Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 309-339).
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AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE[1]

VII.[2]
LA SUCCESSION DE TURGOT


I

Le renvoi de Turgot marque la date la plus considérable du règne de Louis XVI, avant l’époque de la Révolution. L’ancien régime, un instant menacé, opère alors un retour offensif. Si Ion veut oublier les questions personnelles, — rancunes, vengeances, intrigues de Cour, — pour considérer en lui-même l’événement du 12 mai 1776, on y reconnaît avant tout l’échec définitif de ce que le jargon du temps nomme « le système physiocratique, » c’est-à-dire du corps de doctrines chères aux économistes, l’échec du vaste plan de réformes sociales lentement élaboré au cours du dernier demi-siècle. Composé de penseurs, d’hommes réfléchis, instruits et bien intentionnés, ce parti, depuis des années, constituait pour la France une sorte de réserve. Nombre de gens, dans les hautes classes et dans la bourgeoisie, s’accrochaient à l’espoir de trouver dans cette grande école les formules efficaces qui remédieraient aux abus et guériraient les plaies invétérées, la magique panacée qui procurerait la rénovation du royaume. Maintenant, ce rêve s’était enfui. Turgot parti, croulait la foi dans la vertu curative des principes, dans la puissance des théories, dans les bienfaits de la logique. C’en est fait, désormais, jusqu’en 1789, de la philosophie appliquée à la politique, des idées générales présidant à la direction des affaires de l’Etat. Le grand médecin ayant échoué, il ne restait plus, pensait-on, qu’à essayer des empiriques. La chute d’une généreuse et tenace illusion ne pouvait manquer de produire, dans toutes les couches de la nation, un douloureux et profond ébranlement.

A un point de vue plus étroit, la défaite de Turgot, par une conséquence naturelle, est la victoire du Parlement, ennemi né des innovations, refuge de toutes les traditions, conservatoire de toutes les vieilles routines. Dès le lendemain du geste de Louis XVI congédiant son ministre, on voit cette victoire s’affirmer par des déclarations publiques, par une altitude orgueilleuse, au détriment de la puissance et du prestige du trône.

Enfin, et pour les mêmes raisons, c’est également la revanche de Maurepas. Son horreur des complications, l’insouciante légèreté qui lui fait sacrifier d’instinct à la tranquillité présente tout progrès obtenu au prix d’une lutte ou d’un effort, son égoïsme de vieillard qui ne prétend qu’à jouir en paix de ses dernières années, reçoivent une satisfaction éclatante par le départ de l’homme dont le hardi programme bouleversait implacablement des institutions séculaires. Il se croit assuré de faire prévaloir à l’avenir la politique qu’il préconise, la politique de ménagemens, qui temporise, ajourne et remplace par des expédiens la solution des difficiles problèmes, méthode plus commode que glorieuse, mais, il faut bien le reconnaître, singulièrement conforme à la secrète humeur du Roi. Cet espoir du Mentor ne sera point déçu. « Le règne de M. de Maurepas, constate l’abbé Georgel[3], commence réellement à dater du renvoi de Turgot. » — « Le crédit de M. de Maurepas, écrit de son côté la marquise du Deffand[4], non seulement se maintient, mais il se fortifie ; il en jouira toute sa vie… Il est vrai, ajoute-t-elle avec philosophie, que, comme il se fait vieux, il y a de la marge dans l’avenir. »

On eut de cette faveur une preuve irrécusable dans la déclaration royale qui, la semaine suivante, attribuait à Maurepas l’emploi de « Chef du Conseil des finances, » sans titulaire depuis six ans. C’était, en quelque sorte, une place intermittente, que le Roi supprimait et rétablissait tour à tour, selon qu’il désirait ou non distinguer l’un de ses ministres et le mettre au-dessus des autres. Le dernier occupant avait été le duc de Praslin ; mais celui-ci n’en avait guère eu que le titre, sans presque exercer la fonction. L’intention de Louis XVI, en donnant ce poste à Maurepas, fut, au contraire, qu’il y jouât un rôle effectif. Le règlement qui intervint en est le témoignage. A dater de ce jour, on vit, en effet, chaque ministre venir, avant d’en référer au Roi, discuter chez Maurepas les affaires principales de son département. Au sortir de cet entretien, on rédigeait un court mémoire, résumant les vues échangées, mémoire que l’on adressait à Louis XVI. Cette procédure, quelque peu lente, avait pour objet essentiel de contenir et de refréner ce que Maurepas, d’un terme dédaigneux, qualifiait d’ « esprit de système, » c’est-à-dire d’arrêter, par un examen préalable, les réformes trop radicales, les innovations trop hardies, de mettre obstacle aux vastes entreprises qui avaient provoqué le renvoi de Turgot.

Demeurer dans les routes frayées et restreindre les horizons, tel est à présent le mot d’ordre ; tel est le sûr moyen de conserver les bonnes grâces du Mentor. Non pourtant que Maurepas fût persuadé, dans le fond de son cœur, de l’excellence des vieux erremens, ni qu’il fût incapable d’envisager et de comprendre une politique plus large ; comme le dit un contemporain, « il aurait admiré les conceptions profondes du génie, parce qu’il avait dans l’esprit de la justesse et de la pénétration, mais il ne les aurait pas adoptées, parce qu’il voulait éviter les secousses[5]. »


L’ordonnance qui fit de Maurepas, sinon un premier ministre de nom, du moins en fait le ministre prépondérant, fut sans doute également, dans l’intention du scrupuleux Louis XVI, une espèce de compensation, de satisfaction d’amour-propre accordée au vieillard, pour lui faire oublier la petite mortification qu’il essuyait au même moment : j’entends par là le choix du nouveau contrôleur général des finances fait sans sa participation, sans même qu’il eût été ni consulté ni averti d’avance. Et cependant, en bonne justice, du procédé qui le froissait, Maurepas n’eût dû accuser que lui-même. En travaillant à renverser Turgot, il n’avait pas songé à s’assurer d’un successeur. Tout entier à sa haine et emporté par sa passion, il n’avait vu qu’une chose : satisfaire sa rancune et se délivrer d’un rival. La chose faite, étourdi d’un si rapide succès, il était, le jour même, parti pour Pontchartrain, afin d’y goûter un repos bien gagné et d’y savourer sa vengeance. Rien ne pressait, d’ailleurs, se disait-il. Bertin, l’homme à tout faire, prenait, selon les rites, l’intérim des finances. On avait tout le temps de réfléchir sur la situation.

Mais il avait compté sans les intrigues de Cour et les ambitions en éveil, sans la hâte des partis, sans la faiblesse du Roi. Dans le petit coup de théâtre qui se produit presque au lendemain du départ de Maurepas, on reconnaît encore la main cachée, l’infatigable main de Choiseul et de sa séquelle. Jean Etienne Bernard de Clugny, intendant de Guyenne[6], qui, le 21 mai, fut subitement porté au contrôle général, passait, non sans raison, pour un ami du duc et, plus encore, de son cousin de Praslin, sous les ordres duquel il avait servi autrefois au ministère de la Marine[7]. Les grands acteurs, toutefois, restèrent dans la coulisse, et l’instrument direct de cette élévation fut un personnage secondaire, le sieur d’Ogny, intendant des postes royales, dont l’influence occulte était grande sur Louis XVI. Ennemi personnel de Turgot, duquel il se montrait jaloux, c’était d’Ogny, autant qu’il y paraît, qui avait inventé et machiné naguère le stratagème des lettres fausses, dont on s’était servi pour perdre dans l’esprit du Roi le ministre réformateur. Il eut recours, dit-on, à une supercherie pareille pour convaincre le jeune souverain des talens de Clugny, de sa haute supériorité, pour lui faire croire, en plaçant sous ses yeux des pièces et des documens fabriqués, que son ami, l’intendant de Guyenne, jouissait de la confiance de ses administrés et possédait, dans sa province, une popularité réelle. Pour mieux assurer le succès, il mettait dans son jeu Thierry, le valet de chambre du Roi, qui avait l’oreille de son maître. C’est par l’accord secret de ces deux subalternes, médiocres tous les deux, tous les deux intrigans, que fut résolu brusquement, et comme à l’improviste, le grave et difficile problème de la succession de Turgot[8].

Dans son château de Pontchartrain, où il jouissait des douceurs du printemps, Maurepas fut informé par un billet du Roi de la décision prise. Il accourut sur-le-champ à Versailles, où tout son effort se borna à rabattre l’orgueil des amis de Choiseul, enflés d’une apparente victoire. Il y réussit sans grande peine. Le soir même de son arrivée, le Roi, s’adressant à Maurepas, disait tout haut, en présence de la Cour : « J’apprends que M. de Choiseul est à Paris. Que n’est-il à Chanteloup ? Quand on a le bonheur d’avoir une terre, c’est la saison d’y être. » Un grand silence accueillait ces paroles. Le duc, dès le lendemain, repartait pour Chanteloup.


