Angèle
ou l’Histoire d’une Servante


Elle était la fille d’un colon gaspésien établi sur une maigre terre, en pleine forêt si loin, si haut que, en la regardant du pied des côtes, sa maisonnette n’était qu’une tache blanche dans un gouffre de verdure. Le chemin, d’abord, partant de la mer, passait entre les vallons, des terrains en friche, des pâturages, puis il s’enfonçait dans les bois épais pour aboutir enfin à la clairière où se trouvait l’habitation. Là, un sentier menait au seuil. De chaque côté, dans un fouillis d’herbes sauvages, des ronces poussaient et s’enchevêtraient. Des groupes d’arbres — sapins et bouleaux — faisaient çà et là une ombre fraîche sur le pré, où des poules gloussaient, où des moineaux pépiaient.

Ce fut par un bel après-midi d’été que Mme Saint-Amand arriva en voiture, à la recherche d’une servante. Retroussant avec soin sa jupe de soie noire que les chardons retenaient malgré elle, elle salua le bûcheron au milieu de sa grouillante famille. — « J’ai su, dit-elle, que vous aviez une grande fillette. Elle ferait peut-être mon affaire pour prendre soin des enfants ? » Ils la regardaient tous, surpris, ne sachant que répondre, tant cette visite était inattendue. Dans cette existence d’humbles gens, toujours en face de la misère, la perspective d’un peu d’argent à gagner fit l’effet d’un rayon de soleil au milieu de la pluie… Angèle s’avança, rougissante et timide. C’était une fillette de quinze ans, très robuste, pas laide, ayant presque la taille d’une femme, avec de grands yeux bleus et doux.

— « Mon Dieu, dit enfin sa mère, si vous voulez l’engager ce sera une grande chance pour nous ! Mais elle est pas encore bien habituée au ménage ; ici, comme vous voyez, il y en a pas grand… Elle connaît surtout l’ouvrage du dehors. Elle sait bûcher le bois, atteler et dételer un cheval, soigner les cochons, battre le beurre… Et aussi — il faut pas oublier de vous dire cela — elle a très bien le tour d’endormir les enfants. » — « Ah ! mais c’est justement ce qu’il me faut ! Des enfants il y en a. Mon mari est marchand, et nous avons aussi une terre. Il y a toutes sortes de travaux. Elle fera un peu de tout. Bon, je l’emmène. Quand vous descendrez à la messe vous viendrez au magasin prendre de la marchandise en retour de son salaire. Vous savez, c’est la grande maison de brique rouge, à l’ouest de la route, cinq arpents de l’église. Viens, ma fille ! »

Sa mère lui fit vivement un paquet de ses pauvres hardes, et Angèle monta dans la belle voiture des Saint-Amand, fière, comme si elle partait pour conquérir le monde.

Les Saint-Amand possédaient un magasin prospère, et de plus une grande ferme où se voyaient : dindons, oies, poules, chevaux, porcs, vaches et moutons. Ils étaient des commerçants ingénieux et retors qui ne perdaient jamais une chance de doubler leurs profits et d’augmenter leurs affaires. L’orge de leurs champs, le foin, la paille, les œufs, la toile, la laine, tous les produits de leur ferme se vendaient à grand bénéfice soit aux hommes de chantier, soit aux pêcheurs ou aux colons. Et les Saint-Amand passaient pour les plus riches de l’endroit.

Angèle fut envoyée d’abord à la basse-cour pour aider à soigner les volailles. Quand il lui restait du temps on lui faisait traire les vaches et préparer la nourriture des porcs. Cette préparation se faisait dans une petite cabane appelée « fournil » où se trouvaient plusieurs grands chaudrons noirs, suspendus devant un foyer fumeux qui semblait aussi vieux que le monde.

Le soir, quand elle rentrait à la maison, les enfants, qui l’aimaient, se pressaient autour d’elle, et elle les endormait à tour de rôle, sur ses genoux. Ils étaient au nombre de quatre, sans parler des plus grands. Mais elle jeta tout de suite sa préférence sur « l’avant-dernier », le petit Pierre, un bel enfant de trois ans qui, depuis sa naissance, était resté « en langueur ». Il était maigre et pâle, avait un visage allongé, de grands yeux tristes toujours prêts à pleurer, et aussi de magnifiques cheveux blonds bouclés, qui lui faisaient une tête à l’Enfant-Jésus.

