avait pas d’objections à présenter contre notre accord du 8 avril avec l’Angleterre, l’Allemagne, tout à coup, s’était ravisée. L’Allemagne ou l’Empereur, je ne sais ; mais, jusqu’en 1918, c’est tout un. Le 31 mars 1905, le yacht impérial Hohenzollern se présente devant Tanger ; Guillaume II débarque et, dans un discours provocant, s’écrie : « .Ma visite a pour but de faire savoir que je suis décidé à tout ce qui est en mon pouvoir pour sauvegarder efficacement les intérêts de l’Allemagne au Maroc. » Puis, dès que le Sultan, habilement circonvenu, invite les puissances à une conférence, le baron de Lanken, chargé d’affaires, homme lige de l’Empereur, et le prince de Radolin, ambassadeur, reçoivent l’ordre de venir successivement adresser à M. Rouvier, président du Conseil, cette menace : « Il faut que vous sachiez que l’Allemagne est derrière le Maroc. » L’acte d’Algésiras est signé le 8 avril 1906. Aussitôt recommencent au Maroc les manœuvres des agents de l’Allemagne, les Karl Ficke et les Mannesmann. Sous les auspices du consul impérial, M. Lüdenitz, une agence est créée à Casablanca pour pousser les légionnaires à la désertion. Éclate, dans ce port marocain, l’incident du 25 septembre 1908, consécutif à ces intrigues, et de nouveau le ciel s’assombrit. C’est l’année où, d’autre part, l’Autriche vient d’annexer la Bosnie et l’Herzégovine et où l’empereur d’Allemagne s’est placé, dans son armure éclatante, auprès de son brillant second. Vainement la Russie a-t-elle protesté. Après une démarche comminatoire du comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne, elle est forcée de se résigner aux conséquences du coup de force autrichien. Nous-mêmes, dans l’affaire marocaine, nous signons avec l’Allemagne, par esprit de conciliation, le protocole du 8 février 1909. L’Allemagne n’y dit plus qu’elle n’a pas d’intérêts dans l’empire chérifien ; mais elle convient qu’elle n’y a que des intérêts économiques et elle reconnaît que le voisinage de l’Algérie y crée pour nous des intérêts politiques particuliers. Nous nous engageons à ne rien faire qui puisse nuire à ses commerçants et à ses industriels. Nous allons plus loin. Nous lui promettons de chercher à associer nos nationaux et les siens dans les entreprises marocaines. Vains efforts. Ni les Mannesmann, ni Karl Ficke ne ralentissent leurs brigues, ni auprès de Moulay Hafid et du Maghzen, ni auprès des indigènes. Des tribus se révoltent contre le sultan et viennent, jusque devant Fez, défier les Européens. Le gouvernement de M. Monis, jugeant qu’en vertu des conventions internationales elles-mêmes, la France est responsable de l’ordre au Maroc, prescrit au général Moinier d’occuper la capitale et d’y protéger habitants et colons. Le cabinet de Paris prévient courtoisement celui de Berlin. Le chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, ne proteste pas contre l’expédition, mais, en termes voilés, il donne à entendre à M. Jules Cambon que, si l’Allemagne ne peut rien réclamer au Maroc, elle compte bien obtenir ailleurs une compensation. Nous acceptons la conversation. Quelques jours après, M. Jules Cambon se trouve aux eaux de Kissingen, avec le ministre allemand des Affaires étrangères ; et, comme notre ambassadeur est sur le point de partir pour la France : « Rapportez-nous quelque chose de Paris, » lui dit, le sourire aux lèvres, M. de Kiderlen-Wæchter. Dix jours plus tard, le 1er juillet, sans que rien nous ait permis de nous attendre à ce nouveau coup de poing sur la table, M. de Schœn se présente au cabinet de M. de Selves et lui remet une note pour lui annoncer l’envoi d’un navire de guerre à Agadir. Le prétexte ? Une certaine agitation parmi les tribus du sud et la nécessité de veiller à la sécurité des Allemands. Or il n’y a aucune agitation dans la contrée d’Agadir ; il n’y a même pas de maisons allemandes à y protéger. M. de Schœn ne dissimule pas, du reste, à M. de Selves que l’Allemagne a surtout l’intention de causer avec la France de l’ensemble des questions africaines. Pour causer, elle prend un revolver ; et pendant toute la négociation, le Panther va rester là, les canons braqués sur la côte. Comment la France, ainsi traitée, n’eût-elle pas eu l’impression d’être systématiquement humiliée ? Comment ne se serait-elle pas sentie blessée dans sa dignité nationale ? Et comment moi-même, en arrivant au ministère, ne me serais-je pas rendu compte de la sourde irritation qu’avait, une fois de plus, causée dans le pays « la manière lourde et brutale » de l’Allemagne ? Je me disais que mon devoir allait être, tout ensemble, de calmer les esprits et d’empêcher que de nouveaux défis ne les vinssent surexciter ; et ce double résultat ne me semblait pouvoir être obtenu que par une politique de prudence et de circonspection, qui ne fût pas cependant une politique de faiblesse et d’abandon.