II

L’élévation de Clugny au contrôle, dans la situation présente, n’était pas seulement, pour tout dire, un acte d’étrange légèreté, mais un lamentable scandale. Non qu’il fût dépourvu d’intelligence et de capacité ; mais il traînait derrière soi un passé qui faisait présager ce que serait l’avenir. A Saint-Domingue, où il avait fait ses débuts dans l’administration royale, on se rappelait encore avec horreur les exactions, les abus de tout genre qui avaient marqué son passage. On racontait même, à Paris, que le Conseil supérieur de la colonie avait exigé son renvoi, après l’avoir « menacé de la corde[9]. » A Perpignan et à Bordeaux, pendant son intendance, il s’était signalé par sa vie dissolue, son immoralité publique, — vivant avec trois sœurs, dont il avait fait ses maîtresses, — non moins que par une âpreté au gain et un « goût de l’argent, » qui confinaient à l’indélicatesse. Son nom patronymique étant Nuis de Clugny, ses administrés, disait-on, en avaient tiré l’anagramme : indignus luce, indigne de voir le jour. En outre, altier et dur, opiniâtre dans ses idées, ce n’était guère l’homme qu’il fallait pour manœuvrer parmi d’innombrables écueils, pour apaiser tant de vanités ombrageuses qu’avait naguère froissées la brusque honnêteté de Turgot. Pour ces raisons diverses, l’avènement de Clugny fut accueilli à la cour de Versailles avec une réserve méfiante, dans le public bourgeois avec une stupeur révoltée[10].

Louis XVI lui-même fut prompt à reconnaître son erreur. Quinze jours après l’entrée de Clugny aux affaires : « Je crois que nous nous sommes encore trompés ! » disait-il avec un soupir. Comme il était malhabile à dissimuler, cette inquiétude se traduisait par une froideur à l’égard du nouveau ministre, une antipathie silencieuse, dont le contrôleur général se plaignait à Maurepas. « Faites-nous du beau et du bon, répondait ce dernier avec une bonhomie railleuse, et le Roi reviendra de ses préventions. » A quoi Clugny répliquait cyniquement : « Ma foi, je crois que le plus habile ne saurait comment s’y prendre ; mais, puisqu’il faut faire parler de soi, je puis toujours culbuter d’un côté ce que M. Turgot a culbuté de l’autre[11]. »

La politique de réaction cachée sous cette boutade, c’était justement celle que désirait le Parlement, c’était celle dont Nicolay, président de la Cour des comptes, réclamait le retour, tout en enveloppant sa pensée dans la vague phraséologie de la rhétorique officielle, quand, lors de la prestation du serment, il accueillait Clugny par ces mots significatifs : « Monsieur, le Roi vous élève au ministère des Finances pour le bonheur de ses peuples. On vous propose pour modèles et pour guides les ministres habiles et sages qui, toujours amis de la propriété, de l’ordre et de l’état des personnes, n’eurent jamais d’ambition que d’être utiles. Ils firent le bien sans faste, sans étonner par des opinions nouvelles, sans alarmer par des spéculations hardies. Leur méthode, conforme aux principes, eut la justice et l’économie pour bases ; ils furent fidèles aux engagemens, ils ranimèrent le commerce, ils firent fleurir l’agriculture… La nation espère de vous, monsieur, tout ce qu’elle a droit d’en attendre. »



L’attente du Parlement ne devait pas être déçue. Le premier acte de Clugny fut pour donner satisfaction, sur le point qui avait soulevé les protestations les plus vives, aux tenaces préventions de la magistrature. Le 11 août, un édit de Louis XVI rétablissait solennellement le système des corvées, un édit dont le préambule désavouait le langage contraire tenu, six mois auparavant, quand Turgot dirigeait la plume. « La nécessité de réparer les grandes routes avant l’hiver, faisait-on dire au Roi, nous a engagé à examiner les moyens d’y pourvoir, et nous avons reconnu qu’il était impossible de mettre en usage ceux qui sont ordonnés par notre édit du mois de février dernier. Nous avons cru, d’ailleurs, devoir donner une attention particulière aux représentations de nos Cours… Nous avons donc jugé convenable de rétablir par provision l’ancien usage observé pour la réparation des grands chemins. »

Tout en imposant à Louis XVI cette palinodie humiliante, Clugny n’osait pourtant aller jusqu’au retour complet du vieil état de choses, dont il savait l’immense impopularité. Il fut permis aux intendans, quand ils le jugeraient à propos, de substituer à la corvée une taxe perçue en argent, qui viendrait s’ajouter à l’impôt de la taille. Quelques intendans, peu nombreux, eurent assez de courage pour user de cette faculté, notamment Dupré de Saint-Maur, intendant de Bordeaux, qui s’attira ainsi les violentes colères du Parlement de sa province. En certains lieux, comme dans l’Orléanais, les paysans refusèrent net de travaillera la réparation des routes, en s’appuyant sur la première déclaration du Roi ; il fallut employer la force et emprisonner les syndics de quatre gros villages. Un an après le rétablissement des corvées, si l’on en croit une des gazettes du temps, sur les trente-deux généralités du royaume, on n’en comptait encore que quatre où le nouvel édit fût intégralement appliqué[12].

J’ai dit, dans une récente étude, la douleur de Turgot en assistant à la destruction de son œuvre. Mais, si une mort prématurée ne l’eût privé des revanches de l’avenir, il eût eu la consolation de reconnaître une fois de plus qu’une bonne semence, dans un terrain soigneusement préparé, finit tôt ou tard par germer et par produire des fruits. Le successeur immédiat de Clugny, Necker, se risquait bientôt à son tour sur ce terrain brûlant. Ses idées étaient, sur ce point, fort voisines de celles de Turgot : « Cette question, disait-il au Roi, n’est, en dernière analyse, qu’un débat entre les pauvres et les riches. » Toutefois, prudent par caractère, temporisateur par calcul, il jugeait préférable de confier la réforme à ces administrations provinciales dont il faisait alors l’essai, de laisser aux corps électifs le choix de l’heure et des moyens. Chaque assemblée régla la question à sa guise, dans le sens de la liberté, et la mesure fut généralisée lors de l’assemblée des Notables. Quand survint la Révolution, la corvée avait disparu de toute la surface du royaume[13].


Quelques jours après les corvées, c’est le tour des jurandes. L’édit rendu le 19 août rétablissait six grands corps de marchands et, pour certaines industries spécifiées, des communautés d’arts et de métiers. Ici encore, le préambule dicté par Clugny à Louis XVI affecte le ton et l’accent d’une amende honorable envers le Parlement : « Notre amour pour nos sujets nous avait engagé de supprimer les jurandes et communautés de commerce, arts et métiers. Toujours animé du même sentiment et du désir de procurer le bien de nos peuples, nous avons donné une attention particulière aux différens, mémoires qui nous ont été présentés à ce sujet, et notamment aux représentations de notre Cour de Paris… » Suivent les raisons qui engagent le souverain à abroger, dans ses articles essentiels, l’édit rédigé par Turgot. De cet édit subsistent seules les dispositions accessoires qui détruisent des abus crians, comme l’exclusion des femmes de certaines professions convenant spécialement à leur sexe. Et la liberté du travail est également laissée aux humbles industries exercées par de petites gens, « savetiers, oiseleurs, vanniers, cardeurs de laine et faiseurs de lacets. » Pour tous les grands corps de métier, on revenait à l’ancienne réglementation.

Ce retour en arrière ne se fit pas sans résistance. Les travailleurs, quelque temps affranchis, ne reprirent pas le joug avec docilité. Des conflits renouvelés mirent de ce jour aux prises artisans et patrons. Des incidens surgirent, que les gens réfléchis n’envisageaient pas sans effroi. C’est ainsi que l’on vit, dans une manufacture, les ouvriers, formés en tribunal, condamner à l’amende ceux d’une fabrique voisine, pour n’avoir pas pris le parti de leurs camarades congédiés, et menacer de l’interdit tous ceux qui refuseraient de reconnaître la sentence. Devant de tels symptômes, en présence de ces mœurs nouvelles, de l’état d’esprit qu’elles décelaient, les sages se demandaient combien de temps pourrait tenir une politique de contrainte et de régression.