Il se fit si vite à Angèle qu’il ne demanda plus sa mère, et la jeune fille reçut de Mme Saint-Amand l’ordre de s’occuper exclusivement de l’enfant. Elle dut abandonner tout travail au dehors. Le petit Pierre la suivait pas à pas, et pour ne pas le voir pleurer, elle lui consacra tout son temps. La petite couchette fut transportée près du lit d’Angèle, dans une grande chambre neuve, du côté du soleil levant. Avec une douceur souriante, une humeur toujours égale, jour et nuit, elle surveillait son sommeil et répondait à ses moindres désirs. Le matin, dès qu’il ouvrait les yeux, il s’élançait dans ses bras, et avec autant de force que de tendresse, elle le portait à la cuisine, où elle préparait elle-même ses repas. Tout son temps passait à le calmer, le soigner, l’endormir, le distraire. Vingt fois par jour, par manie ou caprice, il ôtait de ses petits pieds bas et chaussures. Vingt fois aussi Angèle les lui remettait, passant et repassant dans leurs œillets les lacets dénoués. En hiver, elle l’amusait avec des images, des pantins, des maisons de carton qu’elle taillait et cousait avec la même maladresse et la même patience. En été, elle l’emmenait dans l’herbe, en plein soleil, tel que le docteur l’avait recommandé. Là, elle cueillait pour lui toutes les fleurs qu’il lui désignait et saisissait au vol les papillons errants.

D’autres enfants, accourus des alentours, venaient, parfois, prendre part aux ébats. Sous les feux du jour éblouissant, dans la palpitante lumière des clairs après-midis, ils devenaient de plus en plus turbulents, et cela déplaisait fort à Angèle, car elle craignait que le petit Pierre ne fût renversé ou blessé dans l’excitation de leurs jeux. Aussi ne le quittait-elle pas des yeux. Elle le trouvait toujours plus beau que tous les autres, et, dans sa robe aux couleurs vives, parmi les boutons d’or et les marguerites, il lui semblait qu’il était une fleur merveilleuse, tombée, quelque part, des jardins célestes…

Un jour, vers l’âge de six ans, il fut pris de la rougeole. Comme il était chétif, cette maladie mit ses jours en danger. Durant deux longues semaines la fièvre le mina, et Angèle se désespérait de ne pouvoir rien faire pour arrêter ces crises et ces cauchemars. Elle ne voulut pas se coucher et resta jour et nuit autour du petit lit. Elle se reprocha amèrement de s’être endormie quelques fois, dans sa chaise pendant les nuits de veille. Il lui sembla qu’elle avait manqué à son devoir. Enfin, le médecin annonça qu’il était sauvé. Angèle put reprendre son sommeil, mais elle était si changée qu’on avait peine à la reconnaître.

Le petit Pierre se rétablit à merveille. Il prit rapidement des forces et sa santé fut meilleure. Ses membres osseux devinrent plus lourds, son petit corps plus pesant et Angèle, la mort dans l’âme, s’aperçut bientôt qu’elle ne pouvait plus le porter, parce que cela lui donnait des points de côté.

II

Une fois par année, à la même date, Mme Saint-Amand recevait la visite de sa sœur aînée, Élise, vivant dans une paroisse voisine et mariée à un de ces hommes qui sont de tous les métiers. Le printemps et l’automne, il était travailleur des champs, l’été il devenait matelot, et l’hiver, il se faisait bûcheron avec les gens des chantiers. Elle, c’était une grande femme sèche ayant la voix aigre et l’air rude, mais cachant un bon cœur sous des apparences sévères. C’est elle qui, jadis, avait avancé aux Saint-Amand l’argent nécessaire aux débuts de leur commerce. Aussi, était-elle portée « sur la main ». Elle venait toujours à la fin de juin, quand le grain était en terre et le jardinage terminé. Cette fois, elle semblait plus mince que d’habitude et se plaignait de sa santé devenue mauvaise. Enfin, le jour de son départ, elle demanda à sa sœur de lui « prêter » Angèle, afin de pouvoir se mettre au repos pour quelques mois. — « L’été, tu sais que mon homme navigue, dit-elle ; je suis dévorée par le rhumatisme et incapable de faire ma besogne comme autrefois. Cette jeune fille, qui est très forte, viendra à bout de tout. Je te la renverrai à l’automne, par la voiture du postillon »… Mme Saint-Amand n’osa refuser, et Angèle, voyant que c’était le désir de sa maîtresse, n’eut pas un seul instant l’idée de résister. Elle partit donc sans une plainte, sans une parole, et songeant déjà à l’heureux jour où elle reviendrait à la maison des Saint-Amand.

