Imprimeur Auguste Jaunin (p. 143-164).

VIII


À peine les premiers bourgeons eurent-ils apparu à l’extrémité des branches que M. Viennot, tombant on ne savait d’où, se présenta chez Maurice Delaroche, qui était assis à l’établi, près de la fenêtre, occupé à remonter une montre à clef d’un genre très soigné.

— Bonjour ! dit M. Viennot, avec sa bonhomie ordinaire, que rien ne troublait.

— Ah ! c’est vous ! Bonjour, monsieur !

— Mais, oui ! C’est moi ! Ne suis-je pas reconnaissable de loin ? « J’ai cependant toujours le même nez ». Quoi de neuf ? Rien ! Vous limez, c’est votre droit. Et vous avez raison de ne pas perdre le coup de main.

Alors, sautant à un autre sujet, M. Viennot continua :

— Que te disais-je, il y a tantôt une année ? Que la contrebande allait s’organiser sur toute la frontière. Je viens du Porrentruy. Ils font déjà de belles affaires là-bas. Et, pourtant, c’est plus dangereux que par ici, car le pays est plus découvert. Ils n’ont ni les gorges profondes et inconnues du Doubs, ni les forêts franc-comtoises, ni toutes ces fermes égarées un peu partout et qui ont leur intérêt à nous protéger. Je te disais en outre que l’entreprise serait bonne. Mon cher, elle est excellente. Tu en sais d’ailleurs quelque chose.

— C’est vrai ! Vous payez généreusement.

— J’aime que chacun vive et il n’y a rien de tel que de s’entendre. Du reste, avec toi, c’est chose facile : tu déploies une activité au-dessus de tout éloge. Mais les difficultés vont commencer.

— Et comment cela ?

— L’administration française est avertie. Elle a déjà fait deux ou trois captures cet hiver, entre Delle et Belfort, et on affirme qu’un de ces jours, les postes de douaniers seront renforcés.

— On passera quand même.

— Ah ! je le crois, avec un gars dé ton courage ! On ne craint rien et on trouve chemin ouvert partout. Cependant, et dans l’intérêt de tous, il faudra redoubler de précautions, multiplier nos lieux de dépôts et varier les itinéraires pour chaque course.

— Vous avez raison et je suivrai ponctuellement vos conseils.

— J’ai confiance en ton habileté et me repose sur toi pour tout ce qui concerne les voyages. Pour moi, mon rôle reste le même : je vous fournis les marchandises et vous n’aurez qu’à les faire parvenir aux endroits que je vous indiquerai. Notre ancien contrat subsiste, à moins que tu ne formules d’autres exigences : Cent francs par expédition et vingt pour cent sur les bénéfices. Es-tu d'accord ?

— Parfaitement.

— Si nous travaillons ferme, nous brasserons des affaires, cet été, j’en ai la conviction. Le commerce et l’industrie, depuis que la paix est assurée, semblent reprendre un nouvel essor. Nous serions des naïfs de ne pas profiter des circonstances. On pourra augmenter le nombre des hommes, le porter à vingt. C’est beaucoup peut-être. Ton avis là-dessus ?

— Je crois qu’il nous faut rester à dix, d’autant plus si une surveillance plus sévère s’exerce sur la frontière.

— Soit ! Au surplus, il sera toujours assez tôt d'agir, suivant l’écoulement des marchandises.

C'est donc entendu. Vous allez vous remettre à l’œuvre. Nous n’aurons assurément plus de grosses neiges. Les marches de nuit se feront aisément. Tu m’écriras, soit à la Chauxde-Fonds, soit à Porrentruy, aux adresses que tu connais. Si ma présence est nécessaire, j’accourrai sur-le-champ, toute autre occupation cessante. Et bonnè chance !