Les destructions opérées par Clugny furent cependant moins critiquées encore que certaines de ses créations, parmi lesquelles il faut noter surtout l’institution de la « Loterie royale de France. » C’était chez nous une chose nouvelle. Sans doute, malgré les nombreux règlemens qui proscrivaient tous les jeux de hasard, quelques loteries particulières, établies en faveur d’œuvres utiles ou bienfaisantes, comme l’Ecole militaire ou des communautés religieuses indigentes, étaient tacitement tolérées, à cause de leur objet. Mais Clugny osa davantage. En vue de procurer une ressource au Trésor, il s’avisa de supprimer toutes les loteries partielles, pour fonder une vaste loterie, fonctionnant au profit du Roi, administrée sous son autorité par des commissaires officiels[14]. La lettre où il annonce cette audacieuse innovation expose avec un cynisme candide les motifs qui l’inspirent et le but qu’il poursuit : « Sur ce qu’il a été représenté au Roi que les différentes loteries établies jusqu’à présent dans le royaume n’avaient pas pu empêcher ses sujets de porter leurs fonds dans les pays étrangers…, il a paru qu’il ne pouvait y avoir d’autre remède que de leur procurer une nouvelle loterie, dont les différens jeux, en leur présentant les hasards qu’ils veulent chercher, soient capables de satisfaire et de fixer leurs goûts. » Ce langage, succédant à celui de Turgot, ne pouvait manquer d’exciter une indignation assez vive. La note nous est donnée dans ce passage d’une des gazettes du temps : « Par cette érection infâme, y lit-on[15], le Roi s’établit en quelque sorte le chef de tous les tripots de son royaume, leur donne l’exemple d’une abominable cupidité et semble vouloir faire de ses sujets autant de dupes ! »

Mais le plus grand scandale fut provoqué par la conduite privée et les façons d’agir du nouveau ministre du Roi. A peine installé au pouvoir, son premier soin était de renouveler tous les baux de finance, pour en tirer des pots-de-vin, pour extorquer des « croupes » qu’il distribuait, sans nulle vergogne, à ses maîtresses et à ses complaisans. « Clugny, témoigne Marmontel, parut n’être venu que pour faire le dégât aux finances, avec ses compagnons et ses filles de joie, » et se livrer « à un pillage impudent dont le Roi seul ne savait rien. » — « Le contrôle, renchérit Augeard, était réellement devenu un mauvais lieu et le rassemblement des fripons et des catins de Paris. » Après trois mois de ce régime, la défiance devint telle dans le monde financier, que toutes les affaires languissaient, toutes les bourses se resserraient, les banques les plus solides refusaient leur crédit, et les effets royaux tombaient « avec une précipitation effrayante, » si bien que, pour certaines valeurs, la dépréciation atteignait vingt pour cent.

Maurepas, malgré sa légèreté, commençait à s’épouvanter. Il mandait son ami Augeard, lui confessait ses craintes, lui proposait à brûle-pourpoint la place d’intendant du Trésor, pour mettre un terme à cette gabegie et relever un peu le crédit de l’Etat. Augeard, comme bien on pense, se refusait à être, selon son expression, « le partenaire ou le jockey d’un être diffamé. » Maurepas, toutefois, ne se tenait pas pour battu ; apprenant que Clugny souffrait d’une forte attaque de goutte, il renouvelait et précisait son offre : « Que Clugny crève ou non, disait-il à Augeard, je partage le contrôle général en deux. Je vous donne le Trésor royal, et la partie contentieuse à Taboureau. »


La nature arrangea les choses et se chargea du dénouement. A peine débarrassé de son accès de goutte, Clugny, plus que jamais, se replongeait dans sa vie de débauches ; les premiers jours d’octobre, une crise nouvelle se déclarait, compliquée de « fièvre miliaire, » et le bruit courait aussitôt que sa vie était en danger. « M. de Clugny est toujours très mal, écrivait Mme du Deffand[16] ; on n’en désespère pas absolument, mais chacun lui nomme un successeur. » Une visite que Maurepas crut devoir faire au contrôle général, pour y chercher les pièces nécessaires aux affaires courantes, acheva de fixer l’opinion : il était venu, disait-on, « apporter au malade les derniers sacre-mens. » Clugny lui-même était sans illusion. A son ami de Vaines, qui, pour le rassurer, lui citait l’axiome populaire : « Un contrôleur général ne meurt jamais en place[17], » il répondait froidement : « Eh bien ! je ferai mentir le proverbe. » Un changement de médecin et de nouveaux remèdes procurèrent un mieux passager ; mais bientôt la poitrine se prit et, le 18 octobre, il rendit le dernier soupir, au milieu des « cinq femmes » qui entouraient son lit et qui « remplirent de leurs clameurs » l’hôtel du contrôle général : c’étaient, dit un récit du temps[18], « Mme de Clugny, son épouse, Mme de Clugny, sa belle-sœur, Mme Tillorier, sa maîtresse favorite, cl les deux sœurs de cette dernière, qui la suppléaient tour à tour. »

La nouvelle de cette mort fut accueillie dans le public par un soupir de soulagement. « Vous jugez, s’écrie un gazetier[19], de la joie qu’on a reçue d’être délivrés de ce fléau, de ce monstre ministériel, très propre à ramener les calamités encore récentes de l’abbé Terray ! » On composa cette cruelle épitaphe :


Ci-gît Clugny, de qui la fin
De sa vie est digne, sans doute.
Il aimait tant les pots de vin,
Qu’il devait mourir de la goutte.


III

Le passage de Clugny au contrôle général peut être regardé comme un court accès de folie entre deux périodes de sagesse. Pendant ces quelques mois s’étaient amassées bien des ruines : un déficit de près de vingt-quatre millions, le crédit public ébranlé, la confiance du peuple détruite, un commencement de soulèvement profond contre les réactions, tant religieuses que politiques dont on croyait discerner la menace. La situation extérieure ajoutait à ces inquiétudes une cause grave de soucis. La révolte de l’Amérique contre la domination britannique, l’appui non déguisé que l’opinion française prêtait aux Insurgens, l’irritation qu’en éprouvait le peuple d’Angleterre, laissaient prévoir, à bref délai, l’éventualité redoutable d’un conflit maritime, et l’obligation s’imposait de renforcer la flotte de guerre, nouvelle source de grosses dépenses. Comment, dans l’état du Trésor, faire face à cette charge écrasante ? Le mot sinistre de banqueroute courait déjà sur bien des lèvres. On se rappelait les procédés sommaires et déshonnêtes des dernières années de Louis XV. Des gens bien informés assuraient qu’il était question du rappel de l’abbé Terray.

Maurepas, mieux que personne, était au fait de ces difficultés. Malgré sa frivolité légendaire, il en était profondément troublé. Sa défiance instinctive de tout génie qu’il sentait supérieur au sien, le goût qu’il professait pour les médiocrités, étaient prêts à fléchir sous la pression des nécessités du moment. Il admettait surtout que l’état des finances exigeait un rapide, un énergique secours. Dans cette perplexité poignante, un expédient s’offrit à son esprit, propre à concilier, pensait-il, l’intérêt du royaume avec ses répugnances à se donner un maître. Ne pourrait-on couper par le milieu le département des finances, regardé par beaucoup comme trop vaste pour un seul homme, le partager en deux districts, gouvernés par deux chefs distincts et indépendans l’un de l’autre ? La partie administrative, la comptabilité, le contrôle des dépenses, toute la partie technique enfin, seraient confiés à un spécialiste éprouvé ; tandis que le Trésor royal, la direction supérieure des finances, la partie du service qui confine à la politique, recevraient l’impulsion d’un homme de plus large envergure, et que la barre du navire en détresse serait mise en des mains plus fortes. Ingénieuse conception, où Maurepas, écrit l’abbé Georgel, crut découvrir « une innovation admirable.) » L’idée, dit-on, lui en fut suggérée par l’ancien ami de Turgot, le sieur de Vaines[20], ce brouillon ambitieux, qui, convoitant le contrôle pour lui-même, mais n’osant pas encore publier ses visées, comptait se voir choisi pour le second emploi.

Quant au premier poste, en effet, le titulaire était comme désigné d’avance. Louis-Gabriel Taboureau des Réaux, d’abord membre du Parlement, puis intendant de Valenciennes, aujourd’hui conseiller d’Etat, était de ces hommes probes, consciencieux et modestes, auxquels on songe, dans les temps difficiles, pour remettre de l’ordre au sortir du chaos et calmer par leur seule présence l’inquiétude des bons citoyens. Dans les dernières années du règne de Louis XV, « dès qu’il y avait un ministère vacant, dans quelque genre que ce fût, le public le nommait[21]. » Ces velléités, cependant, n’avaient jamais été suivies d’ellet, soit que l’on eût insuffisamment insisté, soit qu’il se fût alors dérobé à l’honneur. Dans tous les cas, sans ambition, un peu timide, de santé délicate, et « dénué de cette énergie qui enfante également les belles actions et les grands forfaits, » si Taboureau souhaitait un poste dans l’Etat, ce n’était assurément pas le contrôle général. « surtout dans la crise actuelle, exigeant ou l’heureux génie d’un patriote zélé ou l’âme atroce d’un scélérat intrépide[22]. » Malgré le désir de Maurepas et la pression de ses amis, malgré l’intervention du Roi, qui lui disait affectueusement : « Non seulement je le veux, mais le public le veut aussi[23], » il hésitait à charger ses épaules d’un fardeau si pesant. Même, assure-t-on, impatienté un jour par l’insistance indiscrète du Mentor, il se laissait aller jusqu’à lui adresser une mortifiante réponse ; comme il alléguait sa santé et que Maurepas lui objectait qu’il était encore jeune : « Monsieur le comte, répliquait-il au ministre septuagénaire, quand on a passé cinquante ans, on n’est plus guère propre aux affaires publiques. »

Pour triompher de ses refus, il fallut la promesse formelle qu’on le doterait d’un puissant auxiliaire, que l’adjoint désigné aurait « tout le pénible et le périlleux de la place. » Encore n’accepta-t-il qu’à titre provisoire, se réservant de s’en aller, si ce duumvirat ne donnait pas les bons résultats attendus, en quoi il faisait preuve de sagesse et de prévoyance.