L’été parut bien long à Angèle dans cette demeure nouvelle où rien ne lui était familier. Les travaux du ménage et de la cuisine, ceux de l’étable et de la porcherie, ainsi que l’entretien du potager la tenaient occupée jusqu’au soir. Mais, après souper, quand elle se berçait dans la chaise de cuisine, aux côtés de « madame Élise », un grand ennui s’emparait d’elle. Elle pensait à Mme Saint-Amand, à cet intérieur plaisant auquel elle était habituée, et surtout à petit Pierre qu’elle aimait tant, et qui était pour elle comme un trésor perdu. Elle songeait à ces heures paisibles où elle l’endormait dans ses bras, le bordait dans son petit lit. Elle se rappelait ses frêles doigts attachés à son cou et ses grands yeux tristes qui la regardaient si candidement… Ah ! comme elle aurait voulu être encore auprès de lui, même pour le veiller nuit et jour comme au temps de sa grosse maladie !…

Les jours et les semaines passaient. L’ennui d’Angèle devenait une obsession. Il lui semblait qu’elle était en exil et que cet exil n’aurait pas de fin. Les heures lui paraissaient longues comme des années. Madame Elise, s’apercevant sans doute de sa mélancolie, se mit à rassembler des voisines pour veiller. Quand la température était propice, on s’asseyait sur le perron pour y jaser de mille et une choses. Les petits cancans, les histoires d’aventures, les récits d’autrefois allaient leur train. Quand le vent était froid ou qu’il pleuvait, elles se réunissaient toutes autour de la table de cuisine, sous la lueur d’une grosse lampe à l’huile. On apprit à Angèle à manier les cartes, et elle jouait chaque soir, avec les autres, plusieurs parties de « Charlemagne ».

Mais elle demeurait toujours triste et distraite, se mêlant bien peu aux conversations. Sa pensée était ailleurs. Elle avait hâte de monter à sa chambre pour se souvenir à son aise. Alors, elle pensait à petit Pierre, à ses grands yeux toujours rivés sur elle, à ses cheveux dorés qu’elle peignait, à ses petits pieds qu’elle chaussait et déchaussait… Son cœur se gonflait de tristesse contenue. Elle comptait les jours qu’il lui restait à vivre dans cette maison ; et parfois, s’enfouissant la tête dans les oreillers, lasse de fatigue et d’ennui, elle s’endormait en pleurant…

Les froids allaient venir. Déjà les « grandes mers » d’automne lançaient sur la grève leurs attaques formidables. Les feuilles commençaient de tomber et le vent les faisait tourbillonner, les unes sur la route comme des oiseaux blessés, les autres sur les flots, comme des flottilles en détresse. Dans les jardins, des femmes et des filles, par groupes, faisaient la cueillette des légumes. Les pêcheurs ramassaient leurs filets ; les bateaux rentraient au port. Madame Élise scrutait chaque jour le large et guettait les voiles nouvelles. Parmi les goélettes qui revenaient elle ne reconnut pas celle qui portait son mari. Mais une lettre de lui arriva bientôt, disant que son capitaine laissait le vaisseau en hivernement à Québec, qu’ils s’en retourneraient tous deux par terre, et que le long du voyage ils rendraient visite à tous les parents. Ils devaient arrêter à l’Île d’Orléans et à Saint-Jean-Port-Joli. Ils seraient de retour dans un mois environ.

Angèle fut atterrée de cette nouvelle. Encore un mois avant de retourner chez Mme Saint-Amand ! Comment trouverait-elle le courage d’aller jusqu’au bout ? Non, c’était impossible, elle n’en pouvait plus ! Elle se révoltait, ne voulait pas accepter cette épreuve qui lui paraissait au-dessus de ses forces. Elle se dit : « J’en parlerai à Madame Élise aujourd’hui ; je vais lui dire que je veux m’en aller ». La journée se passa ; une mystérieuse gêne l’empêcha d’ouvrir la bouche. Mais le soir, quand elle pénétra dans sa chambre, sa décision était irrévocable : elle se mit au lit avec l’idée de partir à pied le lendemain.

