Imprimeur Auguste Jaunin (p. 3-25).

AU MOULIN DE LA MORT

PROLOGUE


Par une belle soirée du mois de juin 1791, trois personnes — deux femmes et un homme — venaient d’arriver, après les mille fatigues d’une route longue et à peine tracée, sur les rochers qui dominent la vallée du Doubs, entre Biaufond et Goumois. L’une des femmes était jeune, vingt-cinq ans à peu près ; l’autre en avait bien quarante, tandis que l’homme dépassait la cinquantaine. Celui-ci portait dans ses bras un tout petit enfant, âgé d’environ six mois.

De l’endroit où ils s’étaient arrêtés, la vue, en plein jour, eût été sauvagement belle et pittoresque. Devant eux la rive suisse, où ils devaient se rendre ; à leurs pieds, le lit de la rivière, d’une profondeur de cent à cent vingt mètres ; à droite et à gauche, en amont et en aval, la vallée du Doubs, que le caprice de la nature a dessinée, sillon formidable sur les bords duquel se dressent des murailles de roches d’une hauteur qui donne parfois le vertige.

— C’est ici que se trouvent les Echelles, dit l’homme. Car voilà les branchés d’arbre que j’ai cassées hier pour m’aider à reconnaître le lieu. À la guerre comme à la guerre. Je passe le premier. Vous, Françoise, vous resterez là pendant que je descendrai avec madame ; dès que nous serons en bas, je remonterai vous chercher. N’ayez aucune crainte : l’échelle est solide. En route !

Ces derniers mots prononcés, il lit quelques pas à droite, dans un sentier qui courait à travers les broussailles. Celle qu’il avait appelée « madame » le suivait.

— Ici, dit-il encore. Je tiens le sommet de l’échelle. Attention.

Et, lentement, gêné par l’enfant qu’il avait dans les bras, il enjamba les premiers échelons. La jeune femme, dont la vaillance était mise à une rude épreuve, n’hésita cependant pas un instant. Et, petit à petit, avec toutes les précautions que commandait la périlleuse descente, ils atteignirent le bas de la première échelle ; ensuite, passant sur la seconde, ils furent bientôt au pied du rocher, dans une forêt qui s’étend jusqu’au bord du Doubs, dont le bouillonnement de l’eau emplissait la vallée.

— Vous nous attendrez ici, madame. Et ayez confiance ! Pierre a toujours, malgré son âge, l’œil bon et le jarret solide. Avec l’aide de Dieu, nous arriverons.

Il remonta donc, ainsi qu’il l’avait dit à Françoise. Au bout de quinze à vingt minutes, madame avait la joie de revoir ses deux fidèles serviteurs.

L’enfant dormait. S’il eût été éveillé, il eût certainement pris peur, au milieu de cette nuit, avec le roulement du Doubs au fond de l’invisible ravin. La lune s’était cachée, et l’on ne voyait plus à deux pas devant soi.

— Nous sommes sauvés, ou à peu près, reprit l’homme qui s’est donné lui-même le nom de Pierre. Nous allons maintenant prendre à gauche, à travers ce petit bois. Faites encore bien attention. La pente est assez forte et le moindre faux pas pourrait avoir des suites graves.

Les deux femmes, déjà remises du frisson que leur avait causé la descente des échelles, suivirent leur guide. Elles n’avaient plus qu’un passage difficile à effectuer et, après, elles seraient en sûreté, presque au bout de leur course nocturne. Cette pensée leur donnait du courage, et elles marchaient sans faiblir, avec l’âpre volonté d’arriver.

À la fin, Pierre s’arrêta, comme cherchant son chemin. Puis, tout à coup :

— C’est bien cela, dit-il, la barque est un peu plus bas. Venez !

En effet, quelque trente pas plus loin, une petite nacelle était amarrée à un anneau de fer scellé dans une grosse pierre. Il fallait être à côté pour la remarquer, tant la nuit était noire.

— Voyons, reprit le domestique, cette fois il s’agit de traverser le Doubs. Les eaux, heureusement, sont très basses ; c’est la raison qui m’a fait préférer cet endroit. On ne court aucun danger ; la rivière est tranquille et nous n’avons rien à craindre de ceux qui pourraient avoir intérêt à nous poursuivre. Entrez dans la barque, je vous donnerai M. Maurice.

M. Maurice, c’était l’enfant.

Les femmes et le petit installés, Pierre détacha prestement l’embarcation et, jouant des rames, il s’éloigna du bord.

