Au pays des pardons, 1894/Rumengol

H. Caillière, éditeur — A. Lemerre éditeur (p. 83-192).


Rumengol
Le Pardon des Chanteurs.


I.


Quand, sur l’injonction de Gwennolé, Gralon eût jeté à la mer le corps de sa fille suppliante, les flots qui venaient de noyer Is s’arrêtèrent, subitement calmés et le vieux roi se retrouva seul, avec le moine, sur le terre-plein où s’élève aujourd’hui l’église de Pouldahut[1]. Son cheval, vieux comme lui, tremblait de tous ses membres et haletait, la tête basse, les naseaux encore dilatés par l’épouvante. Gralon caressa doucement son cou, lissa les poils de sa crinière souillés d’écume et enchevêtrés de goémons. De tous les êtres qu’il avait aimés, c’était désormais le seul qui lui restât. La vie lui apparut vide et désenchantée ; il regretta de n’être point mort avec les autres. Le dernier cri de sa fille surtout le hantait, et ce long reproche désespéré qu’en la repoussant dans l’abîme il avait lu dans ses yeux. C’était donc vrai qu’il avait eu le courage de cette chose atroce ? Quoi ! de ses propres mains il avait noyé son enfant ? Il n’avait eu pitié ni de ses pleurs, ni de son effroi ? Elle se cramponnait à lui, si confiante, pourtant ! Elle l’implorait d’une voix si douce « Sauve-moi, père, sauve-moi ! »… Et il n’avait écouté que ce moine, cet homme de malheur !…

Gwennolé suivait sur le visage du roi les mouvements tumultueux de sa pensée.

« — Gralon, » dit-il sévèrement, « rends grâces au Dieu qui, par mon entremise, t’a conservé les jours de ta vieillesse pour travailler à ton salut éternel. »

Subjugué par le ton impérieux du moine, le chef du clan de Cornouailles leva vers le ciel sa face vénérable toute baignée de larmes — et pria. Le vent apaisé du soir se jouait dans sa barbe blanche. Mais d’une détresse infinie son cœur était plein, et les paroles qui s’exhalaient de ses lèvres étaient navrantes comme des sanglots… Dans les lointains gris de la mer le jour achevait de s’éteindre.

« — Viens ! » commanda Gwennolé.

Ils s’acheminèrent au pas de leurs montures du côté du septentrion. Ils gravirent d’âpres côtes hérissées de brousses, plongèrent dans des ravins peuplés de roches monstrueuses qu’on eût prises pour des troupeaux de bêtes d’autrefois, pétrifiées. Très vite ils avaient perdu de vue la mer, mais, à travers les grands embruns flottant derrière eux dans l’espace, ils perçurent longtemps sa chanson sinistre. Parfois, au milieu de ce bruit sauvage, un appel strident éclatait dans la direction du large. Gwennolé disait

« — Ce sont les goëlands qui regagnent leurs nids. »

Gralon songeait :

« — Ainsi elle cria, quand je dénouai violemment ses bras nus, enlacés à mon corps ! »

Et, tout bas, il murmurait Ahès ! Ahès !…

Ils marchèrent tant, que le meuglement des eaux n’arrivait plus jusqu’à eux. Mais leur souffle salé les enveloppait toujours, et il s’y mêlait un parfum d’herbes rares, une odeur que le vieux roi reconnaissait pour l’avoir respirée, la veille encore, dans les cheveux dorés de sa fille. Il se rappela le baiser qu’il avait coutume de déposer, le matin, sur son front frais et poli comme un jeune ivoire. Il se rappela aussi de quel air elle lui souriait, — et combien elle était caressante, la lumière qui brûlait au fond de ses yeux !… C’était maintenant une nuit épaisse. Les pieds des chevaux foulaient une mousse humide, en forêt, sous de hautes frondaisons noires, à peine ondulantes, comme figées dans l’horreur des mystères antiques que des druides y célébrèrent. Soudain, sur les confins de ce pays boisé, à la lucarne d’une hutte, une clarté brilla. Primel l’anachorète demeurait là, Primel qu’on disait contemporain du Christ.

« — Reposons jusqu’à l’aube à l’ombre de ce saint homme, » prononça Gwennolé. « J’ai l’espérance, ô roi, qu’un calme réparateur te viendra de lui. »

Celui dont le moine parlait en ce langage presque biblique était debout dans la cabane, et, à l’approche des deux voyageurs, il ne bougea pas plus que s’il n’eût point été vivant. Sa lourde robe de bure était comme incrustée dans sa chair. Le plissement rugueux de l’étoffe, les moisissures vertes dont elle était marbrée par endroits lui donnaient l’aspect d’une vieille écorce, et tout le corps de l’ermite se dressait, immobile et noueux ainsi qu’un tronc d’arbre. Sa tête semblait sculptée au-dessus, à coups de hache, par un artisan malhabile, un fabricant d’idoles barbares. Mais quelle vierge aux doigts divins avait filé ses cheveux d’argent, ses cheveux si ténus que les araignées se trompaient jusqu’à les insérer dans leurs trames ? De son cou partaient deux maîtresses-branches, qui étaient ses bras, étendus dans un geste de bénédiction, et sur qui le faîtage de la hutte s’étayait — eût-on dit — depuis des siècles. La plante de ses pieds nus s’aplatissait, collée au sol, et leurs ongles s’y enfonçaient, démesurés, tordus, pareils à des racines plusieurs fois centenaires. On racontait de lui qu’il vivait à la façon des arbres, des sucs de la terre et de l’air du ciel. On expliquait par là sa longévité. Jamais on ne lui avait vu prendre une autre nourriture. Les paysans d’alentour s’étaient même lassés de lui apporter en offrande des vases de lait et des quartiers d’agneau, parce qu’il laissait boire le lait aux oiseaux et dévorer les quartiers d’agneau par les loups. Il aimait d’un seul et immense amour toute la création, les hommes à l’égal des bêtes, et, parmi celles-ci, il ne distinguait pas les malfaisantes d’avec les bonnes. Chaque être, chaque chose représentait, selon lui, un élément d’ordre et de beauté dans l’univers de Dieu. Si vieux qu’il fût, son âme était demeurée limpide ; nulle expérience mauvaise n’y avait déposé son amertume. Il continuait à promener sur le monde le regard émerveillé d’un enfant. L’optimisme entêté de sa race s’épanouissait dans ses claires prunelles, aux orbites rondes et lisses comme ces trous que les piverts creusent dans l’épaisseur des chênes.

Gwennolé ; en entrant, se prosterna devant le solitaire, Gralon s’accroupit sur un amas de feuilles mortes que les premiers vents d’automne avaient balayées dans un coin de la hutte. À peine s’y était-il laissé tomber, qu’une torpeur étrange se répandit à travers ses veines, comme un calmant mystérieux. Jamais il n’avait éprouvé cette douceur de repos, pas même au temps où, après ses grandes chevauchées de guerre, il s’allongeait si voluptueusement sous les courtines de son lit de Ker-Is tapissé de fourrures de fauves. La douloureuse voix qui, depuis la catastrophe, gémissait en lui s’apaisa peu à peu, devint une sorte de chant vague, d’une lente mélancolie de berceuse, où son âme se fondait, attendrie et tranquillisée. C’était comme si, les yeux ouverts, il se fût regardé dormir.

Les deux saints — l’anachorète et le moine — échangeaient des propos qui semblaient les versets alternés d’une oraison. On eût dit un bruissement d’eaux courantes auquel eussent répondu des frissons de ramures. Dehors, les chevaux paissaient, sous les étoiles, sans piquet ni longe, à l’aventure. Par le cadre de la porte, on voyait sur les luzernes blanchies de givre leurs vastes ombres se mouvoir.

La nuit s’écoula, l’aube vint. Primel bénit ses hôtes et, s’adressant à Gralon, il dit

« — Dorénavant, fils, lorsque tu te sentiras le cœur troublé par des tristesses intérieures, réfugie-toi dans la solitude éternelle des choses. Les bois surtout sont tendres à l’homme. Dieu en a tait des asiles sacrés où la paix habite, et l’harmonie du monde s’y révèle. »

… Au soir de cette journée, les voyageurs mettaient pied à terre devant l’abbaye de Landévennec bâtie au bord d’une grève verdoyante, à l’endroit où la rivière d’Aulne débouche dans la rade de Brest. Gwennolé y avait établi ses disciples, trouvant le lieu propice à la prière et à la méditation. La petite communauté formait une espèce de bourg, de colonie, semi-monacale, semi-agricole, chaque religieux ayant sa cellule à part avec un courtil, des fleurs et quelques ruches. Derrière le village, s’étageaient des collines blondes que le soleil du matin caressait de ses premiers feux et où ses derniers rayons s’attardaient longtemps. Les troupeaux paissaient là, épars sur les pentes, gardes par des novices qui les surveillaient d’un œil et, de l’autre, s’exerçaient à des lectures de piété dans des rouleaux de parchemin surchargés de lourdes écritures gothiques. Là aussi étaient les champs, les cultures dont les moines robustes avaient le soin. Les défrichements gagnaient peu à peu les sommets lointains, ouvraient dans la profondeur des fourrés de larges éclaircies.

Un bras de mer enserrait les terres de l’abbaye, contournant le pied des collines, pénétrant vers l’est dans les contreforts schisteux de la Montagne-Noire, évoquant la vision d’un glaive d’archange, d’une grande lame tordue et flamboyante. Du côté de l’occident, il s’évasait en une méditerranée pacifique aux vaguelettes crêpelées, telles que des frisons d’or.

Ce qui donnait plus de prix encore à cette oasis de verdure et d’eau calme, c’étaient les lignes austères qui, dans la direction du Nord, fermaient l’horizon. On devinait un pays nu, tourmenté, battu d’un flot sauvage contre lequel il servait en quelque sorte de rempart, et dont il brisait les colères, de sa longue étrave de granit. Les assauts de l’Atlantique s’y venaient heurter, comme à un colossal parapet. Souvent on voyait s’écheveler au-dessus de grandes crinières blanches, avec des hennissements de bêtes qui s’ébrouent, tandis qu’au ras des crêtes des lueurs couraient, de rapides fulgurations d’éclairs. Et l’on n’en goûtait que mieux le charme de ce coin abrité, peuplé seulement de cénobites vivant une vie de songe.

Ces influences reposantes agirent promptement sur Gralon, dont la vieille âme était de cire. Déjà les choses du passé achevaient de s’effacer en lui, quand soudain, une nuit d’hiver qu’il était resté à veiller dans sa chambre, il lui sembla entendre une voix douce qui chantait. Cette voix ne pouvait venir des cellules du monastère, depuis longtemps closes et endormies. Aucun chant, d’ailleurs, pas même celui des novices, n’eût eu cette grâce féminine, si attirante, qui, comme une lanière subtite, enlaçait à la fois tous les replis du cœur. Le vieux roi poussa les volets de bois plein : appuyé au montant de la fenêtre, ses yeux plongèrent au loin vers la mer. L’eau luisait, sous la lune, d’une clarté d’argent. Dans le pâle scintillement des ondes un buste de jeune femme surnageait. La tête, renversée en arrière, traînait une longue chevelure flottante, semée de pierres précieuses qui étaient peut-être des reflets d’étoiles. Les traits du visage, éclairés d’en haut, brillaient étrangement d’une splendeur molle et fluide où les yeux s’avivaient comme deux émeraudes, où les lèvres s’épanouissaient comme une rose mystique du jardin de la mer. Gralon tendit les bras, cria dans l’espace « Ahès !… Ahes !… » En cette apparition il avait reconnu sa fille. Il l’appelait encore qu’elle avait fui, avec la mobilité d’un poisson. Mais les deux derniers vers de son incantation demeuraient suspendus dans l’air. Et les rayons de la lune les propageaient au loin en de pâles et lentes vibrations : telles les cordes lumineuses d’une lyre immense.

Ahès, brêman Mary Morgân,
E skeud an oabr, d’an noz, a gân.

[Ahès, maintenant Mary Morgane, — À la lueur du firmament dans la nuit chante].

C’était une croyance des Celtes qu’une fée, idéalement belle et cruellement perverse, habitait la mer. Elle avait, disait-on, la figure, les seins et les hanches d’une vierge. Le reste de son corps était d’un monstre, couvert d’écailles et terminé par une queue fourchue. On voyait son torse incomparable surgir au-dessus des eaux, par les soirs alourdis qui précèdent les grands orages. Sa chevelure dénouée ondulait harmonieusement sur les vagues, et, de ses lèvres, un hymne montait, d’une langueur triste et si passionnée que les barques s’arrêtaient pour l’entendre. Les matelots éperdus, fascinés, ne pouvaient détourner leurs yeux de l’ensorceleuse dont les bras blancs leur faisaient signe. Une folie s’emparait d’eux. Et, dépouillant leurs vêtements, ils se jetaient à la nage, tout nus, pour la joindre. Elle les regardait venir, de ses prunelles ardentes où des flammes vertes brûlaient, et elle les étreignait sur son cœur, à tour de rôle, avec la force déchaînée d’un élément. Tout aussitôt le ciel se fermait ; les nuages tombaient à longs plis noirs, ainsi qu’une draperie funèbre, la houle se creusait en un lit souple pie aux profondeurs mouvantes, et l’orchestre de la tempête éclatait, formidable. À ses farouches amours la fée voulait un cadre terrifiant. Ses baisers distillaient une volupté si acre qu’on en mourait sur l’heure, comme d’un poison. La bouche où la sienne s’était collée s’en détachait soudain, flétrie, béante, muette à jamais. Il n’était pas de famille sur tout le littoral breton qui n’eût à lui reprocher le meurtre de quelqu’un de ses membres. On la nommait Mary Morgane ce qui veut dire née de la mer. Elle était une, et pourtant multiple. Nombreuses étaient ses incarnations

mais, c’était toujours la même âme de péché qui vivait en chacune d’elles.[2]

Ahès, brêman Mary Morgân…

Et voilà à quel métier de séduction et de mort Gralon avait voué sa fille pour l’éternité !… Le refrain lugubre ne cessa jusqu’au matin de retentir à ses oreilles, réveillant dans sa mémoire l’amertume des souvenirs, ajoutant à ses anciennes douleurs cette honte nouvelle d’Ahès devenue un objet d’opprobre, — Ahès qui fut si longtemps la joie de ses yeux et qui aurait dû être la fleur de sa race !