Le jour se laissait à peine deviner qu’elle était déjà sur la route, avec son petit paquet sous le bras. Les monts, encore habillés des ombres de la nuit, ressemblaient à de hautes murailles. Un mince filet de clarté émergeait au-dessus des forêts. Le gris de la mer se distinguait vaguement. Tout semblait enveloppé de brume. Ici et là, des coqs s’éveillaient et chantaient. Quelques maisons, sortant du léthargique silence, laissaient entendre des grincements de verrous, des bruits de portes qu’on ouvre et qu’on ferme.

Angèle marchait d’un pas pressé. Il lui semblait que ses pieds ne touchaient pas terre, qu’elle avait des ailes. Plus elle avançait, plus le jour augmentait. Elle distinguait très bien maintenant le sable des ornières et la découpure des toits. À un tournant du chemin, un gros chien qui aboyait furieusement se dressa devant elle. Elle le chassa en lui jetant une pluie de cailloux. Des enfants l’aperçurent, et tentèrent de la poursuivre avec des bâtons. Mais elle se mit à courir si vite qu’ils s’arrêtèrent, décontenancés.

Elle avait fait déjà plusieurs milles de chemin quand elle s’aperçut, par le calme du dehors et les bruits qui venaient des cuisines, que c’était l’heure du dîner. Dans sa hâte du départ elle n’avait pas songé à prendre une bouchée ni à emporter le moindre morceau de pain. Avec l’odeur des chaudrons son appétit se réveillait ; elle aurait aimé se mettre quelque chose sous la dent. Mais elle ne voulut pas s’arrêter encore, car il fallait, à tout prix, arriver au terme du voyage avant la nuit.

Les heures et les heures passaient. Elle se hâtait toujours sur cette route qui devait la conduire à la chère maison retrouvée. Déjà le soleil touchait le sommet des collines. Partout, c’était le même paysage, avec la mer en face ; des étendues de champs en souche ou en culture, des près piqués de hauts arbres, dont le feuillage protégeait du vent les moutons paresseux ; des vallées où couraient des ruisseaux entre des haies de saules ; des buissons, des taillis, des rideaux mouvants de peupliers ; des bois, des fermes solitaires dressant leurs bâtiments au milieu des plaines silencieuses.

Le vent, refroidi par la haute marée, jetait une fraîcheur humide venant du large. Angèle se sentait lasse et glacée. De plus, une grande faim la torturait. Cette fois, il fallait bien refaire un peu ses forces pour continuer son chemin. Elle décida de frapper à la première porte. Une voix cria : « Entrez ! » Des enfants étaient assis autour d’une table et mangeaient. Un autre, joufflu et rougeaud, dormait chaudement dans son « ber ». Un chat, couché en rond, sommeillait près du poêle. La grand’mère, une petite vieille, tremblante et marchant menue, apporta à Angèle un grand bol de lait, du pain et du sucre qu’elle dévora avec avidité. — « Vous vous rendez à pied à la Bonne Sainte-Anne ; c’est un vœu que vous avez fait, sans doute ? » questionna timidement l’aimable vieille. Angèle, qui mentait pour la première fois, répondit un faible « oui », et pour ne pas perdre plus de temps s’enfuit aussitôt sur la route.

Bientôt, enfin, elle reconnut, au loin, le clocher de l’église et les toits des maisons groupées autour. Tout cela se fondait, s’effaçait dans la brume du soir. Elle savait qu’il restait encore une bonne distance. Aurait-elle le temps de se rendre avant la nuit ? De plus, voilà que le vent s’élevait, dans une tourmente glaciale, et qu’il neigeait, qu’il neigeait à gros flocons. Elle voulut se hâter davantage, mais elle ne le pouvait plus car ses pieds lui faisaient trop mal. La neige tombait toujours. Transie jusqu’aux os, Angèle tremblait comme une feuille au vent. Après avoir marché longtemps encore, traînant maintenant des pieds endoloris, elle aperçut, enfin, à droite, avec sa façade de briques rouges, et le vieux cerisier qui étendait ses branches autour, elle aperçut la grande demeure des Saint-Amand.

