Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Ce fameux prince Nani

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 279-298).


CE FAMEUX PRINCE NANI




I


Oui, mes enfants, je l’ai connu, ce fameux prince Nani ! C’était un filou, mais aussi un homme extraordinaire, et je puis vous conter comment j’appris jadis l’une et l’autre chose, puisque mes révélations ne sauraient plus, hélas ! chagriner personne : tous ceux qu’il a trompés étant morts aujourd’hui, toutes celles qu’il a séduites ayant acquis des rides, et le dernier de sa famille, un cardinal papable, s’il vous plaît, ne se souciant guère, j’imagine, de mes commérages.

Ce fut en 1856, au Derby de Chantilly, que je passai dans la compagnie du prince Nani des minutes inoubliables. Rappelez-vous qu’en ce temps-là le Derby ne consistait pas en un simple après-midi, comme à présent. Au lieu de prendre vers onze heures un train rapide, ainsi que vous le faites, et d’être rentrés sagement à Paris pour dîner, nous partions le plus souvent quelques jours avant cette grande épreuve, et parfois de nuit après l’Opéra, de façon à nous trouver pour l’aube à Chantilly. Et c’était une galante équipée, croyez-moi, que ce trajet nocturne en poste, dans nos équipages luisants et doux, au son monotone des grelots, entre la double haie des arbres que la lueur des lanternes allait frapper traîtreusement l’un après l’autre.

Puis, dès le lendemain, et pour toute la semaine, la fête commençait parmi le tohu-bohu des voitures, des arrivées et des rencontres, dans la fièvre des paris et du luxe, au milieu d’une sorte de campement en un village, dont quelques auberges et cent maisons devaient suffire à loger des multitudes de chevaux avec leurs grooms et leurs cochers, des véhicules de toutes les formes, hauts et encombrants comme des araignées à roues, ou vases et pesants au contraire, sans compter la « gentry », les « fashionables », les « quarts d’agent de change », ou les jeunes héros retour de Crimée, pour ne rien dire même des dames qui les accompagnaient et des folles crinolines au milieu desquelles se pavanaient ces effrontées. On se casait pêle-mêle, comme on pouvait, et soupers, parties fines, feux d’artifice, griseries de champagne et de jeu, tout cela ne cessait point. Mais quel gouffre aux écus que ce Chantilly ! On s’y ruinait sans y penser.

Comment s’y prenait le prince Asdrubale Nani pour soutenir le train qu’on lui voyait, qui l’eût dit ? Cadet d’une famille piémontaise sans sou ni terres, il éblouissait et charmait Paris. Tantôt opulent, tantôt gêné, il vivait cependant toujours comme un nabab et jouait à nous faire perdre la tête. J’avais, moi, dix-huit ans à cette époque, et je n’eusse jamais consenti à adopter une mode que Nani n’en eût d’abord donné l’exemple, à baiser une main d’une façon qui n’était point la sienne, à saluer même une femme qu’il n’eût pas connue. Ce fut lui qui m’emmena dans sa daumont à quatre chevaux pour le Derby de 1856.

Or, il avait déjà réalisé dans la journée quelques bons bénéfices après la double course de Lion, appartenant à l’écurie de Beauvau, quand le comte d’H… nous demanda d’aller passer la nuit dans sa maison, qui donnait sur la pelouse même. On s’y rendit aux lanternes. Asdrubale se sentait dispos.

— Eh ! cria-t-il gaiement à lord Councill comme nous entrions dans le jardin de notre hôte, faites attention, Dio santo ! Vous marchez sur une carte : retournez-la, au moins, voyez si elle est bonne.

Une vieille carte à jouer, en effet, gisait là, toute humide et maculée. C’était un roi de pique. « Du pique ! fit Asdrubale, mauvais présage, pauvre Councill ! »

Ensuite il s’attabla paisiblement au whist et s’absorba dans les combinaisons. Moi, je risquais au piquet des sommes ridicules, je perdais, je me grisais. Un étourdissement me prit à la fin, je demandai la permission de me retirer et descendis dans l’obscurité du jardin.