Si l’avènement de Taboureau, escompté de longue date, ne provoqua dans le public ni enthousiasme ni surprise, on ne saurait en dire autant de l’« adjoint » choisi par Maurepas pour « soulager » le contrôleur de la partie la plus difficile de sa tâche. Le nom de celui-là ne pouvait manquer d’éveiller une sensation qui, chez certains, allait jusqu’au scandale. Un étranger, un hérétique, un banquier qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais touché aux affaires de l’Etat, il n’en fallait pas tant pour piquer les curiosités et surexciter les esprits. Jacques Necker, né à Genève en 1732, d’abord simple commis dans la maison de banque de l’un de ses concitoyens établi à Paris, était rapidement devenu, par son activité, par son intelligence, par sa probité scrupuleuse, par son mariage aussi avec la belle Suzanne Curchod, par sa fortune enfin, aussi grosse qu’honnêtement acquise, un personnage en vue, un personnage considérable dans la société de ce temps. Syndic de la grande Compagnie des Indes, puis résident de la République de Genève à Paris, il avait ainsi pris contact avec les financiers, avec les gens de Cour, avec les hommes d’Etat.

Les circonstances l’avaient servi ; il en avait tiré parti avec un habile à-propos. Au plus fort d’une crise financière, il avait provoqué un entretien avec Choiseul sur les affaires publiques, un entretien dont le ministre « avait été vivement frappé, » dont il avait toujours conservé le souvenir[24]. De là datait l’estime que le duc professait pour le banquier genevois ; de là l’appui qu’il lui donnera pour le faire monter au pouvoir. Quelques années plus tard, Necker eut l’occasion de rendre un service direct à l’Etat, par un prêt important consenti au Trésor dans un cas d’une extrême urgence. On a retrouvé l’autographe du billet que lui adressait l’abbé Terray, contrôleur général, en janvier 1772 ; le ton en est humble et pressant : « Nous vous supplions, y lit-on, de nous secourir dans la journée. Daignez venir à notre aide, pour une somme dont nous avons un besoin indispensable. Le moment presse ; vous êtes notre seule ressource ! » Sur ces adjurations, Necker envoyait un million. Il renouvelait pareille avance au mois de février suivant. Tous ces souvenirs allaient se raviver à l’instant décisif où se déciderait sa fortune.


C’est à la fin de cette année 1772 que Jacques Necker, se jugeant suffisamment riche et voulant être mieux qu’un grand manieur d’argent, quittait sa maison de commerce et renonçait définitivement à la banque, pour se consacrer tout entier à la littérature et à la politique. Il avait à peine quarante ans ; il se voyait dans la force de l’âge ; il se sentait des facultés qu’il prétendait utiliser pour le bien de l’Etat, non moins qu’au profit de sa gloire, car, par une alliance assez rare, il était ambitieux et désintéressé. Le hasard fit qu’à ce moment l’Académie française eût proposé un prix pour l’éloge de Colbert. Necker pensa l’occasion bonne pour faire connaître ses idées, qui, sur beaucoup de points, se rapprochaient de celles du ministre de Louis XIV. Il se mit sur les rangs, composa un discours, dont Voltaire déclara qu’il renfermait « autant de mauvais que de bon, autant de phrases obscures que de claires, autant de mots impropres que d’expressions justes, autant d’exagérations que de vérités, » et qui, dans tous les cas, fut jugé le meilleur de tous ceux qui avaient été soumis au concours. Necker remporta donc le prix, et ce premier succès attira sur son nom l’attention des lettrés.

Deux ans plus tard, publication nouvelle et plus retentissante. Turgot venait d’arriver au pouvoir et de lancer son fameux édit sur les blés. Necker fit paraître l’Essai sur la législation et le commerce des grains, qui discutait les idées de Turgot et battait en brèche son système. C’était précisément le temps de la « guerre des farines, » et l’agitation de la rue avait gagné tous les esprits. Le traité de Necker, écrit, comme le dit un contemporain, avec « la plume d’un philosophe, » et où l’on admirait « une sensibilité exquise, une tournure républicaine, une imagination brillante, » fit dans le public parisien une sensation profonde. On s’habitua dès lors, dans certains cercles politiques, à parler de Necker comme de celui qui pourrait quelque jour succéder à Turgot, réparer « ses bévues, » et l’on citait avec approbation la phrase où l’auteur du traité avait paru se désigner lui-même, quand il souhaitait voir à la tête de l’administration royale « un homme modéré, tolérant, d’un esprit moelleux et flexible. » Dans tous les cas, cette brochure éloquente fournissait une arme acérée aux ennemis de Turgot. Celui-ci en conçut une vive colère et un ressentiment tenace. C’est, sinon de chez lui, tout au moins de son entourage, que partiront plus tard les premières attaques dirigées contre le nouveau directeur de la finance du Roi. Mais cette hostilité, qui sera dangereuse par la suite, servait, à l’heure présente, la fortune du banquier genevois, en flattant les rancunes et les jalouses impatiences de Maurepas. La mortification qu’infligerait à Turgot l’arrivée aux affaires de son contradicteur, le dépit qu’il aurait à se voir remplacé par son plus grand rival, cette idée remplissait de joie l’âme malicieuse et vindicative du Mentor. Dans le jeu de Necker, ce sera un précieux atout.


Appuyé à la Cour, sympathique à Maurepas, soutenu par le parti Choiseul, prôné par l’Encyclopédie, Necker, à la mort de Clugny, était donc vraiment l’homme en vue. Il eût été sans doute « ministrable » par excellence, sans deux graves objections, dont la seconde surtout pouvait paraître insurmontable. Il n’était pas Français, et il n’était pas catholique. Sur la qualité d’étranger, les mœurs du temps pouvaient, à la rigueur, permettre de passer l’éponge. Dans les grands emplois militaires, nombreux étaient les hommes qui étaient venus du dehors apporter leur épée au service du royaume de France, et le nom de Maurice de Saxe était sur toutes les lèvres. Quant aux charges civiles, sans remonter à Mazarin, l’exemple de l’Ecossais Law, — encore que peu encourageant, — constituait cependant un précédent illustre.

L’état de protestant était un plus dangereux obstacle. Les durs édits de Louis XIV, adoucis en pratique par une tacite et croissante tolérance, demeuraient toujours suspendus comme une lourde menace, et les « frères égarés, » selon l’expression usitée dans les mandemens épiscopaux, n’avaient encore le droit ni de se marier publiquement, ni de donner à leurs enfans un étal légitime. En quelques provinces éloignées, les derniers réformés sortaient à peine des derniers bagnes. Dans le Midi surtout, certains faits, rares sans doute, mais significatifs, venaient témoigner ça et là que le feu mal éteint couvait sourdement sous la cendre. En 1769, le maréchal prince de Beauvau, gouverneur de Provence, avait failli être mis en disgrâce pour avoir osé libérer quelques vieilles hérétiques détenues dans les cachots d’Aigues-Mortes. Et peu d’années auparavant, le Parlement de Toulouse n’avait-il pas fait supplicier, pour avoir « exercé les fonctions de son ministère, » un pasteur protestant nommé François Rochette ? On l’avait vu, « tête nue, pieds nus, la hart au col, » marcher à l’échafaud, portant un écriteau où on lisait ces mots : Ministre de la religion prétendue réformée[25]. Presque au lendemain de si-effroyables rigueurs, appeler un de ces réprouvés au poste le plus important, le plus éclatant du royaume, était un acte de hardiesses devant lequel on pouvait croire que reculerait l’âme timide de Louis XVI.


IV

Une légende fort accréditée explique d’assez étrange façon la détermination du Roi. Si le plus dévot de nos princes put faire taire ses scrupules et donner son assentiment à un choix qui devait choquer ses sentimens les plus enracinés, ses plus respectables principes, c’est qu’il y fut poussé, dit-on, par une influence mystérieuse, l’influence occulte d’un homme qui, au début du règne, joua certainement, dans les coulisses de la scène politique, un rôle encore mal défini, indéniable toutefois. Si excessive que soit l’affirmation, elle renferme pourtant quelque parcelle de vérité. Dans tous les cas, elle trouva assez de créance, tant auprès des contemporains que de plus récens historiens, pour qu’il convienne de s’y arrêter un instant et de donner ‘quelques détails sur ce singulier personnage.

