Au pays des pardons, 1894/La Troménie de saint Ronan

H. Caillière, éditeur — A. Lemerre éditeur (p. 195-270).


La Troménie de saint Ronan
Le pardon de la montagne.


I.



Qui n’a présente à la mémoire la jolie page, d’une si railleuse bonhomie, que l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse a consacrée à l’humoristique saint Ronan, ancêtre patronymique du clan des Renan dans la Bretagne armoricaine ?

« Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en a pas de plus original. On m’a raconté deux ou trois fois sa vie, et toujours avec des circonstances plus extraordinaires les unes que les autres. Il habitait la Cornouaille, près de la petite ville qui porte son nom (Saint-Renan). C’était un esprit de la terre plus qu’un saint. Sa puissance sur les éléments était effrayante. Son caractère était violent et un peu bizarre ; on ne savait jamais d’avance ce qu’il ferait, ce qu’il voudrait. On le respectait ; mais cette obstination à marcher seul dans sa voie inspirait une certaine crainte ; si bien que, le jour où on le trouva mort sur le sol de sa cabane, la terreur fut grande alentour. Le premier qui, en passant, regarda par la fenêtre ouverte et le vit étendu par terre, s’enfuit à toutes jambes. Pendant sa vie, il avait été si volontaire, si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir deviner ce qu’il désirait que l’on fit de son corps. Si l’on ne tombait pas juste, on craignait une peste, quelque engloutissement de ville, un pays tout entier changé en marais, tel ou tel de ces fléaux dont il disposait de son vivant. Le mener à l’église de tout le monde eût été chose peu sûre. Il semblait parfois l’avoir en aversion. Il eût été capable de se révolter, de taire un scandale. Tous les chefs étaient assemblés dans la cellule autour du grand corps noir, gisant à terre, quand l’un d’eux ouvrit un sage avis : « De son vivant nous n’avons jamais pu le comprendre ; il était plus facile de dessiner la voie de l’hirondelle au ciel que de suivre la trace de ses pensées ; mort, qu’il fasse encore à sa tête. Abattons quelques arbres ; faisons un chariot, où nous attellerons quatre bœufs. Il saura bien les conduire l’endroit où il veut qu’on l’enterre. » Tous approuvèrent. On ajusta les poutres, on fit les roues avec des tambours pleins, sciés dans l’épaisseur des gros chênes, et on posa le saint dessus.

Les bœufs, conduits par la main invisible de Ronan, marchèrent droit devant eux au plus épais de la forêt. Les arbres s’inclinaient ou se brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivé enfin au centre de la forêt, à l’endroit où étaient les plus grands chênes, le chariot s’arrêta. On comprit ; on enterra le saint et on bâtit son église en ce lieu. »

La légende populaire, plus fruste sans doute, ne laisse pas d’avoir aussi son charme. J’en ai recueilli les principaux épisodes dans le pays même où le saint passa la plus grande partie de sa vie. On y trouvera précisées quelques-unes des circonstances extraordinaires auxquelles M. Renan s’est contenté de faire allusion.

Ronan eut pour patrie d’origine l’Hibernie[1], berceau traditionnel de la plupart des thaumaturges celtiques. Je demandais un jour à une vieille femme de Bégard :

« — Où donc la situez-vous, cette Hibernie dont le nom revient si fréquemment sur vos lèvres ? »

« — J’ai ouï dire, » me répondit-elle, « que c’était un lambeau détaché du paradis. Dieu en fit une terre abrupte et solitaire qu’il ancra, avec des câbles de diamant, dans des régions de la mer inconnues des navigateurs. Dès qu’elle eût touché les eaux, celles-ci perdirent toute amertume, et, dans un rayon de sept lieues à la ronde, devinrent douces à boire comme du lait. L’île était dérobée à tous les yeux par un brouillard impénétrable qui flottait en cercle autour d’elle, mais une lumière paisible, toujours égale, en éclairait l’intérieur. Là voletaient, sous la forme de grands oiseaux blancs, les âmes prédestinées des saints ; de là elles partaient, au premier signal, pour aller évangéliser le monde. Je me suis laissé dire qu’elles étaient primitivement au nombre de onze cent mille. Quand l’heure du départ eut sonné pour la onze cent millième, les câbles de diamant se rompirent et l’île remonta au ciel avec la légèreté d’un nuage ».

En ces temps-là, on pêchait la morue au large des côtes bretonnes, et il n’était pas rare que l’on séjournât des semaines entières sur les lieux de pêche. Une nuit que les hommes dormaient, étendus au fond des barques, il se fit dans la mer un grand remous. Le matelot de quart éveilla ses compagnons. « Voyez donc ! » dit-il. Ils virent une chose étrange. Un rocher s’avançait, fendant les eaux et traînant derrière lui un long sillage harmonieux, comme si les vagues, à son contact, eussent vibré. II était fleuri de goëmons d’une espèce inconnue qui dégageaient, un parfum si délicieux et si fort que toute l’atmosphère, que la mer même en étaient embaumées. Sur le sommet du roc, une figure agenouillée priait, le front auréolé d’un nimbe dont s’illuminait au loin la nuit. C’était saint Ronan qui abordait aux rivages d’Armorique.

Il prit terre dans un des havres du Léon. Il ne pouvait pas tomber plus mal. Le littoral de ce canton était alors habité par une population de forbans, naufrageurs et pilleurs d’épaves. Ils adoraient des divinités farouches, qu’ils identifiaient avec les chênes des bois et les écueils de l’Océan. Ils ne dépouillèrent pas le saint, dont tout l’avoir consistait en une robe de bure trop sordide pour exciter leur convoitise, mais ils ne manquèrent aucune occasion de lui témoigner combien sa présence parmi eux leur était désagréable ; et, quand il voulut leur parler de la loi nouvelle, de la loi que Christ avait scellée de son sang, ils lui tournèrent le dos, avec mépris, en le traitant de rêveur, ce qui dans leur bouche était la pire des injures. Ronan dut renoncer à convertir ces barbares désespérant d’adoucir leurs mœurs, il résolut du moins d’en atténuer par tous les moyens possibles les effets. Les saints hibernois ne voyageaient jamais sans être munis d’une cloche portative dont le son, entre autres vertus, avait la propriété de se faire entendre distinctement jusqu’aux plus extrêmes confins du monde. Ronan se servit de la sienne pour avertir en temps de brume les navires égarés et leur signifier qu’ils eussent à s’éloigner de la côte. Ainsi les naufrages devinrent fort rares, en dépit des feux que les indigènes ne se faisaient pas faute d’allumer sur les hauteurs. Ces derniers en conçurent une violente indignation. Les femmes surtout étaient très montées.

« — Jusqu’à présent », disaient-elles, « la mer avait été pour nous une nourrice aux mamelles inépuisables les cadavres aux beaux bijoux abondaient sur nos grèves l’orage était notre pourvoyeur : chaque aube apportait avec elle sa moisson. Rappelez-vous, o hommes, les tonneaux de vin doré où vos lèvres ont bu tant de fois une ivresse mystérieuse qui décuplait vos forces et de surprenants délires qui nous rendaient plus belles et plus désirables à vos yeux. Que ces choses sont déjà anciennes ! Du jour où l’anachorète étranger a paru au milieu de nous, la fortune a changé. Ce doit être quelque enchanteur pervers : il nous a jeté un sort, il a juré de nous faire périr de misère. Qu’attendez-vous pour nous débarrasser de lui ? »

Ces paroles arrivèrent aux oreilles du saint. Pour n’avoir pas à châtier les gens qui les avaient proférées, il décida de s’enfoncer plus avant dans les terres et, ayant retroussé les pans de sa robe d’ermite, il se mit en route vers d’autres climats. Le rocher sur lequel il avait traversé les flots et qu’il appelait sa « jument de pierre » le suivit dans ce nouvel exode. Ils franchirent des rivières encore innomées, s’engagèrent dans de ténébreuses forêts dont les arbres se souvenaient d’avoir été des Dieux. Parfois, des fourrés inextricables entravaient leur marche. Ronan faisait alors tinter sa clochette et les ronces, pâmées, se désenlaçaient d’elles-mêmes. Il parvinrent, au sortir des bois, dans une région haute et découverte, semée seulement de bruyères et d’herbes odoriférantes, que dominait une montagne nue, arrondie, pareille à la coupole d’un temple. Ronan planta en terre son bâton de pèlerin, et le bâton aussitôt se transforma en une croix de granit, pour lui marquer que ce lieu était celui où il se devait arrêter. La « jument de pierre » se coucha sur le sol ; le saint se mit en prière. C’était l’heure du soir, si particulièrement douce en Bretagne. Au pied du ménez, vers l’occident, des campagnes heureuses étaient comme blotties. Des toits invisibles, voilés de feuillage, exhalaient dans l’air de calmes fumées. Plus loin, la mer s’éteignait ; dans ses eaux, grises comme des cendres, les dernières lueurs du soleil disparu achevaient de mourir.

« — Que la paix demeure à jamais en cette solitude ! » murmura le saint.

Son vœu a été exaucé. Nulle part au monde peut-être le silence n’est plus grand, plus profond, plus apaisant que sur cette humble cime bretonne. Elle a conservé son aspect primitif, son air inviolé d’autrefois. On y peut voir des troncs de genêts plusieurs fois séculaires. Les bestiaux y viennent brouter l’herbe de printemps, mais l’homme n’a pas encore osé désaffecter cette terre : elle est restée ce qu’elle était il y a douze cents ans, une colline vierge, une sorte d’oasis du rêve.

Ronan y passa des jours exquis, en tête à tête avec les vents qui, soufflant parfois du côté de l’Hibernie, lui apportaient jusqu’en ce désert d’Armorique le parfum de son île lointaine. Il s’était construit là un pénity, une maison de pénitence, grossièrement faite de quelques branches liées entre elles à l’aide d’un peu de mortier. Il n’y demeurait d’ailleurs que la nuit, pour réciter ses vigiles et pour dormir. Le reste du temps il vivait dehors. Dès l’aube il était sur pied, pèlerinant par les sentiers de la montagne. Il avait adopté un circuit qu’il accomplissait ponctuellement deux fois par jour, sans dévier d’une semelle, le matin, dans le sens du soleil et, le soir, à l’encontre de l’astre. La pluie même ne l’arrêtait point : elle l’arrosait sans le mouiller. Le tour qu’il décrivait sur les flancs du ménez comportait plusieurs lieues. Il cheminait des heures entières, conversant avec les choses dont le muet langage lui était familier. Les bêtes aussi lui étaient chères. Elles le lui rendaient. Du plus loin qu’elles le voyaient venir, elles accouraient à lui. Pour leur inspirer plus de confiance, il s’amusait souvent, dit-on, revêtir leur forme. Il apprivoisait les plus féroces et les moralisait. Un loup qui l’avait en grande vénération s’imagina lui être agréable en déposant, un jour, à ses pieds un pauvre agnelet tout pantelant. Le saint commença par ressusciter l’innocente victime et tint ensuite au ravisseur un discours si touchant qu’il le convertit pour jamais. C’est depuis lors qu’on a coutume de dire « Doux comme le loup de saint Ronan ».