Cela dit, d’un ton jovial, M. Viennot donna une poignée de main à Maurice et sortit. Un instant après, sa voiture roulait vers la Chauxde-Fonds…


Un gros vent d’ouest avait régné tout le jour. Vers le soir, il avait paru se calmer. Mais, au moment où les contrebandiers, conduits par Maurice, sortaient d’une ferme perdue dans un vallon, au-dessus de Biaufond, une pluie très fine commença de tomber. Croyant qu’elle ne tiendrait pas, le chef avait, donné le signal du départ, et l’un après l’autre, à la file indienne, les hommes dévalèrent les côtes du Doubs. Maurice avait jugé à propos, pour cette fois, de prendre un autre chemin : non qu’il doutât de la fidélité de Jean Gaudat et de son empressement à les passer de l’autre côté de la rivière ; mais celle-ci, par suite d’averses et de la fonte des neiges, était fort menaçante, et il eût été dangereux, sinon impossible, de la traverser au pied des Echelles.

Ce jour-là, ils portaient des montres, toute une cargaison, trente par personne, ce qui représentait une somme très considérable. Elles provenaient des meilleurs comptoirs des environs. La marche des contrebandiers n’était pas embarrassée par le poids de la marchandise, ils ne la sentaient même pas. Et, s’ils n’en prenaient pas davantage, c’est surtout à cause du capital qu’il fallait engager et des risques à courir, risques toujours possibles, capital qui n’était pas assuré et qui ne redevenait réel qu’après la remise des montres aux acheteurs ou dépositaires que trouvait M. Viennot.

Un peu en aval de Biaufond, le Doubs a l’immobilité d’un lac. La surface unie de l’onde n’offre aucune difficulté au batelier tant soit peu expérimenté. Même en cas de mauvais temps, la traversée se fait sans danger. C’est la raison pour laquelle Maurice avait choisi cette nouvelle route.

Il la connaissait, d’ailleurs, aussi bien que celle qui passait par le moulin et par l’auberge des Gaudat. Descendant, comme nous le disions plus haut, par la vallée boisée et abrupte qui s’ouvre sur Biaufond, les contrebandiers laissèrent ce dernier endroit à leur gauche et touchèrent le Doubs, trois ou quatre cents mètres plus bas, près des rochers, où une barque les attendait et les transporta sur la rive française. Malgré les hautes eaux, le passage se fit sans accident. Une fois de l’autre côté, le chef toujours en tête de la troupe, à une vingtaine de pas, ils inclinèrent de nouveau vers la droite, par un sentier qui conduisait au sommet de la montagne, tout près de Charquemont, où l’on arrivait aussi des Echelles.

Il s’agissait, maintenant, d’avoir l’œil sûr et le pied solide. Le chemin, en effet, courait à travers des pentes rocheuses, longeait la partie supérieure de vraies murailles de pierre où le moindre faux pas eût été suivi de mort d’homme. Mais ils marchaient tous résolument, encouragés par Maurice, qui avait ralenti son allure, n’ayant pour l’instant aucune surprise à redouter.

Et la pluie fine du départ n’avait pas encore cessé. Elle rendait la course pénible, détrempant le maigre humus qui masquait les rochers, presque à fleur de terre. Les contrebandiers en étaient très incommodés ; ils allaient sans rien dire, sachant que toute plainte était inutile et qu’il fallait aller ainsi longtemps pour atteindre le but du voyage. Heureusement le ciel n’était pas trop sombre, il avait cette demi-teinte gris-clair que lui donne la lune, cachée derrière les nuages, qu’elle éclaire sans les percer et dont ils envoient le reflet sur notre planète.

Le Doubs charriait, avec un fracas inaccoutumé, des eaux limoneuses, des bois, des planches que le courant avait entraînés, des pierres et d’autres débris. On eût dit le roulement d’un tonnerre formidable, traversant la vallée étroite. La mêlée de tous ces bruits eût rempli d’épouvante de plus courageux que les hommes de Maurice ; mais ces derniers, habitués aux nuits obscures de ces parages, n’y prêtaient qu’une très médiocre attention, tous leurs sens étant déjà suffisamment absorbés par les dificultés de leur marche aventureuse.

— Halte ! fit tout à coup le chef.

— Qu’y a-t-il ? demanda Emile Brossard.

— D’abord, nous devons prendre quelques minutes de repos. Voici le passage le plus difficile. Si nous pouvons grimper au sommet de ce rocher, nous arriverons alors facilement à la forêt qui se trouve à gauche de Charquemont.