Avais-je, du moins, la certitude que le traité du 4 novembre eût satisfait les ambitions de l’Allemagne et mieux disposé envers nous son opinion publique ? Loin de là. Dès la signature, il s’était trouvé chez elle, non seulement des pangermanistes, mais des hommes de presque tous les partis, pour crier au marché de dupes. Le secrétaire d’Êtat aux colonies, M. de Lindequist, avait quitté son ministère en claquant les portes, et sa démission avait été bruyamment approuvée par la Post, par le Berliner Tageblatt, par la Tæglische Rundschau, par la Gazette de Voss. La plupart des journaux allemands avaient accueilli l’accord par un débordement de mauvaise humeur. Ils déclaraient que la « tunisification » du Maroc par la France aurait dû être payée d’un prix beaucoup plus élevé. La National Zeitung intitulait un article : « Joie en France, deuil en Allemagne. » Les journaux les moins défavorables au traité s’en prenaient à l’Angleterre, qu’ils accusaient de nous avoir encouragés : « L’Allemagne, disait la Germania, n’oubliera jamais l’attitude d’hier : c’est l’Angleterre qui a forcé l’Empire à n’obtenir qu’un morceau du territoire congolais, dont la valeur reste douteuse. »

Après avoir félicité M. de Lindequist de sa détermination, le Journal de Berlin à midi, radical, ajoutait : « Les Français peuvent mettre maintenant à exécution leurs vœux de former au Maroc une armée noire qu’ils utiliseront dans la prochaine guerre européenne… Que pense M. de Bethmann-Hollweg ? A-t-il encore l’idée d’ün rapprochement avec la France ? Il peut exister une amitié entre certaines personnalités des deux pays, mais entre les deux nations, aucune amitié ne sera jamais possible[8]. » M. Théodore Wolff, dans le Berliner Tageblatt, disait que l’idée d’une compensation au Congo était bonne, mais que l’exécution avait été mauvaise. Les chefs du parti national libéral fulminaient : le docteur Paasche déclarait à la Gazette nationale qu’après Agadir, la convention du 4 novembre était un lamentable recul ; M. Bassermann s’écriait dans une réunion publique : « Ces événements ont provoqué une profonde douleur dans le cœur des patriotes allemands… Nous demandons au gouvernement qu’il sache faire usage de la force armée[9]. »

Dans ce Reichstag, où le Kronprinz était venu applaudir, de la loge impériale, le député pangermaniste Heydebrandt, M. de Kiderlen-Wæchter ne recueillait pas la moindre approbation, lorsque, le 10 novembre, il exposait les résultats de sa politique. Devant la commission du budget, les deux parties des accords, celle qui concernait le Maroc, comme celle qui avait trait au Congo, avaient été également critiquées. Le spectre d’une armée marocaine venant grossir celle de la France, avait, de nouveau, hanté les esprits. M. de Kiderlen-Wæchter s’était efforcé de les rassurer ; et d’après un communiqué de l’agence Wolff, il avait conclu en ces termes : « La politique allemande est vraiment parvenue à ses fins. L’Allemagne a seulement abandonné des droits qu’elle partageait avec d’autres puissances, tandis que la France, elle, a cédé des territoires français. » Si puissante était cependant l’influence des nationalistes et des coloniaux que l’ensemble du pays restait aigri et déçu d’une transaction où nous avions apporté notre large part de sacrifices. Au lieu de nous savoir gré de nos concessions, on nous reprochait avec amertume de n’avoir pas donné davantage.

Au Maroc même, les nationaux allemands multipliaient contre nous les intrigues. Les grands colons surtout, les frères Mannesmann, Karl Ficke, nous tendaient chaque jour de nouveaux pièges. Ils avaient assez d’autorité sur leur gouvernement pour lui suggérer, sans cesse, des réclamations importunes et injustifiées[10]. Combien de fois, dans cette année 1912, si inquiète et si trouble, ai-je vu arriver dans mon cabinet la figure joviale et bon enfant du baron de Schœn ou la figure hypocrite et mauvaise de M. de Lanken ! Du haut des tapisseries, la Marie de Médicis de Rubens les regardait sans complaisance, avec un majestueux étonnement. Ils m’exposaient les doléances de leurs compatriotes, j’écoutais patiemment leurs explications et je cherchais de mon mieux des solutions amiables.