Le soir d’après, même apparition, même chant ; et, pendant plusieurs nuits consécutives, il en fut ainsi. Le vieillard n’osait plus s’allonger sur sa couche ; l’obsédante image ne lui laissait pas un instant de repos. Brisé de lassitude et d’angoisse, il s’affaissait à genoux près de la croisée ouverte, et c’était son tour maintenant d’implorer sa fille :

« — Pitié ! » murmurait-il. « Ma dernière heure est proche. Ne m’empêche pas d’oublier ! Accorde-moi de mourir en paix !… »

Mais, comme lui naguère, la fée des eaux, elle aussi, se montrait sans miséricorde. À la fin, pour échapper à cette hantise, il résolut de fuir, de s’enfoncer si avant dans les terres que l’haleine même du flot marin ne pût parvenir jusqu’à lui. Il déroba un des bissacs dans lesquels les paysans du voisinage avaient coutume d’apporter à l’abbaye leurs offrandes, et, l’ayant endossé, il se mit en route au point du jour, alors que les moines de Landévennec étaient tous à matines. Il côtoya la rivière d’Aulne jusqu’au bac de Térénès ; la fillette du passeur le déposa sur l’autre rive moyennant une bénédiction et une oraison qu’il psalmodia d’un ton navré. Elle prenait pour un mendiant en tournée le chef vénéré du clan de Cornouailles, l’homme qui fut le constructeur d’Is et réunit sur son front toutes les couronnes de l’Armorique ! Après avoir gravi la montée de Roznoën, il entra dans une chaumière, sise au bord du chemin. La ménagère lui dit :

« — Nous ne donnons l’aumône que le samedi, veille du saint jour du dimanche. Voici néanmoins une crêpe et un morceau de lard, parce que vous paraissez bien rendu. »

Il accepta, en remerciant ; et, comme ses vieilles jambes fléchissaient sous lui, il demanda la permission de se reposer un instant sur la pierre du seuil… Au crépuscule il traversa la ville du Faou. Withur, son cousin et son lieutenant, avait là son château ; il donnait une fête ; les fenêtres de sa demeure flambaient ; un brouhaha joyeux se répercutait de salle en salle. Gralon voulut s’asseoir sur une borne, près de la porte où les invités s’engouffraient. Des gardes vinrent et le chassèrent. Il subit cette humiliation sans se nommer. Tout cela faisait diversion à son mal, l’arrachait à sa pensée fixe, si torturante ! Une vallée s’ouvrait sur la droite : il s’y engagea. Le sentier se déroulait, ombragé de grêles ramures entre lesquelles glissaient des reflets de lune brodant le sol de dessins clairs. Puis, ce furent de hautes futaies, des piliers élancés et moussus soutenant des dômes d’ombre, le mystère d’une église vide, la nuit. Tous bruits au loin s’étaient tus, même la mélopée envahissante, obstinée, de la mer. Gralon se rappela les paroles de Primel, l’anachorète :

« — Les bois sont tendres à l’homme qui souffre. Dieu en a fait des asiles sacrés… »

Ses sourcils froncés se disjoignirent. Il se sentit plein de sécurité, comme si un mur inexpugnable l’eût isolé du reste du monde. Il continua d’avancer toutefois, heureux de se baigner et, en quelque sorte, de se fondre dans cette atmosphère lénifiante, de goûter plus profondément, à chaque pas, cette protection des choses qui allait s’épaississant autour de lui. L’avenue où il marchait avait l’ampleur, la majesté d’une nef colossale. Et, tout en cheminant sous les arceaux vertigineux, il songeait :

« — S’il est dans les décrets de Dieu que je vive quelques années encore, je veux bâtir, à la place de cette forêt et sur son modèle, une cathédrale où se dresseront, en pierre indestructible, autant de colonnes que voici d’arbres. Et il n’y aura infortune en Bretagne qui n’y puisse trouver, comme moi-même a cette heure, soit remède, soit consolation. »

… Gwennolé cependant, inquiet de la disparition du vieux roi, s’était mis à sa recherche. Il le découvrit enfin, dans la retraite qu’il s’était choisie, à l’orée de la forêt du Kranou. Il était là, étendu sur un lit de mousse que les feuilles tombées brochaient de larmes d’or. Près de lui une forme humaine était accroupie, qui n’avait plus d’un être vivant que l’apparence. En voyant venir le moine dont la robe de bure blanche tranchait vivement sur le fond assombri des bois, Gralon se souleva avec effort.

« — Vous arrivez à temps pour recueillir mon dernier souffle, » dit-il… « Ne prenez point ombrage du vieillard que voici : il a vécu trois âges d’homme et connu l’extrémité de la souffrance. Les maux que j’ai endurés ne sont rien au prix des angoisses qui l’ont éprouvé. J’ai eu à pleurer ma ville engloutie et l’épouvantable destin de mon unique enfant ; mais, lui, il a perdu ses dieux ! À cette misère-là nulle autre n’est comparable. Jadis il fut druide : il porte le deuil d’une religion morte. Soyez-lui clément et doux. Il vous dira mon vœu suprême, et combien ce lieu m’est cher ; j’y ai savouré par avance la joie de n’être plus. Je dépose en vos mains à tous deux mon âme épurée des souvenirs qui troublent… »

Il n’en put prononcer davantage ; sa tête retomba inerte sur le gazon. Le roi de Cornouailles avait trépassé. Gwennolé se mit à murmurer des psaumes latins le druide entonna, d’une voix chevrotante, une mélopée en langue barbare et Gralon, conan[3] de la mer, reposa dans la clairière jusqu’au lendemain, veillé par le prêtre du Christ et par le dernier survivant des ministres de Teutatès. De singulières pensées durent hanter l’Orne de ces deux hommes. Peut être le corps du vieux roi suffit-il a combler l’abîme qui les séparait peut-être, par dessus son cadavre, dans la mélancolie de cette nuit funèbre, les deux formes religieuses de l’antique esprit breton se tendirent-elles la main et communièrent-elles devant la mort, sous le couvert majestueux des bois.

Au point du jour, survint une troupe de cénobites que Gwennolé avait mandés. Ils lavèrent à une source voisine la dépouille mortelle du chef de clan, l’ensevelirent dans une pièce de lin parfumée de verveine, et la chargèrent sur leurs épaules pour la transporter Landévennec où, dans une crypte maintenant effondrée, son sépulcre se voit encore.

Quand ils se furent éloignés, le druide parla :

« — Frère, (car nous avons eu dans le passé de communs ancêtres), celui que nous avons conduit ensemble au seuil des demeures futures m’avait prié d’être auprès de toi l’interprète de ses dernières volontés. Je lui fis promesse de te les aller dire, s’il était nécessaire, jusqu’en ta maison, quoiqu’il me soit défendu par mes dogmes de franchir le cercle enchanté de cette forêt. Ce qu’il désire de toi, le voici : il entend que, par tes soins, une église soit érigée en cette place à la mère douloureuse de ton Dieu, afin que les malades y trouvent guérison et les affligés miséricorde. Un temps fut — j’étais jeune alors — un bloc de granit rouge se dressait ici. Son contact rendait la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, l’espérance aux cœurs en détresse. Puisse le sanctuaire que tu édifieras avoir mêmes vertus ! Ceci est mon souhait, le souhait d’un vaincu résigné au cours changeant des choses, et qui parle sans amertume ni animosité. J’ai dit. »

Gwennolé resta un instant songeur, les yeux baissés à terre.

« — Mais, en ce cas, » s’écria-t-il enfin, ému malgré lui de la belle sérénité du druide, « c’est vous que nous atteignons, vous dont nous envahissons le suprême refuge ! »

« — Oh ! moi !… » fit le vieillard. Et, après un silence, avec un geste de lassitude et de découragement, il ajouta « C’est affaire à mes dieux de me protéger, s’ils existent et s’ils y peuvent quelque chose… »

Puis, montrant le ciel d’un bleu délavé, l’azur limpide et pâle des matins d’octobre :

— « Au fond du mystère que nous situons là-haut il n’y a peut-être qu’un grand leurre ».

Gwennolé, scandalisé, dit sévèrement

« — Croire, c’est savoir. »

Mais, il se radoucit aussitôt ; il se sentait plein de compassion pour cette figure vénérable, dernière épave d’un grand culte sombré :

« — Que ne m’accompagnes-tu à l’abbaye ? Nous avons une cellule pour les hôtes, et nous enseignons la voie du salut. »

« — J’aime mieux les sentiers de ma forêt, » répondit le druide, « ils me sont familiers. Tous les chemins, d’ailleurs, aboutissent au même carrefour. Je te ferai seulement une prière quand tes ouvriers viendront pour bâtir l’église, s’ils trouvaient mes restes pourrissant sur le sol, en ces parages, recommande-leur de les enfouir Adieu ! »

Il tourna le dos et, appuyé sur un bâton noueux, s’enfonça péniblement sous les hautes avenues, tandis que Gwennolé, l’âme triste et amollie sans qu’il sût pourquoi, descendait à pas lents vers la mer.


II


J’ai tenu à rapporter tout au long la légende. Le vœu de Gralon fut accompli, l’église fut édifiée sur l’emplacement qu’il avait désigné ; trois valises d’or, sauvées du naufrage de Ker-Is, suffirent à peine à couvrir les frais du monument qui eut, en effet, s’il faut en croire la tradition, autant de piliers de pierre que le pays de Rumengol avait d’arbres. C’est dire que le sanctuaire actuel n’en est qu’une réduction mesquine. Mais, comme s’exprime le proverbe, il ne faut pas mesurer aux proportions de l’église la grandeur des miracles. L’humble chapelle d’aujourd’hui a gardé, aux yeux des Bretons, le même prestige que la somptueuse basilique d’autrefois. Ils y accourent de toutes parts, toute l’année durant, et de L’Argoat et de l’Armor[4].

Un soir d’août, je débarquais au Cloître-Plourin, petite halte de la ligne de Carhaix, perdue dans une steppe marécageuse, au milieu d’une région de tourbières éventrées, étalant çà et là des lèpres noires et des miroirs d’une eau stagnante et sinistre. Pas d’autre maison que la gare. J’avais dessein de visiter les Kragou, sorte de vagues en pierre, rebroussées dans la direction de l’ouest, qui hérissent de leurs crêtes étranges cette partie de la montagne d’Aré. Je pris la seule route qui s’offrait à moi, un de ces chemins primitifs, faits de deux ornières enserrant une sente herbeuse, et qui, selon l’adage breton, ne sont guère fréquentés que du chariot des âmes en peine. Une vieille cependant y marchait à quelque distance devant moi, une pauvre vieille à l’allure hésitante, les pieds chaussés de lourds souliers d’homme, la taille si courbée, que ses longs bras avaient l’air de prendre naissance dans ses reins. En passant à côté d’elle, je la « bonjourai ». Elle me répondit d’une petite voix jeunette, au timbre argentin. J’ai souvent observé que, chez nous, les femmes du peuple gardent jusqu’aux extrêmes limites de l’âge je ne sais quel charme d’enfance. Il était évident aussi qu’elle éprouvait un sentiment de joie à rencontrer un être humain dans cette immense solitude. La tristesse des choses autour d’elle lui causait une impression pénible qu’augmentait encore la mélancolie du soir, et cette espèce d’effroi qu’il traîne à sa suite en nos climats occidentaux. Elle engagea la conversation, exprima l’espoir que nous avions peut-être à suivre longtemps ensemble la même route.

« — Moi, dit-elle, « je voudrais atteindre le bourg de Berrien avant l’extinction des lumières. Malheureusement, je ne suis plus ingambe. Je vais comme une loche. »

D’une des poches de son tablier le col d’une burette sortait.

« — Vous êtes sans doute pélerine » ? demandai-je.

« — Je le fus, oui. Naguère on ne voyait que moi sur les routes. Mais les forces s’usent, j’ai près de quatre-vingts ans ; je devrais être déjà couchée dans ma maison du cimetière. Je pratique encore pourtant, parce qu’il faut vivre jusqu’au bout, n’est-ce pas ? »

Elle m’apprit qu’elle se rendait à Rumengol, par Berrien, Commana, à travers tout le pays montueux. Et il y avait deux jours qu’elle voyageait, depuis Plounévez-Moédec, dans les Côtes-du-Nord, jouxte la forêt de Coat-an-Noz. Elle allait prier la Vierge de Tout-Remède[5] pour le prompt trépassement d’un moribond qui souffrait des affres infinies sans pouvoir exhaler son dernier souffle.

Pour me retenir plus longtemps à son côté, elle se mit me donner des détails sur les rites qu’elle aurait à accomplir, une fois parvenue au lieu de son pèlerinage. Elle s’agenouillerait d’abord en face du porche où Gralon est représenté implorant pour les Bretons la tendresse de Notre-Dame, Mère de la chrétienté. Elle ferait ensuite à trois reprises le tour de la chapelle, pieds-nus, ses souliers dans les mains, en marchant à l’encontre du soleil et en récitant la très ancienne ballade, en langue armoricaine, connue sous le nom de Rêve de la Vierge[6].

Dame Marie la douce en son lit reposait
Quand il lui vint un rêve ;
Son fils passait et repassait
Devant elle, et la contemplait…

Je dus entendre toute l’oraison qui est d’ailleurs exquise et empreinte d’une fraîcheur, en quelque sorte, galiléenne… Viendrait alors la prière dans l’église. La bonne femme allumerait un cierge aux pieds de l’image sacrée, le laisserait brûler un instant, puis, brusquement, l’éteindrait, pour signifier à la Glorieuse Marie quel genre de service on attendait d’elle. Il était fort à présumer qu’au même moment, là-bas, à Plounévez-Moédec, l’agonisant rendrait l’âme. Sinon, elle avait encore une ressource : elle irait à la fontaine de la sainte et y emplirait sa burette. Au retour, elle répandrait quelques gouttes de cette eau sur les paupières du patient, et ses yeux aussitôt se renverseraient dans leurs orbites, et la douleur le quitterait avec la vie.

« — C’est, je crois bien, la cinquante-sixième fois que je fais ce parcours, et pour cinquante-six vœux différents. Il n’est pas de grâces que Rumengol ne dispense : il guérit des tourments d’esprit comme des infirmités du corps. Gralon en fut le premier miraculé. Le démon de sa fille Ahès le possédait et troublait ses nuits. Notre-Dame l’en délivra… »

Lancée sur ce chapître, la vieille ne tarit plus. Mais, nous étions sur la pente des Kragou.

« — Ah ! vous allez aux Roches fit-elle, avec un léger frisson. « Dieu vous garde !… Moi, mon chemin est par cette trouée. »

Elle disparut peu à peu dans un repli de la montagne. Arrivé au faîte, je me hissai sur une des grandes pierres, et je la revis, la pauvre vieille, qui se hâtait de son pas clopinant, sous la tombée grise du crépuscule ; à deux lieues vers le sud, par-delà le désert des tourbières, un clocher pointait au-dessus d’un bouquet d’arbres, égrenant dans l’air calme des tintements mélancoliques. L’Angélus sonnait à Berrien…


III


C’est dans la première semaine de Juin, au joli mois de la fenaison. Le train de six heures vient d’entrer en gare de Quimper, regorgeant de monde. Sur tout le trajet, depuis Lorient, il a cueilli des pélerins. On les entrevoit par le cadre des portières, assis bien sagement, figures sérieuses et recueillies. Il y a parmi eux des Vannetais, des « Gwénédour » aux cheveux plats, aux traits énergiques durement sculptés ; des hommes de Scaër aux belles carrures, en des vestes noires soutachées de velours ; des gars d’Elliant, engoncés dans leurs cols raides, des saints-sacrements brodés dans leur dos. Beaucoup de femmes : celles-ci flétries avant l’âge, la peau terreuse, la taille élargie par les travaux des champs et les maternités incessantes ; celles-là, délicieusement fraîches, pures fleurs d’idylles, laissant flotter ainsi que des pétales blancs les ailes éployées de leurs coiffes.

