Imprimeur Auguste Jaunin (p. 26-38).

I


On était au commencement du mois de juillet 1816. Dans une toute petite maison du plateau des Franches-Montagnes, entre le village des Bois et celui de La Ferrière, et à une faible distance du chemin qui reliait ces deux localités, il se passait, à cette date, une scène d’une tristesse infinie. Une mère mourait ; avant de quitter cette terre, elle adressait à son fils ses recommandations suprêmes.

Déjà le territoire de l’ancien Évêché de Bale avait été incorporé au canton de Berne par le Congrès de Vienne. Les habitants de cette contrée, bien que la plupart eussent été sincèrement attachés à la France, semblaient cependant respirer plus à l’aise. Le colosse napoléonien, en tombant, les avait délivrés de tout son poids de géant ; les jeunes gens surtout s’estimaient heureux d’être affranchis de la conscription militaire, de l’obligation d’aller, à la suite de la grande armée, blanchir les routes de l’Europe de leurs ossements à peine formés.

Plusieurs s’y étaient déjà refusés, du moins les derniers temps ; des bandes de réfractaires avaient erré à travers les forêts du pays, sur les hauts pâturages, échappant aisément aux recherches de la police impériale. Quand Napoléon fit ses adieux à la France, ce qui restait de la jeunesse ne le regretta pas trop.

La maisonnette dont nous venons de parler au début de ce chapitre avait une apparence de pauvreté. Ses habitants ne devaient certes pas nager dans l’abondance. Le toit était couvert de bardeaux que de grosses pierres, alignées sur les bords, défendaient contre la violence des vents ; les fenêtres, avec leurs petites vitres rondes retenues par des mailles de plomb, étaient tournées du côté de l’ouest, regardant, par-dessus la vallée du Doubs, les forêts franc-comtoises. Et, pourtant, cette demeure avait bon air, les alentours étaient propres, on y devinait des mains diligentes. Devant la façade principale, près de la porte, il y avait même un jardin où poussaient de beaux légumes, tandis que, le long de la haie, des parterres de fleurs variées s’épanouissaient au soleil de juillet. L’utile et l’agréable, la sollicitude pour la maisonnée et la joie des yeux.

Dans l’une des pièces de l’habitation, la mort planait au-dessus du lit où une femme souffrait ses dernières douleurs. Nous connaissons déjà cette infortunée, car nous l’avons vue, environ vingt-cinq ans auparavant, descendant les Echelles sous la conduite d’un vieux serviteur. C’était Jeanne de Laroche, dont le mari a disparu d’une façon si étrange.

Un quart de siècle ! Quelle longue période de l’existence humaine, surtout si elle comprend la maturité de la vie, comme c’était le cas pour la comtesse.

D’abord, elle avait espéré que celui qu’elle aimait allait la rejoindre, qu’un accident imprévu le tenait éloigné d’elle, mais qu’il reviendrait sûrement. Et l’attente avait duré une semaine, puis deux, un mois et plus longtemps encore. À mesure que les jours s’écoulaient, emportant son espérance par lambeaux, la pauvre fugitive se désolait. Heureusement, elle avait à ses côtés des êtres qui la chérissaient, Pierre et Françoise, dont le dévouement ne l’abandonna jamais ; en outre, son garçon, Maurice, réclamait ses soins à tout instant. Trois mois se passèrent ainsi. Cette poignante incertitude affolait la comtesse. Un jour, elle appela le vieux domestique :

— Tu vas partir, Pierre, lui dit-elle, à la recherche de mon mari. Un malheur est arrivé, je commence à le croire, et cette idée me trouble, me bouleverse de plus en plus. Si cela n’était, il serait déjà ici. Tu iras jusqu’au château de Noirbois, tu rencontreras aisément l’une ou l’autre personne de notre connaissance et il te sera facile de recueillir quelques informations. Va, j’attendrai ton retour avec la plus vive impatience.

Et Pierre, selon son habitude, avait obéi avec empressement. Au bout de huit jours il reparaissait devant Jeanne de Laroche, lui contant par le menu les incidents de son voyage et les découvertes qu’il avait faites. Il ne rapportait que de mauvaises nouvelles. Aussitôt après le départ du comte, dès la nuit suivante, le château avait été incendié et tout le domaine déclaré propriété nationale. À l’endroit où jadis la famille de Laroche jouissait pleinement de la vie, on ne voyait plus qu’un monceau de ruines, et la solitude se faisait aux alentours. Cependant, il avait appris qu’une partie des biens avait été achetée par le notaire qui soignait les affaires des Laroche. Peut-être était-ce dans l’intention de les rendre, contre la somme déboursée, à leur légitime propriétaire. Lui, Pierre, n’avait pas osé se présenter chez le tabellion.

— Mais, s’écria la jeune femme, tu ne me parles pas du comte ?