Alors, elle l’embrassa des yeux la maison bien-aimée qui contenait tout son bonheur. Une grande émotion l’oppressait. Elle eut tout de suite la vision des êtres chers qu’elle allait revoir, des joies d’autrefois qu’elle venait de reconquérir…

Éperdue, chancelante de faiblesse, à bout de force, elle poussa la porte, et se laissant tomber dans une chaise, elle éclata en sanglots…

III

Après huit jours d’inaction qui guérirent ses pieds meurtris, Angèle continua de vivre heureuse au sein de la famille St-Amand. Elle reprit son travail d’autrefois et recommença à soigner les poules et les porcs. De plus, elle conduisait les troupeaux au pâturage. Elle se levait au petit jour et menait les vaches dans un pré éloigné où on les laissait paître. Elle devait aussi surveiller les moutons et les rentrer à la bergerie quand le temps était trop vilain. Chaussée de hautes bottes et munie d’un bâton noueux, elle montait pentes et collines, passait les ravins, traversait des sentiers, et cheminait de longues heures pour mener ou ramener vaches et moutons, dont la marche égale faisait le bruit d’une pluie fine… Parfois, tandis que les animaux dociles broutaient l’herbe des routes, elle cherchait des plantes pour faire des tisanes. Ayant appris, d’une vieille « soigneuse », à reconnaître la feuille de la bourdaine et du sureau blanc, elle en apportait des brassées et préparait des infusions pour le petit Pierre. Il était un petit écolier malingre, étiolé, élancé, d’un œil vivace, d’une intelligence surprenante. Tour à tour calme et agité, nonchalant et actif, rieur et taciturne, il avait des attaques de faiblesse qui le rendaient indifférent à tout. Ces jours-là, il fermait ses livres et ne voulait pas aller à l’école. C’est alors qu’Angèle apprêtait ses tisanes qu’il buvait sans trop maugréer parce qu’elle y ajoutait des morceaux de sucre. Elle se tourmentait, ne savait que faire pour lui être agréable.

Souvent, elle l’emmenait voir les poussins dans leurs cabanes et les petites oies dans leurs enclos. D’autres fois, elle allait chercher, dans un plat, tous les œufs du poulailler et les étalait devant lui. Alors il choisissait, suivant sa fantaisie, le plus blanc, le plus rond, le plus beau et Angèle, le sourire aux lèvres, les lui faisait cuire dans une petite poêle, avec le jaune entier. Rien n’était trop beau et trop bon pour lui. Chaque soir, pour le lendemain, elle brossait ses habits et passait du noir sur ses chaussures. Une fois par semaine aussi elle lavait avec un soin religieux le surplis dont il se servait comme enfant de chœur, le dimanche.

Les années et les années passaient paisiblement, faisant suivre les rudes hivers, les printemps plus cléments et les automnes venteux. Pierre était devenu un jeune homme sage, aux goûts mystiques. Sa chambre ressemblait à une chapelle aux quatre murs tapissés d’images saintes et de crucifix. Avec l’aide d’Angèle il s’y était élevé un autel, où luisait une blanche nappe brodée au point de Venise. Deux grands cierges s’y dressaient, plantés en de vieux chandeliers, devant une gravure en couleurs qui représentait le Crucifiement.

Revêtu de son surplis des dimanches et d’une bande de drap fleuri en guise d’étole, il y « disait la messe » à sa manière et chantait le « Ite Missa Est » sur le même ton que M. le Curé. Angèle, toute ravie, l’écoutait les yeux levés au ciel. — « Que c’est donc beau de l’entendre ! » disait-elle à Mme Saint-Amand. Il récitait, matin et soir, avec une fervente piété, de très longues prières, et se complaisait dans la lecture des paraboles de l’Évangile.

Sur les conseils de M. le curé, qui assurait qu’il ferait un prêtre, ses parents le mirent pensionnaire au Collège de R. le plus proche de la région. Dès lors Angèle l’appela respectueusement : « Monsieur Pierre ». Et l’année suivante elle lui disait « vous », ne pouvant plus se décider à le tutoyer. Elle éprouvait devant lui une sorte de trouble fait de gêne et de ravissement. Son dévouement se muait en respect et sa tendresse en vénération. Chaque fois qu’il revenait du collège il rapportait un air plus grave et des récompenses plus nombreuses. Ce bagage de gros livres aux titres grecs et latins qu’elle ne pouvait déchiffrer la jetait dans la plus grande admiration. Il était devenu pour elle un personnage.

