Au pays de Sylvie/Contes de la pelouse/Hands up !

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 167-177).


« HANDS UP ! »





« Hands up ! Hands up ! Haut les mains ! » On n’entendait plus que ce cri-là dans les écuries de Thomas Foggs, l’entraîneur, depuis que ce mauvais Trench y était entré. Ce Trench d’ailleurs était encore un cadeau du révérend Isaac Foggs, le frère aîné de Thomas, et celui-ci eût bien dû se méfier des envois fraternels. Il n’y avait pas quatre ans en effet que le révérend avait ainsi envoyé à son cadet de France une vingtaine d’actions pour une œuvre pieuse au Cambodge, et dix mois à peine qu’il venait de l’intéresser dans la fondation d’une nouvelle église en Australie… Mais qu’importe ! rien ne pouvait altérer la vénération du pieux entraîneur pour le chef auguste de sa famille, un révérend, un saint.

Trench, qui ressemblait à un petit Sioux farouche et se donnait pour ancien cow-boy, était donc arrivé à Chantilly avec une lettre d’Isaac, et Thomas, malgré sa répugnance instinctive, l’avait embauché de suite. Or, Trench ne se trouvait pas dans l’écurie depuis une semaine, que déjà tous les lads affolés se boxaient toute la journée, lançaient le couteau contre toutes les portes, et commençaient pour la plupart à se servir assez proprement d’un lasso ; en outre, il n’y en avait pas un qui ne fît des économies pour s’acheter à Christmas un revolver pareil à celui de Trench. Car ce dernier en possédait un, qu’il s’était bien gardé de montrer à M. Foggs, son patron, mais dont en secret il faisait merveille. À la moindre heure de liberté, les lads considéraient comme une rare faveur de s’aller promener avec Trench en forêt, afin de l’y voir casser si adroitement des branches avec son prestigieux revolver, et de l’entendre conter ses épouvantables histoires d’outre-mer, où des héros cruels finissaient toujours par triompher durement de leurs adversaires. Et toujours les premiers avaient crié aux seconds, avant le combat, ce fameux : « Hands up ! Haut les mains ! », c’est-à-dire : « Bas les armes ! Rendez-vous ! »

Et voilà pourquoi le « Hands up ! » retentissait maintenant à tout propos dans l’écurie de Thomas Foggs. Exclamation menaçante et formalité de guerre, après laquelle naissaient les batailles. Trench reconnaissait et honorait le droit du plus fort.

« Hands up ! » avait crié le petit Jack au petit Tod, avant de lui casser quatre dents à propos d’un balai. « Hands up ! » avait ordonné un jaloux au pauvre Billy qui, dans un cirque forain, caressait le bras nu de la jongleuse : Billy eut le front fendu d’un coup de gourdin. « Hands up ! » gronda enfin cette brute de Joë qui, sur un faux coup de dés, troua de son couteau la main du partenaire déloyal.

Thomas Foggs, furieux, supportait tous ces méfaits, sachant bien à qui s’en prendre pourtant, et qu’il fallût renvoyer Trench, mais ne l’osant à cause du chagrin et du scandale qu’il causerait au révérend Isaac. Car imagine-t-on le trouble du digne pasteur, s’il eût reçu cette lettre : « Mon cher frère, je vous renvoie votre protégé, qui fait régner dans toute ma maison un esprit de violence, de ruse et de meurtre… ? »

Une fois pourtant, l’entraîneur sut se montrer inflexible envers ce Trench, qui avait eu vraiment l’audace de lui demander non seulement huit jours de congé, mais encore cent francs. « Vous me les retiendrez sur mes gages, avait-il dit. — Vous n’aurez ni congé, ni argent, répliqua Foggs. Et rentrez maintenant ! »

Le soir de ce jour-là, Thomas Foggs faisait au cercle son poker coutumier. Quoique la demie après dix heures n’eût point encore sonné, tout Chantilly dormait. Il ne restait plus au cercle désert que nos joueurs et un garçon qui somnolait dans un coin de la salle. Le bar du rez-de-chaussée était clos, et n’eût été le bruit des jetons ou les vains monologues des joueurs, vous eussiez entendu le clair de lune qu’il faisait au dehors, sur la pelouse et la forêt prochaine.