Sous le hall, des groupes stationnent devant les compartiments bondés : paysans et paysannes de la banlieue quimpéroise, gens de Kerfeunteun et d’Ergué, de Plomelin et de Fouesnant. On attelle des wagons supplémentaires qui sont immédiatement pris d’assaut. Le train repart, emportant cette caravane de croyants, grossie de halte en halte.

Je me suis faufilé à grand’peine dans une voiture occupée principalement par des soldats — de petits conscrits bretons, imberbes pour la plupart, les mains calleuses encore de la charrue, l’air rustique sous l’uniforme. Ils ont eu l’heureuse chance de n’être point dépaysés, d’avoir leur garnison à portée de leurs villages ; et, disposant d’une permission de vingt-quatre heures, ils les vont passer à Rumengol, par dévotion sans doute, mais aussi parce qu’ils savent qu’ils y rencontreront leurs parents, leurs amis et — comme bien l’on pense — leurs « douces »[7]. Cette perspective et le sentiment qui s’y joint, d’une liberté momentanément reconquise, ne laissent pas de les surexciter quelque peu. Ivresse passagère, du reste, vite évaporée. La gaîté, dans notre race, n’a qu’un épanouissement rapide et se fane aussitôt. Maintenant, ils devisent entre eux gravement, semblent se concerter à mi-voix. Sur l’invitation de ses camarades, un d’eux se lève, un tout jeune homme, presqu’un adolescent. Aux lignes délicates de son visage, à ses yeux fins, couleur d’herbe roussie, on devine un pâtre des monts. Après s’être recueilli une seconde, il attaque d’une voix claire, habituée à retentir dans les grands espaces, non un refrain de chambrée, comme on eût pu s’y attendre, mais une complainte mystique, au rythme alangui, le cantique populaire de Notre-Dame de Rumengol :

Lili, arc’hantet ho dêliou,
War vord an dour ’zo er prajou ;

Doué d’ezho roas dillad
A skuill er meziou peb c’houéz vad…

Des lys, aux feuilles argentées.
Sont au bord de l’eau, dans les prées ;

Dieu leur donna des vêtements
Dont l’odeur au loin embaume les champs…

Le chœur des troupiers reprend chaque strophe, lui communiquant une ampleur immense ; et le chant semble fuir au loin derrière nous, emporté dans un vent de vitesse, avec les grandes fumées blondes qui font sillage aux deux flancs du train. C’est une sorte d’églogue religieuse, doux-fleurante, imprégnée d’un double parfum de nature et de piété. Elle évoque dans l’atmosphère du wagon, sans air et sans jour, où nous sommes parqués, des visions de courtils lumineux, de côteaux boisés, d’eaux courantes au creux des vallons, et d’un sanctuaire dressant à mi-pente son clocheton gris brodé de lichens.

Ce qu’il nous est donné d’entrevoir de la contrée que nous traversons ajoute encore à cette impression de fraîcheur et de rusticité. La verte et ondoyante Cornouailles déploie de part et d’autre la splendeur grasse de ses pâturages, le miroitement de ses rivières, le bleu rempart de ses collines dont les dentelures, sous le soleil couchant, sont comme burinées d’un large trait d’or. Un ciel léger, des frissons tièdes, la vivante haleine de la mer. On monte, on monte. Une ligne de hauteurs austères et dénudées se dessine des pyramides de pierres entassées les couronnent, semblables des cairns des anciens âges, une nappe d’eau canalisée réfléchit leurs grands profils, et, sur ses bords, des maisons blanches sont rangées paisiblement, leurs façades un peu assombries par les reflets d’ardoises qu’y projettent les carrières d’alentour. C’est ici Châteaulin, une sous-préfecture d’Arcadie. On franchit le canal sur un viaduc d’où l’œil domine un instant ses courbes harmonieuses, l’écharpe d’azur mat qu’il déroule, à travers des solitudes presque vierges, jusque la pointe de Landévennec. L’Aulne passée, on entre dans un pays nouveau ; il n’a point l’âpreté des cîmes qu’on laisse après soi, mais encore moins l’aspect joyeux, cette riante figure des choses, qui caractérise la Cornouailles du Sud. Région de plateaux découverts, coupée de ravins profonds comme celui de Pont-ar-Veuzèn, ou de combes tristes comme celle de Lopérec, sa physionomie respire un je ne sais quoi de sobre et de grave, annonce déjà le Léon. Le train s’arrête dans une petite station en rase campagne ; un employé crie :

« — Quimerc’h Les voyageurs pour Rumengol descendent » !

Les wagons débarquent sur le quai une multitude grouillante, silencieuse et bariolée. Il est huit heures et demie environ. Le ciel, d’une blancheur lactée, s’est peuplé d’une procession de nues qui semblent s’acheminer, elles aussi, dans notre direction. Les pélerins s’égrènent au long d’une route grimpante, bordée çà et là d’auberges. Sur un palier, le bourg de Quimerc’h, transporté en cet endroit depuis l’ouverture de la voie ferrée, groupe autour d’une église neuve quelques maisons banales. Et cela n’est pas sans causer une déception, ce village improvisé, au milieu de ces grands horizons sévères reposant sur des assises de granit bâties pour l’éternité. Par delà le bourg, la côte recommence ; les bras d’un calvaire se dessinent au sommet, sur le fond encore illuminé du couchant. On a de là-haut une des plus admirables vues de Bretagne. Une terre singulièrement attirante dévale à vos pieds ; tout au bas, des silhouettes de toits pointus, un vieux décor de ville moyennageuse gravé à l’eau-forte[8] ; à gauche, des images grises et fuyantes, de vagues estompes lointaines, pareilles à des nuages immobilisés, et qui sont d’abord les crêtes du Ménez-Hôm, puis le trident que plante au large le promontoire de Crozon, la « main à trois doigts » dont il fouille les entrailles de l’Atlantique ; — à droite, la rade, ce que les Bretons appellent la « mer close », une filtrée d’Océan au sein des labours et des bois, quelque chose de froid et de clair, la lumière glacée d’une eau dormante où vibre encore l’adieu du soleil disparu et où les houles viennent mourir en un pâle et dernier frisson ; — en deçà, une échancrure profonde, pleine d’ombre verte, et, de l’autre côté du ravin, la coupe brune du pays d’Hanvec qui porte suspendue à son flanc la petite Mecque bretonne, la sainte oasis de Rumengol.


IV


Au sommet de la montée, comme je vais pour m’engager dans le chemin creux qui, à travers le vallon, pique droit sur la bourgade sacrée, je fais rencontre du conscrit de tantôt, du joli pâtre-soldat. Assis sur le rebord de la douve, il se déchausse, noue ensemble les cordonnets de ses souliers et retrousse son pantalon rouge sur ses fins mollets de grimpeur de landes. Nous échangeons un regard, quelques mots. Je le complimente sur sa voix de rossignol.

« — Oui », me répond-il, « c’est un bien beau cantique que celui-là ! Au catéchisme, on nous le faisait chanter. J’aime à le fredonner à la caserne, et il n’est pas besoin de me prier longtemps pour que je le redise, en quelque lieu que je sois. Les gens qui vont de chez nous au pardon de Rumengol l’entonnent tout le long de la route… Je suis de Saint-Riwal, dans le Ménez : un quartier pauvre, trop de pierres, des bruyères, un peu de seigle et de blé noir. Mais il n’y a de terre chaude au cœur et douce aux yeux que celle où l’on est né… »

Tandis que nous voyageons de compagnie (ses camarades se sont attardés à boire dans les auberges), il m’explique qu’il est le cinquième enfant de sa famille ; il me parle de son père, de sa mère, de sa sœur aînée, mariée à un « tourbier » du Yeûn[9], de sa marraine qui a quelque bien et qui lui a promis, quand il aura fini son temps, de lui faire cadeau d’une paire de bœufs pour entrer en ménage. Car, sitôt de retour chez lui, il compte prendre femme. Il s’est féru d’une fille de Braspartz. Depuis trois ans il ne rêve que d’elle, quoiqu’il ne lui ait jamais dit une parole d’« amitié ». Il l’a connue un jour au pardon d’une chapelle détruite, à Saint-Kaduan. C’était un soir comme celui-ci. Il était allé là par désœuvrement, par piété aussi. Même quand les saints n’ont plus d’oratoires, il convient d’être assidu à leur fête. Il y avait sur la pelouse beaucoup de jouvencelles. Il n’en vit qu’une, qui lui riait du regard. Incontinent, son destin fut fixé. Il avait, selon son expression, « trouvé sa planète ». La fille, depuis lors, est dans son souvenir comme une constellation au fond d’un ciel pur. C’est l’éternel poème de l’amour breton, si sobre et si chaste, tel que le célèbrent les soniou, tel qu’il persiste à fleurir au cœur de la race. Rien de passionné, ni de troublant un attendrissement qui pénètre toute l’âme, mêlé d’un je ne sais quoi de religieux. Ils aiment comme on prie, ces Armoricains, avec recueillement et en silence.

Le chemin creux où nous marchons s’enfonce entre de hauts talus semi-éboulés : des branchages, au-dessus de nous, se rejoignent, formant treillis ; dans les fossés, des cressonnières bruissent d’un chuchotement clair, de la menue et grêle chanson des sources invisibles. Nul vent : les feuillages dorment, ou plutôt ils ont cet air d’attente que prennent les choses en s’immobilisant. Quelques vaches paissent à l’aventure. Nous croisons des chars-à-bancs bondés de paysans qui ont déjà terminé leurs dévotions et s’en retournent. Une femme portant la coiffe de Pleyben nous dépasse : elle est en corps de chemise et elle court, les pieds en sang, l’haleine oppressée.

« — Celle-ci doit avoir fait un grand vœu », prononce le conscrit. Il vient de couper à une touffe de coudrier une baguette de pélerin, et il en sculpte l’écorce avec la pointe de son couteau, en fait une sorte de thyrse, enguirlandé d’un mince ruban vert où des lettres s’entrelacent.

… L’horizon s’est ouvert, tout d’un coup ; les talus se sont écartés comme les battants d’un porche. Nous prenons par un sentier de traverse, entre des fougeraies odorantes et des ajoncs en fleur. L’ombre du soir s’épaissit derrière nous, mais sur le versant d’en face une lumière mystérieuse, d’une infinie délicatesse de teintes, demeure épandue, renvoyée peut-être par les miroirs lointains de la mer. Et, dans cette auréole qu’on dirait surnaturelle, Rumengol se détache, avec l’extraordinaire netteté d’un village d’Orient, aux couleurs féeriques et invraisemblables. La flèche de l’église est d’un rose vif, comme si on l’avait taillée dans la Pierre Rouge d’autrefois. Elle apparaît comme le centre de tout le paysage qui se groupe autour d’elle, figé dans une adoration muette et, en quelque sorte, prosterné. Les choses ont des attitudes de prière, de longs agenouillements, et un murmure s’exhale des champs, des landes, des prés, qui vous remue le cœur, en fait se dégager le parfum subtil des vieilles oraisons désapprises. Voici que je me mets à fredonner avec le conscrit les strophes du cantique local

Lili, arc’hantet ho délliou…

D’une friche voisine, un autre refrain nous répond, mais hurlé à tue-tête et d’un caractère singulièrement profane. C’est une bande de matelots ivres, de « cols-bleus » venus au pardon en bordée, et qui, se tenant par le bras, dansent devant une espèce de gourbi en toile une ronde tumultueuse :

Entre Brest et Lorient,
Leste, leste.
Entre Brest et Lorient,
Lestement.

les gabiers de la misaine
Sont des filles de quinze ans…

Entre Brest et Lorient
Leste, leste…

Très leste, en effet, cette chanson de gaillard d’arrière, — un peu inattendue aussi, en ces parages dévotieux qui invitent à la discrétion et au silence. J’en fais la remarque à mon compagnon, pensant que des gauloiseries qui me semblent, à moi, inopportunes lui causent une impression plus pénible encore et où sa foi même est intéressée. Mais il n’en paraît nullement scandalisé, bien au contraire et c’est lui, le croyant, qui me donne une leçon de tolérance :

« — Eh ! ces gens-là chantent ce qu’ils savent. Qu’importe ce qu’ils chantent, pourvu qu’ils chantent ! La Vierge de Rumengol n’y regarde pas de si près. Elle entend le bruit que font leurs voix ça lui suffit. C’est une preuve qu’ils se sont dérangés pour elle, qu’ils sont accourus de Landévennec ou de Recouvrance pour lui rendre visite sur sa terre et dans son oratoire ; elle se dit qu’ils ont été exacts une fois de plus, les francs gars de la flotte ; et elle est toute joyeuse de les revoir, croyez-le bien, de les revoir en bonne santé et en belle humeur. Le reste, elle n’en a cure. C’est une vraie Mère, pas du tout pleurnicharde. Vous la contemplerez tout-à-l’heure et vous verrez quelle mine accueillante elle a, dans sa robe d’or. Elle est là pour consoler, non pour gronder et se mettre en colère. Elle a le sourire sur les lèvres et elle veut qu’on ait la gaîté dans le cœur. Ses meilleurs amis sont ceux qui viennent à elle, un couplet quelconque entre les dents. Ce n’est pas sans raison que sa fête s’appelle le pardon des chanteurs !… »

Or ça, hardi, les matelots Allez-y gaîment, et que Notre-Dame de Rumengol vous tienne en joie !

Comme nous approchons du gourbi, ils nous aperçoivent, et hèlent le soldat.

« — Ohé ! Bragou-rû[10], trinque avec nous ! »

Une fillette en bonnet de velours verse du cidre à plein pichet. Et le bragou-rû de me planter là, pour s’attabler sous le ciel nocturne avec la troupe en goguette des cols-bleus. Je continue à descendre le sentier ; l’interminable chanson de bord, un moment interrompue, reprend de plus belle. Seulement, aux voix avinées des marins, une autre voix maintenant se mêle, les dominant toutes — une voix d’enfant de chœur, d’une merveilleuse sûreté de timbre, et qui, à chaque retour du refrain, part en fusées aiguës, éparpillant les notes dans l’espace, avec une alacrité d’alouette :

Entre Brest et Lorient,
Leste, leste ;
Entre Brest et Lorient,
Lestement !…

L’éloignement ne me permet plus de percevoir distinctement les paroles ; à cause de cela peut-être, je trouve à ce chant, de plus en plus atténué et confus, un charme qui va croissant à mesure que, par l’effet de la distance, il se transfigure et, si je puis dire, s’idéalise. Il rythme à présent mon pas, il me berce l’âme, il m’incline de pieuses songeries. S’il venait à se taire, la poésie de ce beau soir m’en paraîtrait diminuée.