Tout le temps de ses vacances il se levait aux sons de l’Angélus et s’en allait à l’église pour communier et entendre la messe. Angèle s’y rendait aussi, parfois, en revenant de conduire ses troupeaux. Pour le regarder à son aise, elle se plaçait près du chœur, dans un banc qui longeait le mur, entre deux colonnes. Elle le contemplait comme un futur saint quand elle le voyait être de longs instants les yeux fermés, les mains jointes, en extase. Agenouillé sur un prie-Dieu, au pied du maître-autel, il demeurait immobile et pâle en son surplis blanc. Les pensées célestes illuminaient sa douce et mince figure autour de laquelle les reflets d’un vitrail faisaient des dessins lumineux. Angèle venait près de fondre en larmes quand elle songeait qu’il serait bientôt un prêtre, qu’il dirait la messe, qu’il administrerait les sacrements, enfin qu’il deviendrait un homme de Dieu avec tous les privilèges accordés aux disciples du Seigneur. Et le jour où elle communierait pour la première fois de sa main, elle se demandait si elle aurait la force de ne pas s’évanouir…

Un nouvel été tirait à sa fin. Quelques semaines encore, et ce serait le dépouillement des feuilles dans le lugubre vent d’automne. Puis, ce serait l’hiver étendant sa grande nappe de neige qui recouvre tous les brins d’herbe, toutes les plantes, et ne laisse rien de vivant. Des hommes et des femmes étaient aux champs, occupés à mettre dans des charrettes, au moyen de longues fourches, les masses de tiges mûres et coupées, que des chevaux traînaient dans les ornières, vers les granges.

L’air sentait le bois brûlé, car, çà et là, des habitants allumaient des feux d’abatis. Du côté de la mer, le vent soulevait des odeurs de varech, de poisson et de goudron. Des goélettes aux voiles froissées, suintant la pluie et la brume, étaient amarrées au quai, et des hommes, marchant sur une passerelle, les allégeaient de leur charge de caisses et de barils pleins de provisions, venant des villes. On entendait des voix, des cris, des commandements, des bruits de ferrailles, des grincements de poulies le long des mâts. C’était une exubérance de vie, un regain d’ardeur avant la mollesse et le repos de l’hiver.

Pierre Saint-Amand, le grave séminariste, goûtait en secret ses derniers jours de vacances avant de quitter de nouveau la maison paternelle. Un livre sous le bras, s’arrêtant parfois, soit pour lire, soit pour méditer, il parcourait la campagne et traversait les sentiers âpres et tortueux de la forêt, que le ciel de fin d’été baignait d’une languissante lumière. Il s’empressait de respirer à pleins poumons l’air résineux qui monte de ces régions intactes et vierges, dont nul sifflet de locomotive n’a encore percé les profondeurs. Rêvant en face de la grande nature qui impressionnait son âme chaste, il songeait à la vocation entrevue devant faire de lui un aide de Dieu, un homme voué au bien et au beau. Et l’essaim des idées sublimes se levait en lui comme un vol de papillons au-dessus de la plaine…

Le soir tombait. Angèle ramenait ses vaches dans les herbages, entre les buissons déjà roussis par les fraîcheurs nocturnes. Pierre, arrivant d’une longue marche dans les bois, s’était appuyé à la clôture pour regarder le ciel gonflé de nuages et les monts qui se couvraient d’une gaze violette.

Près du chemin de culture, libres dans l’herbe haute, des bœufs ruminaient tranquillement, jetant dans le vide leur regard vague. L’un d’eux, tout à coup, se mit à battre la terre de ses sabots, en fixant le jeune homme immobile. Il secouait les cornes avec violence tandis que ses coups de pattes creusaient le sol en soulevant un nuage de poussière. Il baissait le mufle, mouillait l’herbe de sa bave et rugissait horriblement. Puis, soudain, tremblant de fureur, la bête enragée bondit en galopant vers Pierre, qui, fou de peur, ne cherchait pas à fuir. D’un coup d’œil Angèle avait tout vu. Vive comme l’éclair, en criant : « Pierre, Pierre sauvez-vous ! » elle s’élança au-devant de l’animal, et le saisissant par les cornes, d’un coup de bras formidable le fit dévier de sa course. Mais hélas ! ne pouvant plus reprendre son équilibre, l’héroïque servante roula sous les sabots du taureau furieux, qui la mutila affreusement. Quand on la releva, elle avait cessé de vivre.

Angèle fut longtemps pleurée par ses maîtres. Et plusieurs fois, Pierre Saint-Amand alla déposer sur sa tombe un gros bouquet de fleurs rustiques, en souvenir des jours heureux d’autrefois, où la brave fille chassait pour lui les papillons et cueillait dans les champs fleuris le trèfle, la marguerite et les boutons d’or…