— Ah ! répondit le brave serviteur, c’est que j’eusse préféré ne pas aborder ce sujet, car je ne sais rien. Ou, plutôt, je sais que M. le comte a effectivement quitté le pays, sans dire où il allait. Le garde qui raccompagnait, le soir de son départ, m’a bien affirmé qu’il s’était dirigé du côté des Echelles, comme cela avait été convenu. C’était déjà un renseignement, bien vague, il est vrai, mais enfin laissant l’espoir d’en obtenir d’autres. J’ai parcouru la contrée, j’ai interrogé secrètement d’anciens amis : rien, absolument rien. Personne n’a vu M. de Laroche. Comme, en allant, j’avais passé par Biaufond, il m’a semblé qu’il valait mieux, pour le retour, reprendre le sentier que nous avons suivi. J’avais la chance, par là, de me trouver sur les traces de M. le comte.

Mais, sur le Doubs, à l’auberge où nous nous sommes reposés, je n’ai pas été plus heureux dans mes recherches. Ainsi que nous l’avions arrêté, en parfait accord et contre bonne récompense, Jean Gaudat, l’aubergiste, s’est rendu au sommet des Echelles pour attendre M. de Laroche. Ce dernier, malheureusement, n’y est pas venu. S’est-il seulement égaré ? Dans ce cas, le lendemain il n’eût pas manqué de retrouver son chemin. Ou bien, triste supposition, mais que son silence justifie, a-t-il été assailli en route et, seul contre plusieurs, aurait-il succombé au nombre ? Ou encore, car il devait avoir de l’argent sur lui, vos bijoux de famille, du moins en partie, ces richesses ont-elles peut-être tenté la cupidité d’un voleur ? Comme vous le voyez, tout est possible, crime ou accident. On ne voyage pas en sûreté, la défiance règne partout et il faut bien se garder de compter sur son voisin. Ce Jean Gaudat, par exemple, m’a de nouveau fait une détestable impression. À ma vue, j’ai cru remarquer dans les traits de son visage comme un mouvement de frayeur. Mais je me serai trompé, sans doute !

Les campagnes sont profondément agitées. On dit que la France aura toute l’Europe sur les bras. Les nobles qui fuient à l’étranger sont déclarés ennemis de la patrie. On confisque leurs biens, et les paysans brûlent leurs châteaux, comme s’ils voulaient faire disparaître la dernière trace de leurs anciens maîtres. Tristes, bien tristes temps que les nôtres !

— Mon Dieu ! fit la comtesse, dont les yeux pleins de larmes disaient la douleur qu’elle éprouvait. Mon Dieu ! et mon pauvre mari, qu’est-il devenu ? Où est-il ?

Hélas ! madame, j’aurais tant désiré vous apporter des consolations, une certitude quelconque, et voilà que nous sommes plus seuls, plus désolés que jamais ! N’importe ! Malgré tout, j’espère encore que M. le comte nous reviendra. En attendant, vous n’avez pas à vous inquiéter outre mesure, je suis là avec Françoise, pour vous aider à élever M. Maurice.

Mais le comte ne revint pas.

Et pendant ces vingt-cinq années qui eurent, pour la comtesse, une longueur de vingt-cinq siècles, elle avait toujours conservé l’inébranlable espoir de revoir son mari.


Les événements avaient marché avec rapidité : d’abord la Terreur, ensuite le Directoire, puis le Consulat et l’Empire s’étaient succédé ainsi que les diverses scènes d’une formidable tragédie, au milieu de laquelle se jouaient la destinée des peuples et celle des individus. La contrée que Jeanne de Laroche habitait, subissant le sort de l’ancien Evêché de Bâle, avait été rattachée à la France. Peu de temps après leur arrivée dans les Franches-Montagnes, Pierre mourait ; la comtesse voyait ses économies diminuer ; leurs dernières ressources s’évanouirent et, pour ne pas mourir de faim, elle dut se vouer à un travail rémunérateur. La jeune femme connaissait l’art de broder ; elle l’enseigna à Françoise. Grâce à leur activité, elles réussirent à gagner leur pain tant bien que mal, de sorte que leur existences écoula tranquille, presque exempte de soucis, hormis celui que leur causait l’avenir du petit Maurice, qui poussait comme une belle plante au grand air libre de la montagne, la joie et l’orgueil de sa mère.

Maintenant, l’heure du départ, de l’éternel sommeil a sonné pour la pauvre comtesse. Depuis deux ans déjà, minée par une cruelle maladie de langueur, conséquence inévitable de toutes les souffrances morales que le destin lui a envoyées, elle sent que le moment suprême approche. Et ce qui augmente encore la tristesse de la séparation, c’est qu’elle n’a jamais revu son époux, l’homme qu’elle avait promis de rendre heureux par son amour et sa fidélité.