Un peu en dessous, à une vingtaine de brasses, on entendait un bruit continu, très fort, qui jetait comme une épouvante dans l’âme de nos voyageurs. C’était une chute du Doubs, comme une sorte de rapide, entre deux hautes parois de roches, la porte d’un lac Averne conduisant dans les ondes d’un Styx tumultueux.

Mais les trois personnes qui se trouvaient dans la barque ne songeaient pas à la mythologie ; elles en ignoraient à coup sûr même le premier mot. Ce à quoi Pierre pensait, n’était au salut de sa maîtresse, au suprême désir d’atteindre, sans accident, cette rive •suisse qu’il devinait, plutôt qu’il ne la voyait devant lui. Et il ramait de toutes ses forces, inhabile à ce métier, luttant contre le courant, et il eut enfin la joie de sentir l’embarcation toucher le sable du bord.

— Nous y voilà ! s’écria-t-il.

— Une lumière, fit la jeune femme.

— Eh bien, oui ! C’est l’auberge, expliqua le vieux serviteur. Un peu plus haut nous apercevrions le moulin, si l’obscurité n’était pas si grande. On nous attend. Jean Gaudat, l’aubergiste, s’était même offert à venir à notre rencontre. Mais je l’en ai remercié. Son visage ne me dit rien de bon. Pourtant, je le crois honnête. D’ailleurs, soyez sans inquiétude, puisque je suis là. Quand nous aurons pris un peu de nourriture et quelque repos, nous continuerons notre route. La montée, devant nous, est très pénible. Il faudra vous armer de courage, madame la comtesse.

— J’en aurai.

Ils étaient sortis de la barque pendant qu’ils échangeaient ces paroles.

— Le sentier suit le Doubs, reprit le domestique, déjà tout ragaillardi. En quelques pas nous sommes à la porte du cabaret. Donnez-moi l’enfant, madame.

— Non, Pierre. Je suis forte. Va le premier, tu nous montreras le chemin.

Le bruissement du flot empêchait de saisir les autres bruits de la nuit. Des oiseaux, à tire d’aile, traversaient d’une rive à l’autre. Et toujours, par le même mouvement monotone, l’eau battait les pierres du bord, qui reluisaient le jour, au soleil, comme polies par un merveilleux artiste. Des arbres projetaient au pied des rochers une ombre encore plus épaisse. La solitude se faisait noire, profonde ; d’étranges frissons, comme secoués par des êtres invisibles, passaient dans l’air et, flottante, la petite lumière de l’auberge révélait la présence de l’homme dans ces parages que l’on aurait plutôt crus voués à un isolement éternel.

Et ils étaient bien seuls, les pauvres fugitifs, au milieu d’une vallée jadis très peu connue, qui séparait alors, comme aujourd’hui, deux pays, la France et le territoire de l’ancien Evêché de Bâle. Aucune âme ne les épiait ; leur fuite — car c’en était une, on l’a deviné — pouvait s’accomplir en toute sécurité. À présent, ils sont déjà beaucoup plus tranquilles. Le Doubs les protège. Après s’être reposés, ils vont remonter enfin la côte, au sommet de laquelle s’étend le plateau des Franches-Montagnes et où est situé le village des Bois, but de leur voyage.


— Bonsoir ! dit Pierre, en pénétrant le premier dans la salle enfumée et mal éclairée de l’habitation qui, en ce temps-là, servait d’auberge. Nous voilà, mes braves gens.

Puis, se tournant vers les deux femmes qui l’accompagnaient, il ajouta, avec un accent de joie :

— Entrez, mesdames ! Vous êtes les bienvenues dans la maison de Jean Gaudat. Vous y serez en sûreté et personne ne passera le Doubs pour vous chercher ici.

— Ça, non ! Il n’y a pas de danger, répliqua l’aubergiste d’une voix qui n’était pas précisément agréable. On n’aborde jamais de ce côté, si nous ne le permettons pas. D’ailleurs, pour le faire, il faudrait avoir une barque, et il n’y en a pas. Prenez place.

L’homme qui parlait ainsi était de petite taille, le torse large et les membres gros et courts. Une barbe noire recouvrait à demi son visage, au milieu duquel deux yeux apparaissaient comme creusés à coups de vrille. Et, pourtant, ce n’est qu’après l’avoir observé un instant, étudié ses lèvres minces et son regard dur, à l’allure fuyante, que l’on éprouvait le vague frisson de choses mauvaises. La première impression était ordinairement favorable.

