Au pays de Sylvie/Croquis d’automne

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 181-188).


CROQUIS D’AUTOMNE




À Romain Coolus.

I


Comme je quittais les bois, ce matin, une feuille trouée s’est détachée d’un arbre et m’a touché le visage. Je l’ai recueillie : elle était morte. Levant alors les yeux, j’ai vu que tout le feuillage avait bien mauvaise mine. Il n’en faut plus douter, c’est fini de rire : voici l’automne.

Du reste, la campagne est complètement envahie par la troupe. Mais mon vieil ami le père Thomas se frotte les mains : « Ah ! mon petit, me crie-t-il du plus loin qu’il m’aperçoit, vivent les manœuvres ! Tout un peloton va loger ici. Cela me rappelle mon jeune temps… »

Et en effet, j’entends bientôt le pas des hommes : ils arrivent, ils sont là. Pourtant, deux d’entre eux se sont incontinent glissés dans le verger du père Thomas, où se hisser le long du plus beau noyer et en casser une branche superbe est pour ces gens de guerre l’affaire d’un instant.

« — Monsieur le lieutenant, fait héroïquement le brave vieux, mon lieutenant, ne les punissez pas. Je leur avais permis de grimper au noyer… »

Profitant aussitôt de l’aubaine, les tourlourous se répandent partout, froissent en entier le petit jardin, foulent plus loin les choux et les carottes, mettent à sac le poulailler, ne laissent pas une noix sur l’arbre, et allument leur feu avec les rameaux brisés.

Quand il se retrouva seul, le père Thomas, plus que troublé, réfléchit pour la première fois de sa vie. Il ne restait plus autour de lui que des ruines.


II


Il ne fait pas vilain du tout pour une première chasse. Ce ciel gris, avec son soleil d’argent, et puis ce temps froid, à peine humide, tout me laisse croire que la voie sera bonne, le cerf léger, les chiens alertes. Je suis très satisfait. Pourquoi seulement faut-il que mon amie soupire ainsi et se lamente ?

« — Emmène-moi, gémit-elle. Que ferai-je ici, toute seule ?

— Viens à la chasse en voiture.

— Mais non, j’y veux aller à cheval. La belle distraction que de prendre un cerf en voiture ! On ne peut passer nulle part, on s’énerve… C’est à cheval, à cheval que je serais si contente de te suivre… Je t’en prie, je t’en supplie…

— Voyons, ma chérie, le médecin te l’a défendu. Et puis tu ne montes pas très bien, tu le sais, et Fadette est vive… »

Allons, bon ! la voilà qui pleure. Je ne peux plus résister, moi, j’aurais l’air d’un tyran ; je cède, et d’une voix résignée :

« — Eh bien ! je vais te faire seller Fadette. Advienne que pourra. »

Mon amie alors, ayant changé de visage, me répond avec netteté :

« — Écoute, je consens à t’accompagner à cheval, mais sous la condition formelle… »

Je l’ai embrassée, que voulez-vous !


III


On a beau chanter ou faire des vers sur l’automne, j’aimais mieux le soleil et les feuilles vertes. La forêt maintenant est devenue si peu hospitalière ! Vous n’y entrez plus que guêtré et armé jusqu’aux dents. Les moindres sentiers disparaissent sous deux pieds de rouille, l’herbe se change en boue, et toutes les oasis de fougères ont brûlé.

Tout à l’heure, sous la futaie, un grand oiseau planait, les ailes étendues. D’où venait-il ? On en arrive à chercher des yeux les sorcières qui hantent, à ce que chacun prétend, les bois en agonie. Tiens, justement, les voici, errantes, misérables, décrépites et accablées par d’énormes fagots…

Ce sont les vieilles femmes de Chantilly qui sont en train de faire leur bois pour l’hiver. Quand elles se rencontrent, elles s’arrêtent, laissent leur lourd fardeau peser à terre, s’y adossent, croisent les bras, et causent à voix basse des choses du pays :

« — Crois-tu, disent-elles, que Gouvernant arrivera placé demain ? Il paraît qu’on l’avait bousculé la dernière fois… »


IV


Oh ! la gloire, la gloire, quel enivrement, quel rêve ! Quand cet étonnant Ted Bartholew est rentré au pesage sur Blancador, après sa course merveilleuse, quatre cent mille personnes l’acclamaient ! Il avait monté comme un dieu, avec un tact, une précision, une énergie !… Les femmes lui lançaient des baisers, les hommes agitaient leurs chapeaux. Ted Bartholew, véritablement, régnait, et s’il avait voulu tenter en ce moment un coup d’État, je crois que la République eût couru bien des risques.

Seule une dame, jeune encore, n’a point partagé l’enthousiasme général : « Sans doute, Ted, a-t-elle dit au triomphateur en l’embrassant, voilà qui est bien. Mais vous avez encore ce matin commis plus de cinquante fautes dans votre dictée. Et vous aurez malgré tout le bonnet d’âne en rentrant. »

Cette dame est la maman de Ted Bartholew, lequel vient d’avoir ses dix ans la semaine dernière.


V


Les jours ont tellement diminué que la chasse, hier, a fini en pleine nuit. On a sonné l’hallali dans l’ombre. Quelle fanfare tragique ! Je suis rentré par la forêt, au milieu d’un silence horrible. J’aurais voulu crier, et je sais maintenant ce que doivent être les loups-garous : de pauvres diables que la nuit épouvante et qui hurlent pour se rassurer. Ne tremblez plus, si vous en rencontrez : ils ont bien plus peur que vous.