S’il recherchait le commerce des animaux et s’il se plaisait même en la compagnie des plantes, en revanche il fuyait les hommes. Il avait gardé de sa première rencontre avec eux, sur les rivages inhospitaliers du Léon, un souvenir amer mêlé peut-être de quelque mépris. S’il lui arrivait d’en croiser un sur son chemin, il le regardait avec des yeux si terribles que le malheureux, saisi d’épouvanté, en demeurait hébété pendant des semaines. C’était un avertissement que le saint leur donnait, qu’ils eussent à laisser libre la voie où il était désormais résolu de marcher seul. Il y gagna de n’être plus diverti dans ses promenades, mais sa réputation en souffrit. Une légende redoutable se créa autour de sa personne. On le soupçonna d’être sorcier et nécromancien ; des pâtres affirmèrent l’avoir vu, déguisé en bête, courir le garou ; on l’accusa de semer mille maux par le pays. On le rendit responsable de tous les méfaits des éléments, auxquels il était censé commander. Un ouragan de grêle dévastait-il les moissons dans la plaine, une tourmente subite, bouleversant la mer, faisait-elle voler en éclats les barques des pêcheurs, c’étaient là autant d’effets de la pernicieuse magie de Ronan.

Il faut avouer que, non content d’inquiéter l’opinion, il semblait parfois avoir pris à tâche de l’exaspérer. Un jour qu’il se promenait sous les ombrages touffus de la forêt de Névet, proche de son ermitage, il aperçut un bûcheron en train d’abattre un chêne. Chaque coup de hache arrachait à l’arbre une plainte sourde qui retentissait douloureusement dans le cœur du solitaire.

« — Qu’as-tu donc à maltraiter ainsi ce vieillard des bois ? » demanda-t-il, courroucé.

« — J’ai » répondit l’homme « que j’en veux faire des planches pour mon grenier ».

« — À moins que ce ne soit pour ton cercueil ! » repartit le saint.

Au même instant le chêne tombait, écrasant le bûcheron dans sa chute. Que Ronan fût le vrai coupable, cela ne fit de doute pour personne : on ne songea plus, dans toute la contrée, qu’aux moyens de se débarrasser de lui. Des conciliabules secrets furent tenus dans les clairières, à la pâle lumière de la lune, déesse des entreprises nocturnes, que ces païens adoraient. Déjà l’on ne parlait de rien moins que d’aller surprendre l’anachorète dans sa hutte de branchages et de le frapper traîtreusement en plein sommeil, quand le chef du manoir de Kernévez, homme sage et tolérant, intervint dans la discussion en faisant observer combien une pareille conduite serait non seulement criminelle, mais périlleuse.

« — De deux choses l’une, » conclut-il : « ou bien Ronan n’a pas la puissance néfaste que vous lui attribuez et alors pourquoi violer, en le massacrant, les lois divines et humaines ? — ou bien il la possède en réalité, et, dans ce cas, que peuvent contre lui vos misérables embûches ? s’il est l’enchanteur que vous dites, il n’a rien à craindre de vos rancunes, tandis que vous, si vous l’irritez, vous avez tout à craindre de sa colère. »

Cette argumentation refroidit le zèle des plus ardents.

« — À votre place, » continua le maître de Kernévez, « Je délèguerais vers lui quelqu’un pour lui soumettre nos doléances. Entre nous soit dit, je ne le crois pas aussi méchant que vos imaginations vous le représentent. Il m’est arrivé quelquefois de le suivre à distance, dans ses tournées du matin. Savez-vous à quoi je l’ai toujours vu occupé ? À délivrer les mouches de ces trames légères que les araignées de nuit tissent dans les ajoncs !… Un esprit démoniaque n’a point de ces sollicitudes. »

Une voix dans l’assistance cria :

« — Sois donc notre envoyé et plaide auprès de lui notre cause ! »

« — J’allais vous le proposer, » répondit le chef de maison, le penn-tiern, avec la simplicité et le calme qui lui étaient habituels.

Sans plus tarder, il se mit en route pour la montagne. La lune s’était couchée ; mais, au sommet du ménez, la cellule de l’ermite brillait comme un sanctuaire mystérieux. Ronan dormait, allongé sur la terre nue, les mains en croix, la tête éclairée d’une lumière étrange. Ses pieds dépassaient le seuil de la hutte que ne fermait aucune porte. Le maître de Kernévez s’assit dans l’herbe pour attendre le réveil du saint. Il se sentait le cœur vaguement troublé et, dans sa cervelle de barbare, des idées singulières se remuaient qui lui étaient un objet d’étonnement et d’effroi.

Cependant l’aube commençait à poindre. Dès que le premier rayon eut caressé l’échine de la « jument de pierre », celle-ci poussa un hennissement très doux, et tout aussitôt l’anachorète ouvrit les yeux. Il ne témoigna nulle surprise de voir le penn-tiern prosterné à quelque pas de l’ermitage dans l’attitude d’un suppliant, mais, étant allé à lui, il lui commanda de se lever et de le suivre. Ils se mirent à cheminer ensemble à travers la haute solitude. Leur vue s’étendait au loin sur les campagnes et sur la mer que le soleil naissant baignait d’une vapeur de pourpre et où des harmonies ineffables flottaient suspendues. Le maître de Kernévez avait toujours vécu dans ce site : il le connaissait en ses moindres détails, mais, pour la première fois, le sens intérieur lui en était révélé. Il lui sembla qu’il le contemplait avec des yeux nouveaux et plus parfaits. Et il versa des larmes d’attendrissement, sans savoir pourquoi, comme un enfant ou comme un homme ivre. Ronan lui dit :

« — Pleure, pleure. C’est Dieu qui entre en toi. »

Autour d’eux, les fougères embaumaient ; des haleines tièdes et suaves se jouaient dans les transparences de l’air. Jamais aurore n’eut plus de grâce et ne para le monde d’une plus exquise séduction. Quand Ronan jugea l’âme de son compagnon suffisamment ameublie, détrempée, et prête à recevoir la bonne semence, il commença de lui conter la merveilleuse histoire de Jésus qui consacra le désert comme un lieu de prière, de Jésus qui prêcha du haut des monts, avec la mer à ses pieds, et enseigna aux fils des hommes l’amour universel. L’anachorète qu’on avait dépeint d’humeur si farouche parlait avec tant d’onction et de charme, les récits qu’il faisait de l’ère galiléenne étaient par eux-mêmes si captivants que le chef laboureur en oublia tout le reste. Le saint dut le congédier, en lui montrant l’aile grise du soir qui déjà s’éployait dans le ciel.

« — Que t’a dit le personnage de là-haut ? » interrogèrent les gens de la plaine, pâtres et pêcheurs, quand le maître de Kernévez fut redescendu parmi eux.

Il leur répéta mot pour mot les discours de Ronan qu’il portait gravés dans sa mémoire, s’efforça d’en reproduire jusqu’à l’accent. Il fut éloquent avec simplicité. Plus d’un dans l’auditoire, se laissa toucher. Mais les autres, le grand nombre, après l’avoir écouté non sans stupeur, ne tardèrent pas à murmurer contre lui et à échanger son sujet des propos amers. Ils ne pouvaient s’expliquer qu’un homme aussi avisé que le penn-tiern se fût fait tout à coup l’apôtre de nouveautés impies, subversives des anciens cultes. Ils ne doutèrent point que l’ermite ne l’eût : ensorcelé. Leur haine contre Ronan s’en accrut ; et, quant au maître de Kernévez dont ils avaient si longtemps vénéré la sagesse, ils n’eurent dorénavant pour lui que la superstitieuse pitié dont on entoure en Bretagne les innocents et les fous.

Il ne s’en émut ni ne s’en plaignit. II vit s’écarter de lui ses amis les plus chers, sans en éprouver de ressentiment. N’étaient-ce pas, au dire de Ronan, les conditions ordinaires de tout début dans l’apprentissage de la sainteté ? Il ne se passait point de jour qu’il ne se rendît auprès du solitaire, dans un lieu dont ils étaient convenus, sur la lisière du domaine de Kernévez, à mi-pente de la montagne. Une haie de prunelliers sauvages les mettait à l’abri des regards indiscrets des pins parasols ombrageaient leur tête, et la mer, par une éclaircie, s’étalant devant eux à perte de vue, ouvrait à leurs pensées, à leurs méditations en commun, le champ de son immensité. Là, le fruste disciple de Ronan s’initia aux séductions de la vie contemplative. Il y prit un tel goût qu’il en vînt bientôt à considérer tout autre soin comme indigne qu’on s’y appliquât. À savourer les secrètes voluptés de la conscience, ce paysan dépouilla jusqu’à la passion de la terre. Lui qu’on citait naguère comme le modèle des laboureurs, il se désintéressa de ses cultures, cessa de surveiller son personnel, laissa les domestiques agir en maîtres. On en jasa dans la contrée. Finalement, sa femme fut avertie.

Vivant dehors par métier, tandis qu’elle était retenue à l’intérieur du logis par ses devoirs de ménagère, il avait pu lui dérober quelque temps ses pieuses escapades et fréquenter le saint sans éveiller ses soupçons. Mais il prévoyait bien qu’un jour ou l’autre tout lui serait dévoilé. Des commères complaisantes s’en chargèrent. Comme il revenait un soir à la ferme, au sortir d’une entrevue avec Ronan, il trouva sur le chemin sa femme qui l’attendait, blême de colère.