Dans un coin de la pièce, la femme, toute jeune encore, ne disait rien. Elle avait les traits assez réguliers. Toutefois, à la voir ainsi passive, on eût dit qu’elle rêvait d’un autre monde, en tout cas qu’elle ne devait agir que sous l’impulsion d’une volonté étrangère, celle de son mari. Ils étaient mariés depuis quelques mois.

Jean Gaudat, natif des Franches-Montagnes, avait fait construire cette bicoque avant son mariage, d’abord parce que cela lui plaisait de s’établir là, ensuite parce qu’il comptait bien s’y livrer impunément à toutes sortes de vilains métiers. Mais, au moment où, à la suite de Pierre, nous entrons dans sa demeure, il craignait de s’être trompé : la Révolution semblait prendre des proportions que l’on n’avait pas soupçonnées. Il est vrai que l’agitation des campagnes, qui commençaient à se remuer, ne l’effrayait point, étant, de par sa nature, l’un de ces hommes qui aiment à pêcher en eau trouble. Et, certain de réussir un jour, de ramasser des écus, en attendant l’occasion ardemment souhaitée il braconnait dans le Doubs et dans les forêts, patient comme le chat qui guette la souris, bien résolu à ne pas reculer quand l’heure d’agir serait là. Roi dans la vallée, où les gardes du Prince n’auraient pas osé s’aventurer, il n’entretenait aucune relation avec le moulin, dont le tic-tac, aussi calme que l’existence de la famille qui en était propriétaire, le laissait parfaitement indifférent. On se saluait et c’était tout. Jean Gaudat entendait rester maître de ses actions. Et il l’était véritablement.

— Que faut-il vous servir ? demanda-t-il.

— Voyons ! répondit Pierre, en s’adressant à la comtesse et à Françoise. Que désirez-vous, mesdames ? Apportez-nous d’abord une cruche de vin, maître Jean Gaudat, et de votre meilleur. Ensuite, quelque chose à nous mettre sous la dent, du pain, des œufs, enfin, ce que vous avez.

— Il y a du jambon. Et si c’était le jour, je pourrais vous offrir du poisson.

— Pas de luxe ! Le jambon, c’est parfait, et cela nous suffira amplement.

La femme s’était levée et, sur un signe de son mari, elle passa dans la cuisine, d’où elle revint bientôt avec un pain très noir et des tranches de viande sur une large assiette. Cependant, l’homme avait cherché la cruche de vin et un flacon d’eau-de-vie. Le tout était appétissant.

À ce moment, l’enfant se réveilla. C’était un joli petit visage tout rose, aux yeux de jais, avec des cheveux bruns bouclant naturellement sur le front. Il avait jeté ses mains potelées autour du cou de sa mère et, attiré par la lumière posée sur la table, il osa regarder la chambre où il se trouvait. La figure de Jean Gaudat lui fit peur : il poussa un cri et plongea sa tête dans le sein de la jeune femme, qui lui balbutia des tendresses pour le consoler.

— Auriez-vous peut-être un peu de lait ? demanda la comtesse à la cabaretière, qui avait repris sa place dans le coin de la pièce.

— Mais, oui ! À votre service. Froid ou chaùd ?

— Légèrement tiède.

— Bien ! Dans quelques minutes.

Pierre, assis à l’une des extrémités de la table, s’entretenait avec Jean Gaudat. Ils avaient l’air de conclure une affaire. Et c’était bien aussi d’une affaire qu’il s’agissait, du moins pour l’aubergiste.

— Demain, disait le serviteur, le comte, mon maître, arrivera ici à peu près à la même heure que nous. Si vous voulez lui aider à traverser le Doubs, vous ne le regretterez pas. Il a dû rester encore pour s’entendre avec son notaire, au sujet de leurs propriétés. Si la famille de Laroche quitte la France, ce n’est pas tant pour fuir les menaces des révolutionnaires que pour mettre madame la comtesse et leur fils à l’abri de violences possibles. En des temps de troubles comme ceux où nous vivons, il est bon de prendre des précautions. Une fois la tourmente passée, M. de Laroche retournera dans le château de ses pères. Pour le moment, il vaut mieux qu’il fasse un séjour à l’étranger que de braver la tempête. Il était sévère, et les braconniers ne ménageraient pas sa vie. Ce n’est pas qu’il en ait peur ; mais il tient à l’existence, ne seraitce qu’à cause de sa jeune femme, à laquelle il est très attaché. Quant à madame la comtesse, elle était la bénédiction de tout le pays. C’est avec regret que nous partons, et l’on ne s’est pas décidé sans peine. Toutefois, comme la Révolution surexcite de plus en plus les esprits, que des bandes armées attaquent les châteaux, monsieur le comte a pensé, sans doute avec raison, que de ce côté du Doubs nous serions plus en sûreté.