Comme Necker genevois d’origine, et fils d’un ancien directeur des finances du duc de Lorraine, passé plus tard dans l’administration française, Jacques Masson, plus connu sous le nom de marquis de Pezai[26], avait débuté dans le monde, en l’an 1756, en qualité d’aide de camp du duc de Rohan. Elégant, bien tourné, d’esprit ouvert, doué, comme écrit un homme qui l’a connu, « d’une rare facilité à se plier à plusieurs objets et d’activité pour les suivre, » il avait paru dévoré, dès sa première jeunesse, d’une ambition démesurée, dont il ne faisait point mystère. A un ami qui lui conseillait le repos : « Je veux être, répondait-il, lieutenant général et ministre à quarante ans ; ainsi je n’ai pas de temps à perdre. » Pour atteindre son but, il cultivait et il menait de front l’art militaire, la politique et la littérature. C’est dans cette dernière branche qu’il rencontra tout d’abord le succès. Des vers aisés, d’aimables et légers opuscules, des traductions d’auteurs latins et, mieux encore que tout cela, l’amitié du poète Dorat, dont il se proclamait disciple, lui valurent de bonne heure quelque réputation dans les cénacles littéraires. A son nom roturier, il ajouta bientôt celui d’une terre de sa famille, et il ne signa plus que « marquis de Pezai. » Dès lors, il se sentit lancé dans la grande route de la Fortune.

On souriait bien un peu de son audace et de ses prétentions. La Harpe notamment, son ancien condisciple sur les bancs du collège d’Harcourt, ne se faisait pas faute de lui décocher des sarcasmes : « Il n’est pas gentilhomme, et il se fait appeler marquis ; il ne sait pas la syntaxe, et il écrit des volumes ; il ne sait pas le latin, et il le traduit. » Des épigrammes couraient, dont voici la meilleure :


Ce jeune homme a beaucoup acquis,
Beaucoup acquis, je vous assure.
En deux ans, malgré la nature,
Il s’est fait poète et marquis.


Le nouveau marquis laissait dire et poussait hardiment sa pointe. Il avait pour premier appui sa sœur, Mme de Cassini, une jolie femme, active, intelligente, ambitieuse comme son frère, peu scrupuleuse sur les moyens, qui tenait dans la capitale une manière de bureau d’esprit, et à qui sa liaison, publiquement affichée, avec le comte de Maillebois, donnait un pied dans le monde de la Cour. Il fut lui-même assez heureux pour obtenir la main de Mlle de Murard, peu dotée, mais fort belle et d’excellente naissance, ce qui contribua également à ouvrir pour lui bien des portes. Enfin, pour ne négliger aucune chance, il devint peu après l’amant de la princesse de Montbarey[27], cousine de Mme de Maurepas, sur qui elle exerçait une réelle influence. Etayé de la sorte, Pezai se vit, à trente-deux ans, colonel dans l’état-major, ce qui ne l’empêchait pas, dit La Harpe, « de se plaindre tout haut qu’on ne fît rien pour lui. »

L’avènement de Louis XVI surexcita ses espérances, fouetta son imagination. Il résolut de risquer son va-tout. Le moyen dont il se servit était d’une singulière audace. Il réussit à gagner le « garçon » préposé au service « des petits appartemens » de Versailles et s’assura sa connivence. Tout fut combiné de façon qu’un beau matin Louis XVI, sur la table du cabinet où il rédigeait ses dépêches, trouvât une lettre non signée dont le contenu piqua fort sa curiosité. On lui proposait dans cette lettre, conçue en termes respectueux, de lui fournir secrètement, à date fixe, de sûres informations sur toutes les affaires de l’Etat, sur les choses et sur les personnes, sur toutes questions politiques et mondaines dignes de l’attention royale. Cette première lettre, habile, intéressante, répondait fort bien au programme. L’auteur ne réclamait d’ailleurs nul salaire pour ses peines. Servir son maître avec zèle et franchise serait son unique récompense. Surpris et amusé, le Roi lut jusqu’au bout. D’autres lettres suivirent, qui rencontrèrent le même accueil ; et Louis XVI, peu à peu, prit goût à cette correspondance, qui demeura quelque temps anonyme.

Le jour vint cependant où Sartine fut chargé de découvrir le nom du mystérieux informateur, ce qui fut d’autant plus aisé que Pezai ne cherchait qu’à se faire reconnaître. Un entretien qu’il eut avec Sartine le convainquit de l’indulgence du Roi[28]. Il écrivit donc de plus belle, et la correspondance s’établit de la sorte, régulière, abondante, variée, tantôt divertissante, tantôt instructive pour le prince, qui daignait même parfois faire, de sa main, quelques mots de réponse[29]. Maurepas, mis au courant et prévenu par sa femme en faveur de Pezai, ne fit nulle objection à ce commerce épistolaire et, selon sa coutume, tourna la chose en plaisanterie. A quelque temps de là, dans un grand dîner qu’il donnait au duc de Manchester, celui-ci, désignant Pezai : « Quel est donc, interrogeait-il, ce monsieur en habit vert-pomme, veste rose et broderies d’argent, qui est assis au bout de la table ? — C’est le Roi, répondait Maurepas. — Comment ? — Oui, c’est le Roi, vous dis-je, et je vais vous en donner la preuve : il gouverne ma cousine, Mme de Montbarey, qui gouverne Mme de Maurepas, qui fait de moi tout ce qu’elle veut. Or je mène le Roi. Vous voyez bien que c’est ce monsieur-là qui règne[30] ! » Sans attacher à cette boutade plus d’importance qu’il ne convient, on ne peut nier que, pendant quelque temps, Pezai ne jouît auprès du Roi d’une sérieuse influence. « Il s’était créé, dit Véri, par sa correspondance avec le maître, comme un ministère clandestin. »

Il n’existe aucun doute que ce singulier personnage ne fût, depuis plusieurs années, en relations suivies avec Necker. Celui-ci lui trouvait de l’agrément dans les manières et de la souplesse dans l’esprit. Il rencontra bientôt en lui l’intermédiaire commode qui ferait parvenir directement au trône ses idées sur la politique et sur les finances de l’Etat, et il en profita dans une certaine mesure. Il inspira probablement, — si même il ne tint la plume, — certains mémoires où Pezai exposait au Roi tous les embarras du Trésor et y proposait des remèdes, mémoires clairs, substantiels, remplis d’aperçus ingénieux, dont Louis XVI fut frappé et qu’il fit lire à M. de Maurepas. Ainsi s’expliquent les insinuations de Turgot, quand il écrit à Condorcet[31] : « Je crois que M. Necker a envoyé ou donné à M. de Maurepas différents mémoires, soit pendant, soit depuis mon ministère, mais aucun ne m’a été renvoyé, du moins sous son nom. » Louis XVI et son vieux conseiller connurent plus tard cette collaboration et ils rendirent justice au véritable auteur des notes dont ils avaient apprécié le mérite.


V

Là se borne sans doute la part prise par Pezai à l’élévation de Necker. On a pourtant été plus loin. On a raconté que Pezai avait désigné le premier à l’attention du Roi son ami, son compatriote, qu’il avait vivement insisté pour que le financier genevois fût mis à la tête des affaires ; et Sénac de Meilhan, cité par Soulavie, aurait vu de ses propres yeux « le superbe Necker, enveloppé d’une redingote, » attendant anxieusement, « au fond de la remise d’un cabriolet, le moment où le favori devait revenir de Versailles, pour savoir ce qu’il avait fait en sa faveur[32]. »

Nul témoignage autorisé ne confirme cette assertion, qui émane, disons-le, d’un notoire ennemi de Necker. Tout au contraire, les archives de Coppet contiennent des lettres de Pezai adressées à Necker pour le complimenter de son avènement au pouvoir, lettres d’un ton fort déférent, qui ne font aucune allusion à des services rendus. Et cela seul suffit à rendre l’anecdote douteuse[33]. D’ailleurs Necker, à cette époque, n’avait réellement pas besoin d’un semblable auxiliaire, ni d’un porte-parole pour prôner ses mérites. Depuis quelque temps, en effet, il était en rapports directs avec le conseiller du maître et lui adressait des mémoires sur les affaires publiques. Il avait même avec Maurepas de longs et fréquens entretiens, que prolongeait une correspondance amicale, et Maurepas consultait Necker sur la plupart de ses projets. Lorsqu’il imagina sa fameuse division dans les services du contrôle général, c’est à Necker qu’il s’en ouvrit d’abord, ce fut à lui qu’il demanda conseil.

