Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Le Premier Entraîneur anglais

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 267-278).


LE
PREMIER ENTRAÎNEUR ANGLAIS





Ce fut en 1832 que le chevalier Durouchoux de la Prouttière commit sa dernière folie. Il avait alors cinquante-cinq ans, et sa vie mouvementée se trouvait déjà singulièrement fertile en traits déraisonnables.

Fils d’un marchand de bœufs auquel Mme  la Dauphine Marie-Antoinette avait fait accorder jadis, par bonne amitié, des lettres de noblesse, le chevalier Léonce Durouchoux de la Prouttière s’était vu subitement, vers sa quatorzième année, jeter à la hâte au fond d’une berline de poste qui l’avait mené ainsi que son père, sa vénérable mère, ses deux sœurs et quelques portemanteaux, droit aux rives de la mer normande, où une barque de pêche voulut bien prendre et conduire le tout en Angleterre, à travers mille périls. Le jeune Léonce avait donc débuté dans le monde comme émigré.

Pénible situation ! Car, au bout de deux mois à peine, le chef de cette malheureuse famille, redevenu bien malgré lui le citoyen Durouchoux, était appréhendé à Paris (où il s’en était allé faire argent de quelques bijoux) et proprement guillotiné par le peuple souverain, dont il sortait pourtant. Cette mort affreuse achevait de plonger dans la détresse l’infortuné jouvenceau, qui, ne possédant plus un écu sur le pavé de Londres, et ayant successivement perdu ses deux sœurs, parties l’une et l’autre à la suite de jolis garçons, finit par entrer comme palefrenier dans les écuries d’un mylord puissamment riche, cependant que sa vénérable mère s’unissait de nouveau par les liens du mariage avec un planteur mexicain presque nègre.

Le métier était dur, l’équitation toute nouvelle, le brouillard lugubre et l’anglais difficile à parler. Le petit « jockei » Léonce se figura que de telles tribulations lui allaient valoir sans doute l’estime et les secours de quelques grands seigneurs établis à Londres comme lui, et qu’on disait amis particuliers de M. le comte d’Artois. Mais ces gentilshommes lui firent répondre par leurs secrétaires qu’il était de trop humble et surtout trop récente noblesse, pour oser prétendre à la faveur de leurs aumônes ; qu’ils avaient à soutenir toute la fleur de France ; que des comtesses logeaient dans la boue, tandis que des marquis se faisaient conducteurs de cabriolets ou maîtres à danser ; et qu’ainsi devait-il se tenir encore pour bienheureux, lui infime nobliau si nouvellement décrassé par la savonnette à vilain, d’avoir trouvé une bonne place chez un homme d’une naissance élevée, dont la fortune était prodigieuse et les chevaux d’un prix considérable.

Une si altière réponse enflamma le cœur de notre chevalier palefrenier. Il en conçut un dévouement sans mesure envers des hommes capables de parler avec tant de fierté jusque dans l’exil, et, n’imaginant point de sort plus illustre que de mourir pour eux, il s’engageait bientôt en qualité de volontaire au Royal-Emigrant. Comment ensuite il débarqua dans la presqu’île de Quiberon, s’y fit bloquer, culbuter et mettre en déroute avec tous les siens par le général Hoche, puis sauta dans la mer, pensa se noyer vingt fois, et n’atteignit qu’à grand’peine les chaloupes anglaises qui louvoyaient en vue du désastre — l’histoire devrait nous le dire, si elle avait souci de tous les héros.

Rentré à Londres, son zèle royaliste s’accrut encore devant les magnanimes affronts dont ces indomptables grands seigneurs émigrés abreuvèrent le retour de cette racaille, qui s’était laissé battre à ce point par les bleus. Aussi, trouva-t-il moyen de se faire choisir entre tous pour porter en 1796 d’importantes dépêches au général Pichegru, et n’échappa-t-il que par miracle à des gendarmes républicains qui le laissèrent pour mort dans un champ.

Mais, hélas ! voici maintenant Buonaparte ! À quoi s’employer désormais ? La police de cet usurpateur était active, les côtes fort surveillées, et ce fut à peine si, « chouannant » çà et là, notre chevalier put revenir deux ou trois fois en France, prendre part au complot de la machine infernale, se sauver en Belgique, reparaître derrière les émigrés, manquer d’être arrêté avec Georges Cadoudal, acclamer enfin Louis XVIII, combattre aux Cent Jours, et se retrouver en 1815 à la tête d’une fortune ronde qu’il s’en fut incontinent jouer au tripot.