Donc, demain, à peu près à cette heure, il descendra les Echelles. Il les connaît pour y avoir été, il y a quelques années. C’est aussi l’endroit le plus désert de toute la vallée du Doubs. Je lui ai demandé si je devais venir à sa rencontre ; il ne l’a pas permis. Ma place est à côté de la mère de son fils. D’ailleurs, c’est un homme de courage et de sang-froid, et il ne redoute pas une course de nuit. Voilà ! Nous pouvons compter sur vous ?

Jean Gaudat écoutait avec la plus grande attention les paroles du vieux serviteur. À mesure que celui-ci avançait dans ses explications, tout un plan germait insensiblement dans la tête de l’aubergiste. Ce comte, qui allait arriver chez lui, serait à coup sûr porteur d’une assez forte somme d’argent ; de plus, il voyagerait seul, sans compagnon de route. S’il disparaissait d’une manière ou d’une autre, on ne le saurait certainement jamais. Il ne fallait que s’y prendre adroitement. Qui soupçonnerait Jean Gaudat ? S’il ne jouissait pas d’une très bonne réputation, on ne l’avait cependant pas mis au ban des honnêtes gens. Et puis, comme la vallée du Doubs, et, en particulier, sa maison bâtie sur la rivière, se prêtaient à une « opération » de ce genre ! Un trou au fond de la cave, et tout serait dit. L’eau rongerait le squelette plus facilement qu’elle ne rongeait les cailloux du bord…

— Mais oui ! répondit-il à la question de Pierre. Vous pouvez compter sur moi. J’attendrai M. le comte de Laroche au sommet des Echelles. El je n’aurai garde de manquer à ma promesse, puisque, en faisant ce que vous me demandez, j’y trouve aussi mon petit bénéfice.

— Bien ! Nous sommes d’accord.

Et, à peu près rassuré de ce côté, le fidèle domestique, ayant repris l’enfant dans ses bras, annonça à ses deux compagnes qu’il était temps de se remettre en route. Madame la comtesse glissa une pièce d’or dans la main tendue de Jean Gaudat, remercia la cabaretière et sortit, précédée de Pierre et de Françoise. Ensuite, les fugitifs s’engagèrent dans le sentier qui, du moulin, s’élève en quatorze zigzags, entre deux parois de rochers, jusque sur les premières terrasses que forme la côte suisse en cet endroit…


Le lendemain soir, au moment où l’aubergiste allait partir pour les Echelles, il dit à sa femme :

— Femme, écoute ! Nous avons l’occasion de nous enrichir d’un seul coup, et cette occasion ne se présentera plus de si tôt.

— Comment cela ? interrogea Catherine d’un air indifférent.

— N’as-tu pas entendu notre conversation d’hier ? Le mari de la jeune dame, un comte de Laroche, doit passer ici cette nuit. Il aura sans doute sur lui une forte somme, car il a dû réaliser une partie de sa fortune avant de quitter le pays. Si un accident se produisait, un faux pas, que sais-je ? Tu comprends ?

— Un crime ! s’écria-t-elle.

— Mais non ! Il peut tomber en descendant les Echelles.

— Et puis, après ? Il faudrait bien le faire enterrer. L’argent qu’il doit porter sur lui, s’il en a, ne serait alors pas pour toi. Vois-tu, laisse-moi et ne suis pas ton idée : nous l’expierions un jour, tôt ou tard.

— Toi, grommela-t-il, tu ne sais pas ce que tu chantes.

Et, là-dessus, Jean Gaudat sortit.

— Mais elle a raison, se dit-il une fois dehors ; mon plan ne vaut rien. Pour que je puisse garder le magot, il faut que le corps disparaisse. Mon premier projet était le meilleur. L’homme sera fatigué, je lui offrirai une chambre et…

Il n’acheva pas.

Cependant, il avait mis sa barque à flot, et, s’emparant d’une rame, il fila rapidement vers l’autre bord.

L’embarcation amarrée, il prit le sentier des Echelles, au sommet desquelles il arriva bientôt, déployant, à grimper sur ces échelons, une agilité de bête sauvage. Puis il s’assit sur une arête du rocher et laissa son regard errer aux alentours.

