Au bord du lac (Souvestre)/Deuxième récit. — Le Serf

D. Giraud et J. Dagneau (p. 51-124).


DEUXIÈME RÉCIT.

LE SERF.


§ 1.


C’était une pauvre cabane recouverte d’un chaume mousseux, à fenêtre sans vitrage, et dont les murailles crevassées laissaient pénétrer du dehors la pluie et le vent. Au fond, quelques chèvres, couchées sur une litière qui n’avait point été renouvelée, broutaient nonchalamment, tandis qu’une vache maigre tirait avec effort de son râtelier les restes d’un foin coriace et mêlé de joncs.

Tout l’ameublement de la cabane consistait en quelques escabelles, en une table grossièrement équarrie, et en une claie dressée sur quatre pieux de bois et garnie de paille fraîche ; c’était là le seul lit de l’habitation.

Un homme en cheveux blancs y était couché, les yeux fermés ; mais il était aisé de voir, à sa respiration entrecoupée et au léger tremblement de ses lèvres, que la maladie l’y retenait plutôt que le sommeil. Un jeune garçon d’environ seize ans, assis près de là au foyer, s’occupait à entretenir le feu sous une bassine de fer.

Il venait de la découvrir et semblait savourer l’odeur succulente qui s’en exhalait, lorsqu’une jeune fille de son âge entra portant un morceau de beurre enveloppé dans un lambeau de toile rousse.

— Bonjour, Jehan, dit-elle tout bas, et en tournant les regards vers le lit, comme si elle eût craint d’éveiller le malade.

Jehan se détourna vivement à cette voix connue ; un éclair de joie traversa l’expression habituellement mécontente de son visage.

— Bonjour, Catie, reprit-il d’un ton doux et caressant, en faisant un pas vers la jeune fille.

— Comment va le père ? demanda-t-elle.

Jehan secoua la tête.

— Toujours bien faible ! Cette maladie a été une rude secousse, et il faudra bien des soins pour qu’il retrouve la santé.

— Voici pour lui, Jehan, reprit Catherine en déployant le lambeau de toile qui enveloppait le beurre.

Jehan sourit.

— Merci, bonne Catie, merci, dit-il ; ce sera aujourd’hui jour de régal, car j’ai là déjà de quoi lui rendre des forces.

Qu’est-ce donc, Jehan ?

— Voyez.

Il découvrit la marmite suspendue sur le feu. La jeune fille avança la tête, et, soufflant la vapeur qui s’en échappait afin de mieux voir :

— Une poule au gruau ! s’écria-t-elle toute surprise.

— C’est le collecteur qui me l’a donnée, reprit Jehan, pour lui avoir enseigné à rédiger ses comptes en latin.

— À la bonne heure, dit Catherine en riant ; à force de prendre à ceux qui entrent à la ville une poignée de farine, une poignée de sel ou une poignée de pruneaux, maître Jacques est devenu le plus riche bourgeois du pays et peut payer les leçons qu’on lui donne aussi cher qu’un seigneur ; mais le père sait-il ce qu’on lui prépare ?

— Il dormait quand je suis revenu.

— Alors disposons tout avant son réveil : j’ai encore là des noix et des cerises, ce sera pour son dessert.

En parlant ainsi, Catherine vidait sur la table son panier d’osier. Jehan ouvrit une armoire d’où il tira des écuelles, des plats, des cuillères, des gobelets de bois, et tous deux se mirent à dresser le couvert.

L’affection singulière qui semblait unir ces deux enfants était d’autant plus remarquable que jamais peut-être la nature n’établit entre deux êtres de plus frappantes oppositions. Catherine était grande et bien faite ; tous ses traits avaient une douceur élégante, tous ses mouvements une souplesse gracieuse. Rien qu’à la voir on se sentait lui vouloir du bien, et le sourire bienveillant qui entr’ouvrait toujours ses lèvres vous obligeait à répondre par un sourire pareil. Jehan, au contraire, avait la taille courte, épaisse et gauche ; ses traits moroses étaient affadis plutôt qu’adoucis par la chevelure héréditaire qui avait fait donner à l’un de ses ancêtres le nom de Lerouge. Né fils de serf, et sans cesse froissé, depuis qu’il avait pu sentir, dans sa volonté et dans ses sentiments, tout son être avait je ne sais quelle expression de contrainte, de malheur et de révolte qui lui donnait quelque chose de repoussant. Ce n’était qu’avec son père et sa cousine Catherine qu’il se montrait soumis : pour eux rien ne lui coûtait, le louveteau devenait un agneau, sa laideur prenait même alors une sorte de grâce.

Tout du reste se résumait pour Jehan dans ces deux amours. Son père était toute sa famille, et Catherine tout son avenir, car il devait l’épouser un jour ; la mère de la jeune fille l’avait promise, et il ne restait plus à obtenir que le consentement du seigneur qui n’avait point l’habitude de refuser de telles demandes.