Les contrebandiers avaient entouré leur chef, écoutant ses paroles, comme des soldats disciplinés écoutent leur capitaine. Le lieu n’était effectivement pas agréable. De nos jours encore, malgré le sentier que l’on y a pratiqué, il est presque inaccessible.

Maurice reprit :

— Dès que je serai là-haut, je vous jetterai cette corde dont je me suis muni à notre départ. Ensuite, l’un après l’autre, vous monterez.

Cette dernière explication donnée, Maurice, comme s’il n’eût fait que cela sa jeunesse durant, escalada le rocher avec une agilité qui tenait du prodige. Puis, il déroula la corde, et l’ascension de ses hommes commença. Une demi-heure après, ils avaient tous rejoint leur chef, qui leur dit encore :

— Cette fois, en avant ! Au moindre signal, vous vous séparez deux par deux, ne vous éloignant pas trop, afin que nous puissions nous rallier. Il ne faudrait pas que les douaniers fissent une si riche capture. Aussitôt que nous aurons dépassé Charquemont, nous suivrons de nouveau le sentier que vous connaissez déjà. En route !

Et ils se remirent en marche.

Maurice était bien à la hauteur de son rôle de chef et d’éclaireur. En ses jours de loisir, lorsque la troupe attendait l’arrivée de marchandises, il parcourait les côtes du Doubs, le plus souvent avec son ami, Emile Brossard, pour reconnaître les chemins, causer et s’entendre avec les gens des fermes et surtout pour observer, d’un air indifférent, les postes et le va-et-vient des gabelous. Pour le cas où il serait obligé de fuir, ou même s’il tombait entre les mains des gardiens de frontière, son lieutenant avait des ordres précis : c’est lui •qui prenait la direction de la troupe, soit pour délivrer Maurice, soit pour mettre en lieu sûr les « charges » menacées.


Il ne sera certainement pas sans intérêt pour le lecteur d’assister à l’une des plus audacieuses marches qu’un éclaireur de ma connaissance fit faire à ses contrebandiers, au nombre d’une quinzaine. C’était en hiver. Au moment du départ, il neigeait, ou mieux, il neigeottait. La troupe avait déjà franchi la première ligne de la douane, s’en allait tranquillement, sous un ciel plutôt noir, à travers une large plaine dont le milieu est occupé par un étang, que l’on appelle, dans la contrée : L’Etang fourchu, à cause de sa forme même. Tout à coup, et sans que rien ait signalé la présence des douaniers, l’éclaireur en voit venir de droite, de gauche et quelques autres qui les suivaient. Reculer ? C’était impossible. Les contrebandiers étaient cernés de trois côtés. Seul, devant eux, ils n’avaient de libre que le côté de l’étang. Sans hésiter, le chef s’approche du bord, constate avec joie que la surface est gelée et que la glace résiste, du moins près de la rive. La neige tombée empêchait de distinguer sur quel sol l’on se trouvait. L’éclaireur va de l’avant, ses hommes après lui. Ils ignoraient tous qu’ils marchaient peut-être à une mort certaine, car si le milieu de l’étang, à l’eau très profonde, ne portait pas, les seize étaient perdus. Les gabelous, surpris, se sont arrêtés : ils n’osent s’aventurer en si grave péril…

Heureusement, la glace était assez forte. Les contrebandiers ont pu traverser, ils sont de l’autre côté, libres, sauvés par l’audace, la témérité de leur chef. Lorsque ce dernier racontait cette expédition-là, il en frissonnait encore, tant il. avait eu peur de conduire sa troupe à une épouvantable catastrophe…


Cependant, Maurice et les siens avaient fait du chemin. Déjà Charquemont était derrière eux. Tout en marchant et observant les alentours, autant que le lui permettaient les ténèbres de la nuit, il songeait de temps à autre à Yvonnette, qui devait bien s’ennuyer, là-bas, près du Doubs à la voix mugissante. Il l’avait revue, quinze jours auparavant, mais n’avait pu échanger qu’un regard furtif avec elle, Catherine l’ayant aussitôt renvoyée à l’arrivée des contrebandiers.