Souvent, à travers les jours qu’elle a ainsi passés avec l’espoir d’un joyeux retour, elle a reporté son esprit au temps de sa jeunesse, aux premières années de sa vie de femme, quand, sous les ombrages de leur jardin, elle se promenait avec Philippe de Laroche, son fiancé d’abord, plus tard son mari. À ces souvenirs d’un passé enfui, égayé de la plus complète félicité, des larmes amères coulaient le long de ses joues pâlies, désolaient ses nuits sans sommeil que hantait parfois l’épouvantable vision d’un cadavre. Ah ! lorsque la désespérance l’assaillait, qu’elle doutait de Dieu, des hommes et des choses, et de l’avenir de son cher Maurice, elle ne comptait pas les souhaits de mort qui s’élevaient du fond de son cœur !

Et où aller ? Elle avait bien songé à retourner en Franche-Comté pour revendiquer les biens qui avaient jadis appartenu à sa famille ; mais, pauvre femme ignorante de tout, elle n’en avait pas eu le courage, d’autant plus qu’elle s’imaginait, à tort ou à raison, qu’on lui contesterait ses droits, pour la reconnaissance desquels elle ne possédait aucun document que son nom, le témoignage de Françoise, et les réminiscences qu’elle avait conservées de son séjour au château de Noirbois.

On ne s’en va pas ainsi, dans le vaste monde, quand on a chez soi le pain de chaque jour et la paix du foyer.

Au surplus, elle savait, par les renseignements que lui avait fournis Pierre, que la propriété des Laroche avait été vendue par la nation. Elle renonça donc à ce projet, lequel — c’était une nouvelle raison, et non la moindre — n’avait jamais reçu l’approbation de Françoise, la fidèle servante.

D’ailleurs, elles vivaient une existence si calme, presque heureuse, dans leur maisonnette franc-montagnarde, loin du passage des armées qui, durant une vingtaine d’années, ont pour ainsi dire traversé la vieille Europe dans tous les sens. Elles avaient tellement peu de besoins, leurs broderies, admirablement faites, étaient si recherchées par quelques négociants de la Chaux-de-Fonds, qu’on pouvait dire qu’elles étaient dans une certaine aisance, si l’on comparait leur situation à celle d’un grand nombre de familles des environs. Leurs gains suffisaient amplement à leur assurer le lendemain ; même, avec le temps, elles eurent des économies, ce qui ne nuisit pas à leur tranquillité. La maladie les avait épargnées, aucun autre malheur ne vint les surprendre, de sorte que si la comtesse n’avait pas eu à déplorer la mystérieuse disparition de son mari, elle n’eût pas été trop mécontente de son sort. Il y a des moments d’accalmie au cours des événements les plus tourmentés, et c’est après la plus violente tempête que la nature nous paraît la plus assoupie.

Jeanne de Laroche, aussi bien pour remplir son devoir maternel que pour procurer au comte, s’il revenait jamais, une grande et noble joie, avait consacré à son fils, à son éducation physique et intellectuelle, les loisirs que lui laissaient ses occupations journalières. Elle voulut faire de Maurice un homme dans toute l’acception du mot, tel enfin qu’il fallait être pour prendre une modeste place au soleil, dans la société nouvelle que venait de créer la Révolution — dont elle-même était une victime.

Aussi Maurice, à l’heure où nous le retrouvons au chevet du lit de sa mère, était-il un superbe garçon, haut de taille, les reins solides, la main alerte et le visage ouvert. Depuis plus de cinq ans, il contribuait pour sa part à l’entretien du ménage, la comtesse ayant eu le bon sens de le mettre en apprentissage chez un très habile horloger de La Ferrière, où il s’était rendu pendant près de quatre années, tous les matins été comme hiver, ne voulant pas quitter celle à qui il devait le jour. C’était également un brave caractère, foncièrement honnête, haïssant le mal et détestant les hypocrites. Il aimait les aventures, les histoires que lui racontaient les soldats de Napoléon : s’il eût été seul au monde, il se fût aussitôt enrôlé sous les drapeaux, à la suite de plusieurs jeunes gens du pays, qui occupèrent des postes plus ou moins élevés dans les armées du premier empire. Mais, fils de veuve, unique soutien de sa mère, qui vieillissait, il échappa à la conscription et surtout aux dernières levées en masse, alors que, refoulé par les alliés malgré ses glorieuses victoires, l’empereur appelait toutes les forces vives de la nation, tout homme en état de porter les armes, à la défense du territoire envahi. Oui, certes, il eût-été heureux de partir, content de voler au secours de la patrie menacée ; dans ses veines coulait un vrai sang de Français et, mieux que beaucoup d’autres, il eût combattu pour l’honneur et le salut de la France. Toutefois, au premier mot, sa mère l’arrêta et le supplia tellement de ne pas l’abandonner, qu’il se fit violence et résolut de rester près d’elle. Pour Maurice, c’était un sacrifice qu’il accomplit volontiers, tant il avait de sincère affection et de haute estime pour celle qui lui avait donné la vie. Et il agit, en cela, comme un fils dévoué, très satisfait maintenant de son renoncement, puisque, de cette façon, il avait, au milieu de son affliction, le triste bonheur d’assister aux derniers moments de sa mère !