Cependant les deux enfants avaient achevé de mettre le couvert, la poule au gruau était prête ; le convalescent fit enfin un mouvement ; Catherine poussa une exclamation de joie.

— Ah ! c’est toi, petite, dit le vieillard en se soulevant avec effort sur son coude ; tu ne gardes donc pas aujourd’hui les vaches de monseigneur ?

— Le roi chassait dans la forêt, et les troupeaux ne sont point sortis de peur des meutes, répondit la jeune paysanne.

— Le roi ! répéta le vieux serf ; et tu n’es pas allé pour le voir au passage, Jehan ?

— Vous aviez besoin de moi, mon père, répondit celui-ci.

— Et il n’a pas perdu son temps, continua Catherine ; voyez plutôt.

Le vieux Thomas Lerouge se détourna.

— Quoi ! la table servie, s’écria-t-il étonné.

— Et vous avez un hochepot, continua la jeune fille.

— Et du beurre, dit Jehan.

— Et des cerises, ajouta le vieillard qui s’était dressé sur son séant.

— Allons, père, c’est votre repas de convalescence, reprit Catherine en battant joyeusement des mains ; venez vous asseoir là avec Jehan, et je vous servirai.

Elle courut au foyer et prit la marmite dont elle vida le contenu dans un plat de bois qu’elle plaça tout fumant sur la table. Thomas avait rejeté les peaux de chèvres qui lui servaient de couverture ; il était demeuré assis sur son lit, suivant tous ces préparatifs avec le regard et le sourire affamés des convalescents ; il allait enfin se lever pour s’approcher de la table quand un grand bruit se fit entendre au dehors. Jehan courut à la porte ; mais elle s’ouvrit brusquement avant qu’il eût pu la barrer et donna passage à une demi-douzaine de valets de meute, portant les armes du roi brodées sur la poitrine.

Tous étaient entrés bruyamment en demandant la maison du forestier ; mais à la vue de la table servie et du hochepot dont l’odorante vapeur parfumait la chaumière, ils poussèrent une exclamation de satisfaction.

— Pâques Dieu ! s’écria le plus vieux en roulant autour de son corps le fouet qu’il avait à la main ; nous n’avons plus besoin de la maison du forestier ; voici de quoi amuser notre faim jusqu’au soir.

— Sur mon âme ! c’est un chapon au gruau, ajouta un grand noiraud à l’air affamé, dont les narines, caressées par le fumet du hochepot, semblaient se dilater avec délices ; je me réserve l’aile droite.

— Moi, l’aile gauche, s’écria vivement un blondin qui s’était déjà emparé du meilleur escabeau.

— Moi, les cuisses, reprit le vieux.

— Moi, la carcasse, ajouta un quatrième.

— Doucement, mes maîtres, interrompit Jehan, dont la figure avait déjà repris son expression dure et hargneuse ; nous sommes trois ici qui voulons également notre part.

— Nous n’en avons pas trop pour nous-mêmes, fit observer le grand brun, qui avait déjà tiré son couteau.

— Possible, reprit le jeune garçon ; mais il est d’usage que ceux pour qui a été cuit le repas mangent les premiers.

— Tu oublies que nous sommes de la suite du roi, reprit le vieux valet, et qu’à ce titre nous pouvons te tirer l’écuelle de la main ou le gobelet des lèvres et te forcer à descendre du lit où tu vas t’endormir.

— Se peut-il ! s’écria Jehan.

— Hélas ! oui, murmura Thomas avec un soupir ; c’est le droit de prise, comme ils l’appellent.

— Et vous ne pourrez même partager ce repas que je vous avais destiné, mon père ? reprit le jeune garçon.

— À moins que le vieux n’ait un privilège qui l’autorise à se réserver sa portion, répliqua le blondin.

— Je n’ai de privilège que pour ce qu’il vous plaira de me laisser, dit Thomas avec cette humble soumission des malades et des vieillards.

— Te laisser ! s’écria le valet qui avait déjà parlé. Vive Dieu ! il faudrait pour cela une plus forte pitance ; ne vois-tu pas que nous en aurons à peine pour nos dents de devant ?

— Mon père sort d’une dangereuse maladie, objecta Jehan avec impatience.

— Moins dangereuse que la faim, je suppose.

— Faites-lui place au moins au bout de la table.

— Elle est trop petite, reprit brutalement le grand brun.

— Puis, ajouta le blondin, cette poule doit avoir un coq dont ils pourront faire un second hochepot.

Jehan ferma les poings et ses yeux s’allumèrent ; mais Catherine lui posa la main sur l’épaule.

— Les gens du roi sont les maîtres partout, dit-elle à demi-voix ; ne l’oubliez point.