Ah ! qu’on me raille ! — mais que l’on songe plutôt à la douceur soudaine de cette nuit de printemps, aux parfums de la terre assoupie, aux étoiles qui vivaient au ciel, à tout ce champagne qu’on m’avait versé… Je me laissai choir devant le perron du comte d’H… et me perdis en des rêveries si sublimes et si profondes qu’un irrésistible sommeil, il faut l’avouer, s’ensuivit.

Un pas furtif, un craquement de gravier, je tressaillis et m’éveillai… Une silhouette obscure, un homme de la taille du prince Nani, se dirigeait avec d’extrêmes précautions vers le lieu où la carte maléfique avait été retournée par lord Councill, et rejetée à terre. Puis, la silhouette se penchait, tâtait le sol avec ses mains, trouvait enfin ladite carte, s’en emparait, et en tirant de sa poche une autre, la déchirait un peu, la frottait contre les cailloux, la piétinait, la déposait ensuite à la place exacte de la première, et rentrait alors seulement dans la maison.

Ma foi ! très intrigué, je feignis de m’être ravisé, m’en allai pousser bruyamment la grille et me présentai au salon de jeu. Quelle fumée, quelle chaleur il y faisait ! L’opulent lord Councill, écarlate, vous avait toute la mine d’un homme plus que troublé par le punch et l’eau-de-vie.

— Ne jouez donc plus, Councill, lui dit Nani. Vous perdrez tout. L’as de trèfle que vous avez retourné dans le jardin vous porte malechance.

— Dieu vous damne ! répliqua Councill, c’était un roi de pique !

— Retirez-lui toute boisson, messieurs. Il n’en peut plus supporter, il est gris.

— Je vous parie vingt guinées que c’était un roi de pique !

À ces mots, Nani se leva, sublime. Un silence effrayant venait de tomber :

— Monsieur, déclara solennellement Asdrubale, si l’on me conteste, je ne saurais, par honneur pour le nom que je porte, parier moins de cinquante mille livres.

Orgueilleux comme un lord, et d’ailleurs complètement hors de lui, cet absurde Councill tint l’enjeu. On alluma des lanternes, on courut au jardin. On y trouva l’as de trèfle. Le prince Nani gagnait cinquante mille francs nets.

Oh ! parbleu, je le sens bien, que j’aurais dû dire quelque chose, prévenir au moins Councill, le mettre en défense ! Mais là, franchement, le pouvais-je ? Quel rôle m’eût-on prêté, s’il vous plaît ? On aurait dit que j’avais sournoisement épié mon camarade dans l’ombre. L’affaire eût couru par les gazettes. Les pamphlétaires m’eussent accusé de lier partie avec la police de l’Empire. Et quel admirable sujet pour les énergumènes de l’opposition ! Une « aventure dans la haute société », les « dessous du turf », l’« envers du Jockey-Club », les « chevaliers d’industrie à Chantilly », vous entendez d’ici les harangues !

Je savais Councill immensément riche. En quoi le pouvait tant gêner cette perte ? Et puis, n’était-il point joueur effréné, tout ainsi qu’Astrubale d’ailleurs, encore que moins habile ? L’argent de ces gens-là va, vient, passe et repasse ; on aurait bien tort d’y prendre garde.

Et puis, quoi ! le prince Nani volait comme un artiste… La grâce, voyez-vous, mes enfants, où qu’elle soit, sauvera toujours son homme.