La réponse qu’il reçut mérite d’être citée ; elle est curieuse à plus d’un titre. Necker constate, en commençant, que la nouvelle de la combinaison projetée s’est répandue plus vite qu’on n’aurait cru et qu’« on en a parlé la veille chez Mme du Deffand ; » il proteste n’être pour rien dans cette divulgation, tout en disant que la mesure est généralement approuvée ; puis, abordant de front les questions personnelles et le choix de celui qu’on adjoindrait à Taboureau : « Il ne m’est venu, écrit-il[34], aucune idée sur la personne propre à cette fonction. Il arrive souvent qu’on ne peut indiquer les hommes qu’on connaît, par cela même qu’on les connaît. Ce que je désire par-dessus tout, c’est que vous mettiez la main sur quelqu’un qui vous aime, parce que ce sentiment sera un point de réunion immanquable. Je désire aussi que ce soit toujours moi que vous aimiez le plus… »

L’invite est claire. Elle fut comprise ; la lettre qu’on va lire montre que, peu de jours après, une offre positive était adressée à Necker. Celui-ci, tout d’abord, y remercie Maurepas d’un billet affectueux qui sera, déclare-t-il, « sur son cœur toute sa vie ; » il poursuit en ces termes : « Vous m’aimerez encore davantage, quand je pourrai, dans une carrière commune, vous rapporter tous mes sentimens et toutes mes pensées. Ne craignez donc point de déployer toute votre force ; je vous donne ma parole d’honneur que vous n’y aurez point de regrets… Si je puis bien faire, il faudra bien qu’on soit content. Si je ne le puis, par des circonstances que j’ignore, je ne serai pas embarrassé, car je m’en irai bien vite[35]… »

Enfin, du bref billet suivant résulte que Necker eut, à ce même moment, une audience privée de Louis XVI, où, pour la première fois, il fut admis auprès du maître qu’il servirait pendant de longues années : « J’ai été, écrit-il[36], si intimidé en présence du Roi, que je n’ai pu exprimer toutes mes pensées. Je prie M. de Maurepas de bien vouloir lui communiquer le mémoire dont il a eu connaissance et que je joins ici. »


C’est au cours de ces pourparlers que s’évanouirent les dernières objections soulevées contre le futur directeur général. Les craintes et les répugnances du clergé à voir nommer un hérétique durent elles-mêmes désarmer devant la nécessité impérieuse de rétablir l’ordre dans les finances. Contre ceux qui luttaient encore, Maurepas se fit hautement le champion de Necker. A un prélat qui l’accablait de doléances et de protestations : « Je vous l’abandonne volontiers, disait-il avec ironie, si vous voulez bien vous charger de payer les dettes de l’Etat. » Le 22 octobre 1776, la Cour étant à Fontainebleau, Louis XVI signa la pièce, « en forme de brevet, » dont je donne ici la teneur : « Sa Majesté, ayant jugé convenable au bien de son service, en nommant le sieur Taboureau des Réaux pour remplir la charge de contrôleur général, de se réserver la direction du Trésor royal, a cru ne pouvoir confier un détail aussi important à personne qui en fût plus digne que le sieur Necker… Sa Majesté l’a nommé et le nomme, pour exercer sous ses ordres la direction de son Trésor, avec le titre de conseiller des finances et de directeur général du Trésor royal… Louis. »

La « qualité de protestant, » comme s’expriment les contemporains, nécessita pourtant certains arrangemens de détail, certaines dérogations aux règles ordinaires. Ainsi fut-il convenu que Necker serait dispensé de prêter le serment d’usage à la Chambre des Comptes[37]. Il « travaillerait avec le Roi, » le plus souvent en présence de Maurepas, mais ne signerait pas les actes, le Roi devant seul se charger de cette formalité. En acceptant ces conditions, Necker en formulait une autre, qu’il devait maintenir fermement tout le temps de son ministère : il ne toucherait pas d’appointemens, sous quelque forme que ce fût. Il alla même encore plus loin, en refusant les menus avantages que la coutume attribuait aux ministres, comme les loges gratuites au spectacle. Ce désintéressement, connu, commenté du public, produisit dès le premier jour une avantageuse impression. Jusque dans les lointaines provinces, des légendes s’établirent, représentant le nouveau directeur comme un prodige d’austérité et de simplicité de vie, dédaigneux de tout faste, « se nourrissant uniquement de mets préparés de la main de sa vertueuse épouse. »

L’opinion, au surplus, lui était nettement favorable et l’on attendait ses débuts avec une curiosité sympathique. A peine perçoit-on çà et là quelques murmures vite étouffés, échos de déceptions ou d’inimitiés personnelles. C’est ainsi que le sieur de Vaines, — l’inventeur, comme on sait, de la division du contrôle, dont il comptait bien profiter, — prétend avoir été « dupé » et demande sa retraite, sous prétexte qu’il ne veut pas « travailler sous M. Necker[38]. » On note aussi quelque méchante humeur dans la famille de Taboureau, laquelle déclare que cet excellent homme est victime d’une « intrigue de Cour, » qu’il n’aura que le « simulacre » d’un emploi dont Necker sera le réel occupant. A clabauder ainsi autour de Taboureau, on obtient de lui la promesse qu’il « essaiera pendant six mois seulement » d’exercer son office et que, passé ce terme, s’il se voit impuissant à faire prévaloir ses idées, il quittera le pouvoir, « avec plus de plaisir sans doute qu’il ne s’est résigné à la volonté de son maître. »

Enfin, ce qui est plus sérieux, on remarque également un assez vif mécontentement parmi les amis de Turgot. Certains vont jusqu’à fulminer, rappelant l’attitude de Necker lors de l’affaire des blés, l’accusant d’avoir pactisé avec les émeutiers, le taxant de démagogie. « Attendons-nous à voir se renouveler les scènes des Gracques ! » s’exclame d’un ton tragique le chevalier Turgot, frère de l’ancien contrôleur général. Turgot, moins violent, est amer et sceptique ; il plaisante un peu lourdement : « Je ne sais, écrit-il[39], si le public sera émerveillé de la traduction que M. Necker nous donnera bientôt de ses grandes pensées ; mais j’ai peur qu’il ne fasse des miracles qu’en qualité de saint, ce qui suppose au préalable sa conversion au catholicisme. » Condorcet, d’une plume plus alerte, apprécie comme il suit la nouvelle administration des finances de l’Etat : « M. de Maure pas exerce notre foi, et le gouvernement sera aussi mystérieux que la théologie. Ce mystère-ci est une véritable Trinité. La finance sera gouvernée comme le monde. Le chef du Conseil (M. de Maurepas) a tout à fait l’air du Père Eternel. Taboureau représentera l’Agneau, dont il a la mansuétude. Pour M. Necker, c’est assurément le Saint-Esprit, et il faut lire les Actes des Apôtres pour avoir idée du fracas qui accompagne sa venue ! »


VI

Sans parler de son origine et des circonstances politiques où il arrivait au pouvoir, la personnalité même du nouveau directeur du Trésor était bien faite pour éveiller et pour retenir l’attention. Il n’était jusqu’à son physique qui ne pouvait passer inaperçu. Très grand, le corps massif et vigoureusement charpenté, il portait haut la tête, que surmontait un toupet relevé. Le visage long, au vaste front sans ride, au menton avancé, charnu, aux lèvres épaisses et serrées, avec un « arc de sourcil fort élevé, » dominant des yeux bruns, intelligens et vifs, avait, dit un contemporain, « une forme extraordinaire. » Le fameux Lavater, qui se livra à l’étude détaillée de sa physionomie, prétendait découvrir dans « la couleur, la coupe et l’enfoncement de l’œil un indice de sagesse, de noblesse, de gravité mêlée de douceur, » de même que « le teint d’un jaune pâle » décelait un caractère « foncièrement uni et paisible[40]. » La voix, timbrée et musicale, ajoutait du charme aux paroles. Ce qui frappait surtout, c’était un air d’autorité répandu sur toute la personne, un maintien imposant, une attitude de tranquille assurance, qui ne déplaisait pas, parce qu’on la sentait fondée sur un réel mérite. « Si j’avais vu M. Necker sans le connaître, dit encore Lavater dans le morceau que j’ai déjà cité, je ne l’aurais jamais pris pour un homme de lettres, ni pour un militaire, ni pour un artiste, ni pour un négociant. Il était dans l’âme prédestiné ministre. »

Son défaut dominant était incontestablement l’orgueil ; mais cet orgueil était une force, parce qu’il se mêlait à des intentions droites, à un réel amour du bien, à un grand respect de soi-même, le préservant ainsi de toute bassesse, de toute compromission. « Les hommages mêmes qu’il se rendait, l’engageaient, a-t-on dit finement, à en rester digne à ses propres yeux. Il se considérait, lui, sa femme et sa fille, comme d’une espèce privilégiée et presque au-dessus de l’humanité ; mais il en résultait qu’il aimait à remplir quelques-unes des fonctions de la Providence, et qu’avec des formes superbes, il faisait beaucoup de bien[41]. » Comment d’ailleurs eût-il pu douter de lui-même, encensé comme il fut, pendant tout le cours de sa vie, par ses amis, par sa famille, dont il était l’idole ? Sa femme, dans son propre salon, lui lira un jour son portrait qu’elle vient de composer, où le mot de « génie » revient presque à chaque paragraphe, où elle le compare tour à tour à un « lion, » à un « volcan, » à un « Apollon, » à une « colonne de feu. » Et le comte de Grillon dira à M. d’Allonville : » Si l’univers et moi professions une opinion, et que M. Necker en émît une contraire, je serais aussitôt convaincu que l’univers et moi nous nous trompons ! » Faut-il donc s’étonner que, vivant au milieu de telles adulations, il ait quelque penchant à glorifier, à vanter ses mérites et que faisant, vers la (in de sa vie, son examen de conscience, il écrive sans broncher ces lignes surprenantes : « A mon grand étonnement, je cherche en vain à me faire un reproche ? »


« Cette conviction d’impeccabilité qui caractérise le doctrinaire s’alliait toutefois avec une bonhomie réelle[42]. » Sainte-Beuve le dit ; tous les témoignages le confirment. Dans la vie ordinaire et au milieu de ses intimes, il se montrait facile, gai même au besoin, d’une vraie simplicité d’allures. Mais, si le cercle était nombreux, et fût-ce en son logis, il était, au contraire, grave, compassé, gourmé et comme distrait, ne se mêlant à la conversation que pour laisser tomber çà et là quelques mots, d’ailleurs bien dits et bien pensés ; après quoi, il rentrait dans son hautain mutisme. « Il manque à M. Necker, remarque Mme du Deffand[43], une des qualités qui rend le plus agréable, une certaine facilité qui donne, pour ainsi dire, de l’esprit à ceux avec qui l’on cause. Il n’aide point à développer ce qu’on pense, et l’on est plus bote avec lui que l’on est tout seul. » Mais cette réserve même, cette froideur, ce silence, seyaient bien à son personnage, lui composaient une physionomie dédaigneuse qui impressionnait fortement. Il devait à cette attitude une bonne part de son ascendant. On regardait avec admiration cet homme qui parlait peu et qui semblait juger les autres. Ce qu’il perdait en sympathie, il le regagnait en prestige.