Et Maurice, maintenant, avait hâte de mettre fin à la situation de la jeune fille. Encore quelques mois et il compte bien l’épouser, lui ouvrir toute grande la porte de la maisonnette que lui a léguée sa mère et où Françoise sera heureuse aussi de l’accueillir. Quelle douce existence ils passeront, l’un près de l’autre, devisant des jours futurs, des joies de la famille, en été sous les vieux sapins, au coin du feu en hiver, avec de la neige à la hauteur des fenêtres ! Ils auront très peu de besoins, se contenteront du nécessaire, ce qui est le meilleur moyen d’avoir plus tard le superflu. Et, à ces pensées enivrantes, le jeune homme sent son cœur battre plus vite, le sang lui monter aux joues et des tendresses de rêve flotter sur ses lèvres. Ah ! chère Yvonnette, quel saint et puissant amour tu as inspiré à ton grand ami ! Il sera fidèle à sa parole, te fera un nid bien doux dans sa demeure et…

— Qui êtes-vous ? Halte ! Ces quatre mots retentirent aux oreilles de Maurice comme un éclat de foudre. Mais, ne perdant pas deux secondes et comprenant instantanément la gravité de la sommation, il jeta le signal convenu et disparut en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, dans le bosquet qu’il longeait. Les douaniers — il y en avait deux — en furent d’abord pour leurs recherches. Ils ne trouvèrent rien. Mais, l’un d’eux, soupçonnant que « l’homme » ne resterait pas dans le fourré, ordonna à l’autre de se porter au coin du bois, pendant qu’il en ferait le tour. Les contrebandiers, au signal du chef, s’étaient dispersés et avaient rebroussé chemin dans la forêt qu’ils venaient de quitter.

Du milieu du bosquet, Maurice avait entendu la voix des gabelous. Très doucement, il grimpa sur un arbre et se tint coi. Il jeta alors un regard aux alentours et, dans la première clarté de l’aube, il reconnut l’endroit.

Vers le sud, à deux ou trois cents mètres, la ferme chez les Villemin, dont le propriétaire leur était très dévoué. Maurice n’avait pas eu l’intention, ce jour-là, de s’y arrêter ; néanmoins, il supposa, et c’était le cas, que Emile Brossard et la troupe allaient s’y réfugier pour attendre son retour ou l’issue de la rencontre. Au nord, la maison des Logerot, habitée par un vieux paysan original, avec lequel les contrebandiers n’avaient jamais de rapports. À peu près certain que ses compagnons ne couraient plus aucun danger, Maurice ne songea qu’à se tirer d’embarras. Malheureusement, les douaniers n’avaient pas l’air de vouloir partir. On eût dit qu’ils sentaient « leur proie » à quelques pas.

Il y avait bien un moyen de sortir de cette impasse. C’était de se diriger sur la ferme de Pierre Logerot et de lui demander l’hospitalité. Mais la démarche était hasardeuse, le paysan pouvait le dénoncer ou, à tout le moins, refuser de lui ouvrir.

Toutefois, quand il s’agit de sauver sa liberté, on saisit la première occasion par les cheveux. Et ce qui décida Maurice, c’est que les gabelous n’étaient pas de ce côté du bois et qu’une haie touffue s’élevait sur toute la distance à parcourir. S’il restait où il était, au contraire, il serait bientôt découvert, le jour aidant.

Mettant son plan à exécution, il se laissa glisser au pied de l’arbre et rampa, plutôt qu’il ne marcha, jusque devant la porte de la ferme. Un homme venait justement de l’ouvrir.

— Laissez-moi entrer, dit Maurice, d’un ton suppliant. Vous ne me connaissez pas, je suis un brave garçon, les douaniers sont à mes trousses. Si vous me repoussez, c’en est fait de moi.

— Entrez ! répondit l’homme. Vous serez chez moi en toute sûreté. Et vous pourrez partir ou attendre la nuit, comme il vous plaira Pierre Logerot n’a jamais trahi ni livré personne, et sa demeure, une fois ouverte à un hôte, quel qu’il soit, est un asile sacré.

— Merci ! Vous êtes un homme, vous !