Les abris de grosse toile se font de plus en plus nombreux aux deux bords de la route : quelques-uns s’éclairent d’une petite chandelle de suif plantée dans un verre. Passé le ruisseau qui gazouille au fond du vallon, ils forment rue, sur la pente opposée. La brume des prairies les enveloppe, puis s’élève dans l’air en une procession d’êtres aériens traînant de longues mousselines. Sous les testes, des gens causent bruyamment, s’embrassent par-dessus les tables, échangent mille démonstrations d’amitié. D’aucuns se penchent, à deux et à trois, sur un réchaud de charbon pour y allumer leurs pipes minuscules et, quand un jet de flamme lèche leur visage, leur cuir rasé de frais, ils éclatent tous ensemble d’un large rire qui fait tressaillir au loin les échos vibrants de la nuit. La foule, sur la chaussée, est déjà compacte. Çà et là, un trou se creuse dans l’ondoyante mêlée c’est quelque mendiant, assis à terre à la façon d’un tailleur ou d’un bouddha, et qui brame sa plainte en agitant des amulettes, toute une ferraille bénite suspendue à son cou. On s’écarte de lui avec un respect superstitieux, non sans jeter une pièce de monnaie dans son escarcelle. Les pauvres de Rumengol composent, dit-on, une catégorie à part, une espèce de congrégation douée de facultés singulières. L’esprit des âges habite en eux : ils se meuvent sans peine dans les arcanes du passé et pénètrent très avant dans les mystères de l’avenir. Il en est parmi eux qui ont vécu plusieurs vies et dont la mémoire est restée dépositaire des grands secrets d’autrefois. La race morte des magiciens et des enchanteurs leur a légué ses prestiges, son art, ses formules. Ils savent guérir avec une parole, tuer avec un regard. Malheur à qui ne leur rend point les hommages qui leur sont dus ! On vous racontera l’histoire de ce paysan du Laz qui, ayant bousculé l’un d’eux, fut sept ans sans revoir sa chaumière dans la montagne. Quelque chemin qu’il prît, il était toujours ramené à Rumengol ; à force de marcher il n’avait plus de chair sous la plante des pieds, et, lorsqu’enfin, le charme ayant cessé, il se retrouva devant sa porte, sa femme qui s’était crue veuve était enceinte d’un second mari.

On vous racontera encore ceci, qui est non moins surprenant.

À l’un des derniers pardons, une jeune fille s’en retournait chez elle, à la brune, du côté de Logonna. Par exception, il pleuvait, et elle avait ouvert son parapluie. Soudain, un homme se leva du fossé, un très vieil homme dont le dos pliait sous une moisson d’années. Il était vêtu de haillons sordides, mais à l’un des doigts de sa main gauche une émeraude brillait.

« — Pennhérès[11] », dit-il, en interpellant la jeune fille, « si vous me donniez place sous votre parapluie, je pourrais regagner mon gîte, sans me faire tremper. Je ne vais qu’à une pipée[12] d’ici et ne vous embarrasserai pas longtemps. »

Il parlait d’un ton si humble que la pennhéres en fut touchée.

« — À votre service » répondit-elle.

Ils se mirent à cheminer côte à côte, sous l’averse qui redoublait de violence, la jeune fille garantissant de son mieux le vieillard. Celui-ci, malgré son antiquité, marchait d’un pas dispos, d’une allure aisée et légère, comme si les pans de sa veste, fouettés de la pluie et du vent, lui eussent tenu lieu d’ailes.

« — Vous êtes une belle enfant », disait-il, « et, ce qui a plus de prix, vous avez l’air d’une enfant sage. J’ai eu jadis une fille qui vous ressemblait : elle avait votre âge, votre taille, et, comme vous, de blonds cheveux couleur de paille claire. Je l’aimais de toute mon âme. Mais elle n’avait point votre sagesse ; la soif des choses défendues brûlait son cœur, ses yeux et ses lèvres. Elle a été la tristesse de ma vie, elle est ma honte dans l’éternité. »

II se tut : sur sa figure misérable les larmes ruisselaient. La pennhérès se sentait troublée, comme au contact d’une personne surnaturelle. Au bout d’un instant il reprit :

« — Je vous donnerais bien, en guise de remercîment, cette émeraude qui me vient d’elle, mais elle ne vous porterait pas bonheur. D’ailleurs la bénédiction de Notre-Dame de Tout-Remède est sur vous : cela vaut mieux que tous les diamants. »

Puis, s’arrêtant auprès d’une brèche :

« — Ma route maintenant est par ici. Que l’ange des voyages paisibles vous accompagne ! »

Elle le vit disparaître dans les guérets, en sanglotant, et au même moment, par-delà les côteaux embrumés, il se fit une grande déchirure blanche dans la direction de la mer. Elle serra vivement les paupières et se signa par trois fois, pour écarter d’elle et des siens l’influence de Mary Morgane. Quand, de retour au logis, elle eut narré à ses parents cet épisode de son pèlerinage, les anciens de la famille gardèrent quelque temps un silence embarrassé puis, l’un d’eux murmura :

« — Nous allons réciter, avant de commencer les grâces, un De profundis pour le repos du Roi Gralon… »

On conçoit sans peine que de pareilles légendes — et il y en a tout un cycle — ne contribuent pas peu à faire des mendiants de Rumengol des êtres en quelque sorte mythiques et sacrés. Ajoutez que la plupart de ces quêteurs d’aumônes ne se montrent en ce lieu qu’une fois l’an, qu’ils y viennent on ne sait d’où, de régions très diverses et souvent fort Éloignées, qu’un mystère, par conséquent, plane sur leurs origines, laissant le champ libre à toutes les conjectures. J’ai rencontré là, à trente, à quarante lieues de chez elles, des femmes du Trégor dont la figure m’était familière depuis mon enfance ; je les retrouvais, après ce long espace de temps, telles que je les connus, sans un pli de plus à leurs traits sans âge, la peau noirâtre et fumée comme celle des momies, leurs maigres mollets de coureuses de pardons toujours allègres et vils, leurs yeux striés de fibrilles sanguinolentes couvant le même fanatisme obstiné et silencieux. — Enfin, il faut en convenir, il n’en est pas un de ces mendiants qui n’ait son genre de beauté. C’est à croire que la race des vagabonds, et des loqueteux n’envoie ici que ses spécimens les plus remarquables, ses types les plus intéressants et les plus parfaits. J’en ai vu qui se drapaient dans leurs guenilles avec une inconsciente majesté de chefs barbares. Je me rappelle être resté en contemplation devant l’un d’eux. On eût dit un pasteur de peuples. Il était assis sur la margelle de la fontaine, à l’entrée du bourg. Il avait les jambes croisées, le corps penché en avant, les mains appuyées à une trique de châtaignier grosse comme le tronc d’un jeune plant. Le sommet dégarni de son crâne luisait à la clarté des étoiles ainsi qu’un miroir de bronze. De ses tempes à ses épaules tombaient des mèches de cheveux fins, d’une blancheur blonde, semi-lune et semi-soleil ; elles encadraient un profil sculptural, une tête de mage antique au nez busqué, aux pommettes saillantes, des broussailles grises ombrageant les yeux aigus, les lèvres noyées dans les flots harmonieux d’une barbe d’argent. Sa sébile posée à terre, à ses pieds, semblait attendre, non des aumônes, mais des offrandes. Il y avait dans toute sa personne une noblesse qui imposait. J’observai que les pèlerins, en allant faire leurs libations à la source, lui témoignaient une vénération mêlée de crainte, comme s’il eût été, sinon le dieu, du moins le prêtre, gardien de la fontaine.

« — Qui est ce vieux pauvre ? » demandai-je à un passant.

« — Ni moi, ni d’autres ne saurions vous le dire. On l’appelle Pôtr he groc’hen gawr, l’homme à la peau de chèvre, à cause de cette fourrure à demi pelée que vous lui voyez sur le dos et qui lui donne un faux air de Jean le Baptiseur. On ne sait rien de plus sur son compte, et il est probable qu’on n’en saura jamais davantage, parce qu’il est — ou feint d’être — d’une surdité à déconcerter toutes les questions. Il y en a qui prétendent que c’est un saint, il y en a qui prétendent que c'est un sorcier ceux-ci se fondent sur ce qu’il excelle à débiter la messe en latin, aussi couramment qu’un évêque ; ceux-là, sur ce qu’on ne lui connaît aucun défaut, pas même de s’enivrer, comme font ses pareils, avec les sous qu’il ramasse. Il arrive régulièrement la veille du pardon, s’assied toujours en cet endroit, y passe la nuit, dans cette posture, quelque temps qu’il fasse, et, le lendemain matin, après avoir salué la Vierge, reprend à travers pays son voyage de Juif-errant. »


V


L’unique rue de Rumengol, bordée à gauche par une dizaine de maisons, a droite par le murtin du cimetière, est encombrée de « boutiques », d’étalages en plein vent où scintille aux lueurs des lampes ou des torches le clinquant des chapelets, des médailles, des bagues, des épinglettes, tandis que les dessins pieux des scapulaires d’étoffe se balançent doucement au souffle du soir. Des paysannes sont là, attroupées, s’extasiant devant ces merveilles. Les hommes font cercle de préférence autour du jeu de mil ha kaz[13] si populaire parmi les Bretons, ou rivalisent d’émulation au rude exercice de la Tête-de-Turc. Il se faut ouvrir une trouée au milieu de tous ces gens qui stationnent, et ce n’est point chose aisée, car un Breton ne se dérange jamais de son propre mouvement ; il ne bouge que si on le houspille, surtout aux heures de flânerie, où il est de pierre ; on pourrait alors lui marcher dessus sans qu’il bronchât. À force de jouer des coudes, je finis par atteindre l’auberge qui m’a été recommandée. Elle est à l’extrémité du bourg, à deux pas de l’église ; ses étroites fenêtres de granit flamboient dans sa façade tassée et toute noire. Une pourpre d’incendie embrase le rez-de-chaussée et des étincelles courent, rapides, sur les solives du plafond, accrochant ça et là d’éphémères constellations. Dans l’âtre, la flamme s’épanouit en une immense gerbe rouge ; le ventre des marmites fait entendre des bruits sourds et précipités comme un galop de mer qui monte. Et, dans cette atmosphère de fournaise, une cinquantaine d’êtres humains empilés les uns sur les autres soupent d’un cœur content, sans même avoir l’idée d’emporter leur repas pour l’aller manger sur le talus du champ voisin, à la fraîcheur de la nuit. Quelques uns ont dû s’accroupir à terre, leur assiette entre les genoux. Ils ne s’en indignent ni ne s’en plaignent. Un pèlerin n’est pas un commis-voyageur. Il s’installe où il trouve place, s’accommode de ce qu’on lui sert et paie ce qu’il doit en y joignant un brave merci. Je suis venu Rumengol en pèlerin de lettres et n’ai nulle envie de faire le difficile. J’aimerais toutefois un bout de banc où m’asseoir, auprès d’un trou quelconque par où respirer.

« — Montez à l’étage, » me dit l’hôtesse.

Une pièce basse, sans autre meuble qu’une table faite de quelques planches disposées sur des barriques vides en guise de tréteaux. Les convives pour atteindre aux plats sont à peu près forcés de se tenir debout. Ceux qui ont fini ou qui n’ont pas encore eu leur pitance occupent leur attente ou leur loisir à de monotones parties de cartes. À chaque fois qu’un poing s’abat sur les ais mal ajustés, les assiettes brimbalent, et les verres dansent. Les conversations sont bruyantes ; une aigre odeur de cidre répandu vous prend aux narines il y a déjà de l’ivresse dans l’air… La petite servante qui me guide pousse une porte au fond de la salle et m’introduit dans un retrait où il y a une vraie table et — Dieu me pardonne — des chaises. Ici, tout est paix et silence : la croisée s’ouvre sur un verger et, plus bas, sur la vallée toujours parée du grand voile nuptial que déroulent autour des peupliers et des saules les mystérieuses fées des eaux. C’est un coin de solitude, tel que je n’en eusse pas osé rêver. Je m’apprête à faire honneur à la « portion » de ragoût qui fume devant moi, quand un ronflement parti d’un des angles obscurs de la chambre vient soudain m’avertir que j’ai un compagnon et que je vais même, grâce à lui, dîner en musique.

« — Ce n’est rien, » murmure la servante, « c’est l’homme aux chansons : il s’est mis là pour faire un somme ; il ne vous gênera point. »

Et, après cette explication sommaire, elle s’esquive. Voyons cependant quel peut bien être cet homme aux chansons ! Je m’approche du dormeur il est couché de son long sur le plancher, la face tournée vers la muraille, la tête appuyée à un havresac bourré de paperasses. Ce vieux havresac en peau de veau, le poil en dehors et tout élimé, ou je me trompe fort, ou je l’ai rencontré plus d’une fois avant aujourd’hui. À son seul aspect je sens au plus profond de moi comme un jaillissement de souvenirs. C’est ma contrée natale, c’est la Bretagne du Trégor qu’il évoque toute entière à mes yeux. Pourvu que ce soit lui !… J’abaisse la chandelle que je tiens vers le visage de l’homme. Il fait un mouvement, je le reconnais, je m’écrie :

« — Yann Ar Minouz !… »

Il ne vous dit rien sans doute, ce nom à mine exotique et qui sonne si étrangement. Retenez-le néanmoins ; c’est celui de notre dernier barde. Je devrais, hélas écrire : c’était… car Yann Ar Minouz n’est plus. Les journaux des Côtes-du-Nord ont annoncé, voici près d’un an, qu’il était décédé à Pleumeur-Gautier, dans la cinquante-septième année de son âge. On ne trouvera pas mauvais assurément que je lui consacre ici une longue parenthèse. Les habitués du pardon de Rumengol le pleurent encore. Il est resté pour eux le « rimeur » sans égal. Selon l’expression d’une pèlerine qui ne passe jamais ma porte sans y heurter, « il brillait au milieu des autres chanteurs comme un louis d’or parmi les gros sous. » Mais, c’est surtout dans les régions de Tréguier, de Lannion, de Paimpol, qu’il laisse un vide attristant. Avec lui s’en est allée dans la tombe la muse de la poésie nomade, une bonne fille un peu bohème, pas très soignée dans sa mise ni assez difficile peut-être quant au choix de ses inspirations, mais vaillante, infatigable, le pied leste, la lèvre prompte, et qui, de sa voix nasillarde, menait à travers la presqu’île le branle joyeux des pardons. Dieu me garde de vous présenter Yann Ar Minouz comme un émule des Liwarc’h-hen ou des Taliésinn[14] ! Il m’en voudrait d’en faire accroire à son sujet, lui qui se gaussait si volontiers des prétentions d’autrui ! Ce n’était point un esprit de haut vol ce n’était pas non plus le premier venu. S’il n’a point fait revivre parmi nous la tradition des grandes écoles bardiques, il en a du moins prolongé l’agonie. Barde il s’intitulait — un peu naïvement sans doute, ayant adopté le mot à tout hasard, sans s’inquiéter autrement de ce qu’il pouvait signifier barde il était, à vrai dire, et par goût et par tempérament.