Avec ces dehors imposans, était-il doué de fermeté, d’énergie dans le caractère ? Il semblerait que, par nature, il fût plutôt, sinon réellement indécis, du moins lent à prendre un parti. Meister en donne pour preuve qu’il l’a vu quelquefois rester « un quart d’heure dans un fiacre, » hésitant vers quel lieu il se ferait d’abord conduire. Sa fille, Mme de Staël, ne nie pas cette légère faiblesse, dont la cause était, assure-t-elle, sa conscience scrupuleuse. Quoi qu’il en soit, il est certain que, pendant son premier ministère, il lit preuve plus d’une fois de résolution et d’audace. Mais c’est qu’il se sentait alors soutenu par l’opinion publique, dont il fut, toute sa vie, le dévot serviteur et qu’il considérait comme une « reine infaillible. » Cette extrême déférence, cette espèce de superstition, lui ont été amèrement reprochées, et il est vrai que prendre l’opinion pour règle, c’est se donner un guide fugitif, mobile et trompeur. Remarquons cependant qu’en cette fin du XVIIIe siècle, l’opinion, dirigée par des hommes supérieurs, formée dans des milieux où dominaient le savoir et l’esprit, contrainte par la force des choses à surmonter force barrières, à lutter contre cent obstacles, — ordonnances de police, arrêts du Parlement, mandemens épiscopaux ; — l’opinion, dis-je, pour ces raisons diverses, était plus éclairée, plus contrôlée, et par conséquent plus puissante qu’à aucune époque de l’histoire. Si, malgré tout cela, lui obéir aveuglément fut, comme il paraît, une faiblesse, jamais faiblesse, du moins, ne fut plus excusable.


Les idées de Necker, ses tendances et ses conceptions portaient la triple empreinte de son lieu d’origine, de son éducation et de sa profession première. Né citoyen d’une libre république, il concevait mal le pouvoir absolu. Habitué dès l’enfance à la plus stricte économie, il avait le goût et l’instinct de l’ordre et de la régularité. Enfin, pendant vingt-cinq ans de sa vie a donné aux affaires de banque, il connaissait les questions de finance ; mais c’étaient, en réalité, les seules qu’il connût bien. En matière d’administration, il avait beaucoup à apprendre ; et c’est pourquoi, au début de son ministère, nous le verrons se confiner, avec une sage prudence, dans les réformes financières, pourquoi aussi, même quand il sera, par la suite, mieux au fait des rouages compliqués de l’administration française, il n’abordera les réformes d’ordre politique et social qu’avec une grande circonspection, tâtonnant avant de marcher, cherchant toujours plutôt à améliorer qu’à détruire, à corriger les abus de détail qu’à bouleverser l’ensemble du système.

Il faut encore noter une autre circonstance dont l’influence sur son esprit ne saurait être contestée. Quelques années avant de prendre le pouvoir, il avait fait en Angleterre un assez long séjour, il avait observé et étudié sur place la constitution britannique : de cette étude il avait rapporté une vive admiration pour le régime parlementaire et représentatif et la conviction arrêtée de la nécessité du contrôle national, pour enrayer le gaspillage des deniers de l’État, pour fonder le crédit public sur la confiance du peuple. De cette idée fondamentale procède en grande partie la politique financière de Necker.

On voit par là combien et en quoi il diffère des physiocrates en général et, plus spécialement, de Turgot. Ce dernier, tout imbu de formules et d’axiomes, hardi à briser les vieux cadres pour reconstruire d’après des plans nouveaux, d’ailleurs fermement persuadé que l’intérêt individuel, loyalement éclairé, aboutit forcément à servir tôt ou tard l’intérêt collectif, ne se confie, pour délivrer ces forces inconscientes, qu’à l’autorité absolue et prétend concentrer toute la puissance réformatrice entre les mains du Roi. Un programme radical réalisé par un vertueux despote, tel est, en résumé, l’idéal de Turgot. Necker, à l’opposé, croit fermement que, sans bouleverser l’édifice, on peut l’aménager et le rendre habitable ; il pense que, chez les hommes, l’intérêt personnel a besoin d’être dirigé, modéré par des freins solides, et qu’en attendant les leçons amères de l’expérience, il y faut suppléer par une sage réglementation. Pour réaliser les progrès, il voudrait ajouter à la bonne volonté du prince l’appui, l’encouragement de la nation elle-même, appelée, dans une certaine mesure, à faire connaître son avis sur quelques questions primordiales ; et la résurrection des États provinciaux, participant d’une manière efficace aux innovations désirables, lui semble le plus sûr moyen d’opérer les réformes. Necker tend donc à décentraliser, tandis que son prédécesseur inclinait à tout faire converger vers le centre. Plus conservateur que Turgot, il est aussi plus libéral.


Cette divergence de vues tient à une grande dissemblance de natures. Là où Turgot envisage surtout des principes, Necker tient compte essentiellement des circonstances et des nécessités. Il cherche à s’adapter aux conditions actuellement existantes et il ne prétend s’attacher qu’à des progrès immédiatement et entièrement réalisables. Pour tout dire en un mot, il fait la part des exigences de l’heure et de la résistance des hommes. Il n’est pas, comme l’a dit sa fille[44], « de ces esprits absolus qui croient tout perdu lorsqu’ils doivent faire quelque concession à la nature des choses et que la moindre colline ferait douter de la rondeur de la terre. » Moins profond penseur que Turgot, Necker est donc un meilleur politique. Il possède mieux le maniement des âmes, la pratique des affaires, l’habitude de résoudre les mille petites difficultés qui journellement se dressent à l’encontre des grands problèmes, le sentiment de la mesure, même dans ce qui est juste et bon.

Sans doute, pour ces raisons diverses, eût-il été à désirer que le ministère de Necker eût précédé l’avènement de Turgot. La souple habileté du premier aurait déblayé le terrain, facilité d’avance la réalisation des hautes conceptions du second, et le rétablissement de l’ordre financier eût sans doute rendu moins ardue l’exécution des réformes sociales. Mais le Destin qui mène les événemens se soucie peu de la logique et, sourd aux raisonnemens des hommes, il poursuit hautainement sa marche impitoyable.


VII

En face d’une personnalité aussi marquée, aussi originale que celle dont je viens de tracer l’esquisse, la physionomie un peu pâle de l’honnête Taboureau ne pouvait guère que s’effacer et bientôt disparaître. Il advint, en effet, ce qu’on pouvait prévoir sans être grand prophète, ce que le comte de Lauraguais avait prédit du premier jour, en ces termes humoristiques : « Je vous remercie de l’avis que vous me donnez du mariage de M. Taboureau avec M. Necker. Je connais ce dernier pour mauvais coucheur, et je crois qu’ils ne tarderont pas à faire lit à part. »

Ce furent d’abord, dans le département du contrôle général, entre les deux services arbitrairement disjoints, de petits conflits de détail, constamment renouvelés, mettant les vanités, les ambitions aux prises, puis ensuite des froissemens plus personnels et plus intimes. Les femmes mêmes s’en mêlèrent, l’amour-propre assez chatouilleux de Mme Taboureau ayant peine à souffrir l’évidente supériorité, physique, mondaine, intellectuelle, de l’épouse de Necker et l’éclat du salon tenu par sa rivale. Envenimée par ces discussions, surgit bientôt une querelle plus sérieuse. Les six « intendans des finances, » auxquels l’inamovibilité de leur charge conférait, d’après les usages, une large indépendance, firent mille difficultés pour travailler avec Necker et prétendirent enfin n’avoir affaire qu’à leur supérieur immédiat, le contrôleur général Taboureau. Las d’une lutte énervante, le directeur général du Trésor se décidait alors à provoquer la suppression d’un rouage plus encombrant qu’utile et arrachait au Roi cette mesure radicale. Sur quoi, fureur des intendans, réclamations auprès de Taboureau, protestations de ce dernier, débat ouvert entre les deux grands chefs de la finance publique, qui l’un et l’autre, au même moment, offrent leur démission au Roi.