« — Ainsi, » cria-t-elle, « voilà comment vous vous comportez ! J’en apprends de belles sur votre compte On vous croit au travail avec les serviteurs, et vous fainéantez là-haut en compagnie d’un être louche qui est l’opprobre et la terreur du pays. Avez-vous donc juré de mettre vos enfants sur la paille et, moi, de me faire mourir de désespoir »…

La légende, qui pratique la sélection à sa façon, n’a pas retenu le nom du maître de Kernévez ; mais elle nous a transmis celui de sa femme. Elle s’appelait Kébèn. M. de la Villemarqué a voulu voir en elle une sorte de druidesse farouche, « reine de la forêt sacrée ».[2] Le peuple s’en fait une image moins noble, mais plus voisine peut-être de la réalité. C’était tout bonnement une fermière économe, un peu serrée, dure à elle-même et dure aux autres, uniquement préoccupée d’arrondir son pécule et de léguer à ses enfants un bien solide, exempt d’hypothèques. D’un caractère très entier, elle menait sa maison au doigt et à l’œil. Au reste, femme entendue et capable, ne commandant jamais rien que de sensé. Son mari s’était toujours effacé devant elle. On conçoit sa fureur, quand elle s’aperçut qu’il lui échappait. Elle le somma de rompre avec le thaumaturge ; pour la première fois de sa vie, il lui tint tête, opposant à toutes ses objurgations, à toutes ses invectives, une douceur tranquille et obstinée.

À partir de ce moment, le manoir de Kernévez, jusque-là si ordonné, si paisible, devint un enfer. Du matin au soir, Kébèn tournait dans la vaste cuisine comme une louve en cage, grinçant des dents et hurlant. Les enfants se fourraient dans les coins, derrière les meubles, et pleuraient en silence, n’osant plus approcher, leur mère. Valets et servantes quittèrent la maison l’un après l’autre le domaine tomba en friche, les troupeaux dont nul ne prenait soin vaguèrent dans les champs, à l’abandon. L’homme continuait de se rendre à la montagne, auprès du saint, indifférent au spectre de la ruine qui de toutes parts commençait à se dresser autour de lui. Il n’avait plus de souci des choses terrestres. Il habitait dans son rêve comme dans une tour très haute d’où il ne voyait que du ciel.

Un vertige d’une autre sorte égarait l’esprit de Kébèn. Son idée fixe était de se venger de Ronan qu’elle appelait le « débaucheur d’hommes ». Elle s’aboucha avec les ennemis du thaumaturge. On sait qu’ils étaient nombreux. Des réunions clandestines se tinrent à Kernévez, pendant les absences du mari. On y buvait de l’hydromel dans des cornes d’uroch. Au bout de quelques jours de ce régime, Kébèn, devant une assemblée de fanatiques exaltés jusqu’au délire, déclara qu’il fallait cette nuit même, à la faveur des ténèbres, marcher à la hutte de l’ermite, y mettre le feu et l’y brûler vif.

« — Allons ! » s’écrièrent-ils d’une seule voix.

Mais leur enthousiasme dura peu. À la fraîcheur nocturne leur ivresse s’était dissipée, faisant place, chez les plus hardis, à de mystérieuses appréhensions. Ils crurent ouïr dans le vent des paroles de menace. Les bruyères où leurs pieds s’empêtraient leur semblèrent un filet magique tendu sous leurs pas. Une étrange apparition acheva de les terrifier. La forme démesurée d’une bête venait de surgir debout sur le sommet de la montagne, et, par trois fois, un hennissement épouvantable déchira la nuit. Toute la bande se dispersa comme un vol de moineaux. Seule, Kébèn demeura : sa haine la cuirassait contre la peur. À l’appel de la « jument de pierre », Ronan était sorti de son oratoire. Il s’avança vers la mégère et lui dit :

« — Garde-toi de franchir l’enceinte marquée par ces houx. C’est ici un lieu interdit aux femmes. »

Kébèn, ramassée sur elle-même, s’apprêtait à lui sauter au visage ; mais, quand elle voulut s’élancer, une force surnaturelle la cloua sur place et ses jambes se raidirent sous elle, comme pétrifiées. Alors, dans l’impuissance de sa rage, elle vomit un flot d’injures, traitant le saint des noms les plus odieux.

« — Ah ! oui, » hurlait-elle, « tu interdis aux femmes l’accès de ton repaire, mais tu y attires les hommes, sorcier de malheur !… Réponds, qu’as-tu fait du maître de Kernévez ? Quel philtre de démence lui as-tu versé ?… Nous ne te cherchions point pourquoi nous es-tu venu trouver ?… Regarde ce manoir, là-bas, sous les hêtres. On y travaillait dans la joie et dans la concorde. Une fumée heureuse s’élevait du toit comme une perpétuelle action de grâces aux dieux d’en haut. Eh bien ! tes artifices en ont chassé la prospérité pour y installer la ruine. Où régnait la paix des âmes, tu as déchaîné la guerre conjugale. Par le soleil et par la lune, sois maudit ! »

Le saint, les yeux au firmament, priait. Son oraison finie, il prononça :

« — Femme, je te rends l’usage de tes membres retourne vers tes enfants à qui tu n’as pas donné à manger ce soir et dont le gémissement m’a empêché d’entendre tes paroles. »

Une plainte, en effet, une plainte discrète et continue sanglotait dans le vent de la mer.

« — Nous nous rencontrerons encore » grommela Kébèn d’un ton de défi.

« — Dieu fasse que ce soit au ciel ! » répondit Ronan.

La femme de Kernévez rentra au logis, l’âme ulcérée. Pendant plusieurs jours elle resta accroupie sur la pierre de l’âtre, sans qu’on pût lui arracher un mot ni la décider à s’étendre dans un lit. Elle méditait, dans l’immobilité et le silence, quelque horrible dessein. Une nuit enfin, après s’être assurée qu’autour d’elle chacun dormait, elle se leva et pénétra dans la pièce où les enfants étaient couchés. Là reposait, parmi ses frères, Soëzic, la fille aînée, à peine âgée de huit ans : petite blondinette, jolie et délicate comme un ange, la préférée de son père à cause de sa gentillesse et de sa douceur. Kébèn la prit dans ses bras avec précaution, pour ne la point réveiller, et s’achemina sans bruit vers la grange. Il y avait dans un coin de cette grange, dissimulé derrière un tas de fagots, un vieux bahut hors de service, fait d’un énorme tronc de chêne creusé au feu, avec des parois aussi épaisses que celles des sarcophages en granit où l’on avait coutume d’ensevelir les chefs de clan. La mère dénaturée déposa l’enfant au fond du coffre, rabattit le lourd couvercle, ferma la serrure à double tour, puis, ayant repris sa place sur le foyer, se mit tout à coup à pousser des cris atroces, des cris de bête qu’on égorge.

Le maître de Kernévez sauta à bas du lit, épouvanté

« — Qu’y a-t-il, femme ? Au nom de Dieu, qu’y a-t-il ? »

Elle lui montrait la porte de la chambre des enfants. Il alla voir, constata que la fillette avait disparu. Déjà des voisins étaient accourus au bruit la cuisine fut bientôt pleine de curieux. Alors seulement Kében parla.

Depuis sa querelle avec le thaumaturge, elle s’attendait, déclara-t-elle, à quelque événement de ce genre. Il l’en avait menacée, et c’est pourquoi tous ces temps-ci elle avait tenu à rester sur ses gardes. Or, voilà que cette nuit, comme elle s’assoupissait de fatigue, elle avait été réveillée en sursaut par une voix qui geignait faiblement : « Mamm ! Mamm ! » Elle avait essayé de se lever, mais en vain. Un sortilège la paralysait. Au même moment, la forme monstrueuse d’un homme-loup passait devant elle, emportant en travers dans sa gueule le corps ensanglanté de Soëzic.

Evidemment, cet homme-loup ne pouvait être que Ronan. Tel fut l’avis unanime. Le mari voulut intervenir, risquer une observation. Mais on était fixé sur la valeur de ses conseils L’assistance entière lui ferma la bouche. Il fut arrêté, séance tenante, qu’on se rendrait à Quimper de ce pas, pour dénoncer au roi Gralon-Meur l’abominable crime et demander justice contre le malfaiteur.

Le cortège, grossi de village en village, accompagna Kébèn jusque dans le palais du roi. Gralon-Meur fut ému par une manifestation aussi imposante ; il dépêcha des archers vers le saint, avec ordre de le lui amener sur le champ. En le voyant paraître, il ne douta point que la populace n’eût dit vrai. Avec sa face velue, avec ses ardentes prunelles d’ascète, ombragées d’épais sourcils, avec sa houppelande de bure grossière, salie, usée, enilochée, jaunie, pareille à la fourrure d’un fauve et nouée aux reins par une ceinture d’écorce, avec ses pieds souillés de boue, avec ses doigts aux ongles pointus et noirs comme des griffes, le solitaire avait les dehors d’un animal sauvage plutôt que d’un être humain.

« — Nous allons bien savoir s’il participe de la nature de l’homme ou de celle du loup, » prononça Gralon. « J’ai là Jeux dogues qui nous renseigneront à cet égard. »

Les terribles bêtes furent lâchées sur Ronan ; mais, au lieu de le mettre en pièces, elles se couchèrent docilement à ses pieds, léchant ses haillons, implorant de lui une caresse.

Il y eut dans la foule une grande stupeur. Gralon-Meur, s’étant avancé vers l’anachorète, s’inclina et dit :

« — Pour que mes chiens t’aient respecté, il faut qu’un pouvoir singulier soit en toi. Parle donc et confonds tes accusateurs, afin que justice soit faite. »

« — Je parlerai, » répondit Ronan, « non à cause de moi qui n’ai de comptes à rendre qu’à Dieu, mais à cause de l’enfant, victime innocente de cette odieuse machination commande, o roi, qu’on apporte ici le coffre qui est à Kernévez, dans la grange, derrière un tas de fagots. »

Il fut fait selon sa volonté. Quand on ouvrit le bahut de chêne, on y trouva la fillette, blanche comme cire ; elle était étendue sur le côté, morte. Dur eût été de cœur, celui qui n’eût pleuré en la voyant. Ronan lui-même, pour la seule fois de sa vie, dit-on, donna des marques d’attendrissement. Il se pencha au-dessus du cadavre et, l’appelant par son nom, d’une voix très douce, il murmura :

« — Petite Soëzic, fleurette jolie, tes yeux se sont clos avant l’heure. Dieu veut que tu les rouvres et qu’ils contemplent longtemps encore le soleil béni. »

II dit. Les fraîches couleurs de l’enfance reparurent aussitôt sur le visage de la morte, et elle se leva du coffre en souriant.