Thomas Foggs déclara : « Allons, finissons. Il faut se lever demain matin. » Mais soudain : « Hands up ! » crie une voix. Et l’on voit Trench qui, debout sur le seuil, le revolver au poing, tient en joue toute la table.

« — Haut les mains ! fait-il. Si l’un de vous appelle ou baisse un bras sans que je lui commande, je tire. Alors, on me prend, mais je tue. Voilà, c’est compris. Maintenant, monsieur Foggs, mettez votre argent sur la table : non, pas la montre. Gardez les montres. Elles trahissent. L’argent seulement. Et allez dans le fumoir, là-bas, monsieur Foggs ; allez, vous dis-je ! »

M. Foggs, naturellement rouge de figure, était devenu fort pâle. Il ne tremblait du reste pas moins de peur que de colère, et sa petite main trapue jeta sur la table un billet de cent francs et trois louis d’or comme s’il eût pensé les lancer ainsi au visage de cet impudent misérable de Trench, lequel, sans s’arrêter à considérer ce geste de rage, sans sourire, sans crâner, en plein travail enfin et tout à son affaire, attendit que Foggs fût entré dans le fumoir, et s’adressant alors à son voisin de jeu :

« — À vous, monsieur. Veuillez mettre l’argent et rejoindre M. Foggs. C’est bien. À vous maintenant, monsieur… À vous… à vous… mettez l’argent… »

MM. les entraîneurs, muets d’émotion, se dépouillent sans hésiter — le pouvaient-ils ? — et se retirent auprès de Foggs, ceux-ci serrant les poings, ceux-là courbant la tête, mais tous dans la crainte évidente que le damné revolver ne parte à la fin.

Quand ils se trouvent réunis dans le fumoir, Trench tourne son arme contre le garçon épouvanté et le conduit à son tour, le revolver aux yeux, vers la petite salle, où il enferme tous ses prisonniers à double tour. Puis il escamote tout ce qui se trouve sur la table, descend quatre à quatre, retrouve dehors son ami Joë qui, monté lui-même sur une des plus belles juments de Foggs, tient en main le fameux cheval Cérisoles et attend tranquillement.

« — Hop ! Joë… » fait Trench en sautant en selle. Et tous deux, penchés en avant, volent comme deux grands oiseaux nocturnes sur la pelouse inondée de lune.

À ce moment, les prisonniers appelaient au secours et défonçaient la porte. Des têtes commençaient à se montrer par toutes les fenêtres. Chantilly s’éveillait. Mais il était trop tard : connaissant la forêt sente par sente, tenant bien leurs bêtes et fuyant vertigineusement vite, les deux malandrins filaient sur les allées d’entraînement, unies, hersées, couvertes cette nuit-là d’un sable lumineux, et droites à l’infini.

Arrivés à la voie ferrée : « Les chevaux claqueront », dit Joë. Son compagnon ne répond pas. Dans la mauvaise descente, sous le viaduc, Cérisoles bute et tombe. Comme Joë s’arrêtait : « Imbécile, tu manqueras le train si tu m’attends ! Sauve-toi !… » fait Trench. Et déjà relevé, il repart au trot.

Bref, avant d’atteindre la station, les compères mettent pied à terre, débrident leurs montures et les chassent sous bois. Ils prirent le train à Orry-la-Ville, et nul ne les revit jamais.

On retrouva le lendemain, aux étangs, Cérisoles couronné et la jument claquée. Le baron Joseph, propriétaire des deux malheureuses bêtes, retira sa confiance à Thomas Foggs, et celui-ci, comprenant que son écurie entière avait dû se faire sournoisement complice de Trench, licencia tous ses gens. Alors, devant les boxes vides et la cour déserte, le pauvre homme sentit lourdement le poids de sa faute : mais dans son héroïque respect fraternel, il craignait sincèrement que les journaux n’apprissent le scandale au révérend Isaac, et il lui écrivit seulement qu’il s’était décidé à renvoyer Trench parce que celui-ci avait donné un galop de trop à Cérisoles.