« — Je n’ai jamais été qu’un chanteur de chansons », m’a-t-il conté bien souvent ; « et tel que je suis né je mourrai. On a voulu m’apprendre toutes sortes de métiers : j’étais impropre à tout, hormis à faire des vers ; cela seul me plaisait, de cela seul j’étais capable. Dans mon enfance, je fus employé à garder les vaches, mais, un matin qu’il soufflait grand vent, je laissai là mes bêtes, et je partis du côté où le vent soufflait. C’était l’année qui suivit ma première communion. Depuis lors, je cours les chemins. Je mange où l’on me donne, je couche où l’on m’accueille. Mais, aux maisons bâties je préfère la maison sans toit, l’auberge de la Belle-Étoile, comme je préfère aussi le gazouillis des oiseaux à la conversation des hommes. »

Aux vacances dernières, étant de passage à Pleumeur, j’allai voir sa veuve, Marie-Françoise Le Moullec, et nous nous entretînmes du mort, couché à quelques pas de nous, à l’ombre de l’église, dans le pacifique enclos des tombes.

Yann vint au monde à Lézardrieux. Son père passait pour très instruit, parce qu’il savait lire, et joignait à ses occupations de tisserand les fonctions de maître d’école. Sa tâche du jour terminée, il réunissait chez lui une douzaine de galopins du voisinage et leur faisait leur classe, c’est-à-dire leur enseignait le catéchisme, leur apprenait à reconnaître la place de chaque office dans le paroissien, et leur bourrait la mémoire de vieilles complaintes flétrissant les forfaits des seigneurs d’autrefois ou célébrant les vertus des saints locaux. Cette forme élémentaire de culture convenait à merveille à l’esprit de Yann : il fit de si rapides progrès que son père, rêvant pour lui les hautes destinées du sacerdoce, l’envoya étudier à Pleumeur où il y avait un instituteur en titre, muni de plusieurs diplômes. Yann fut ainsi initié au français et même quelque peu au latin[15]. Mais il en eut tout de suite assez. On ne chantait pas de chansons bretonnes à l’école de Pleumeur : il la déserta. Son père le trouva un beau matin endormi dans l’étable.

« — Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda-t-il courroucé.

« — La porte de la maison était close, quand je suis rentré, hier : je n’ai pas voulu vous réveiller. »

« — Tu as donc congé aujourd’hui ? »

« — Non. Mais, je ne resterai plus là-bas, et, si vous m’y ramenez de force, vous ne me reverrez plus. »

On usa de tout pour fléchir l’enfant. Menaces, coups, supplications, rien n’y fit.

« — Tu iras donc gagner ton pain » lui dit-on. Et on le loua à un fermier de Saint-Drien. Depuis l’aube jusqu’au crépuscule du soir, il fut censé surveiller les vaches, les taureaux et les génisses, dans les pacages illimités. En réalité, il passait le temps, assis entre deux touffes d’ajonc, à écouter un oiseau mystérieux qui s’était mis à siffler dans sa tête, ou bien à contempler de magiques horizons, visibles pour lui seul, vers lesquels l’attirait un aimant si fort qu’il en avait des fourmillements dans les jambes. C’est là, dans la paix des landes mélancoliques, que pour la première fois l’Esprit de la poésie primitive le vint visiter[16]. Il n’avait, en effet, que douze ans lorsqu’il composa sa pièce de début, celle-là même qui, refondue et remaniée, s’est appelée plus tard la « Confession de Jean Gamin » (Covizion Yann Grennard). Il y disait


Je suis un garçonnet, hardi et insouciant
Rien ne m’agrée tant que de jouer à la toupie ;
Faire l’école du renard[17] me plaît aussi
Dénicher des nids, lutter et me battre.

Déchirée est ma veste, en lambeaux mon gilet ;
Mes braies ne tiennent plus, Mon chapeau n’a plus de rebords,
À force d’échanger des horions avec les camarades ;
Et, quand je rentre à la maison, là encore les coups de bâton m’attendent.



De souper, hélas ! souvent je me dois passer
Et coucher dehors la nuit, ô la triste pénitence !
Loin de me soumettre pourtant, je me révolte ;
« Vieil étourdi ! » est le nom dont je gratifie mon père.

Ma petite mère est tendre et cherche à m’excuser :
Au lieu de lui en savoir gré et de lui éviter l’angoisse,
Je l’appelle « face rousse ! » et c’est tout ce que je trouve pour la remercier.
Il n’y a pas à dire ; décidément, je suis un être incorrigible…

De ces turbulences, de ces effronteries de gamin, il se corrigea avec l’âge, mais, le fond d’indiscipline qui était en lui, il ne s’en défit jamais. Sa veuve, qui n’eut pas précisément à se louer de ses façons, a retenu de lui l’image d’un homme très doux, d’une inépuisable bonté de cœur dans les circonstances ordinaires de la vie, mais incapable de se gouverner lui-même et impatient de toute contrainte. Il n’avait de mesure en rien. Souvent il se mettait à pleurer à chaudes larmes, sans qu’on sût pourquoi. Il aimait à s’envelopper de mystère, n’ouvrait à personne sa pensée, détestait les questions. Ce qui frappait surtout chez lui, c’était son humeur vagabonde. Il conserva jusqu’à sa mort le tempérament inquiet et aventureux d’un poulain sauvage. Pour peu qu’on lui fît sentir l’entrave, il se cabrait. Le maître chez lequel il servait lui ayant reproché de « muser » au lieu d’avoir l’œil sur le troupeau confié à ses soins, on sait comment il prit la chose. Le soir de ce jour-là, le troupeau rentra sans le pâtre. Yann ne reparut à Saint-Drien que dix ans après. Le village avait changé d’aspect dans l’intervalle la plupart des masures s’étaient donné des airs de maisons, avaient remplacé leurs cloisonnements d’argile par des murs en pierres, leurs toits de chaume par des ardoises. Une seule était demeurée la même, et c’est à la vitre de sa lucarne qu’il vint heurter. Il ne doutait point que Marie-Françoise, sa petite amie d’autrefois, ne l’y attendît. Il la retrouva, non pas telle qu’il l’avait quittée, mais telle qu’il souhaitait de la revoir. Ils s’épousèrent « devant Dieu et le Gouvernement ». Le lendemain des noces, la jeune femme dit à son mari :

« — Yann, mon amour, il faut songer à ceux qui naîtront de nous. Il y a dans notre ciel un nuage : tu n’as point de métier. Moi, je suis bonne fileuse. Si tu te faisais broyeur de lin !… »

Il se fit broyeur de lin. Et pendant une année il travailla en conscience. Parfois des tristesses subites rembrunissaient son front, mais elles se dissipaient aussitôt. Tout en travaillant, il composait, et, le dimanche venu, au sortir de la messe, il s’attablait avec quelques camarades dans une salle d’auberge, pour leur débiter ses couplets nouveaux. Très sobre, du reste, ne buvant jamais que du café. Très religieux aussi : il assistait régulièrement à tous les offices. Au bout de l’an, Marie-Françoise le Moullec lui donna une fille. Il la fit baptiser du nom de la Vierge et se prit pour elle d’une véritable adoration, à un tel point qu’il en eut l’esprit comme troublé. Dès lors il ne fut plus aussi attentif à l’ouvrage. Il restait de longues heures en extase auprès du berceau de l’enfant. Sa femme tenta de le morigéner ; il la laissait dire, la pensée ailleurs.

« — Yann », prononça-t-elle un jour, « tu aimes trop la petite. Les enfants qu’on aime trop vivent peu ; ils se fanent comme l’herbe à l’ardent soleil. »

En rappelant à son mari ce vieil adage, elle espérait le ramener à des sentiments plus mesurés et plus calmes. Ce fut le contraire qui eut lieu. À partir de ce moment, Yann ne quitta plus la fillette. Ses nuits mêmes, il les passa à l’écouter dormir. Le jour, quand le temps était clément, il l’emportait dans ses bras, la serrant contre sa poitrine d’une étreinte éperdue, et, jusqu’aux premières fraîcheurs du soir, il la promenait à travers labours et landes en lui chantant de très jolies choses qu’il n’écrivit jamais. Il croyait dépister ainsi le malheur dont l’avait menacé sa femme. Il n’y réussit point : à l’âge de six ans, l’enfant mourut. Le désespoir du père fut infini comme son amour. Il fallut lui arracher des mains le cadavre et, la cérémonie funèbre terminée, la mère dut s’en retourner seule au logis.

« — Je ne remettrai les pieds chez nous » avait dit Yann « que lorsque ma fille morte y sera rentrée ! »

Il était fermement convaincu qu’elle ne tarderait pas à ressusciter. La Vierge, sa marraine, ferait pour elle ce miracle. Il se mit à pérégriner, en attendant, — heureux au fond de reprendre sa vie errante, de ne traîner plus le boulet des besognes sédentaires et de rouvrir dans l’espace ses ailes de moineau franc. À courir les routes, sa douleur s’usa. La poésie acheva de le consoler. Sa réputation de rimeur s’était déjà étendue au loin. Les gens le venaient trouver pour lui commander des vers ; il en taisait avec une égale habileté sur n’importe quel sujet de mélancoliques, pour les amoureux dédaignés, — de satiriques, contre les patrons avaricieux ou les filles coquettes. Plus volontiers il chantait les grands saints de Bretagne, célébrait les dévotions locales et disait les vertus régénératrices des sources. Il n’y eut plus de pardon sans lui. Yann Ar Guenn[18], le barde aveugle de Kersuliet, alors retiré sous la tente, apprit avec joie qu’un successeur lui était né et manifesta le désir de l’entendre. Yann Ar Minouz s’empressa de se rendre à l’appel de celui qu’il nommait son « parrain » Leur entrevue eut lieu dans l’humble chaumine « du bord de l’eau », au pied de la Roche-Jaune, en aval de Tréguier. L’aveugle y vivait reclus depuis quelques années, cloué par les maux de la vieillesse à son escabelle de chêne, n’ayant d’autre distraction que de prêter l’oreille au plic-ploc des rames, quand montaient avec la marée les lourds chalands chargés de goëmon ou de sable, et de guetter, selon sa propre expression, le passage silencieux du bateau des âmes où il se devait embarquer avant peu pour l’autre monde. Elle fut touchante, cette entrevue, et quasi solennelle. Yann Ar Minouz, longtemps après, ne se la remémorait qu’avec émotion :

« — Voilà quand j’eus poussé la porte, je me trouvai dans une pièce étroite où il faisait noir comme chez le diable. Dans le fond pourtant, sur l’âtre, il y avait un feu de mottes qui brûlait sans éclat. Une voix cassée de vieille femme durement me demanda : « Que vous faut-il ? » Je répondis que j’étais Yann Ar Minouz et que j’étais venu pour saluer le père aux chansons, le très illustre Dall[19] Ar Guenn. La vieille aussitôt de changer de ton et de m’adresser des paroles de miel : « Dieu vous bénisse, ami Yann ! Il tardait à mon mari de vous connaître… Je suis Marie Petitbon. Vous allez goûter de mes crêpes. Je les fais aussi bien que Dall Ar Guenn les vers… Approchez-vous du foyer. Que mon pauvre homme du moins vous embrasse, puisqu’il ne peut vous voir ! » Ah ! c’était une belle discoureuse, je vous promets, et qui n’avait pas sa langue dans la poche de son tablier. Mais, tandis qu’elle me fêtait de la sorte, moi je ne songeais qu’à me repaître les yeux du bonhomme dont je commençais à distinguer la grande forme osseuse, assise et comme repliée dans un coin de la cheminée. Mon cœur battait à se rompre. Lorsqu’il tourna vers moi son visage majestueux, encadré de cheveux blancs comme givre, et à qui l’immobilité des paupières communiquait quelque chose de plus qu’humain, je crus voir le Père Eternel en personne et je fus sur le point de tomber à genoux. Il me tendit sa main ridée. « Chante ! » me dit-il. Deux heures durant je chantai. Si je faisais mine de m’arrêter, il me criait « Dalc’h-ta, mab, dalc’h-ta ![20] » Je lisais sur sa figure un vrai contentement. Quand j’eus fini, il murmura « Allons ! Allons ! désormais je peux mourir tranquille ». Et, m’attirant à lui, il me donna l’accolade. J’avais en moi l’allégresse d’un missionnaire que son évêque vient de consacrer. »

Cette consécration fut pour beaucoup dans les nobles illusions dont Yann se berça tant qu’il vécut sur la qualité de son talent. Il avait de son art une très haute idée et ne pensait pas moins de bien de la façon dont il l’exerçait. Les ouvriers de l’ancienne imprimerie Le Goffic, à Lannion, n’ont pas oublié de quel air de condescendance et de supériorité ce barde équipé en mendiant déposait sur le marbre ses extraordinaires manuscrits. De ceux-ci, j’ai quelques spécimens en ma possession. Le papier en a été ramassé Dieu sait où, comme par un crochet de chiffonnier. Ce sont marges de journaux, versos de prospectus, feuilles arrachées à des livres de comptes, copies d’écoliers barbouillées d’encre et maculées de la poussière des chemins. Un bout de fil les relie. La grosse écriture de Yann y a tracé ses longs sillons, d’une allure à la fois obstinée et fantaisiste ; telles les épaisses et sinueuses tranchées que la charrue creuse au sein des friches d’automne. Lourdes sont les strophes, en général ; pénible ou négligée est la langue. Mais de ci de là un vers s’envole, un joli vers sonore qui sur ses ailes emporte toute la pièce. Pour égayer la monotonie des landes, souvent c’est assez du chant d’un oiseau.

C’est par blocs de dix, de vingt mille exemplaires que le poète faisait imprimer ses élucubrations. Pour plus de commodité, il les répartissait entre les quatre ou cinq régions qu’il avait coutume de parcourir ; il en confiait le dépôt à des amis sûrs, lesquels se chargeaient de le fournir de marchandise au fur et à mesure des besoins de la vente. Ainsi le havresac en peau de veau ne se vidait que pour se remplir. Dès les premiers jours de mars, Yann entrait en campagne. Alors s’ouvre en terre bretonnante l’ère des foires et des pardons. Alors, sur les deux versants des monts d’Aré, les routes se peuplent de piétons, de bestiaux, de carrioles. Alors les écus d’argent se réveillent sous les piles de linge, au fond des armoires ; les gars sortent leurs vestes neuves et les filles leurs coiffes brodées. La face encore mouillée de la vieille péninsule s’éclaire d’un fin sourire. Rien n’est délicat et attendrissant comme ces printemps occidentaux : ils ont un charme, une douceur, un je ne sais quoi de virginal qui n’est qu’à eux. Une lumière d’or pâle ondule dans le ciel ; l’air reste aiguisé d’une pointe de fraîcheur saline. Les lointains sont bleus, d’un bleu atténué presque transparent. Au sommet des collines, les clochers s’élancent d’un jet plus hardi, se renvoyant d’une paroisse à l’autre le tintement de leurs carillons. Ces grêles sonneries, il suffit d’avoir fréquenté d’un peu près le peuple breton pour savoir quelle action puissante elles exercent sur son âme, quel retentissement elles ont en lui. S’il se trouvait, dit la légende, un plongeur assez audacieux pour aller mettre en branle le bourdon — depuis si longtemps muet — de Ker-Is, la ville entière, la Belle aux eaux dormante, renaîtrait dans toute sa splendeur à la surface des flots qui l’ont engloutie. C’est en somme le miracle qui s’accomplit tous les ans au sein de la race, dès que s’éparpillent sur le pays les premières volées des cloches de pardons. Un monde inattendu de sentiments, d’une grâce singulièrement jeune et poétique, émerge soudain des profondeurs grises de la conscience bretonne, évoqué par ces musiques aériennes. Ce peuple d’ordinaire si grave devient alors d’une gaîté, d’une insouciance d’enfant. Il déserte ses toits de chaume où l’hiver l’a tenu enfermé, sans même prendre la précaution de tirer derrière lui la porte. Il se disperse au dehors, vers les villes voisines, ou s’assemble autour de ses chapelles et de ses oratoires, souvent sur les bords d’une simple fontaine à peine visible sous les saules, au milieu d’un pré. Du prix du temps, du prix même de l’argent il n’a plus qu’une notion confuse. Une fringale de plaisir s’est emparée de lui. Plaisirs discrets d’ailleurs, innocents presque toujours, rarement grossiers. Des luttes et des danses, voilà ses distractions favorites. Mais au-dessus de tout il place les chants, et les chanteurs de profession lui sont sacrés.