La lune montait lentement dans l’azur tout piqué d’étoiles d’un ciel sans nuage. Un air frais, qui souffle presque continuellement dans la vallée, balançait la cime des arbres. Sur la rive opposée, bien haut dans les champs cultivés, on distinguait quelques rares lumières : c’étaient les demeures d’êtres humains qui vivaient misérablement au flanc du coteau. Et au fond, à gauche, entre ses deux parois de pierre, le Doubs roulait ses eaux avec le même bourdonnement que répercutaient les échos des environs. Les choses de la nature avaient de vagues contours, baignées tour à tour de rayons lunaires ou d’ombres noires. Et Jean Gaudat, à la vue de ce monde qui l’entourait, l’enveloppait de sa grande solitude, sûr de son impunité au milieu de la nuit, s’imaginait entendre déjà, mêlé au bruit de la rivière, un tintement de pièces d’or dont le son lui donnait la fièvre.

Et le comte ne venait pas.

Est-ce que Jean Gaudat aurait inutilement mûri son projet ? Non, ce n’était pas possible. La veille, il avait vu une jeune mère, avec un enfant, franchir le seuil de son habitation. Elle avait pour ainsi dire, de son éblouissante beauté, illuminé la chambre où elle était entrée. Le comte devait naturellement chercher à la rejoindre.

En une seule fois, à peine installé sur les bords du Doubs, voilà que Jean Gaudat est sur le point d’avoir beaucoup d’argent. Et il lui en faut, de l’argent, mais un argent qui ne lui demande ni efforts, ni labeurs, pour la possession duquel on ne trouble pas son repos. Il n’a jamais aimé le travail. Là-haut, dans son village, il aurait dû vivre pauvrement, sans espoir de changer de situation ; tandis que, loin de ses semblables, dans cette vallée perdue, s’il ne s’enrichissait pas immédiatement, il pouvait à tout le moins couler à sa guise l’existence qu’il avait recherchée.

Et le comte ne venait pas.

Aurait-il fait peut-être une mauvaise rencontre ? Il faut si peu pour arrêter un homme qui s’enfuit : un rien, l’un de ces accidents que l’on ne prévoit pas dans les plans les mieux combinés. Et le pays, avec cela, était en pleine révolution. On parlait déjà de suspects, de traîtres. On commençait à se regarder de travers depuis que la nation s’était reprise. Les paysans pourchassaient les nobles, les traquaient comme des bêtes fauves, incendiaient leurs châteaux et souvent se vengeaient sur leurs seigneurs et maîtres des misères plusieurs fois séculaires dont avaient souffert leurs ancêtres, pauvres créatures vouées à l’esclavage de la glèbe, nourrissant quelques privilégiés pendant qu’eux, la plupart du temps, mouraient de faim. Maintenant, ils réglaient leurs comptes, les misérables ; toutes les fureurs, si longtemps contenues, se déchaînaient, et la justice, bien que-sommaire, était impuissante à les empêcher. Est-ce que le comte, au moment de fuir, était tombé entre les mains de ses sujets ?

Mais non ! Voilà un pas qui descend le sentier. Plus de douté ! C’est lui !

D’un seul bond, l’aubergiste se dressa devant l’inconnu, qui fit un sursaut et poussa un cri.

— Le comte de Laroche ? questionna Jean Gaudat.

Le comte — car c’était lui — ne répondit d’abord pas. Comprenant le motif de son silence, Gaudat ajouta :

— Votre serviteur m’a envoyé à votre rencontre.

— Ah ! c’est cela ! J’ose alors me fier à vous. Si c’est par l’ordre de Pierre que vous vous trouvez ici, vous êtes un ami. S’il en eût été autrement, l’un de nous deux aurait passé un mauvais quart d’heure.

— À voir la lune, observa Jean, qui avait senti, aux dernières paroles du comte, un frisson lui courir sur les épaules, il est plus de minuit. Je pensais que vous ne viendriez plus.

— Cela n’a pas dépendu de moi d’arriver plus tôt. J’ai failli être arrêté par une bande de paysans armés qui m’ont poursuivi avec acharnement. C’est grâce à l’hospitalité et au sang-froid d’un fermier que j’ai pu leur échapper. Mais, ne parlons pas de ce futile incident. Descendons ! Rien ne s’y oppose, ou bien ?

— Non, murmura Jean Gaudat, indécis. Puis, tout à coup, il parut avoir pris une résolution et dit :

— Voilà le chemin. En deux pas, vous avez le sommet de l’échelle. Attention.