— Donnez-moi la main, que je vous conduise !

— Je vous suis !

Un moment après, Mauriôè se trouvait dans une très petite pièce, une sorte de réduit où l’on reléguait vieux meubles et vieux habits. Mais il n’eut pas le temps de continuer ses observations, car à peine était-il dans la chambre qu’on frappait à la porte de l’habitation.

— Les voilà ! s’écria le chef des contrebandiers. Ils m’auront aperçu.

— Peut-être oui, peut-être non ! fit évasivement le fermier. Je vais voir ce qu’ils veulent.

— Mais, je suis perdu, alors ?

— Pas du tout ! Ne vous ai-je pas dit que vous êtes chez moi en sécurité ?

— Soit ! J’ai confiance en vous.

On frappait de nouveau.

— Eh ! on y va ! on y va ! cria Pierre Logerot.

En effet, il y allait, par le corridor dallé, mais nullement pressé d’arriver, et tout en bougonnant contre les importuns, dont la manie est de réveiller les braves gens qui se reposent de leurs fatigues.

En disant ces mots, il fit glisser le verrou qu’il avait poussé après l’entrée de Maurice, et la porte s’ouvrit.

À la vue d’un douanier, l’autre étant resté à son poste, le rusé paysan feignit la plus vive surprise :

— Ah ! pardon, monsieur ! Je croyais que j’avais affaire à des rôdeurs, c’est pourquoi j’y mettais du temps. Si j’avais pu supposer que c’était la loi, je serais venu plus vite.

— Ce n’est pas non plus pour mon plaisir que je vous fais sortir du lit. Voici de quoi il s’agit. Premièrement, mon camarade et moi avons rencontré un homme, qui s’est éclipsé subrepticement. Secondement, nous vous demandons si vous ne l’auriez pas vu ou s’il ne serait pas entré chez vous.

— Je ne me trompais donc pas. Il y a des malandrins dans les environs. Faudra être sur ses gardes. Ah ! monsieur le douanier, s’il s’était avisé de heurter à ma porte, j’aurais donné double tour à la clef.

— Vous êtes Pierre Logerot, définitivement.

— Oui, pour vous servir.

— Dans ce cas, je vous fais mes excuses ! Au revoir.

— Au revoir, monsieur. Au moins, cherchez bien.

Et l’huis se referma.

Comme il ne faisait pas encore assez jour pour se passer de lumière dans la maison, à présent que les douaniers n’étaient plus à craindre, le fermier alluma une lampe à huile et alla vers Maurice. Celui-ci, anxieux, lorsqu’il vit revenir le brave homme, comprenant qu’il avait réussi à éloigner les gabelous, ne put s’empêcher de lui dire :

— Encore une fois je ne saurais vous exprimer toute la reconnaissance que votre noble conduite m’inspire. C’est beau et crâne ! Je vous en remercie du plus profond de mon cœur.

Mais, il aurait continué de parler que Pierre Logerot ne l’eût pas écouté. Tenant la lampe à la main droite, il regardait le jeune homme avec une singulière curiosité. À la fin, Maurice, que le silence du paysan étonnait, balbutia confusément, troublé qu’il était par cet étrange examen :

— Vous vous dites à coup sûr que le métier que je fais n’est pas digne de la sympathie que vous venez de me témoigner. Que voulez-vous ? On ne choisit pas toujours le travail qui vous conviendrait le mieux.

Il se tut, attendant une réponse quelconque :

— Quel âge avez-vous ? interrogea enfin Pierre Logerot.

— Mon âge ? Vingt-sept ans et quelques mois.

— Vingt-sept ans et quelques mois ! répéta le vieillard. Et pourtant je connais ce visage.

Maurice, qui saisit ces paroles, répliqua vivement :

— On affirme que je ressemble à mon père.

— Et où est-il, votre père ?

— Je l’ignore.

— Comment ? Vous l’ignorez ?

— C’est-à-dire, je ne l’ai jamais connu. J’avais six mois lorsque je l’ai vu, lorsque j’ai dû le voir pour la dernière fois. C’était en juin 1791. Pourquoi n’aurais-je pas confiance en vous, après le service que vous venez de me rendre ?