La foule, transportée à la vue du miracle, trépignait d’allégresse, exaltant les vertus du saint, criant qu’il fallait lapider Kébèn. Mais Ronan :

« — J’entends » fit-il « que cette femme s’en retourne chez elle saine et sauve. »

À partir de ce jour, le solitaire vécut honoré de tous dans la contrée qui jusque-là lui avait été si marâtre. La religion qu’il professait supplanta les anciens cultes. Toutefois il ne changea rien à ses habitudes, s’abstint comme par le passé de tout commerce direct avec les hommes, si même il ne se montra pas encore plus secret ; de sorte que la vénération qu’il inspirait resta mêlée de quelque crainte. On le suivait du regard, de loin, dans sa promenade quotidienne, mais on n’aurait jamais eu la hardiesse de l’aborder. Quand on s’adressait à lui, c’était par l’intermédiaire du maître de Kernévez, la seule créature humaine qu’il accueillît sans répugnance et dont il écoutât volontiers les propos. Saint Corentin vint un jour lui faire visite à son oratoire, dans le dessein, à ce que l’on prétend, de se démettre en sa faveur de son épiscopat de Quimper ; il trouva la porte fermée par une simple toile d’araignée, voulut passer au travers et ne put réussir à rompre la trame ; il comprit que Ronan refusait de le recevoir et rebroussa chemin, non sans dépit.

C’est au printemps, la veille du vendredi saint, que mourut le thaumaturge de la montagne. Sitôt qu’il eut rendu l’âme, de grands nuages aux formes bizarres et tourmentées accoururent de tous les points de l’horizon et se rassemblèrent autour de la cîme, étendant un voile de ténèbres sur le pays environnant, tandis que de l’oratoire s’élevait vers le ciel une longue colonne de fumée blanche. Par ces signes on fut averti que Ronan n’était plus mais on attendit au troisième jour, avant de franchir l’enceinte des houx sacrés. L’humeur du saint était à redouter même après sa mort. Il fallut que le penn-tiern entrât le premier dans la cellule. Le cadavre ne présentait aucune trace de décomposition ; il était couché dans la posture qui, de son vivant, lui était familière, ses pieds de marcheur obstiné dépassant le seuil les mèches hérissées de ses cheveux étaient lumineuses comme des flammes ; d’une main il pressait sur sa poitrine un livre aux fermoirs richement ouvragés, sans doute un répertoire de formules magiques, pensèrent les paysans ; dans l’autre il tenait la clochette, compagne mélodieuse de ses migrations.

On a vu de quelle façon il fut procédé aux funérailles. Dès que le corps eut été placé sur le chariot, les bœufs se mirent en marche et la clochette de fer commença d’elle-même à tinter. Pendant toute la durée du trajet, elle sonna ainsi, à petits coups grêles et lents, comme un glas. L’attelage s’était immédiatement engagé dans la sente que Ronan avait accoutumé de parcourir chaque matin et chaque soir. En traversant les terres de Kernévez, il arriva près d’un lavoir où Kébèn lavait. Cette femme singulière, depuis l’aventure du coffre, n’avait plus fait parler d’elle ; mais elle ne s’était ni amendée, ni assagie. La clémence de Ronan, au lieu d’apaiser sa haine, l’avait exacerbée. Lorsqu’elle apprit sa mort, elle eut un tel accès de joie cynique que momentanément on la crut folle. Non seulement elle refusa de prendre le deuil avec les autres ménagères du quartier ; mais elle choisit le jour des obsèques pour faire sa lessive, commettant de la sorte un double scandale, puisqu’en ce même jour se célébrait la fête de Pâques.

Le cortège s’avançait dans un recueillement silencieux, au son de la petite clochette, quand, parmi des bruits de battoir, une chanson narquoise s’éleva de derrière les saules qui bordaient l’étang :



Bim baon, cloc’hou !
Marw ê Jégou
Gant eur c’horfad gwadigennou !…
[3]

(Bim baon, les cloches ! — Il est mort, Jégou, — d’une ventrée de boudin !)

Ainsi chantait, à voix haute et stridente, Kébèn l’effrontée. Les bœufs cependant débouchaient dans le pré et ils cheminaient droit devant eux, sans souci du linge qui séchait étalé sur l’herbe. Déjà ils piétinaient de leurs durs sabots les nappes de toile fine. Kébèn, du coup, cessa de chanter. Echevelée, noire de fureur, elle se jeta à la tête des animaux :

« — Arrière, sales bêtes » cria-t-elle.

Et, brandissant son battoir, elle les en frappa avec une telle violence qu’elle écorna l’un d’eux. Ils n’en continuèrent pas moins leur route, de leur bonne allure tranquille. Alors la rage de Kébèn se tourna contre le cadavre. Elle s’était cramponnée au chariot, ad risque de se faire écraser, et, à chaque tour de roue, des paroles insensées, des injures inexpiables s’échappaient de ses lèvres.

« — Va, charogne, va rejoindre dans le charnier où elle pourrit la louve qui fut ta mère !… Tu dois être content, fléau des ménages !… Grâce à toi, la plus belle lessive du pays est en pièces… Ris donc, artisan de malices, fourbe des fourbes, nuisible jusque dans la mort !… Ha ! Ha ! Et dire qu’il y a des benêts qui te pleurent !… Quant à moi, tiens, voilà mon adieu ! »

Horrible profanation ! Elle venait de lui cracher a la figure. Ce fut du reste son dernier outrage. Le sol au même instant s’entrebailla sous elle et l’engloutit…

Au bout de trois heures de marche, la clochette s’étant tue, les bœufs s’arrêtèrent. On était en pleine forêt, sur le versant occidental de la montagne. Une fosse fut bientôt creusée, mais lorsqu’il s’agit d’y descendre le corps du saint, les efforts réunis de vingt hommes demeurèrent impuissants à le soulever. « Peut-être ne veut-il pas qu’on l’enterre », opina quelqu’un ; « laissons-le en cet état, et attendons les événements. » Or, il advint une chose extraordinaire. Dans l’espace d’une nuit, le cadavre se pétrifia, ne fit plus qu’un avec la table du chariot transformée en dalle funéraire, et apparut comme une image éternelle sculptée dans le granit d’un tombeau. Les arbres d’alentour étaient eux-mêmes devenus de pierre ; ils s’élançaient maintenant avec une sveltesse de piliers, entrecroisaient là-haut en guise de voûte les nervures hardies de leurs branches. Tel fut, d’après la légende, le premier schème de l’église de Locronan et du cénotaphe qui s’y voit encore, dans la chapelle du Pénity.


II


Si jamais vous visitez Locronan, faites en sorte d’y arriver par la « vieille côte. » La montée, au début, n’est pas engageante ; c’est moins un chemin qu’une ravine, que le lit desséché d’un torrent. Mais, à mesure que l’on approche de la crête, la route s’aplanit, se dilate, retrouve sa noble aisance d’ancienne voie royale. Borné encore, vers l’occident, par un dernier renflement des terres, l’horizon s’est découvert peu à peu dans la direction du sud et du septentrion. Derrière vous s’estompent les grandes houles bleues du Quimperrois ; à votre droite s’enlève sur le ciel la montagne sacrée, avec son énorme croupe creusée de plissements rugueux où les traînées de bruyères semblent des fumées roses courant à ras de sol à gauche, un pays vert — d’un vert lumineux, d’un vert fauve — déroule jusqu’à la mer océane la nappe onduleuse de ses feuillages. Des pins bordent la route, mais sans entraver la vue qui se joue librement entre leurs fûts ébranchés ; et l’on a au-dessus de soi l’aérienne mélopée de leurs cîmes. Ajoutez que nulle part ailleurs, en Bretagne, on ne respire mieux ce que le poète appelle

L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.

Le vent s’acharne d’une aile infatigable sur ce haut plateau. On est, pour ainsi dire, bouche à bouche avec l’Atlantique qui vous souffle à la face, de tout près, sa rude haleine salée, vous fouette la peau de ses larges embruns. Le bruit des vagues se fait si distinct qu’on se croirait sur un sommet de falaise : on s’attend à recevoir dans les jambes un paquet d’écume. Point. De l’abîme, béant à vos pieds, c’est un clocher qui surgit, un clocher veuf de sa Sèche, une énorme tour carrée aux étroites et longues ogives d’où s’envolent, non des goëlands, mais des corbeaux. Plus bas, voici l’église tassée de vieillesse, sous sa toiture gondolée ; et près d’elle se montre le cimetière, un arpent de montagne clos de murs en ruine et foisonnant d’herbe. On descend une pente raide, sinueuse, presque une rue, avec les restes d’un pavage ancien. Jadis, au temps d’une prospérité qui n’est plus qu’un mélancolique souvenir, c’était par ici que la diligence de Quimper à Brest faisait à Locronan son entrée, dans un fracas de ferrailles et de grelots, semant sur son passage le mouvement, la gaîté, la vie. Les femmes, leur poupon dans les bras, accouraient sur le seuil des petites maisons basses qui, toutes, portent inscrites dans leur linteau la date de leur construction et les noms des ancêtres qui les édifièrent. Les hommes eux-mêmes, tisserands pour la plupart, se soulevaient sur les pédales des métiers et, par la lucarne entr’ouverte, saluaient le postillon d’un lazzi, les voyageurs d’un souhait de bon voyage. À l’animation d’autrefois a succédé, hélas ! un morne silence. Les chemins de fer ont tué les messageries, et les machines les métiers à main. De ceux-ci, il subsiste peut-être une dizaine, et qui chôment plus souvent qu’ils ne travaillent. Au commencement du siècle, ils étaient environ cent cinquante, où se venaient approvisionner de toile à voile tous les ports du littoral cornouaillais. Du matin au soir et d’un bout du bourg à l’autre retentissait alors, selon l’expression d’un habitant du lieu, l’allègre chanson de la navette.