Jehan baissa la tête avec un soupir étouffé.

Quant à Thomas Lerouge, il avait accepté ce désappointement avec la patience silencieuse d’un homme qui en a l’habitude. Cependant il était aisé de voir que la privation du repas délicat sur lequel il avait un instant compté, lui était singulièrement douloureuse. Ses regards suivaient tous les mouvements des valets de meute avec une expression de chagrin, de peur et de convoitise ; ses lèvres s’entr’ouvraient instinctivement et s’agitaient comme s’il eût partagé leur repas. Deux fois même il se baissa à la dérobée pour ramasser les os à demi rongés qu’ils jetaient à terre ! Jehan, qui s’en aperçut, sentit des larmes gonfler ses paupières et sortit brusquement.

Il ne rentra qu’une heure après, chargé d’une bourrée qu’il jeta dans un coin. Les valets de meute étaient partis, et Catherine avait tout remis en place ; elle se préparait même à prendre congé de Thomas, car la nuit allait venir ; Jehan proposa de la reconduire jusqu’au petit bois, elle accepta ; mais comme tous deux allaient sortir, une nouvelle troupe se présenta à la porte de la cabane.

Cette fois c’étaient les gens de Raoul de Mailié qui venaient exécuter les ordres de monseigneur ; maître Moreau l’intendant était à leur tête, tenant le bâton noir à pomme d’argent.

— Où est Thomas Lerouge ? demanda-t-il au jeune garçon qui s’était découvert à sa vue.

— Ici, répondit Jehan.

— Et pourquoi a-t-il manqué à toutes les corvées de ce mois ?

— Parce que la fièvre le retenait au lit…

— Je sais, reprit l’intendant ; mais tu devais le remplacer, je t’en avais donné l’ordre.

— Et moi, je vous avais répondu que la chose était impossible, répliqua Jehan.

— Pourquoi cela ?

— Parce que mon père avait besoin de mes soins.

L’intendant devint rouge de colère.

— Fort bien, dit-il, ainsi tu es resté ici pour n’en point avoir le démenti, tu as voulu prouver que l’on pouvait se moquer des ordres de maître Moreau !

— Nullement, interrompit Jehan.

— Bon, bon, continua l’intendant en frappant la terre de sa canne ; nous verrons qui aura le dernier mot. Ah ! tu prétends résister à l’autorité de monseigneur !

— Je n’y pense point, dit le jeune garçon.

— Tu refuses d’obéir à ce que j’exige.

— Mais songez, maître…

— Rien ; je ne veux rien écouter. Ah ! le forestier avait raison de te regarder comme un vaurien impossible à conduire ; mais il ne faut pas que les intérêts de monseigneur souffrent de l’entêtement de ses serfs. Tu payeras l’amende pour toutes les corvées auxquelles tu as manqué.

Jehan haussa les épaules.

— Heureusement que tous les sergents du pays ne trouveraient point chez nous un rouge denier, dit-il amèrement.

— Eh bien, je serai donc plus habile que les sergents, car j’en trouverai, moi, s’écria l’intendant.

— Fouillez l’escarcelle, maître Moreau, dit le jeune homme en entr’ouvrant une poche de cuir suspendue à sa ceinture.

— Non, dit l’intendant ; mais je fouillerai dans ta maison, drôle !

— Vous n’y trouverez que la maladie et la misère.

— J’y trouverai aussi une vache maigre, dit l’intendant en faisant signe à l’un de ses estafiers de détacher la bête du râtelier.

Jehan tressaillit.

— Que faites-vous ? s’écria-t-il.

— Je fouille ton escarcelle, comme tu m’as dit de le faire, répondit Moreau ironiquement.

— Au nom de Dieu ! vous ne voudriez pas emmener la vache, dit Jehan.

— Pourquoi donc ?

— Songez, maître, que les routiers ont coupé notre seigle en herbe, que les loups ont mangé nos chèvres, que cette vache est notre dernier bien ; si vous nous l’enlevez, mon père et moi nous restons sans ressources.

— Fi donc ! dit l’intendant ; un savant comme toi ne peut manquer de faire fortune : n’as-tu pas dit l’autre jour au collecteur que je faisais mes comptes en latin barbare ?

— En effet, répliqua Jehan ; ne peut-on dire ce qui est vrai ?

— Soit, reprit l’intendant ; mais je n’en ajouterai pas moins à la liste des confiscations : Item vacca Thomasii, cognomine Rubri.

Et se tournant vers les valets :

— Emmenez la bête, ajouta-t-il brusquement.

Ceux-ci voulurent obéir ; mais Jehan la retint par une des cornes.

— Cela ne peut être, maître Moreau, dit-il d’une voix que la colère et l’émotion rendaient tremblante ; les corvées auxquelles mon père et moi avons manqué n’équivalent point au prix de cette vache ; je veux parler à monseigneur, il saura comment vous vous vengez sur de pauvres gens de vos barbarismes.