Cette recommandation était inutile. Le comte Philippe de Laroche avait un trop grand désir de retrouver sa femme pour négliger les moindres précautions. Après lui, Jean descendait. Son cerveau, martelé par une idée unique, mûrissait l’infernal plan.

Ils atteignirent bientôt le bord de la rivière, entrèrent dans la barque, et, en deux ou trois minutes, touchèrent la rive suisse. Nous avons déjà fait observer qu’un peu plus bas il y avait un assez gros rapide. Le Doubs bouillonnait, lançant des flots d’écume contre les rochers que l’eau semblait ronger insensiblement à travers les siècles. L’aubergiste avait d’abord songé à diriger l’embarcation de ce côté, et, après être sauté sur la berge, la repousser à l’aide de la rame et l’abandonner au courant. Mais ce moyen présentait un certain danger et il y avait renoncé. Nous savons qu’il avait arrêté un autre projet…

— M. le comte peut se considérer comme chez lui, dit l’aubergiste, aussitôt qu’ils furent dans la salle de débit et qu’ils eurent pris place. Je pense que M. le comte passera la nuit ici et que demain, à la première clarté du jour, il montera aux Franches-Montagnes où l’atteud son épouse.

— Oui, c’est cela ; j’ai d’ailleurs besoin de quelques instants de repos. Au surplus, il me serait impossible de trouver mon chemin dans les bois qui nous séparent du village où a dû se retirer ma femme. Demain, vous me servirez de guide, contre un gros pourboire, cela va de soi ; mais, à cette heure, je ne veux pas vous imposer une course pénible à travers ces montagnes. Donc, voilà qui est entendu : je reste chez vous. Vous me réveillerez à l’aube et m’accompagnerez. Pour le moment, donnez-moi à manger et à boire : je meurs de faim et de soif.

Lorsque le comte de Laroche eut calmé son robuste appétit, aiguisé encore par une longue route, il exprima le désir d’aller se coucher.

— Nous n’avons qu’un mauvais lit à vous offrir, reprit Jean Gaudat. De pauvres gens comme nous ne sont guère en mesure de recevoir un hôte tel que monsieur le comte. Mais venez : je veux vous conduire dans la seule chambre qui soit disponible. J’espère que le bruit de l’eau n’empêchera pas monsieur le comte de dormir.

— Ça, non ! car je suis extrêmement las…

La chambre que l’aubergiste avait réservée à Philippe de Laroche était située sur le derrière de la maison, au-dessus de l’eau qui passait avec son éternel mugissement d’ondes en colère. C’était une petite pièce sombre, à deux fenêtres ouvrant sur le Doubs. À l’aspect de ce réduit, le comte ne put vaincre un frisson qui le secoua des pieds à la tête. Il fut sur le point de rebrousser chemin ; mais une fatigue si lourde l’oppressait qu’il n’obéit pas à ce premier mouvement. Il aurait eu honte, d’ailleurs, de céder à une terreur imaginaire. Le comte se jeta donc sur le lit qui se trouvait là et dont les draps étaient d’une blancheur irréprochable. Au fond, ce fut peut-être cette dernière raison qui le détermina.

Hélas ! pourquoi ne suivit-il pas sa première impulsion ! Si, fort comme il l’était, il avait lutté contre la grande lassitude qui le terrassait, il eût très probablement rejoint sans trop de difficultés sa femme et son enfant. Mais bientôt un sommeil de plomb s’empara de tout son être. Le Doubs, de sa voix puissante et monotone, essaya vainement de le tenir éveillé ; un doux visage, à la beauté attirante, se pencha inutilement sur sa couche ; comme les appels d’un petit garçon retentirent sans écho dans la nuit qui l’enveloppait : il s’était endormi, bercé par l’espoir d’une vie nouvelle, meilleure et plus tranquille que les derniers mois qu’il venait de passer, et aussi par les flots de la rivière qui emportèrent ses soupirs sans les redire à aucune âme humaine.

Le lendemain, à cinq ou six heures du matin, quand Jean Gaudat sortit de sa maison pour « voir le temps qu’il faisait », personne, avant lui, n’en avait encore franchi le seuil ce jour-là. Et lorsque Catherine, quelques moments après, apparut à son tour et adressa à son homme la question suivante :

— Alors, et le comte ?

Jean Gaudat, d’un air placide, mais avec une lueur fauve dans les yeux, répondit :

— Descendons à la cave, je te dirai ce qu’il est devenu. Va, le Doubs n’en parlera jamais.

Le comte Philippe de Laroche n’était plus.


fin du prologue