II


… Le lendemain matin cependant, le prince Nani recevait cette lettre de lord Councill : « Monsieur, vous m’avez, hier, gagné cinquante mille francs. C’était un pari stupide. Je l’ai perdu. Je m’acquitte. Vous trouverez ci-joint un papier qui vous permettra de toucher la somme à Paris, chez mon banquier. Mais, ceci conclu, laissez-moi vous dire que je vous tiens pour un chevalier d’industrie et un gentilhomme des plus douteux. Ce sera toujours, d’ailleurs, le grand tort des insoucieux Français que d’accepter si vite parmi leur meilleure société des aventuriers, monsieur, comme vous. »

J’étais là dans l’instant qu’on remit ce billet au prince Asdrubale Nani. Coiffé d’une toque écossaise qui faisait mon admiration, celui-ci se disposait à enfourcher un poney pour s’en aller visiter l’élevage d’un maquignon, à une demi-lieue de Chantilly. Car il s’intéressait, en vrai dandy, aux galops d’essai, aux croisements, aux étalons et aux poulains.

Eh bien, contre mon attente, Asdrubale, loin de se fâcher, se mit à rire, et, pliant le billet dans son portefeuille : « Very well ! » fit-il gaiement. Puis il porta le pied à l’étrier, en me tendant la main : « Mio caro, ajouta-t-il, vous serez mon témoin. » Et, s’éloignant enfin au petit galop : « Very well, répétait-il avec entrain, very well ! »

Asdrubale Nani jargonnait en anglais par genre, et non sans un accent italien bien plus prononcé alors et bien plus drôle que celui dont il ne pouvait déjà se défaire en parlant français. Pour moi, je vous l’ai dit, mes enfants, sa désinvolture et sa bonne grâce me désarmaient, m’étourdissaient. Et puis, quoique je fusse en ce temps-là bien jeune pour tenir un pareil rôle, la pensée d’assister sur le terrain l’un des personnages les plus en vue de Paris venait de me remplir d’orgueil. J’avais donc accepté d’enthousiasme, sur-le-champ, sans même songer, il faut l’avouer, au singulier danger qu’il y avait à me porter garant de l’honneur d’Asdrubale.

Une seule question, du reste, me préoccupait. Pourquoi donc Nani, au reçu de ces insultes, s’était-il spontanément épanoui, au lieu de froncer les sourcils ? Ah ! tenez, je l’ai bien compris plus tard : car Councill, en somme, eût pu contester le pari, à la rigueur, alléguer son état d’ivresse manifeste, par exemple, au moment qu’il l’avait engagé, en faire matière à procès, à scandale… Au lieu que non seulement ce lord payait comptant, mais qu’il offrait en outre à son adversaire l’honorable éclat d’un duel, une réhabilitation d’avance, une arme contre tout soupçon. Nani allait recevoir ses 50,000 francs : voilà l’important. Puis il jouerait sa vie, mais quoi ! Vous verrez s’il était brave.

En 1856, mes enfants, les duels, moins fréquents qu’aujourd’hui, finissaient trop souvent beaucoup plus mal.

Quoiqu’il en fût, nous avions, quelques sportsmen déterminés, plusieurs demoiselles, Nani et moi, projeté de déjeuner joyeusement sur l’herbe ce jour-là… Je me rendis un peu tard au lieu choisi. Or, il faisait un temps radieux, je m’en souviens, et vous devinez le séduisant tableau, la nappe couvrant la pelouse, et, cà et là, des bouteilles de champagne, des pâtés et autres victuailles, des grooms occupés à déballer les fruits ; puis ces allées ombreuses de la forêt, le petit castel et les grosses tours rases du château qui, devant nous, baignaient en l’eau dormante ; et ces dames vêtues de clair, charmantes sous leurs chapeaux de paille et dans le tourbillon continuel de leurs crinolines, et nos convives qui déjà levaient les flûtes emplies de mousse en l’honneur de celle-ci ou de celle-là… Mais moi, j’étais grave comme un évêque, et, à peine arrivé :

— Vous savez la nouvelle ? m’écriai-je. Nani se bat avec lord Councill. Je serai l’un des deux témoins. Mais il en faut un autre.

À ces mots, l’un de ceux qui se trouvaient là, dressa l’oreille et fit la grimace :

— Comment, comment, grommela-t-il, Nani se bat… Et l’insulte a été cinglante, dites-vous ? Eh mais, c’est que Councill… Fichtre ! L’autre témoin ce sera moi.