On vous contera que saint Ronan fut l’inventeur de cette industrie, qu’il la pratiqua lui-même — sans doute dans l’intervalle de ses promenades — et l’enseigna au penn-tiern, son compagnon de prière. Avant lui les pêcheurs se contentaient de suspendre des peaux de bêtes aux mâts de leurs embarcations. Il fit planter du chanvre, montra l’art d’en tisser les fibres. Une source d’abondance et de richesse ruissela sur le pays. L’opulence des bourgeois de Locronan devint aussi proverbiale que celle des armateurs de Penmarc’h. On en peut contempler d’éloquents vestiges dans les pignons élégamment sculptés ou dans les façades monumentales qui encadrent la place. Ce sont demeures de grand style, dont quelques-unes traitées avec goût dans la manière de la Renaissance. Si déchues soient-elles de leur antique splendeur, elles ont encore fière mine, gardent jusqu’en leur délabrement un air de noblesse et de solennité, communiquent à l’humble bourg un je ne sais quoi de magistral qui en impose. Rien de banal, ni de mesquin. Cela a la majesté solitaire des belles ruines cela en a aussi la pénétrante tristesse. Le cœur se serre à parcourir les menues ruelles qui, contournant les maisons, rampent vers la campagne ou plongent à pic au fond du quartier de Bonne-Nouvelle (Kêlou-Mad.) Ce ne sont là que murs croulants, décombres épars, jonchant au loin les jardins en friche. On a le sentiment d’une cité qui s’effrite pierre à pierre, et qui ne se relèvera plus. Ses habitants mêmes, de jour en jour, l’abandonnent, émigrent, comme si un sort pesait sur elle, quelque malédiction à longue échéance proférée, voilà treize cents ans, par le thaumaturge de la montagne.

Mais non. L’esprit de Ronan ne s’est pas retiré de sa bourgade. Tout au contraire ; il en est resté le génie bienfaisant. C’est grâce à lui si elle retrouve, à de périodiques intervalles, un semblant d’animation et de vie. Tous les sept ans, en effet, comme il arrive, dit-on, pour les villes mortes de la légende, Locronan se réveille, voit abonder dans son désert un peuple de pèlerins. Durant l’espace d’une semaine, il peut se croire revenu aux jours les plus brillants de son histoire. Ce miracle, c’est la Troménie qui l’opère.


III


Troménie est une corruption de Trô-minihy et signifie proprement « tour de l’asile », Ces asiles, ces minihys, dans l’ancienne Église de Bretagne, étaient des cercles sacrés d’une, de deux, quelquefois de trois lieues et plus, entourant les monastères et jouissant des plus précieuses immunités. Celui qui dépendait du prieuré de Locronan couvrait une vaste étendue, empiétait sur le territoire de quatre paroisses Locronan, Quéméneven, Plogonnec et Plounévez-Porzay. Le pèlerinage de la Troménie consiste à en faire le tour, en suivant une ligne traditionnelle qui n’a pas varié depuis des siècles. On ne s’écarte guère des flancs du ménez dont la masse énorme absorbe, confisque la vue, apparaît comme le centre de la fête. Aussi les fidèles, peu soucieux d’une étymologie dont le sens pour eux s’est perdu, expliquent-ils Troménie par Tro-ar-ménez qu’ils traduisent librement : le Pardon de la Montagne.

Quant au trajet à parcourir, c’est celui-là même — on l’a deviné — où se complut Ronan le marcheur, du temps qu’il était de ce monde. Voie étrange hors de toute voie, espèce de sentier mystique, à peine frayé et que jalonnent seulement, de loin en loin, des calvaires. Il n’est pas aisé de s’y reconnaître. Mais au besoin le saint en personne s’offre à remplir les fonctions de guide.

Une pauvresse m’a fait ce récit.

Elle avait promis d’accomplir le pèlerinage, de nuit, et elle s’était mise en route au crépuscule, comptant sur la lune pour éclairer ses pas. La lune ne se leva point. D’épais nuages venus de la mer avaient envahi le firmament. La vieille cheminait néanmoins, trébuchant dans les pierres, se cognant parfois le front aux talus. Quand elle fut au milieu des landes, elle s’arrêta ; elle ne savait plus de quel côté s’orienter dans les ténèbres. Une grande peur la prit. Elle allait renoncer à son vœu. Mais tout aussitôt une voix de pitié se fit entendre qui la réconforta.

« — Pose tes pieds où je poserai les miens », disait la voix.

Elle chercha à voir qui lui parlait de la sorte. Vainement. Elle ne distingua rien… si ce n’est deux pieds nus, d’une blancheur éblouissante, qui marchaient devant elle et qui laissaient à mesure dans le sol de lumineuses empreintes. Elle put ainsi parvenir sans encombre au terme de ses dévotions.

« — Être secourable, » s’écria-t-elle en joignant les mains, « apprends-moi ton nom, que je le bénisse jusqu’à l’heure de ma mort ! »

« — Tu n’as cessé, tantôt, de l’invoquer dans tes litanies », répondit la voix.

Alors, elle comprit, s’agenouilla pour baiser les pieds du saint ; mais il avait disparu.

Dès le douzième siècle, la Troménie septennale prenait rang parmi les grandes assemblées religieuses de la Bretagne. On s’y rendait par clans des points les plus éloignés, — de l’extrême Trégor, du fond des landes vannetaises. Saint Yves y figura, accompagné de son Inséparable Jehan de Kergoz. Plus tard les Ducs se firent un devoir de s’y montrer. La tradition s’était déjà répandue qu’il faut avoir passé par Locronan pour gagner le ciel. Une année, la fête revêtit un éclat particulier. De beaux seigneurs aux costumes somptueux, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, débouchèrent devers Plogonnec, suivis d’une multitude de gens d’armes et précédés d’un escadron de trompettes sonnant à pleins poumons. Ils escortaient un carosse d’où l’on vit descendre une mignonnette jeune femme en coiffe du temps, juste comme la procession traversait la place. Elle était gente et accorte, avec des yeux clairs, très doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand les porteurs des reliques eurent défilé, elle se vint joindre pieusement à un groupe de fermières qui, habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’argent et d’or, formaient une garde d’honneur à la statue de sainte Anne. Elle marchait difficilement dans ses petits brodequins peu habitués à fouler les cailloux des chemins creux ou les aspérités broussailleuses des landes, et l’on devinait de suite en elle quelque pennhérès de la ville, mais brave, résolue, « ne plaignant point sa route ». Penchée sur le livre d’heures d’une de ses voisines, elle entonna le cantique à l’unisson des autres voix. Et tout le long de la Troménie, elle chanta on eût dit qu’un rossignol mélodieux s’égosillait entre ses lèvres, tant elle savait donner d’onction et de grâce aux rudes syllabes des versets armoricains. Les gars préposés aux bannières se détournaient sans cesse pour la regarder. Ils apprirent au retour qu’elle avait nom « la duchesse Anne » et qu’elle était mariée au roi de France.

Bonne et chère Duchesse, j’ai souvent consulté à ton sujet les populations de l’armor trégorrois. Tu n’es déjà plus pour elles qu’un symbole. Mais en ce canton de Cornouailles ta mémoire vit, et presque ta personne. Dans une hutte, sous des hêtres — derniers vestiges de la forêt de Névet —, des sabotiers m’ont parlé de toi comme s’ils t’avaient connue. Ils dépeignaient ton visage velouté ainsi qu’un beau fruit ; ils célébraient ta chevelure, ton sourire, ton charme, se souvenaient du timbre de ta voix. Pour un peu ils eussent juré qu’ils étaient présents à cette Troménie où tu assistas. Qui oserait, après cela, contester la magique influence de Ronan ?

On en cite des témoignages bien autrement significatifs.

Telle cette Troménie fantastique que le saint, à ce que l’on prétend, dirigea lui-même. Il pleuvait depuis la veille une pluie acharnée, et la montagne était labourée en tous sens par de véritables torrents. Le clergé décida que la procession n’aurait pas lieu, qu’elle serait différée au dimanche d’après. Cela mécontenta, paraît-il, le susceptible Ronan qui, de son vivant, ne s’était jamais préoccupé du temps qu’il faisait pour vaquer à son pèlerinage quotidien. Voilà que soudain les cloches s’ébranlent. Un chœur invisible entonne l’hymne de marche, et, par la baie du portail que le sacristain affirmait pourtant avoir fermée, jaillit un premier flot de « Troménieurs », puis un autre, puis d’autres encore, interminablement. On ne sait qui ils sont ni d’où ils viennent. Ils ont des figures jaunes et moitiés. Une fade et bizarre odeur s’exhale de leurs vêtements d’une forme inconnue. Ils chantent sans remuer les lèvres, et leur voix est faible, lointaine, semble sortir des entrailles de la terre. À leur tête s’avance le thaumaturge. Par dessus sa robe de bure il a passé les ornements épiscopaux. Un cercle de lumière entoure son front, et sa barbe de neige resplendit comme une gloire. Il va, et le sol se sèche à mesure devant ses pas, et la pluie, respectueuse, s’écarte. Les grandes, les lourdes bannières s’éploient, portées à bras tendus par des vieillards mystérieux aux carrures athlétiques. Et leurs soies, leurs broderies, leurs images luisent clair comme par une journée de soleil. Là-haut, dans le ciel, une trouée d’azur s’est faite, qui se déplace avec la procession, reste toujours suspendue au-dessus d’elle comme un dais, tandis qu’à l’entour il ne cesse de pleuvoir, de pleuvoir à verse…

On inspecta le lendemain les bannières, rentrées d’elles-mêmes dans leurs gaînes : elles n’avaient pas reçu une goutte d’eau. Saint Rouan avait évidemment voulu donner une leçon à son clergé et à ses paroissiens. L’avertissement fut compris. Depuis lors, au jour et à l’heure fixés, le cortège de la Troménie se met en marche, quelque temps qu’il fasse.


IV


En général, il fait beau. La fête s’ouvre, en effet, le deuxième dimanche de juillet, dans la période la plus aimable de l’été breton. J’ai assisté à la plus récente, à celle de 1893. Au petit matin, je prenais avec les pèlerins de la région de Quimper le train de Douarnenez. Il vous dépose à la station dite de Guenguat, — une maisonnette mélancolique, ceinte de landes et de marais, à plusieurs kilomètres de tout centre habité. Comme personnel, un employé unique, une femme, dont la principale besogne consiste à regarder passer de temps à autre quelques wagons et à écouter tinter, le soir, des angélus lointains. Un étroit ruban pierreux conduit à une route vicinale, à une de ces délicieuses et minuscules routes bretonnes qui s’en vont, comme la race elle-même, d’une allure de flânerie, s’attardent en mille détours et se laissent mener par leur rêve pour n’aboutir nulle part. On voyage dans une ombre lumineuse, entre des talus tapissés d’un fouillis de plantes, de fleurettes pâles, d’herbes longues et fines pendantes comme des chevelures. On ne voit, on n’entend rien que le reflet mouvant des feuillages sur la chaussée criblée de gouttes de soleil et un léger bruit d’eau dans les cressonnières aux deux bords du chemin.