Je dois dire que M. de Schœn, personnellement, m’aidait à les trouver. Ni dans l’affaire marocaine, ni plus tard, dans la crise balkanique, je n’ai eu à me plaindre de mes rapports avec lui. Il était très courtois, même affable, et s’efforçait d’être conciliant, dans toute la mesure où le lui permettaient ses instructions. II a bien voulu reconnaître dans ses mémoires, ce qu’il avait déjà déclaré au ministre de Belgique, le baron Guillaume, au moment de mon élection à la présidence de la République[11], que j’avais toujours été pacifique et que je m’étais efforcé d’éviter la guerre[12].

Je ne fais aucune difficulté de lui rendre la même justice. Nos relations n’ont pas cessé d’être confiantes. Je crois avoir été, l’année suivante, le seul président de la République qui eût, avant 1914, accepté une invitation à dîner chez un ambassadeur d’Allemagne. Quand j’ai cru bon de rompre avec une vieille habitude d’abstention, le protocole m’a paru un peu déconcerté. Mais l’empressement avec lequel j’avais été reçu à l’hôtel de la rue de Lille, pendant que j’étais président du Conseil, me faisait un devoir agréable de ne pas désobliger M. de Schœn, qui remplissait avec tact une mission souvent délicate.

Malheureusement, pendant tout le cours de 1912, notre bonne volonté mutuelle n’empêchait pas les incidents de se succéder au Maroc et de me valoir, à chaque instant, de nouvelles démarches du gouvernement impérial. L’Allemagne soutenait obstinément les demandes de ses ressortissants. Il lui était assez indifférent qu’ils eussent tort ou raison. Elle abusait surtout contre nous de la survivance de l’ancien régime consulaire. Un jour, c’étaient des protégés allemands qui s’étaient engagés dans la légion étrangère et que revendiquait néanmoins l’Empire. J’invoquais les droits de la liberté individuelle ; je me référais aussi à l’article 12 du traité du 4 novembre, qui obligeait l’Allemagne à réviser les listes de ses protégés, scandaleusement grossies et surchargées. M. de Schœn me répondait par un rire de bonne humeur ou M, de Lanken par un rire grincheux ; je n’obtenais pas la suppression d’un seul nom. Un autre jour, c’étaient des indigènes qui se révoltaient, tels que Mohammed Hiha, le caïd Guellouli, le chérif Ben Hazzaoui. Nous prenions des dispositions pour les soumettre. L’Allemagne intervenait immédiatement pour les réclamer comme protégés et pour s’opposer à notre action. Un autre jour encore, au douar des Oulad Bessam, nous arrêtions des voleurs et les traduisions en justice. « Rendez-nous ces voleurs, nous disait le gouvernement de Berlin, ce sont les associés d’une firme allemande, la maison Renschausen. — Mais vous nous avez reconnu le droit d’établir un régime judiciaire inspiré des législations européennes. — Pour le moment, la juridiction consulaire n’est pas supprimée..Nous vous demandons, en vertu de l’article 7, de renvoyer à un arbitrage le règlement de cette affaire contentieuse. — Soit, va pour un arbitrage. C’est une méthode que j’ai moi-même toujours recommandée. »

Le lendemain, comme pour me remercier de mon acquiescement, l’Allemagne s’empressait d’envoyer sur les lieux le drogman Schelinger. Il arrivait avec des allures provocantes, accompagné d’une escorte pompeuse, et déclarait à qui voulait l’entendre qu’il venait, au nom même de l’empereur, départager les autorités françaises et marocaines.