Asdrubale survenant là-dessus, tout fanfaron et pimpant, l’affaire se trouva conclue, et l’on se remit au champagne. Mon co-témoin s’appelait le capitaine Fradin-Varèze, et je ne m’étonnai plus, par la suite, de son zèle, en apprenant qu’il venait de prêter à Nani onze mille francs, somme modeste si l’on veut, mais à laquelle il tenait obstinément. « Mort le débiteur, s’était-il dit, morte la dette. Halte-là ! Il faut que je m’en mêle. »

Mais, hélas ! que pûmes-nous obtenir, quelques heures ensuite, des deux témoins de Councill, qui, solennels et presque méprisants, nous répondaient :

— Messieurs, que désirez-vous ? Vous êtes insultés complètement et irréparablement, nous le reconnaissons. Que faut-il donc au prince Nani ?

Ma foi ! le capitaine perdit la tête et, devenant tout rouge :

— Il faut au prince Nani, finit-il par s’écrier, deux balles à trente pas, tirées à volonté, avec le droit de s’avancer sur l’adversaire, et dans une allée couverte de la forêt, demain matin. Voilà !

— Messieurs, c’est entendu.

Le capitaine, d’ailleurs, n’eut pas plus tôt décrété ces conditions effroyables qu’il me regarda, comme frappé de stupeur et atterré. Je ne l’étais pas moins. Quant à Nani, rien ne peut décrire la jolie manière dont il accepta la partie.

— Mon cher, lui balbutia Fradin-Varèze, ils nous narguaient…

Very well ! fit le prince.

Après quoi, se rhabillant pour la troisième fois, il s’en fut mystérieusement s’agenouiller à l’église, où je suis pourtant bien sûr qu’il ne se confessa point.

Vous l’avouerai-je, mes chers amis, je ne fermai l’œil de la nuit.

Le lendemain, même soleil éclatant que la veille, même ciel heureux, même lumineuse et fraîche matinée. Nous nous rencontrâmes tous dans une longue allée en charmille qui s’étendait à l’infini, et ressemblait à un tube d’émeraude. Je vois encore Nani : il était vêtu d’une redingote prune qui lui pinçait la taille, et portait un grand haut de forme gris qui coiffait galamment ses cheveux bouclés. Il se montrait fort gai, et même assez bravache.

— Retirez votre chapeau, lui dit le capitaine ; il fait cible.

— Non, certes. J’aurais l’air, per Dio ! de me découvrir devant ce rustre.

Enfin, on lui met en main le pistolet. On les place tous deux, Councill et lui face à face, à trente pas l’un de l’autre.

— Êtes-vous prêts ? demanda Fradin-Varèze. Tirez, messieurs.

Ah ! le fou !… Une détonation a éclaté : c’est Nani qui vient de décharger son arme comme un écervelé !

Quelle horreur ! Councill marche lentement, selon son droit. Il tient Asdrubale à sa merci, il ne peut pas ne pas le tuer, il vise avec attention, il avance, il avance, il va tirer…

— Boum !!! s’écrie brusquement Nani.

Mes enfants, ce fut la plus forte émotion de ma vie. Lord Councill, saisi par ce cri, lord Councill ressentit une commotion de recul ou d’émoi, fit un brusque geste, pressa involontairement la gâchette… et manqua son adversaire à bout portant. Ses témoins durent l’emporter, suffoquant et à demi-mort d’une congestion.

Nani, lui, Nani crânait, riait et s’épongeait avec son fin mouchoir… Ah ! le damné dandy !

Very well, fit-il. J’ai gagné. Ma voiture est là ?

Sa calèche, attelée en poste, et qui attendait au carrefour, s’avança. Nous y montâmes.

Pardieu, que la route de Paris nous sembla belle ! Nous fûmes au boulevard vers midi. Asdrubale y souriait à tout le monde. On le lui rendait bien. Le pauvre garçon, malheureusement, mourut en Milanais quelques années plus tard, pendant la guerre d’Italie…

— À Magenta ?

— Non, en prison.


fin