Brusquement, dans une éclaircie, surgit la montagne sacrée, la croupe encore fumante des buées de l’aube. Des silhouettes de pélerins se dessinent, imprécises, sur la crête et le long des pentes. Les Troménies individuelles, — plus fécondes en grâces, dit-on, sans doute en tant que plus conformes à l’esprit de la tradition primitive, — ont commencé à circuler à partir de minuit. Aussi y a-t -il déjà des gens qui reviennent, les traits un peu las, les vêtements détrempés par la rosée. Un premier calvaire se dresse au pied du mont ; sur les marches, des femmes sont assises et déjeunent d’un morceau de pain bis graissé de lard. L’une d’elles, m’interpellant au passage, me crie :

« — Inutile de vous presser. Vous arrivez trop tard. Le saint n’est plus chez lui. »

Leurs dévotions scrupuleusement accomplies, nos paysannes plaisantent volontiers. Je riposte :

« — Eh bien alors, j’irai chez Kében. »

« — Pour celle-là, vous la rencontrerez ! » m’est-il répondu. « Et même au lieu d’une, vous en trouverez cinq cents… »

Il faut savoir que le mauvais renom de la mégère de Kernévez s’est étendu, bien injustement du reste, à toutes les ménagères du quartier il a fait tache d’huile à travers les siècles.


Entre Locronan et Quéménéven
Il n’y a femme qui ne soit une Kébèn,

dit un adage inventé, je suppose, par quelque

commère d’un bourg voisin, à l’époque où la prospérité de ce petit pays industrieux faisait autour d’elle tant de jaloux. Le vieil individualisme celtique est demeuré vivace en Bretagne, et les rivalités, les rancunes s’y perpétuent d’un village à l’autre, avec une sorte de jovialité féroce…

Je suis déjà haut dans la montée que j’entends encore, derrière moi, rire à gorge déployée mes Cornouaillaises retour de pardon. Mais, à mesure que je m’élève, il semble que je pénètre dans une atmosphère d’infini silence ; on respire dans l’air ce je ne sais quoi de religieux qui enveloppe partout les sommets et qui les fit vénérer de nos ancêtres aryens comme des tabernacles de la divinité. La brise, qui souffle par lentes bouffées, est chargée de parfums d’une essence rare, de la fine senteur des herbes aromatiques ; et les groupes de nuages dans le ciel ressemblent à de grandes figures agenouillées… Les sons d’une clochette ont retenti. Une voix psalmodie en breton :

« — Passant, donnez une obole !… Pour l’amour de saint Thégonnec, donnez ! »

Au fond d’une-hutte façonnée, comme jadis celle de Ronan, de branchages entrelacés et recouverte d’un drap en guise de toiture, un homme est accroupi sur une escabelle, un glazik en veste neuve bordée d’un large galon jaune. Devant lui est une table parée à l’instar d’un autel, et, sur la table, une statuette de saint, noire, enfumée, une de ces images barbares particulièrement chères aux Armoricainss à cause de leur antiquité même. Un plat de cuivre, à demi plein de gros sous, est disposé auprès de l’icône pour recevoir les offrandes. C’est la une espèce de péage mystique établi de place en place sur tout le pourtour de la Troménie. On en compte jusqu’à soixante et soixante-dix, de ces logettes éparses aux flancs du mont. Les quatre paroisses qui avaient une portion de leur territoire comprise dans l’ancien minihy s’y font représenter non seulement par le patron de leur église, mais encore par la multitude des « petits saints » indigètes en honneur dans les chapelles locales. Et près de chacun d’eux se tient un délégué de la fabrique qui, dans un bonîment naïf, énumère ses vertus, rappelle ses miracles, vante les merveilleuses propriétés de l’eau de sa fontaine, quelquefois tend à baiser aux pèlerins des fragments de ses reliques. Le proverbe « chacun prêche pour son saint » n’a jamais été d’une application plus directe et plus littérale. Ainsi le culte de Ronan devient une source de profits pour tous les sanctuaires de la région. Il est juste d’ajouter que cet usage, d’une origine fort reculée, ne s’explique pas uniquement par des raisons de lucre. C’est une croyance répandue dans toute la péninsule que les saints d’un même canton se doivent faire visite le jour de leurs pardons respectifs. Si on ne prend soin de les y mener, ils s’y transportent, dit-on, spontanément. Des pêcheurs de la côte trégorroise m’ont affirmé avoir vu Notre-Dame de Port-Blanc se rendre par mer, la nuit, à la fête votive de Notre-Dame de la Clarté. Ne nous étonnons donc pas si les Urlou, les Corentin, les Thujen, les Thégonnec et tant d’autres thaumaturges, en perpétuelles relations de voisinage avec Ronan, délaissent momentanément leurs oratoires, à l’occasion de la Troménie, pour le venir saluer sur les limites de son domaine. Que s’ils bénéficient par surcroît de quelque aumône, ce serait cruauté de leur en vouloir. Ils sont si pauvres, les bons vieux saints, et leurs rustiques « maisons » si misérables !…

Le sentier traditionnel traverse en cet endroit la grand’route. À l’un des angles du carrefour s’érige une croix fruste taillée tout d’une pièce, peut-être dans un menhir, plus probablement dans un de ces blocs de granit connus sous le nom de lec’h qui servirent, aux premières époques du christianisme, à marquer en Bretagne les sépultures. C’est ici la tombe de Kébèn. L’herbe y est maigre et brûlée jamais fleur n’y a fleuri ; les bruyères même s’en écartent, et les humains les imitent ; ils la contournent à distance d’un pas rapide, en se signant. Qui sait si, en dépit du lourd monolithe qui l’opprime, l’esprit de rébellion enfermé là ne va pas tout à coup faire éruption comme un volcan ? j’y ai cependant vu s’agenouiller une vieille femme, et cela non par inadvertance, car à sa fille qui la morigénait elle répondit :

« — Vous êtes jeune encore. Quand vous aurez été plus longtemps à l’école de la vie, vous aurez appris la pitié. »

Incessamment des Troménieurs passent, gravement, tête nue, leur chapeau dans une main, dans l’autre un chapelet. Ils cheminent en silence, sans échanger une parole la Troménie est un « pardon muet ». À leurs yeux vagues, obstinément fixés devant eux, on devine que toute leur âme est concentrée dans une oraison intérieure dont rien ne la saurait distraire, pas même le splendide horizon qui, vu de ces hauteurs, semble se déployer au loin comme les branches mouvantes et merveilleusement nuancées d’un éventail prestigieux. Ils marchent isolés ou par troupes. C’est tantôt une famille, avec tous ses membres, tantôt un village entier, un clan de laboureurs émigré en masse, hommes et femmes, enfants et chiens. Les profils se détachent avec une extraordinaire netteté sur le bleu délicat du ciel, puis s’évanouissent dans les sinuosités de la montagne.

Une des principales étapes est celle qui va de la tombe de Kébèn à la « Jument de pierre ». Le sentier s’engage entre des ajoncs, franchit des carrières abandonnées, côtoie des champs de blé noir, se perd enfin dans une lande, vaste étendue de gazon roussi, luisante au soleil comme un miroir immense que les nuages balaient de leurs grandes ombres. Au milieu de la lande est vautré le monstre de granit. Il a bien les formes étranges et colossales de quelque animal des temps fabuleux. Le culte dont il est l’objet remonte certainement à une époque de beaucoup antérieure à notre ère. On sait de quel naturalisme profond était empreinte la mythologie celtique. Tout dans la nature lui apparaissait comme divin, les arbres, les sources, les rochers. Ces antiques conceptions sont demeurées vivaces au cœur du peuple breton. Le christianisme s’est superposé à elles ou les a tirées à lui ne les pouvant détruire, il les a confisquées. Mais il n’est pas nécessaire de creuser très avant dans l’âme de la race pour retrouver intact le fond primitif. En ce qui est de la pierre de Ronan, on lui a longtemps attribué une vertu fécondante. Il y a peu d’années encore, les jeunes épousées s’y venaient frotter le ventre, dans les premiers mois du mariage, et les femmes stériles, pendant trois nuits consécutives, se couchaient sur elle, avec l’espoir de connaître enfin les joies de la maternité. On abandonne aujourd’hui ces pratiques, mais je me suis laissé dire qu’elles ne sont peut-être pas aussi mortes qu’elles en ont l’air.

Les pélerins de la Troménie se contentent, en général, de faire le tour de la pierre sacrée. Les plus dévots, néanmoins, et aussi les gens fiévreux ou sujets à des maladies nerveuses, ne manquent pas de s’asseoir dans une anfractuosité du roc, sorte de chaire naturelle sculptée par les pluies, que Ronan affectionnait en ses heures de sieste et de méditation. Il jouissait de cette place d’un des plus admirables panoramas qui se puissent contempler.

Les vieux thaumaturges de la légende armoricaine n’étaient point des ascètes moroses, des contempteurs de l’univers. Ils font plutôt songer aux richis de l’Inde. Les austérités de la vie érémitique ne fanaient en eux ni la délicatesse du sentiment, ni la fraîcheur de l’imagination. S’ils recherchaient la solitude, c’était sans doute pour se vouer plus exclusivement à Dieu, mais aussi pour entrer en un contact plus direct, plus intime, avec la frémissante beauté des choses. Ils étaient des poètes en même temps que des saints. La magie de la nature les enchantait. La tradition nous les montre cheminant des jours, des mois, avant de s’arrêter au choix définitif d’une demeure. Une boule, dit-on, roulait devant leurs pas entendez par la qu’un instinct supérieur les guidait. Ils attendaient pour bâtir leur cellule d’avoir rencontré un paysage digne d’alimenter leur rêve : Aux uns il fallait les hauts lieux, l’immensité des horizons ; d’autres préféraient le mystère des vallées toutes chuchotantes du bruissement des eaux et du frisson des feuillages. Presque toujours ils s’arrangeaient de façon à avoir — petite ou grande — une ouverture sur la mer. La plupart de leurs oratoires sont, en effet, situés dans la zône maritime, dans l’Armor. Ils aimaient la mer pour elle-même, parce qu’elle est la mer, la seule chose au monde peut-être dont le spectacle ne lasse jamais et aussi, parce qu’elle est comme la face visible de cet infini qui obsédait leur âme ; et enfin, parce que ses flots baignaient là-bas leur patrie ancienne, les grandes îles brumeuses d’Hibernie et de Breiz-Meur d’où la tourmente saxonne les avait chassés. Aux soirs nostalgiques, leur pensée dut s’en retourner plus d’une fois, dans la houleuse chevauchée des vagues, vers les monastères tant regrettés d’Iona, de Clonard, de Laniltud, de Bangor…

Devant les yeux de Ronan, la baie de Douarnenez, ou, pour parler comme les Bretons, la Baie, — à leur avis, elle est l’unique — développait sa courbe harmonieuse, faisait étinceler le sable fin de ses grèves et, sur la perspective des eaux, découpait en une suite de figures austères et hardies la majesté de ses promontoires. On comprend sans peine la prédilection du saint pour ce versant du ménez. Il n’y a guère de sites en Bretagne d’où la vue s’étende plus à l’aise et sur un décor à la fois plus éternel et plus changeant.