Yann n’avait qu’à paraître pour que la toute s’attroupât et, tant qu’il lui plaisait de se faire entendre, elle demeurait suspendue à ses lèvres. On s’arrachait les feuillés volantes où la chanson s’étalait en écriture moulée. Les jeunes filles les glissaient, repliées soigneusement, dans l’entre-deux de leur châle ou dans la devantière de leur tablier ; les gars en bourraient leurs poches ou les épinglaient à leur chapeau. Il n’est pas une ferme en Trégor où l’on ne trouve, jaunissant au soleil, à côté de la Vie des Saints, dans l’embrasure de la fenêtre, les œuvres en tas de Yann Ar Minouz. Les pièces de deux sous pleuvaient littéralement aux pieds du barde. Il n’eût tenu qu’à lui d’amasser ainsi une modeste aisance, démentant le dicton qui veut que la poésie soit un métier de meurt-de-faim. Mais il était trop de son pays et de sa race pour avoir le sens de l’économie. Il se contentait de vivre au jour le jour, dépensait sans compter, en vrai seigneur de lettres, et, dans les semaines d’opulence, se payait le luxe d’une cour de gueux qui se gobergeaient à ses frais en exaltant sa générosité.

Pas une fois il ne lui vint à l’esprit d’envoyer à sa femme quelque peu de l’argent qu’il gagnait. Il semblait ne se souvenir plus qu’elle existât. Elle, de son côté, avait trop d’amour-propre pour s’abaisser à recourir à lui. Il lui avait laissé, en l’abandonnant, quatre « créatures » sur les bras, quatre gaillards de fils nés dans les quatre ans qui précédèrent la mort de la petite Marie. Pour les élever, elle se mit en service. Pendant qu’elle peinait chez les autres, une voisine obligeante surveillait sa maison et gardait sa marmaille.

« — Un soir que je rentrais de l’ouvrage, j’aperçus un homme qui se haussait pour regarder par la lucarne à l’intérieur de la chaumière. Je reconnus Yann. Son coup d’œil jeté, il s’en alla. Il était sans doute venu voir si la petite Marie n’était pas encore ressuscitée. À de longs intervalles il fit ainsi quelques retours dans nos parages une seule fois nous nous rencontrâmes. Il me dit, d’un ton affectueux : « bonjour, Marie-Françoise » ; je lui répondis : « bonjour Yann » ; et ce fut tout. Il ne me demanda même point de nouvelles de nos fils, dont l’aîné était déjà établi maçon, à Lézardrieux… »

À l’occasion du mariage de ce fils aîné, les deux époux se rapprochèrent. Yann vînt en personne apporter son consentement. Il ne témoigna ni repentir, ni embarras, fut gai, enjoué, chanta force chansons et, la nuit des noces, s’alla coucher tranquillement aux côtés de sa femme, dans le lit de leurs éphémères amours. Le lendemain, il reprenait son essor. Mais, dans la semaine, on le revit. Et peu à peu il se fixa. À dormir à la belle étoile il avait gagné des rhumatismes ; la voix aussi s’était enrouée et les poumons commençaient à manquer d’haleine. La tiédeur paisible du foyer eut bientôt fait d’engourdir en lui les dernières révoltes de l’instinct nomade. Il finit par accrocher son bâton de voyage à l’angle de la cheminée, en murmurant le vers de Proux :

Hac ar c’henvid da steuïn ouz va fenn-baz déro[21].

Désormais, il ne s’éloigna plus de Pleumeur, si ce n’est pour accomplir annuellement deux pélerinages auxquels il demeura fidèle jusqu’au bout, quoi qu’on fit pour l’en détourner : le premier au Ménez-Bré, où s’élève la chapelle de saint Hervé, patron des bardes ; — le second à Rumengol, rendez-vous traditionnel des chanteurs.


VI


… Il s’est assis en face de moi, auprès de la fenêtre ouverte par où nous arrive à petites bouffées la délicieuse fraîcheur de la nuit.

… « — Oui, pourquoi ce pardon s’appelle-t-il le pardon des chanteurs ? Vous me le direz peut-être, vous Yann, qui savez toutes choses. Il doit y avoir une autre raison que celle que m’a donnée le conscrit… »

« — Assurément, il y en a une autre, la vraie. Je vais vous l’apprendre, puisque vous l’ignorez. C’est de l’histoire ceci.

« Lorsque le roi Gralon, après avoir terminé son purgatoire sur la terre, franchit enfin le seuil du paradis, la première personne qu’il rencontra fut la Vierge, laquelle se mit à le remercier fort honnêtement de la belle église qu’il avait commandé de-lui bâtir. « S’il manquait encore quelque chose à votre bonheur, ajouta-t-elle, sachez que je suis toute disposée à vous l’accorder ».

« Hélas ! répondit le vieux roi, tant que ma fille Ahès continuera de faire dans la mer de Bretagne son triste métier de tueuse d’hommes, cette idée me poursuivra et je ne serai pas heureux. » La Vierge baissa la tête. « À cela je ne peux rien, » dit-elle. — « Tu pourrais du moins l’empêcher de nuire, écarter d’elle la malédiction des peuples en lui ôtant sa voix séduisante, instrument de tous ses crimes » — « Non plus, ô Gralon. Ce qui est doit être. Mais écoute. Je ferai naître une race de chanteurs qui chanteront à voix aussi douce que la sirène et, par les mêmes armes, combattront ses maléfices. J’unirai en eux le don des beaux rhythmes au culte des pieuses pensées. Où Ahès aura passé, semant le deuil et l’épouvante, ils passeront, semant l’espérance et le réconfort. Ils berceront les douleurs qu’elle aura causées, rendront la paix aux âmes qu’elle aura remplies de consternation. Et, de même que je suis la Vierge de Tout-Remède, il seront les guérisseurs de tout souci. Le mois de mai, qui est mon mois, les verra chaque année accourir à mon pardon de Rumengol. Là coulera pour eux, d’une onde intarissable, la source des sônes et des gwerz ; et de là ils se répandront, pour célébrer à travers le monde la force des hommes d’Armorique, la grâce de leurs filles, les exploits de leurs ancêtres, et ta propre destinée, ô Gralon ! Guérets et landes, aires des fermes et places des villages retentiront de leurs accents infatigables. Et l’on dira d’eux, du plus loin qu’on les apercevra : Voici venir les rossignols de la Vierge ! »

« Ainsi parla Notre-Dame, et le vieux roi sentit une grande joie dans son cœur. Vous savez maintenant ce que vous désiriez savoir. »

Je prononce devant Yann le nom du poète breton Le Scour, qui s’intitula Barde de Rumengol.

« — Certes » fait-il, « il a plus qu’aucun autre mérité ce titre. II a écrit tout un livret[22] en l’honneur de ce sanctuaire. J’ai connu Ar Scour. Il menait de front l’art des vers et le négoce des vins. C’était un barde riche ; l’espèce en est rare. Au moins ne dédaignait-il pas ses confrères pauvres, ceux qui, comme moi, n’ayant pas de vin à vendre, sont obligés de vivre de leurs vers. Il se montrait serviable envers eux, leur ouvrait volontiers sa porte et sa bourse. La maison qu’il habitait à Morlaix était hospitalière à quiconque disait profession de rimer. Parmi les chants qu’il a composés, il en est qui dureront aussi longtemps qu’on parlera breton en Bretagne. Qui ne sait par cœur la Gwennili tréméniad (l’Hirondelle de passage) ? De méchantes langues, il est vrai, ont prétendu que ses meilleures pièces n’étaient pas de lui, que d’autres y avaient mis leur talent et qu’il n’avait eu la peine que d’y mettre son nom. Il y a beaucoup d’exagération dans ces racontars.

« Je dois dire toutefois que Plac’hik Eussa[23] — le morceau le plus achevé incontestablement de sa Télen Rumengol — est une très ancienne gwerz qu’il s’est appropriée et dont il s’est contenté d’épurer la forme. Enfant, je l’ai entendu chanter à mon père. Il la fredonnait, en poussant la navette, — et cela, sur un air si lent et si triste qu’il nous faisait pleurer tous. J’ai retenu sa méthode. Si vous êtes encore là, ce tantôt, quand arriveront les processions d’Ouessant, passez au cimetière ; vous verrez comme je lui sais tirer les larmes des yeux, à cette impassible race de forbans ! »

Nous sortons ensemble, mais sur le seuil de l’auberge nous nous séparons. Puisque cependant je l’ai réveillé de son somme, Yann en veut profiter pour commencer sa tournée dans les débits et sous les tentes. Il compte bien y écouler les exemplaires qui lui restent de sa fameuse Dispute entre l’Eau-de-Vie et le Café. Moi, j’ai pris à gauche. Voici le porche du cimetière dessinant son grand arc sombre et, à côté, un if immense, un arbre aussi vieux que les temps, l’arbre des morts, sorte de baobab funèbre engraissé de la pourriture humaine de plusieurs siècles. Un tronc bizarre, tourmenté, tordu en spirale, les racines crevant le mur, les branches poussées dans une seule direction et très bas, presque au ras des tombes. Il couvre de son ombre le pauvre enclos, y verse sa tristesse lourde, si dense, étalée en une flaque noire et sans rides. Une allée plantée de croix conduit au porche de l’église : il règne dans ce caveau une obscurité compacte ; des bruits de respirations endormies rythment le silence. À la mince lueur qui filtre par instants, lorsque viennent à s’entrebailler les battants de la nef, on distingue des formes d’hommes, de femmes, vautrés pêle-mêle sur les bancs de pierre, au long des parois. Un mendiant étendu la tête sur son bissac ; avec son bâton de route entre les jambes et un barbet à ses pieds, a l’air sculptural d’un évêque de granit couché dans un enfeu, les mains jointes sur sa crosse, les sandales appuyées à quelque animal héraldique.

Dans l’église, à dix heures. Un peu trop doré, cet Intérieur d’église, trop surchargé d’ornements criards. Il est éclairé vaguement par des cierges qui brûlent derrière un pilier où s’adosse la madone du lieu. Et cette lumière, émanée comme d’une source invisible, cette lumière diffuse est d’une mystique douceur. Elle effleure d’une caresse les coiffes blanches des « prieuses », coiffes de Douarnenez aux mailles fines, coiffes de Carhaix aux fonds aplatis, coiffes de Concarneau pareilles à des raies fraîchement pêchées, coiffes de Châteaulin aux ailes palpitantes, coiffes léonardes bombées comme des vases aux anses grêles et délicates. Dans l’abside, prosterné en cercle devant hs marches de l’autel, un groupe de femmes murmure les ave du rosaire et, de toute l’église, leur répond un plaintif chuchotement. Et cela est d’une poésie troublante, cette interminable oraison qui tout à coup semble s’éteindre et soudain reprend, imprécise toujours et ondulante, ainsi qu’un frisselis de feuilles aux souffles irréguliers du vent. Prière exhalée comme en rêve par un millier de lèvres assoupies. Jusqu’au matin se continuera la veillée. Tous ces gens harassés ont fait vœu de passer la nuit dans le sanctuaire pour rien au monde ils ne quitteraient leur poste, pas même pour le meilleur des lits. La fatigue des traits, l’abandon des membres ajoutent encore à l’étrangeté du spectacle, font songer aux chœurs de suppliants des tragédies antiques. La comparaison n’est point aussi paradoxale qu’on le pourrait supposer. J’ai vu là des figures d’une admirable morbidesse, des types irréprochables de beauté austère et douloureuse. Telle, cette jeune fille qui a laissé rouler sa tête sur l’épaule de son frère ou de son fiancée ; elle dort d’un sommeil qui ressemble à une extase et, jusque dans l’affaissement de tout son être, elle garde un je ne sais quoi de souple, de svelte et d’harmonieux. Telle aussi, cette paysanne assise sur ses talons, face triste, vieillie avant l’âge, plissée par les soucis, polie, usée par les larmes ; elle égrène d’une main son chapelet, de l’autre elle soutient le corps de son fils — grand adolescent pâle, rongé par quelque maladie incurable — qui repose, allongé en travers sur ses genoux ; elle le couve ardemment des yeux, semble le bercer, comme d’une chanson sans fin, de ses récitations obstinées de patenôtres. Et c’est en vérité une Mère aux sept Douleurs que cette femme, une pathétique et vivante image de la Piétà…

Au dehors, un chant s’élève, — une mélopée lente, en mineur, une de ces pénétrantes psalmodies bretonnes où sans cesse la même phrase revient, tantôt sourde comme un sanglot, tantôt aiguë et stridente comme le hurlement d’un chien blessé. C’est une autre veillée qui commence, la veillée des cantiques, dans le cimetière. Pèlerins et pèlerines ont pris place parmi l’herbe des morts ou sur les tertres des tombes. Juchée sur une tombe plus haute, le dos à la croix, une fille chante, — une fille de Spézet, longue et mince, le buste serré dans un corsage noir à galons de velours, la tête menue, les yeux trop grands. Une voisine accroupie à ses pieds lui souffle les premières paroles de chaque couplet qu’elle déchiffre à mesure dans un vieux recueil d’hymnes, au vacillement fumeux d’une chandelle. La voix de la chanteuse a des vibrations singulières ; ce sont d’abord des notes basses, voilées, qu’on dirait venues de très loin et qui restent comme suspendues dans l’air ; puis, brusquement, ou du moins sans transition appréciable, le chant se précipite, s’exaspère, éclate en un grand cri rauque, de sorte que la fille est à bout de voix quand elle arrive à la fin de chaque strophe. L’assistance alors entonne le refrain, le diskân, sur un rythme large et traînant, d’une infinie tristesse. Et la chanteuse de reprendre aussitôt, sans une pause, sans une relâche. Les artères de son cou rejeté en arrière sont tendues comme des cordes sur ses joues enflammées la sueur ruisselle ; le corsage s’est dégrafé à demi sous l’effort de la poitrine ; le lacet de la coiffe s’est rompu il n’importe. Époumonée, hors d’haleine, elle s’entête à chanter. Vainement lui offre-t-on de la suppléer un instant. Elle ne veut pas. Elle redouble d’acharnement, au contraire, elle se grise, elle s’exalte. C’est presque du délire, de la fureur sacrée. On rêve d’une prêtresse des cultes primitifs, d’une possédée des anciens dieux. Des parcelles subtiles de leur âme ont dû survivre dans cette atmosphère de Rumengol.