— Parlez ! Parlez !

Alors, Maurice, comme poussé par un vague pressentiment, narra en quelques phrases l’histoire de sa famille, leur émigration, la disparition de son père et la mort de sa mère. Il dit aussi le but qu’il s’était proposé en se mettant à la tête d’une troupe de contrebandiers.

— Maintenant, je me souviens, s’exclama Pierre Logerot ; oui, c’est bien cela. Au printemps de 1791, je ne me rappelle ni le mois ni le jour, mais c’était vers neuf ou dix heures du soir, au moment où j’allais me coucher, j’entendis quelqu’un devant ma porte. J’ouvris, et un homme de haute stature se précipita dans le corridor, comme vous l’avez fait cette nuit. « Je suis poursuivi, dit-il, d’une voix pareille à la vôtre. Une bande de paysans armés est sur mes talons. Protégez-moi, je suis Français comme vous. Forcé de m’expatrier, je vais rejoindre les miens qui sont de l’autre côté du Doubs, dans les Franches-Montagnes. »

Je le cachai où nous sommes et les paysans s’en retournèrent. Cet homme, c’était votre père. La ressemblance est si frappante que je n’en saurais plus douter.

— Enfin ! J’entends parler de mon père, murmura le fils du comte de Laroche. Continuez ! Continuez !

— Mais, je ne sais rien d’autre. S’étant reposé, environ pendant une heure, il repartait seul, dans la nuit. Il était attendu sur le Doubs. Il lui fallait traverser la rivière avant le jour. Et c’est tout.

— Ah ! permettez-moi de vous remercier encore, au nom de mon père et en mon nom personnel. Je viens de contracter envers vous une double obligation qui me liera jusqu’au-delà de la tombe. Mais comment se fait-il qu’il ne soit même pas arrivé sur le Doubs ? Je vous ai dit, je crois, qu’on ne l’a pas vu à l’auberge, où il devait cependant passer.

— Hélas, je ne puis vous satisfaire ! Sa disparition ma surprend autant que vous. Aura-t-il rencontré une autre troupe de paysans ? C’est possible. Ah ! c’était un rude temps ! On parcourait toute la contrée, à la traque des fugitifs. Pauvre homme ! Mon intervention ne lui aura pas été d’une grande utilité. Il voulait me payer, m’offrir une somme : naturellement, je refusai, les bonnes actions portant en elles-mêmes leur récompense. J’aimais la révolution, j’avais été un des premiers aux réunions populaires, je travaillais de toutes mes forces à rendre libre le paysan de France. Cela ne m’empêchait pas, toutefois, d’avoir pitié des infortunés.

— Je bénis l’incident qui m’a poussé à votre porte. À cette heure, il me reste au njoins une douloureuse certitude : c’est d’ici au Doubs que mon père a été assassiné. Je veux désormais borner mes dernières recherches à ce coin de pays.

— Etes-vous bien sûr de cet aubergiste, dont vous m’avez parlé ?

— Tiens ? Et pourquoi votre question ? Moi de même, j’ai eu et j’ai encore des doutes.

— Oh ! vous savez, il y a vingt-cinq ans, un crime s’accomplissait plus facilement que de nos jours. Et il s’en est commis plusieurs, alors, qui n’avaient que le vol pour mobile. Je n’accuse personne, cela va de soi. Jamais ça n’a été mon métier, vous en avez eu la preuve tout à l’heure. Seulement je souhaiterais, pour vous d’abord, ensuite pour la vérité, que le sort de votre père fût connu. Et si, par hasard, vous avez besoin de moi, je suis à votre disposition.

— Merci ! Et peut-être au revoir. Je vais rejoindre mes hommes…

— Un peu de patience. Où sont-ils ?

— J’ai tout lieu d’admettre qu’ils ont dû se retirer chez les Villemin, pas loin d’ici.

— Dans ce cas, restez tranquille ! Je passe de ce côté : dans une heure vous aurez de leurs nouvelles.

Et il en fut ainsi. Le soir, après un repos forcé, les contrebandiers se remettaient en route sous la conduite de leur chef.