Je gagne le bourg en compagnie d’une aïeule toute branlante, toute disloquée, qui s’appuie d’une main sur son bâton de pèlerine, de l’autre sur l’épaule d’un garçonnet de douze à quinze ans, son arrière petit-fils. L’enfant flotte en des vêtements trop larges, défroque presque neuve de quelque frère aîné « péri en mer ». Il a une petite mine drôle, très éveillée, avec un je ne sais quoi de vieillot déjà dans l’expression, des regards d’une gravité singulière, pleins de choses d’ailleurs, un air de tristesse prématurée.

« — Il va s’embarquer pour le long cours, » m’explique la bonne femme. « Alors, je suis venue le présenter à saint Ronan. C’est la neuvième Troménie que j’accomplis. Oui, ce sentier m’a vue passer neuf fois, avec mon homme, mes gars, et les fils de mes gars. Je les ai pleurés tous et n’en ai enseveli aucun. Ils sont dans le cimetière sans croix. Celui-ci est le dernier qui me reste. J’ai idée que la mer le prendra comme elle a pris les autres. Cela est dur, mais il faut que chacun suive son destin… »

Le mousse, lui, ne dit rien, sourit vaguement du côté des boutiques installées sur la place ; et la mer au pied des collines, s’étale, glauque, pailletée d’or, attirante et chantante, sirène délicieuse, doux miroir à prendre les hommes.

Du dehors, l’église de Locronan dont le vaisseau principal appartient au quinzième siècle a la noblesse, l’ampleur de proportions d’une cathédrale. L’intérieur en est d’un caractère saisissant. On y accède par un vaste porche en arc surbaissé. Une impression de vétusté, de délabrement, de grandeur aussi — de grandeur solitaire et quasi farouche — vous envahit l’âme, dès le seuil. Des masses d’ombre se balançent suspendues aux voûtes ou rampent le long des parois. On se croirait dans un sous-bois ténébreux, traversé çà et là de clartés verdâtres. On respire l’horreur des forêts sacrées. Les piliers, couverts de mousses, de végétations parasites, rappellent effectivement les arbres pétrifiés de la légende. Ou bien encore, on songe à l’église d’une de ces villes englouties, Tolente, Ker-Is, Occismor, tant les murs dégagent d’humidité, tant la lumière qui les baigne est étrange, crépusculaire, spectrale.

La chapelle du Pénity, accotée à la nef, brille d’un rayonnement plus vif. Là est la tombe de l’anachorète, là se détache en relief sur une table de Kersanton l’hiératique et rude image de Ronan. Les traits sont d’une belle sérénité fruste : dans la fixité des prunelles semblent nager encore les grands rêves interrompus. Une des mains tient le bâton pastoral, l’autre le livre d’heures. À l’autel, un prêtre officie[4]. Il bénit l’assistance, et le défilé commence autour du tombeau. Les dévots circulent en rangs pressés. Plus de femmes que d’hommes, et presque toutes de la région de Douarnenez. Elles sont fraîches, roses, et comme nacrées, avec des yeux gris, du gris azuré de la fleur de lin. La coiffe, qui enserre étroitement le visage, lui donne un air inoubliable de candeur et de mysticité. Elles touchent du front, à tour de rôle, le reliquaire en forme de navette que leur présente un diacre puis, se retournant vers le thaumaturge de pierre, elles lui impriment sur la face leurs lèvres saines dont les souffles de la montagne ont singulièrement avivé l’éclat.

Et c’est ici la vraie revanche de Ronan.

La femme, dans la conception des Celtes, apparaît comme une magicienne exquise et perverse tout ensemble, douée d’un pouvoir irrésistible, surnaturel, et qui prend tout l’homme sans rien livrer d’elle-même. Nos poètes populaires la célèbrent sans cesse dans les soniou, mais avec quelle tristesse résignée ! Et qu’il y a parfois d’angoisse mêlée à leurs effusions d’amour ! Les saints la craignaient, voyaient en elle un obstacle insurmontable à la sainteté. Efflam, contraint par son père de se choisir une épouse, ressentit devant la beauté d’Enora un tel trouble qu’il s’évanouit sur le parquet de la chambre nuptiale. Sans l’intervention d’un ange, il n’eût jamais eu le courage de s’enfuir. Enora l’ayant rejoint à travers le péril des eaux, il refusa d’entendre le son de sa voix et lui fit bâtir un ermitage de l’autre côté de la colline. Envel ne se montra pas moins impitoyable envers sa sœur Jûna. Pas une fois il ne lui rendit visite dans sa cellule qu’une vallée seulement séparait de la sienne. Il n’apprit sa mort que lorsque la cloche qu’elle avait coutume de sonner à l’heure de la prière ne tinta plus.

Proscrites, anathématisées par les saints, les femmes usaient de représailles à leur égard. En plus d’une occasion, elles leur jouèrent de fort vilains tours[5]. On a vu de quelle haine sans rémission Kébèn poursuivit Ronan, Je n’ai pas tout rapporté. Un hagiographe raconte qu’elle l’accusa publiquement d’avoir voulu lui faire violence. Mort, elle le traita de la façon que l’on sait. La trace de l’immonde crachat reparaît toute fraîche, dit-on, à chaque Troménie, sur la joue gauche du cadavre de granit ; et c’est elle, c’est cette souillure ineffaçable que les filles de Cornouailles viennent, de sept ans en sept ans, essuyer pieusement avec leurs baisers.

Cependant les cloches s’ébranlent. Les vibrations d’un glas tombent dans l’église à coups lugubres et espacés ; un chœur de prêtres entonne l’office des morts. La Troménie n’est pas seulement un pèlerinage de vivants. Les défunts qui n’ont pu l’accomplir en ce monde se lèvent du pays des âmes pour y prendre part. Croyez que parmi les êtres visibles et palpables, agenouillés là sur les dalles, rôde tout un peuple d’ombres évadé des cimetières. Une haleine froide qui vous fait frissonner, une odeur souterraine dont l’atmosphère s’imprègne tout à coup : autant de signes révélateurs de l’approche des défunts, de la mystérieuse venue des Anaon. J’entends dire, sous le porche, à une fermière de Plogonnec qu’à la dernière Troménie, comme elle était en oraison, elle se sentit chatouiller la nuque par des doigts glacés. S’étant retournée, elle faillit se pâmer de stupeur en se trouvant face à face avec son mari qu’elle avait enterré l’année d’avant et pour qui justement elle récitait le De profundis. « J’allais lui parler, mais il lut sans doute mon intention dans mes yeux, car aussitôt il s’éclipsa… »

C’est du haut des degrés qui conduisent au portail qu’il faut jouir du spectacle de la grand’messe. Par les vantaux ouverts, le regard plonge à travers la nef jusqu’au fond de l’abside qui, derrière cette forêt de piliers aux fûts énormes, luit, inondée de soleil, comme une clairière éblouissante. Les hommes sont groupés aux premiers rangs : un flot de têtes rudes et carrées aux longues chevelures celtiques. Ensuite viennent les femmes, prosternées dans toutes les attitudes. On voit palpiter les ailes de leurs coiffes où le jour multicolore des vitraux met de chatoyantes irisations. On dirait un vol d’oiseaux de mer engouffré dans l’église. Et des chants se traînent en notes éplorées, des chants pareils à des mélopées barbares, très graves et très doux.

De midi à deux heures, il se produit une sorte de détente. C’est un rude pardon que la Troménie, et où l’on ne doit ménager ni sa sueur, ni sa peine. On n’y gagne pas que des indulgences, mais encore un robuste appétit. L’air vif des hauteurs, aiguisé de salure marine, et quelque cinq lieues par les ravines et les landes vous dilateraient l’estomac d’un citadin ; à plus forte raison, d’un rustique. D’ailleurs, il n’est point de concours religieux en Bretagne qui n’aille sans un semblant de liesse profane. Donc, tandis que l’église se vide, les auberges s’emplissent. Trouve place qui peut. D’aucuns vont s’installer hors bourg, à l’ombre d’un pan de mur, emmi les ruines enguirlandées de lierre qui jonchent au loin la campagne. L’unique hôtel du lieu, dont la vieille façade pleure inconsolablement la mort des diligences, a tendu son hangar de draps blancs, comme pour une noce de village. J’y déjeune avec les Troménieurs d’importance, patrons de pêche ou riches laboureurs, gens de Plonéis, de Tréboul, de Kerlaz et de Ploaré. Des bouffées de brise gonflent les toiles, font claquer autour de nous toutes ces blancheurs sonores. La foule, sur la place, va, vient, grossie de quart d’heure en quart d’heure, exaltée, grisée de son propre bruit. Une allégresse sacrée commence à vibrer dans l’air.

Notez ceci. Dans ce vaste bourdonnement humain, pas une clameur de mendiant, pas une de ces lamentations geignardes qui vous obsèdent les oreilles à tous les autres pardons de Bretagne. Les exhibiteurs de plaies, réelles ou simulées, ne se montrent point à Locronan ni sur le parcours du pèlerinage. Il est vrai que la Troménie est faite pour décourager les infirmes, culs-de-jatte, tortillards et béquillards de toute espèce. Elle est avant tout la solennité des ingambes.

V


Jadis, c’est A coup de poings et de penn-baz qu’on se disputait l’honneur de porter les grandes bannières à la procession de saint Ronan. Heureuse la paroisse dont les champions triomphaient Elle était assurée pour sept ans d’une prospérité sans égale. Pendant sept ans, il ne naissait chez elle que des garçons, des « gagneurs de pain », solides et bien venus ; les poutres des greniers rompaient sous le poids des récoltes ; les barques rentraient, le soir, avec des pêches miraculeuses, et les âmes, comme en un paradis terrestre, fleurissaient exemptes de souci. Aussi la lutte pour les bannières dégénéra-t-elle plus d’une fois en combat sanglant. Il y eut des poitrines enfoncées, des crânes fendus. Le clergé jugea nécessaire de faire intervenir la force publique. Mais la présence de la maréchaussée, loin d’en imposer à la population, l’exaspéra. Chacun y vit une atteinte aux libertés locales, bien plus, une sorte de profanation de la fête. Que ne laissait-on les gens s’arranger entre soi ? Et quel besoin d’associer ces intrus, ces gallots, à la glorification de Ronan ?