Mais le personnage qui entretenait, au Maroc, le plus dangereux foyer d’intrigues était ce Karl Ficke, qui a été arrêté en 1914 comme espion, poursuivi, condamné à mort et fusillé. On avait trouvé chez lui une correspondance qui le montrait mêlé à de véritables préparatifs de guerre. Jamais, en effet, il n’avait pu accepter le traité du 4 novembre, ni se résigner à la perte du Maroc. Il méditait une revanche et il y travaillait avec ses nombreux correspondants d’Allemagne. Récemment encore, en dépouillant les papiers de la liquidation d’un nommé Nehrkorn, parent et fondé de pouvoirs de Karl Ficke, la gérance générale des Séquestres de guerre a trouvé une lettre adressée à cet Allemand par un sieur Windhaus, domicilié à Kiel[13]. Dès le 20 janvier 1912, ce Windhaus écrivait au représentant de Ficke : « Dans le monde maritime (ceci soit dit entre nous), on compte avoir la guerre aussitôt après l’achèvement des travaux du canal de Kiel et le lancement de gros vaisseaux actuellement en chantier, c’est-à-dire vers 1914. Ainsi que je puis conclure de mes conversations avec des officiers de l’armée de terre, celle-ci compte sur une guerre à bref délai, peut-être dans quelques mois… Je ne crois nullement que la guerre puisse nous être désavantageuse. Même si nous sommes battus sur mer, nous pouvons être certains d’avoir raison de la France avec notre armée de terre. La Triple-Alliance doit être renouvelée ces jours-ci, de telle sorte que, dans la prochaine guerre, nous retirerons un avantage de notre douteuse alliée, l’Italie… On est partout fermement convaincu que notre gouvernement n’aurait pas ainsi cédé devant la France, si nous avions été mieux préparés à la guerre, ou, plutôt, si nous avions pu supposer avec quelque certitude que la guerre nous aurait été favorable. Et je comprends très bien que les autorités responsables n’aient pas voulu engager une guerre au petit bonheur et attendent le moment le plus favorable pour nous… Vous auriez tort d’en vouloir au gouvernement, s’il entreprend quelque chose qui, sur le moment, ne paraisse pas très opportun aux commerçants du Maroc… Ne voyez donc pas l’avenir aussi trouble et aussi noir ; du reste, cet état de choses n’est que passager, car, après la guerre, il en sera autrement. » M. Karl Ficke, M. Nehrkorn et leurs agents poussaient donc ouvertement à la guerre ; ils n’en tiraient pas moins, tout à leur gré, les ficelles du gouvernement impérial ; du Maroc à Berlin, et de Berlin à Paris, ils mettaient sans cesse en mouvement le pauvre baron de Schœn. « Des troupes françaises, me disait-il, ont occupé des terrains dont M. Ficke est propriétaire ; la France lui doit une indemnité. — Mais il ne justifie nullement de la propriété de ces terrains ; les pièces qu’il produit ne sont pas régulièrement datées et ressemblent étrangement à des actes de complaisance. — Non, non. Le gouvernement impérial se porte garant de la bonne foi de M. Ficke. — Eh bien ! qu’il forme sa réclamation devant la justice. — C’est impossible, nous n’en finirions pas. Choisissons des experts qui régleront l’affaire à l’amiable. » Par esprit de conciliation, j’acceptais, en effet, un nouveau compromis, et finalement M. Karl Ficke recevait une indemnité transactionnelle, prélevée sur les ressources du budget local. Sans la guerre, il aurait sans doute trouvé le moyen de s’en faire allouer d’autres. Le 28 juillet 1913, le général Lyautey écrivait encore à M. Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères du cabinet Barthou : « L’hostilité de l’Allemagne demeure la règle de sa politique au Maroc. » Sans doute, ce n’est pas au Maroc que l’incendie s’est déclaré, mais l’état d’esprit qui s’était révélé chez les Mannesmann, chez les Karl Ficke et les Windhaus se retrouvait, hélas ! chez beaucoup d’autres Allemands.

  1. M. Fr. Charmes, sénateur, écrivait, le 15 février 1912, dans la Revue des Deux Mondes : « Ce traité si décrié, M. Poincaré a prouvé qu’on pouvait fort bien plaider en sa faveur beaucoup plus que les circonstances atténuantes. Pour en montrer les mérites, il lui a suffi de le comparer à ceux qui l’ont précédé, c’est-à-dire à l’acte d’Algésiras et à l’arrangement de 1909 ».
  2. Journal officiel du 11 février 1912. Sénat, séance du 10 février, p. 233.
  3. Les accords et la longue dépêche que m’avait envoyée M. Barrère le 10 mars 1912 pour m’en exposer la genèse et les résultats ont été publiés en 1920 dans un Livre jaune.
  4. V. dans le Lyon républicain du 12 octobre 1922 le récit fait par M. Messimy d’une visite menaçante de M. de Lanken au ministère des Colonies, le 14 mai 1911, à propos du Centre africain.
  5. L’Humanité, 23 octobre 1905.
  6. Kiel et Tanger.
  7. Mes Combats, librairie Istra, Strasbourg.
  8. V. le Temps, 5 novembre 1911.
  9. V. le Temps, mardi 21 novembre 1911.
  10. La Politique marocaine de l’Allemagne, par M. Louis Maurice (M. Louis-M. Bompard, ambassadeur de France, sénateur de la Moselle). (Plon-Nourrit.)
  11. Documents belges.
  12. V. Basler Nachrichten, 5 janvier 1922, n° 7.
  13. M. Herriot a eu l’obligeance de me communiquer cette pièce pendant qu’il était président du Conseil.