… Je m’en suis allé par des sentiers de traverse, le long de la petite rivière, vers le Faou. Il est trois heures environ. Déjà des blancheurs rosées illuminent doucement les confins du ciel. C’est à croire qu’il dit vrai, le dicton local, qui prétend qu’ici, tant que dure le pardon, la nuit même est encore du jour. La brise de mer s’est levée. Entre les verdures une chose claire apparaît, une pointe d’Océan enfoncée aux cœur des terres. Et voici Le Faou, vieux murs, vieilles ardoises, toute une bourgade citadine d’un aspect d’autrefois dominée par la maison de ville, débris monstrueux de l’époque féodale. Un quai, une mâture de sloop finement découpée sur le fond gris-perle des eaux lointaines, la solitaire silhouette d’un gabelou perchée à l’extrêmité du môle dans l’attitude d’un cormoran au repos. Les brumes d’ouest en s’effrangeant découvrent des promontoires hantés de grands noms ou de miraculeux souvenirs, Kerohan, le Priolly, Landévennec. Une forme de nuage, flottante d’abord, peu à peu se précise, se condense, se tasse, et c’est le Ménez-Hom, — le chef de troupeau des Monts-Noirs, leur vedette sur l’Atlantique, — avec sa croupe renflée, son mufle à ras de sol, tendu vers le large, comme flairant un perpétuel danger.

Cependant, sous les reflets encore indécis de la lumière orientale, la mer frissonne, la mer s’éveille. Des pourpres légères se répandent à sa surface : telles les rougeurs dont se colore le sein pâli d’une vierge, quand son cœur se met à battre à l’approche du bien-aimé. Je ne sais rien de comparable à ce réveil de la mer, dans le crépuscule matinal d’une belle journée d’été breton. Il semble qu’on assiste à l’aurore primitive, à la première apparition du jour sur le monde, lorsque les eaux furent séparées des continents et la lumière d’avec les ténèbres. Dans ces grands paysages tranquilles d’externe occident — où l’homme, resté frère des choses, n’a pas encore imposé à celles-ci sa personnalité envahissante et déformatrice — les levers d’aube ont gardé toute la poésie, tout le charme de leur grâce adolescente et de leur mystérieuse majesté.

… Au tournant de l’île de Tibidi, du « rocher de la prière » — ainsi appelé des fréquentes retraites qu’y firent Gwennolé et ses disciples — une voile se montre, et, derrière elle, on en voit poindre d’autres, piquant ça et là de notes brunes la grise uniformité des lointains. C’est la procession des barques d’Ouessant qui fait son entrée dans la « rivière ». Lourdes et robustes gabarres de pèche, taillées pour la lutte quotidienne avec l’autan, mais qu’on a parées pour la circonstance à l’instar des nefs sacrées. Serait-ce que l’eurythmie de ces flots calmes, dans cette méditerranée abritée et silencieuse, les déconcerte et les intimide, elles, les habituées de la tempête, les affronteuses des houles déchaînées ? Ou bien faut-il croire qu’elles ont quelque sentiment de la solennité de leur rôle ? Toujours est-il qu’elles s’avancent avec une sorte de lenteur grave, de cette allure noble et cadencée que devaient avoir les trirèmes helléniques voguant vers la blanche Délos, à travers le sourire innombrable de la mer. Elles s’engagent dans le chenal, à la file, « amènent » leur toile, rangent le quai, accostent, débarquent leurs passagers : et toutes ces manœuvres s’accomplissent sans bruit, presque sans gestes. Les femmes prennent terre les premières d’aucunes, fidèles à la coutume antique, se prosternent pour baiser le sol, à l’endroit où commence, au dire de la tradition, la zone bénie, le domaine de Notre-Dame. Et maintenant elles s’acheminent par groupes vers la « maison de la sainte ». Toutes vont pieds nus, toutes ont un cierge dans les mains. Grandes pour la plupart, un peu hommasses, les traits réguliers, mais durs et d’une fermeté trop virile, la peau du visage non point bàlée, rosée plutôt — chez les vieilles comme chez les jeunes — de ce rose vif des chairs conservées dans la saumure. Seuls, les yeux sont beaux : leur nuance d’un roux verdâtre fait penser à des transparences d’eau marine dormant au creux des roches sur un lit de goémons. Ce sont, d’ailleurs, des yeux tristes et qui mirent, en leur limpidité dolente, l’ombre des deuils passés ou le pressentiment des catastrophes à venir. II n’en est pas une, de ces Ouessantines, qui de la naissance à la mort ne soit vouée à un pleur éternel. Elles vivent tonjours en proie aux épouvantements de la mer qui leur prend leurs pères, leurs fiancés, leurs époux, leurs fils. De là ce costume de veuve dont elles se revêtent, pour ainsi dire, au sortir du berceau et qu’elles ne quittent plus jusqu’à la tombe. Noir le corsage, noire la jupe, noir le tablier, noire enfin la gaîne d’étoffe où s’enfonce et se dissimule le béguin blanc aux rigides cassures. Elle a quelque chose d’hiératique, cette grande coiffure carrée, et elle rappelle d’assez près, avec ses pans tombants, le pschent de l’ancienne Egypte. — Aucun atour, nulle coquetterie. La chevelure même, orgueil de la femme, couronne de sa royauté, s’effiloque sur la nuque ou pend le long des joues en mèches écourtées et vagabondes. Tout cela, cet accoutrement sombre, ces crins épars autour de ces faces mornes, plus encore l’espèce de lamentation qui s’exhale des lèvres en guise de prière, tout cela vous serre le cœur, éveille dans l’esprit des images funèbres : on croit voir passer un troupeau de victimes que chasse devant elle l’antique Fatalité.

Elles suivent la route, absorbées dans leurs dévotions, sans se laisser distraire par la tiédeur intime du paysage, par cette flore odorante, par cette jeune verdure dont leurs regards pourtant sont si peu coutumiers et dont beaucoup d’entre elles respirent aujourd’hui pour la première fois le pénétrant arôme. Ce sont choses qui ne les touchent point, si sevrées qu’elles en puissent être dans leur île sauvage, presque à nu sous son maigre manteau d’herbe brûlée. Elles passent indifférentes à toutes ces séductions de la « Grande Terre » ; elles n’ont d’yeux que pour la fine aiguille de granit qui se profile là-haut, sur la crête, derrière le rideau des bois. Droit au-dessus de la pointe, une étoile attardée brille encore, d’un faible scintillement, dans le ciel à moitié envahi par le flot montant de la lumière. Et cette petite clarté pâle apparaît vraisemblablement aux Ouessantines comme un signe céleste, car elles ne l’ont pas plus tôt aperçue qu’elles entonnent d’un commun élan l’hymne de la Vierge, transcription bretonne de l’Ave maris stella.

Ni ho salud, stéréden vor !…

Les voix rebondissent au loin dans le large écho des montagnes. Les hommes restés un peu en arrière pressent le pas. Je me suis mêlé à leur groupe une cinquantaine de grands gars en tricot de laine grise ou bleue, avec des muscles énormes, des poings de géant et de bonnes figures placides, d’une enfantine douceur. Des touffes de sourcils enchevêtrés ombragent leurs prunelles trop claires, aux teintes indécises, comme délavées par les embruns. Ils sont accueillants et expansifs. Ils m’apprennent qu’ils sont partis d’Ouessant la veille, qu’ils ont mis près de dix heures à franchir l’Iroise et qu’ils ont emporté des provisions pour trois jours, « parce que, chez nous, voyez-vous, on sait bien quand on sort, mais on ne sait jamais quand on rentre. » D’espace en espace un aubergiste les hêle, assis sur un tonneau, dans la douve, auprès de son comptoir couvert de bouteilles :

« Eh bien ! les gens de l’Enès[24], on ne prend pas un boujaron ? »

Gaîment ils répondent :

« — Nous en prendrons deux au retour. »

Ils sont à jeun depuis minuit, afin de pouvoir communier à la messe d’aube. Chacun d’eux accomplit le pèlerinage pour son clan et doit rapporter à tous les siens la bénédiction de Notre-Dame. Il n’y a pas de famille dans l’île qui n’ait parmi eux son représentant, son délégué, muni des recommandations les plus expresses. Souvent on le tire au sort, à la courte paille. Son premier soin, dans la semaine qui précède le départ, est de faire visite à toute la parenté, depuis le grand-oncle jusqu’à l’arrière-petit-cousin. Tous ont à le charger de quelque « commission » pour la sainte. C’est l’aïeul qui sent que sa vue baisse et qui demande qu’elle lui soit conservée ; c’est la tante Barba qui a les « gouttes » et qui supplie qu’on l’en délivre ; c’est tonton Guillou, tourmenté par un procès, et qui compte sur la Vierge pour intervenir auprès des juges ; c’est Gaïdik Tassel, une nièce souffrante, surnommée la Trop-blanche, à cause de sa pâleur : elle se languit, à peine au seuil de ses vingt ans, d’un mal dont ni elle, ni personne ne saurait dire la cause ; mais la Vierge de Tout-Remède s’y reconnaîtra… Que d’autres vœux encore ! Et que de prescriptions, dont quelques unes fort compliquées ! « Ce sou que voici, tu le déposeras dans le tronc de l’église celui que voilà, tu le laisseras tomber dans la fontaine. Garde-toi de confondre. » Ou bien : « Tu allumeras un cierge à la droite de la madone et tu noteras combien de sauts aura fait la flamme avant de brûler d’une clarté tranquille ». Bref, tout un système inextricable de rites où notre mémoire de civilisés se perdrait. L’îlien, lui, s’y retrouve aussi aisément que dans l’écheveau d’agrès de sa gabarre. Il range, il ordonne tout cela dans sa tête, avec les habitudes de méthode et de classement particulières aux matelots. Soyez assuré qu’il n’omettra aucun détail et qu’il s’acquittera point par point de la mission de confiance dont il est investi. Pour peu qu’il y manquât, il croirait commettre un sacrilège. La destinée des êtres qui lui sont chers n’est-elle pas intéressée à ces pratiques ? Et lui-même n’est-il pas le premier, du reste, à avoir foi en leur efficacité ?

On ne cite qu’un seul exemple d’îlien ayant failli. Le malheureux aimait à boire ; le démon de l’eau-de-vie le possédait. Il s’oublia dans une des tavernes du Faou, ne mit pas les pieds à Rumengol. Quand les personnes qu’il avait amenées revinrent du pardon, elles le trouvèrent dégrisé et repentant ; elles ne refusèrent pas moins de retourner à son bord, et bien elles firent, car on n’entendit plus parler de lui ni de sa barque : la mer ne rendit même pas son cadavre.

Et l’Ouessantin qui me tournit ces renseignements ajoute d’un ton grave :

« — Heureux encore qu’il n’ait pas attiré sur sa race de pires infortunes ! »

Je lui demande :

« — Dans quel dessein ces femmes vous ont-elles donc accompagné, au lieu de se faire représenter par un père, un mari, un fils ou quelque cousin ? »

« — Hé » prononçe-t-il, « c’est apparemment qu’elles n’ont plus ni l’un ni l’autre. Ils sont nombreux à l’Île, les foyers sans hommes ; et il se couche chaque année bien des Ouessantins dans le grand cimetière où l’on est à soi-même son propre fossoyeur ! »

Du geste, il me montre là-bas l’Océan, — la douce mer rose, voluptueusement étalée sur un peuple de morts…


VII


À petits coups pressés, la cloche tinte. Et c’est le signal d’un remuement universel. Des granges, des étables, des soupentes des auberges se lève une multitude en désordre, visages encore bouffis de sommeil, avec du foin dans les cheveux et des plaques de poussière dans le dos. On se débarbouille en un tour de main d’un peu d’eau puisée à l’auge de la cour. Les femmes redressent leur coiffe, tapotent leurs jupes et leur tablier. Des files interminables s’acheminent vers le sanctuaire. Il sort du monde de partout ; il en surgit des prés, il en descend des arbres même, des gros chênes nains sculptés par le temps en forme de sièges. La terre de Rumengol tout entière présente l’aspect d’un lit défait, d’une couche immense où des milliers d’êtres ont dormi ; et, des herbes écrasées, des grands foins foulés gardant l’empreinte des corps, un parfum monte qui embaume l’espace.

Çà et là des tas de cendres fument encore, pareils à des feux de bivouacs abandonnés.

En Juin, saison des nuits tièdes, les paysans bretons ne font point rentrer les troupeaux, les laissent paître ou ruminer en liberté sous les étoiles, pour les reposer de l’étable. Et Rumengol, avec ses eaux vives dans son vallon accidenté, est un centre renommé d’élevage. Aussi, en ce clair matin, tous les alentours de la bourgade sont-ils comme mouchetés de taches blanches, ou rousses, ou noires C’est par centaines qu’il faudrait nombrer les têtes de bétail éparses sur les pentes. Elles se meuvent avec la belle indolence des animaux repus ; un peu étonnées d’une telle affluence de monde dans la monotonie habituelle de leur solitude,ellesappuient aux claies des barrières ou tendent par-dessus les haies d’ajonc leurs mufles emperlés de rosée, et meuglent doucement en roulant leurs gros yeux graves. Plus d’un pèlerin allonge le bras pour caresser leur poil au passage : elles font partie du décor traditionnet de la fête. N’est-il pas écrit dans la Vie de la Vierge qu’elle enfanta le Mabik au milieu des bœufs ? Et Notre-Dame de Tout-Remède n’a-t-elle pas souci des bêtes à l’égal des hommes ?