M. de la Prouttière l’y tripla quatre fois, devint fashionable, prit des manières « insidieuses », jura aux jeunes femmes de la Chaussée d’Antin qu’elles avaient « des amours de nez », aux marquises du faubourg Saint-Germain que leurs mains n’emplissaient point la « guenille barbare » dont leurs gantiers les avaient affligées ; il ne mangeait que chez Véry, goûtait chez Girod, flânait à Tortoni, courait les montagnes russes et les théâtres du boulevard dans sa dormeuse de rue, son tilbury rapide ou son léger traîneau attelé d’un trotteur anglais, qu’il s’en était allé acheter en grand mystère au Bourget, le dernier relai sur la route de Londres… Il parut deux années de suite à Longchamp, dans une calèche à la daumont devant quoi l’on pâma, et engagea des pur-sang qui firent fureur, aux courses du Champ de Mars, parmi les deux ou trois douzaines de fous titrés qui se passionnaient pour ces distractions brutales.

Bref, le chevalier Léonce s’était galamment et complètement ruiné quand la révolution de 1830 éclata. Ajouterons-nous que, tout grison qu’il fût devenu, rien n’avait pu l’empêcher d’aller se faire casser un bras, en cet illustre mois de juillet, à la prise d’Alger, et que deux ans plus tard, lorsque Madame la duchesse de Berry tenta en France sa romanesque équipée, il se faisait encore prendre en Vendée bien entendu, comme agent légitimiste et presque les armes à la main ? Mais, ainsi qu’il était dit au début, ce fut là sa dernière folie. Le rebelle Durouchoux de la Prouttière, gracié par la faveur du roi Louis-Philippe, revint en 1835, à jamais assagi, et tout à fait gueux, du reste, dans Paris.

Il y arriva par la barrière de l’Étoile, au mois d’octobre, en pleine nuit. Malgré l’obscurité profonde et le mauvais renom du lieu, il n’hésita point à se lancer en pleins Champs-Élysées. Dédaignant par économie l’Orléanaise, vulgairement appelée « omnibus », il marchait d’un pas résolu. Parvenu à la hauteur de l’allée des Veuves, il s’arrêta et, sortant de sa poche une perruque rousse, en coiffa son crâne chauve. Puis, tirant à gauche vers le Roule, il fit halte pour la seconde fois devant la masure assez malpropre d’un fripier, y échangea quelques bons habits qui lui restaient contre un carrick à quatre pélerines, un petit chapeau jaune au poil rebroussé, et de confortables bottes à revers. Après quoi il s’en fut ainsi déguisé souper non loin et coucher dans une guinguette.

Le lendemain matin, un quidam à cheveu rouge, à favoris gris, et vêtu comme un maquignon, prenait chez Maucomble fils, rue du faubourg Saint-Denis, la diligence pour Chantilly. Il s’y trouvait rendu dans l’après-midi et y louait aussitôt une étable donnant sur la pelouse. Cette étable était nettoyée sur le champ, garnie de paille, et ornée d’un grand écriteau portant en hautes lettres : Lionel Prutt, entraîneur public.

En même temps, une lettre arrivait rue du Helder, au Jockey Club, fondé depuis deux ans à peine et déjà célèbre. Tous les jeunes fats qui daignaient y jouer au billard ou au whist sous prétexte de « sport », étaient informés par ce billet pompeux qu’un naturel de Newmarket, nommé Lionel Prutt, venait de s’établir à Chantilly, et proposait d’entraîner selon les méthodes anglaises, moyennant un prix modique, les chevaux que messieurs les propriétaires se disposaient à faire figurer dans le derby français projeté pour cette année 1835.

Quinze jours après, Lionel Prutt voyait son étable, convenablement divisée en boxes, garnis de six bons chevaux de pur sang. Et c’est ainsi que le chevalier Léonce Durouchoux de la Prouttière, qui fut le premier entraîneur anglais installé en France, finit par mourir dans l’aisance, vers le temps où fleurit la deuxième République.

Il avait tout simplement lu dans une gazette, un peu avant son dernier retour à Paris, en 1834, la nouvelle suivante : « Le prince Lobanoff, maître d’équipage en forêt de Chantilly, organise entre les principaux dandies de son entourage des courses de chevaux sur la pelouse qui s’étend devant le château. La nouvelle « Société pour l’amélioration de la race chevaline », autrement dit « Jockey-Club », ne parle de rien moins que d’organiser en ce lieu un « derby » à l’instar de celui d’Epsom. »

Le vieux la Prouttière connaissait le monde et les ressources infinies de l’anglomanie, voilà.

Et s’il n’avait point réussi ? Eh bien, il eût tenté autre chose. C’était un sage, ne l’oubliez pas. Il n’eût jamais désespéré de la sottise humaine.