Les Bretons entourent leurs saints d’un culte jaloux. Un vent de révolte traversa les cerveaux surexcités ; on cria haro sur les « Enfants de Mary Robin[6]. » Lors de la Troménie qui fut célébrée le 14 juillet 1737 éclata une véritable émeute dont un procès-verbal publié dans l’inventaire des archives départementales nous a conservé le souvenir. Les gendarmes furent pourchassés à coups de pierres et ne durent leur salut « qu’à la vitesse de leurs chevaux. »

« — Dao !… Dao ! » hurlaient les pèlerins. Ce que le sire Dugas traduit en son style de brigadier « Donnons dessus !… Saccageons-les !… »

Les choses se passent aujourd’hui d’une façon plus civile. L’honneur de porter les bannières est toujours un objet de brigue, seulement il se paie, s’octroie à l’enchère au plus offrant. C’est moins démocratique, sans doute, mais il y a aussi moins de têtes fracassées et de vestes en lambeaux. La dévotion n’y perd guère et le trésor du saint y gagne quelques écus qui, joints à la subvention de l’Etat, permettront peut-être de sauvegarder l’église, sinon de rendre à la tour décapitée la flèche qu’elle n’a plus.

Le timbre de l’antique horloge paroissiale a retenti. Les cloches qui n’attendaient que la sonnerie de l’heure se mettent en branle toutes à la fois, et, des églises lointaines, des petites chapelles enfouies sous le couvert des bois, d’alertes carillons leur répondent.

Dans la baie du porche, les voici paraître, les lourdes, les vénérables bannières, avec leurs hampes énormes où se crispent les poings des porteurs. Elles s’inclinent pour franchir la voûte, balaient le sol de leurs franges, puis, mâtées à grand’peine, se tendent soudain comme des voiles prêtes à prendre le vent. Un frémissement parcourt leurs vieilles soies ; des feux jaillissent de leurs paillettes. Et l’on croit voir les saintes images cligner les paupières aux rayons du « soleil béni » que depuis sept ans elles n’ont point affronté. La procession peu à peu s’organise. En tête s’avancent les croix de vermeil et d’argent massif, garnies de clochettes qui tintent, tintent sans fin, avec de jolies voix claires, comme autrefois la clochette en fer de Ronan. Elle est là aussi, la clochette enchantée, mais muette, immobile, clouée sur un coussin de velours, précédant de quelques pas la statue du thaumaturge. Que n’a-t-on épargné à celui-ci les ornements épiscopaux dont il se montra de son vivant si dédaigneux ? Il eût été plus beau, ce me semble, et plus nature, dans son manteau de laine sombre couleur de peau de bête, la moitié antérieure du crâne rasée, conformément au canon de la tonsure celtique, et, dans les mains, au lieu d’une crosse, son bâton de Troménieur éternel. Une longue, longue file de saints lui fait cortège. Les reliquaires suivent, minuscules arches d’or balancées dans un roulis d’épaules. En dernier lieu viennent les prêtres, et, sur leurs talons, houleuse, bigarrée, la foule se précipite.

Des tambours et des fifres donnent le signal du départ. Et, sous le soleil qui darde à pic, entre les façades grises des maisons, comme transfigurées par la joie, la théorie se déroule en un pêle-mêle splendide et silencieux. Le ciel, la montagne, la mer brillent d’une même clarté blonde, coupée seulement, à de rares intervalles, par les grandes nappes d’ombre brune qui tombent des nuées en marche. Toutes choses, dans cette atmosphère fluide, sont en quelque sorte fondues. Rien ne borne le regard ; les lointains se sont évaporés, dissous…

Mais, déjà l’on s’enfonce dans les petits chemins. Nous avons laissé derrière nous la route battue, ses oratoires champêtres que le clergé salue au passage d’un cantique, et sa poussière, et son aveuglante blancheur. Nous tournons le dos à la montagne, à la lumière. Le sol se creuse toujours plus profondément sous nos pas. C’est presque une voie sépulcrale, pavée d’ossements de granit. Des deux côtés, de hauts talus surplombent, et au-dessus s’entrelacent des frondaisons denses ou se tordent, ainsi que les vieilles poutres au plafond des manoirs, des souches bizarres qu’on dirait sculptées. Ici le soleil ne pénètre plus. C’est à peine si un jour mystérieux filtre à travers les branches, pleut çà et là en larmes d’argent pâle. Les gens défilent en silence : hommes, femmes, glissent sans bruit, du pas furtif et pressé des apparitions dans les légendes.

« — On se serait cru en purgatoire, » murmure auprès de moi un paysan, non sans un vif sentiment d’aise, quand, la vertigineuse descente enfin terminée, nous nous retrouvons à ciel ouvert. Impossible de mieux rendre l’espèce de trouble superstitieux auquel chacun a été en proie, durant cette partie du trajet.

Désormais, tout redevient lumineux, vivant. On barbotte gaîment dans l’eau des prés ; on franchit les fondrières sur des jonchées d’iris, de roseaux, de genêts fauchés ce matin par les pâtres d’alentour on traverse des cours de fermes où des filles se tiennent accoudées au puits, une écuelle à la main, pour offrir à boire aux pèlerins altérés. Nous entrons dans le terroir de Kernévez, à la limite de Quéménéven. L’ombre de Kébèn y rôde encore. Son lavoir est là, sous les saules là aussi, la pierre où elle avait coutume de s’agenouiller, les jours de lessive. La trace de ses genoux y est restée marquée, et l’on prétend qu’à minuit, lorsqu’il fait clair de lune, on l’y peut voir tordant son suaire entre ses doigts de squelette et exprimant de la toile un mélange abominable de pus et de sang. Du moins la malédiction qui pèse sur elle n’a-t-elle pas nui au lieu qu’elle habita. C’est, en effet, un des coins exquis de la région, avec des vergers opulents, une mer de blés, des avenues de hêtres superbes où la Troménie s’attarde à plaisir et rassemble ses forces avant d’entreprendre l’assaut de la montagne.

De ce côté, le Ménez se dresse en apparence inexpugnable. Il a la raideur abrupte des collines où les Anciens édifiaient leurs acropoles. Porteurs de croix et porteurs de bannières l’attaquent de front, hardiment, au pas de charge. Ne vous imaginez point que ce soit par vaine ostentation de vigueur. S’ils n’escaladaient tout d’une haleine ce sentier de chèvres, ils s’affaisseraient exténués à mi-pente. Les tambours et les fifres les soutiennent de leur mieux, et la procession suit comme elle peut, à la débandade, haletante, congestionnée.

Qu’il fait bon respirer l’air de là-haut, s’éventer aux souffles de l’Atlantique et humer la grande fraîcheur qui se lève de l’occident, aux premières approches du soir !…

Le point du plateau où nous sommes parvenus a gardé le nom de Plaç-ar-C’horn. Kébèn dut avoir la main robuste pour faire voler jusqu’ici, d’un coup de battoir, la corne du bœuf de Ronan. Le chariot qui portait le cadavre du saint stationna, dit-on, quelques minutes en cet endroit, sans doute afin de laisser respirer l’attelage, mais aussi afin de permettre au thaumaturge d’embrasser une dernière fois du regard son horizon préféré. Il y a quelque dix ans, on y a érigé sa statue, en granit. Elle a un grand tort : celui de n’avoir point été sculptée par n’importe quel tailleur de pierres dans la manière si expressive des primitifs imagiers bretons. Au socle est adossée une chaire d’où un prêtre va tout à l’heure haranguer la foule. Et ce sera vraiment le Sermon sur la Montagne, au centre d’un paysage comparable pour la délicatesse, pour l’harmonieuse sobriété des lignes aux sites les plus ravissants de la Galilée d’autrefois. En attendant, les pèlerins se restaurent sous les tentes installées là par des cabaretiers des bourgs voisins, ou s’allongent sur le gazon, brisés de fatigue, ivres de soleil, sans pour cela s’interrompre de prier. Le sermon fini, ils se reformeront en procession, descendront le versant opposé du Ménez par les sentiers de lande que j’ai parcourus ce matin et ne rejoindront guère Locronan qu’aux premières étoiles.

Je n’ai pu entendre le prédicateur, mais je n’ai pas de peine à me figurer les choses très simples et très émouvantes qu’il a dû trouver à dire en un tel lieu, devant un tel auditoire, à cette heure, en quelque sorte religieuse, du couchant, si propice à l’évocation des légendes en un pays qui n’a jamais cessé d’y croire, si même elles ne sont à ses yeux l’unique réalité.

… Les bannières, les croix reposent, appuyées au revers des talus. La baie de Douarnenez s’étend muette, pâlie par le soir, striée de ces moires d’azur qui sont comme les veines de la mer. De fantastiques promontoires se haussent au-dessus des eaux et peu à peu se rapprochent ainsi que des murailles mobiles pour enclore l’horizon. Des chants lointains, des tintements de clochettes annoncent que les Troménieurs se sont remis en marche. Et maintenant, tout s’est tû, même le vent. Une paix immense plane dans la douceur grise du crépuscule. Les grèves, les plaines, les vallons s’effacent, noyés d’ombre. Seule, la croupe de la montagne sainte se détache en clair sur un fond de nuages et demeure auréolée d’un nimbe de lumière mourante.



  1. L’Irlande
  2. Cf. Barzaz-Breiz ; Légende de saint Ronan, notes.
  3. C’est un refrain populaire très répandu en Bretagne et que l’on
    chante aux enfants pour les bercer.
  4. C’était, si je ne me trompe, l’abbé Thomas, aumônier du Lycée de Quimper, et l’un des principaux zélateurs du culte des vieux saints nationaux dans le Finistère. On lira avec fruit l’importante brochure qu’il a consacrée à la Troménie.
  5. Cf. Les saints bretons, d’après la tradition populaire. Annales de Bretagne, 1893-894.
  6. Bugale Mari Robin, sobriquet sous lequel on désigne encore les gendarmes en ce pays.