Une année, des saltimbanques — des mécréants — dérobèrent nuitamment une vache. Ils l’avaient emmenée dans la forêt du Kranou et s’apprêtaient à l’abattre pour se régaler de sa chair, quand éclata un orage subit que rien dans l’état de l’atmosphère ne faisait prévoir. Trois coups de tonnerre retentirent, foudroyant à la fois les voleurs et l’arbre auquel la vache était attachée, mais sans causer à celle-ci le moindre dommage, bien au contraire : car, son lien ayant été rompu dans la secousse, elle put rejoindre le troupeau avant même qu’on eût eu le temps de s’apercevoir qu’elle y manquât. Par la suite il résulta pour elle de cette aventure quantité d’avantages. Nul ne douta, en effet, qu’elle n’eût été sauvée par un miracle ; on la considéra comme une « protégée » de la Vierge et on la traita avec les égards dus à sa qualité ; elle eut désormais la meilleure litière et le râtelier le mieux garni, et, après avoir vécu dans l’abondance, elle mourut paisiblement de vieillesse, sans avoir connu l’exil des foires lointaines…

Pour se faire une idée de la surprenante variété de notre race, de la diversité de ses types et de la richesse de ses costumes, il n’est que d’assister à la sortie de la messe d’aube, dans le cimetière de Rumengol, le jour du pardon. Toute la Bretagne est rassemblée là comme en un raccourci puissant. Que de reliefs et de contrastes Ici, les Léonards aux grands corps, spéculateurs hardis et fanatiques sombres, nés pour être marchands ou prêtres, et dont les lèvres dédaigneuses ne se desserrent volontiers, dit-on, que pour réciter la prière ou pour parler argent. Près d’eux, les Trégorrois, aux yeux vifs et nuancés, à la physionomie ouverte, discoureurs aimables, avec une pointe d’ironie dans leur sourire. Là, les Tran’Doué[25], équipés à la façon des Mexicains d’une veste brodée de jaunes arabesques et d’un pantalon très ample s’évasant au-dessus des chevilles : beaux hommes pour la plupart, la figure encadrée d’un large collier de barbe rousse, ils laissent à leurs femmes les besognes qui déforment, n’ont, quant à eux, d’autre souci que de promener leur fière prestance de mâles à travers les foires et les pardons. Et voici le bleu clair, le bleu azuré des glazik[26] de Cornouailles, où courent en festons les tons d’or de la fleur du genêt. Un peu lourds et pansus, ces Bretons du sud, et joyeux d’une bonne joie matérielle qui éclate dans leurs faces rondes, rases, roses et poupines, dans leur goût des couleurs, des choses voyantes, dans l’allégresse grivoise de leurs chansons. Ils ne font que mieux ressortir l’élégance montagnarde des fils de l’Aré, souples et droits ainsi que des pins, et pareils, dans leur accoutrement de laine brune, à des pasteurs des temps primitifs, — ou la gravité hautaine des forbans de l’Aber, souvent comparés aux pallicares des côtes grecques et qui portent comme eux le bonnet et la fustanelle, grands gars superbes, avec des bras d’une envergure immense et le profil aigu d’un oiseau de mer fendant l’espace.

Debout sur une éminence, sur une sorte de dune herbeuse qui prolonge à gauche le cimetière et au sommet de laquelle se dresse un oratoire, Yann Ar Minouz attaque, de sa voix rauque, la complainte de Plac’hik Eûssa.

À l’Île Eûssa fut une fille,
Jolie et sage comme un ange,

jolie et sage comme un ange,
Et son nom était Corentine.


Hélas elle n’avait pas quinze ans,
Déjà lourde croix elle portait.

Sur un rocher, jouxte la mer,
La fille pleurait pleurs amers.

Et de plein cœur elle priait
Et vers les cieux ainsi criait :…

Un oblique rayon de soleil se joue sur les tempes dégarnies du barde. Iliens et Iliennes ont fait cercle autour de lui : ils boivent ses paroles et suivent le mouvement de la chanson jusque dans l’expression de son visage. Car il ne se contente pas de chanter, il mime ; si bien que la complainte se transforme en un drame monologué. Et quel prestigieux acteur que ce Yann ! Il a joint les mains, il lève au ciel un regard mouillé de larmes ; sa voix, traînante au début, éclate en accents déchirants :


« En se battant contre l’Anglais,
« Mon père s’est noyé dans la mer profonde.

« Le cœur de ma mère se fendit,
«  Quand ce malheur elle entendit.


« Et je n’ai plus personne, hélas !
« Que faire désormais ici-bas ?

« Je n’ai plus hélas ! sur la terre
« Proche ni parent, père ni mère.

« Père ni mère, proche ni parent ;
« Vivre m'est deuil et navrement !

Une des Ouessantines s’est caché la figure dans son mouchoir : on sent qu’elle fait effort pour étouffer des sanglots. Le marin avec qui j’ai causé tantôt me chuchote à l’oreille :

« — Elle a une cœursée, la pauvre ! On jurerait que c’est sa propre gwerz, en vérité, que l’homme aux chansons lui débite là. »

Sur un rythme plus doux, avec un balancement léger de tout le corps, Yann poursuit :


« Mais non !… Il est au ciel un Père,
« Et à Rumengol bonne Mère !
 
« Ma mère bien souvent m’a dit
« De prier la Vierge bénie,
 
« La Vierge tendre de Rumengol,
« Et jamais ne serais abandonnée.


« Étendez votre main sacrée,
« Vierge, sur votre enfant navrée.

« Moi, la mineure[27] à l’abandon,
« J’irai pieds nus à votre pardon ;

« J’irai pieds nus demander aide
« À votre maison de Tout-Remède.

« Et sept fois je ferai le tour
« Du grand autel sur mes genaox ;
 
« Sept fois le tour de votre sanctuaire,
« Vierge, patronne des Bas-Bretons !
 
« Madame Marie, les pauvres gens
« Ne vous sauraient faire de présents.

« Ni ceinture de cire,[28] ni cierge,
« Rien !… sinon leur prière, o Vierge.

« Pauvre comme eux, pour seul trésor
« J’ai mes cheveux blonds couleur d’or.

« Je tresserai pour vous une guirlande
« Faite avec ma chevelure blonde,


« Faite avec les fleurs des champs, les simples fleurs ;
« En gouttes de rosée y brillront mes pleurs ».

Elle brille aussi, la triste rosée des larmes, dans les yeux des femmes qui sont là ; elle trace de larges sillons humides sur leurs joues hâlées, s’égoutte lentement dans les plis de leur petit châle noué en croix. Les hommes eux-mêmes sont émus : sans cesse ils s’essuient les paupières du revers de leurs grosses mains toutes tailladées et noires de goudron. Et, de minute en minute, le groupe des auditeurs grossit le pardon afflue vers le chanteur dont le buste ensoleillé domine la foule, la chemise ouverte, son poitrail nu hérissé de touffes de poils fauves. Le récitatif reprend, d’une allure dolente et comme alanguie :


S’est mise Corentine en chemin,
Sa baguette blanche à la main ;

Passe la mer, suit le chemin
Qui mène aux cieux, qui mène aux saints.

Et la voici déjà tout proche :
Du clocher on entend la cloche.


Elle s’agenouille, en le voyant,
Son cœur palpite, en l'entendant.

À Rumengol quand se trouva,
Les pieds de la Vierge baisa.

Et dit : Ma Mère, mère bénie,
« J’aimerais bien mourir ici !
 
« Je n’ai plus personne à aimer.
« Daignez me prendre et m’emporter !

« Ici mon corps reposera,
« Mon âme avec vous s’en ira. »


Yann s’interrompt, éponge avec sa manche son front où la sueur perle, puis, d’un ton sacramentel, imposant les mains à l’assistance :

« — Chrétiens, signez-vous ! La Vierge va parler.


Alors, la Vierge avec douceur
A dit à la fillette en pleurs :

« Sur terre il n’est que gens méchants ;
« Que Dieu te sauve, mon enfant !

« Ta douce âme et ton pauvre cœur
« Sont maintenant purs comme l’or.


« Viens, Corentine, au ciel profond
Louer Jésus, le Maître bon. »

Et Corentine se mourait,
Et à voix haute elle disait :

« À la Vierge je donne mon cœur,
« Ma malédiction aux Anglais ! »


Ce vers final, cri de guerre de la race, le barde le lance à pleins poumons, d’un timbre si âpre et si vibrant que la foule tressaille, frémit, sentant passer en elle le frisson des grandes haines ataviques, vieilles de douze, cents ans !…

Le soleil est haut sur l’horizon. Déjà commencent à déboucher, devers Le Faou, Landerneau, Châteaulin, les omnibus et les breaks aux essieux criards, bondés de familles bourgeoises qui viennent à Rumengol comme à une fête foraine, histoire de se gaudir de la paysantaille et de manger du veau froid sur l’herbe où les pélerins ont dormi. Le vrai pardon désormais est clos. C’est l’heure de fuir, si je veux emporter intactes les fortes impressions de la nuit et du matin naissant.

Je trinque une dernière fois avec le vieux poète trégorrois dans l’auberge où la veille nous nous sommes rencontrés. Nous échangeons de mélancoliques adieux.

« — J’ai le pressentiment », me dit-il, « que je ne chanterai plus aux Iliennes la triste chanson de Plac’hik Eûssa. Ce n’est point là ce qui me fait peine, mais de songer que les temps sont proches où c’en sera fini en Bretagne des belles gwerz aimées de nos pères et des sônes délicieuses qui, jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent aussi gai qu’un oiseau de printemps. Toutes ces choses sont près de mourir, et d’autres encore qui ont éjoui nos âmes. Les pardons, hélas les pardons eux-mêmes disparaîtront. J’en sais dont je suis probablement le seul à me souvenir. Les chemins où je marche à présent sont jonchés de chapelles en ruines. Le fantôme de la cloche continue à tinter au-dessus du clocher détruit ; j’ai souvent ouï, le soir, son glas mystérieux et plaintif. Mais, à part moi, qui donc prête l’oreille pour l’entendre ? Nos prêtres sont les premiers à tuer nos saints, à laisser tomber leur culte en oubli.[29] Eh oui ! ce sont eux qui travaillent à faire le vide autour de nos sanctuaires les plus vénérés, en entraînant les paroisses par troupeaux vers les églises lointaines, vers les Vierges étrangères, à Lourdes, à la Salette, à Paray-le-Monial ! Quel besoin ont-ils de dépayser la dévotion bretonne ? Qu’ils prennent garde qu’à tant voyager elle ne s’altère. Ma mère déjà déplorait ces modes nouvelles. Le paradis, disait-elle, ne se gagne qu’aux pieds des saints de son pays. J’augure mal des jours à venir. Grâces à Dieu, je ne les verrai point : on aura depuis longtemps jeté sur ma face le drap sous lequel on dort pour jamais… »

Je m’en retourne vers Quimerc’h par le sentier des fougères. À mi-côte je croise deux bons vieux Cornouaillais en goguette qui, s’arc-boutant des épaules, se racontent simultanément des histoires sans fin, et ne s’écoutent ni l’un ni l’autre. Leur double soliloque me suit quelque temps, puis s’évanouit dans le protond silence. C’est maintenant une paix vaste, le calme saisissant d’un désert. Dans la direction du nord, les bois du Kranou moutonnent à perte de vue ; vers l’ouest, la mer flambe ainsi qu’un bain de métal en fusion. Rumengol, son pardon, ses mendiants, ses chanteurs, tout cela semble avoir glissé dans l’ombre du ravin ; la croupe dorée du pays d’Hanvec s’affaisse à son tour, tandis que se déroulent au loin, sur le fond du ciel, les cimes bleuâtres de l’Aré. Pas un clocher à l’horizon, pas un toit, pas même une de ces grêles fumées, révélatrices de la présence de l’homme. On a de nouveau la sensation d’une terre vierge, d’un monde à peine éveillé du chaos. Le paysage tout entier apparaît comme figé encore dans la raideur des choses primitives, et l’on jurerait qu’on n’y a point changé de place à une pierre depuis le fabuleux soir d’automne où le soleil s’y coucha sur la mort de Gralon.

Soudain, un cri part, un sourd et sinistre mugissement déchire la solitude : du sein d’une colline éventrée un train se précipite, et la civilisation passe, au branle des wagons, sans souci des fleurs d’âme qu’elle écrase et des grands symboles qu’elle anéantit. La douloureuse prédiction de Yann Ar Minouz me revient en mémoire. Aux futurs pardons de Rumengol reverra-t-on les chanteurs ?

Discret et charmant Esprit de l’antique chanson bretonne, tes fervents se font rares. Dans la hiérarchie nouvelle, mieux vaut être cantonnier que barde. De vieilles fileuses, des tailleurs de campagne, de pauvres pâtres, de nomades sabotiers, voilà les seuls qui te vénèrent encore d’un culte simple et profond. Ta voix mélodieuse est condamnée à s’éteindre avec le bruit du dernier rouet. Aux générations qui te furent hospitalières d’autres ont succédé, trop affairées pour t’entendre, trop matérielles pour te goûter. Discret et charmant Esprit de l’antique chanson bretonne, toi qui portas si longtemps sur tes ailes le rêve de notre race, je songe avec tristesse à l’heure prochaine où tu ne seras plus.

  1. En français Pouldavid, près de Douarnenez.
  2. Il va sans dire que cette tradition, comme tant d’autres d’une origine non moins primitive, s’épanouit encore toute fraiche dans l’Armor breton.
  3. Chef.
  4. L’Argoat (pays des bois) désigne surtout l’intérieur de la Bretagne L’Armor, le littoral.
  5. De Rumengol, nom de lieu, dont la signification s’est perdue, le clergé a fait Remed-oll, ce qui veut dire Tout-Remède.
  6. Cf. Soniou Breiz-Izel t. II, p. 344.
  7. C’est par cette gracieuse appellation que tes Bretons désignent la bien-aimée.
  8. Le Faou.
  9. Tourbière immense qui s’étend au pied du Mont Saint-Michel, dans les montagnes d’Aré.
  10. Pantalon rouge.
  11. Héritière, fille de bonne maison.
  12. Le temps de fumer une pipe.
  13. Sorte de roulette très primitive.
  14. Bardes célèbres de l’ancienne Bretagne. Cf. le Myvyrian.
  15. Il garda toujours un goût très vif pour la lecture. Il se fournissait de livres chez Jeanne Marie Lucas, a Paimpol, qui n’eut pas d’abonné plus fidèle, et il les dévorait avec avidité, en cheminant d’un bourg à l’autre. Il s’inspirait volontiers de cette littérature d’emprunt, composée surtout de romans médiocres. De là tant d’inepties dans son œuvre.
  16. Le recteur de Pleumeur, M. Barra, lui avait donné les premières leçons de métrique bretonne. « Sois barde ! » disait à Yann cet homme vénérable ; « après celle de prêtre, je ne sais pas de plus belle vocation. »
  17. L’école buissonnière.
  18. Cf. sur ce poète populaire, Introduction des Soniou Breiz-Izel, p. XXIV.
  19. En Basse-Bretagne, on désigne le plus souvent les infirmes par leur infirmité. Dall Ar Guenn, l’aveugle Le Guenn Tort Ar Bonniec. le bossu Le Bonniec. Cela ne passe nullement pour une irrévérence.
  20. « Va donc, fils ! Va donc ! »
  21. Les araignées peuvent tisser leur trame autour de mon penn-baz de chéne.
  22. L’opuscule Télen Rumengol (La Harpe de Rnmengol).
  23. « La fillette d’Ouessant ».
  24. Ile. Les insulaires des côtes bretonnes appellent leur île l’Ile tout court, comme les continentaux ne les désignent d’ordinaire que par le nom d’Iliens, sans autre qualification.
  25. On appelle ainsi, du juron qui leur est familier, les hommes du canton de Pont-Labbé, les maris des Bigoudenn.
  26. Glazik, les hommes vêtus de bleu.
  27. Orpheline.
  28. Les cordons de cire dont les pèlerins entourent l’église.
  29. Disons néanmoins que dans le cours des deux dernières années il s’est produit une réaction dans le clergé breton en faveur des vieux saints nationaux.