« M. Taboureau, lit-on dans une lettre datée du 26 juin 1777, qui avait dimanche dernier renvoyé son portefeuille, a récidivé ce matin dimanche. Sa famille a exigé qu’il renonçât à jouer un rôle peu honorable et trop subordonné[45]. » Un gazetier écrit, le même jour, en style plus familier : « M. Taboureau, cul-de-jatte dans son ministère, ne pouvant remuer pied ni patte, puisqu’il n’avait point la destination de l’argent, s’est enfin lassé de son rôle absolument passif[46]. » Necker, de son côté, allait trouver Maurepas, lui dépeignait en paroles éloquentes la position périlleuse du Trésor, lui expliquait la nécessité impérieuse, pour celui qui serait chargé de remédier à tant de maux, d’être sûr de tous ceux qui le seconderaient dans sa tâche, affirmait qu’il se retirerait, si on ne le laissait « maître de sa partie[47]. »


Le choix du Roi était fait à l’avance. Taboureau, pris au mot, obtenait sur l’heure sa retraite, dont adoucissait l’amertume l’octroi d’une assez grosse pension sur la cassette royale ; Necker, par ce départ, devenait l’unique chef du département des finances, sans néanmoins, pour cause de religion, être admis au Conseil, ni porter le titre officiel de contrôleur général. Voici le texte du brevet qui fut signé par Louis XVI, à Versailles, le 29 juin 1777 : « Le Roi, ne jugeant pas convenable de nommer à la place de contrôleur général de ses finances, vacante par la démission du sieur Taboureau des Réaux, croyant cependant nécessaire de réunir entre les mains d’une seule personne les fonctions relatives à l’administration des Finances, et voulant donner au sieur Necker une preuve de la satisfaction qu’il a de ses services, l’a nommé et nomme pour exercer immédiatement sous ses ordres la place de directeur général de ses finances[48]. »

Le matin du même jour, Taboureau écrivait à sa sœur, Mme de Riancey : « Je sais qu’à quatre heures le Roi acceptera ma retraite, que je lui offris il y a huit jours. Je n’irai au contrôle qu’incognito, pour y prendre mes papiers. Je m’établis à Passy. » Et en effet, dès le lendemain lundi, Necker transportait ses pénates à l’hôtel du Contrôle, situé rue Neuve-des-Petits-Champs. Après sept mois de stage et d’autorité mitigée, il avait enfin les mains libres. On allait le juger à l’œuvre.

Une année tout entière avait été perdue depuis le renvoi de Turgot. La France entrait maintenant dans la seconde période de l’immense entreprise, du succès de laquelle allait dépendre le salut de la monarchie séculaire. Elle y entrait avec moins d’espérance sans doute, moins d’enthousiasme, moins d’élan que trois années auparavant, à l’aube du nouveau règne, mais avec plus de réflexion, avec le calme et le sérieux qui naissent de l’expérience acquise, du souvenir d’un récent mécompte, avec une sorte de bonne volonté tempérée de mélancolie. Bon nombre de contemporains semblent avoir dès lors compris que, suivant l’expression célèbre, il n’était « plus une seule faute à commettre, » qu’une déception nouvelle conduirait immanquablement aux abîmes redoutés.


SEGUR.

  1. Copyright by Calmann-Lévy, 1911.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1909.
  3. Mémoires de l’abbé Georgel.
  4. Lettre du 24 juin 1776. Correspondance publiée par M. de Lescure.
  5. Mémoires de l’abbé Georgel.
  6. Il avait auparavant exercé les fonctions d’intendant de la généralité de Perpignan.
  7. Journal de Hardy, 13 et 14 mai 1716.
  8. Journal de l’abbé de Véri. — Mémoires d’Augeard. — L’Espion anglais, etc.. etc.
  9. Journal de Hardy, 28 mai 1776.
  10. Le public parisien, mal instruit des intrigues qui avaient entraîné la nomination de Clugny, s’en prenait à Maurepas de ce choix singulier, comme en témoigne ce passage du Journal de Hardy : « On ne pouvait pardonner au comte de Maurepas d’avoir abusé de la confiance de son Roi, au point d’oser lui désigner pour deux places de la dernière importance deux hommes si peu propres à les remplir, en la personne du sieur de Clugny et du sieur Amelot. Etait-il concevable qu’un ministre de soixante-quinze ans, appelé auprès d’un monarque de vingt ans, sans aucun vice et rempli de bonne volonté, loin de chercher à contribuer à la gloire de son jeune maître et au bonheur des peuples, pût s’oublier jusqu’à ne s’occuper que des intrigues de Cour, tandis qu’il traitait les affaires les plus sérieuses avec une coupable légèreté ? Et pouvait-on s’étonner d’entendre dire qu’à Versailles le cri général était que le dit comte de Maurepas radotait et qu’avant six semaines il serait invité à se retirer de la Cour et remplacé peut-être par le duc de Choiseul ? » — Jeudi 6 juin 1776.
  11. Lettre de l’abbé Barthélémy à la duchesse de Choiseul, du 12 juin 1776. — Correspondance secrète de Métra.
  12. L’Espion anglais, t. VI.
  13. Les Finances de l’ancien régime et de la Révolution, par René Stourm, t. I.
  14. Arrêt du Conseil du 30 juin 1770.
  15. L’Espion anglais, tome IV.
  16. Lettre du 13 octobre 1776. — Correspondance publiée par M. de Sainte-Aulaire.
  17. La chose, effectivement, ne s’était jamais produite depuis Colbert.
  18. Lettre du sieur Rivière au prince Xavier de Saxe. — Archives de Troyes.
  19. L’Espion anglais, tome IV.
  20. Voyez Au couchant de la Monarchie, tome I. p. 312.
  21. L’Espion anglais, tome IV.
  22. Ibidem.
  23. Lettre du sieur Rivière au prince Xavier de Saxe, du 23 octobre 1776. — Archives de Troyes.
  24. Notice d’Albert de Staël sur M. Necker.
  25. Comte d’Haussonville, le Salon de Madame Necker, tome II.
  26. Il naquit à Versailles en 1741. — Pour tous les détails qui suivent, j’ai consulté le Journal de l’abbé de Véri, les Mémoires de Bésenval, de Soulavie, du comte de Tilly, la Correspondance littéraire de la Harpe, la Correspondance secrète de Métra, l’Espion anglais, etc.
  27. Thaïs de Mailly, mariée à l’âge de treize ans, en 1753, au comte, depuis prince, de Montbarey.
  28. Si l’on en croit Bésenval, Louis XVI, quand lui fut révélé l’auteur, renvoya à Pezai une de ses lettres, après y avoir ajouté cette annotation : « J’ai lu, » ce qui ne pouvait manquer d’être pris pour un encouragement.
  29. Journal de l’abbé de Vori.
  30. Mémoires du comte de Tilly.
  31. Lettre du 29 novembre 1776. — Correspondance publiée par M. Charles Henry..
  32. Mémoires de Soulavie, tome IV.
  33. Notons aussi que Necker, une fois au pouvoir, refusa à Pezai la succession, qu’il convoitait, de Trudaine aux Ponts-et-Chaussées et que la disgrâce du marquis suivit de près le ministère de son prétendu obligé. Pezai, se croyant assez fort, avait eu l’imprudence de glisser, dans ses lettres au Roi, quelques critiques et persiflages au sujet de Maurepas. Celui-ci en fut informé, très probablement par Louis XVI, et se vengea du personnage en le faisant nommer « inspecteur des côtes-maritimes, » ce qui l’éloignait de Paris. Pezai en fut si vivement affecté, que ce renvoi, dit-on, amena sa fin précoce. Il succomba à Blois, le 6 décembre 1777, à l’âge de trente-six ans.
  34. Brouillon conservé dans les archives de Coppet.
  35. Lettre citée par M. le comte d’Haussonville dans le Salon de Mme Necker, tome II.
  36. Archives de Coppet.
  37. Lettre du sieur Rivière au prince X. de Saxe, passim.
  38. Il renonça à la pension à laquelle il disait avoir droit, mais réclama et obtint en échange des lettres de noblesse.
  39. Lettre du 29 novembre 1776. Correspondance publiée par M. Charles Henry.
  40. Portrait de M. Necker par Lavater, publié dans les Mémoires de Soulavie.
  41. Portrait de Necker par Benjamin Constant, retrouvé dans les papiers de Mme Récamier et communiqué par elle à Mme Louise Colet. « 
  42. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi.
  43. Lettre du 20 mai 1776, à Walpole. — Correspondance publiée par M. de Lescure.
  44. Notice sur M. Necker, par Mme de Staël, passim.
  45. Correspondance secrète, publiée par M. de Lescure.
  46. L’Espion anglais, t. IV.
  47. lbid.
  48. Le Salon de Mme Necker, par le comte d’HaussonvilIe, t. II.