— Des barbarismes ! s’écria Moreau exaspéré.

— J’ai pour preuve vos dernières quittances, reprit Jehan avec une ironie irritée.

— Tu mens, s’écria l’intendant dont les prétentions au langage cicéronien étaient précisément le côté faible.

— Faut-il les montrer à l’aumônier ?

Mentoris impudenter.

— Vous voulez dire mentiris, maître.

L’intendant rougit et les valets se regardèrent en souriant.

— La peste soit du manant qui se mêle de morigéner ses anciens ! s’écria Moreau ; l’ancien curé avait bien besoin de lui mettre en main les auteurs ; un serf ne devrait savoir que retourner la terre et tirer la charrue ; mais en voilà assez : emmenez la vache, vous autres.

— Il faudra que monseigneur l’ordonne, interrompit Jehan en la retenant toujours.

— Lâcheras-tu cette corne, misérable !

— Quand vous aurez lâché la corde.

L’intendant leva son bâton noir qui s’abattit sur la tête chevelue du jeune garçon ; mais Jehan ne laissa point à Moreau le temps de frapper une seconde fois : s’élançant vers lui, il le saisit à la gorge avec une sorte de rugissement et le terrassa sous ses deux genoux ; heureusement que les valets s’interposèrent : on écarta avec peine Jehan hors de lui, et l’intendant fut relevé.

Sa chute l’avait tellement étourdi, qu’il fut quelque temps comme un homme ivre qui se réveille ; mais à peine peut-il se reconnaître que toute sa fureur lui revint.

— Arrêtez l’assassin ! s’écria-t-il en montrant Jehan ; il a outragé un officier de monseigneur ; il faut qu’il soit jugé, jugé et pendu ! Vous m’en répondez tous.

Les valets saisirent le jeune paysan qui voulut en vain se débattre ; on lui lia les mains derrière le dos, et un manche de fouet lui fut mis dans la bouche en guise de bâillon.

— Conduisez-le à la maison, reprit maître Moreau ; monseigneur arrivera demain et décidera ce qu’on doit en faire. Ah ! tu résistes à l’intendant du château, misérable ; tu crois savoir mieux que lui le latin ; tu oses lever la main sur ton maître… bien, bien, nous verrons ce qui t’en arrivera.

Et repoussant le vieux Thomas et Catherine qui le suivaient en suppliant :

— La paix, vous autres, ajouta-t-il ; la paix, vous dis-je ; il n’y a point de pardon pour de tels crimes !… La hart, la hart pour le mécréant ; et puisse-t-il aller au grand diable d’enfer.

§ 2.


Le même droit de conquête qui dans l’antiquité partagea les sociétés en hommes libres et en esclaves, avait donné naissance, dans le moyen âge, au seigneur et au serf. Celui-ci n’était donc, à proprement parler, qu’un esclave dont on avait allongé la chaîne. Attaché à la glèbe, c’est-à-dire à la terre qu’il cultivait, il devait à son maître la meilleure part de son temps et de ses bénéfices, le suivait à la guerre, et était obligé, en cas de captivité, de payer sa rançon.

Mais en revanche son pécule lui appartenait ; il vivait chez lui, labourait pour son compte, et ne recevait point l’ordre immédiat du seigneur. C’était un débiteur, non un valet.

Beaucoup de serfs, enrichis par leur travail, avaient fini par se racheter, et de là était venue la bourgeoisie. Cette dernière, vassale du roi ou d’un autre seigneur, c’est-à-dire soumise à certains hommages et à certaines redevances, tendait à s’émanciper chaque jour, et formait déjà ce tiers-état ou troisième état qui devait un jour primer les deux autres. Au quinzième siècle, où se passe notre histoire, la puissance des communes ou réunions de bourgeois commençait déjà à devenir redoutable, et toute l’ambition du serf était d’en faire partie. Le clergé, qui avait favorisé les premiers affranchissements, continuait à travailler à la destruction du servage, en prenant le parti du faible contre le fort et proclamant l’égalité des hommes devant Dieu ; mais la noblesse, de son côté, qui sentait que la domination lui échappait, était devenue plus jalouse de ses droits, et employait tour à tour, pour les maintenir, l’extrême indulgence ou l’excessive sévérité. Bien que le système féodal fût menacé, il était donc encore entier, et d’autant plus visible qu’il se trouvait en face d’un nouvel ordre de choses.

Ainsi, pour nous résumer, la nation comprenait alors quatre classes distinctes : les nobles, les religieux, les bourgeois, et les serfs. Au dessus de tout était la puissance royale, qui grandissait chaque jour au détriment des seigneurs.

Cependant ces derniers avaient conservé leurs droits les plus importants, tels que ceux de se faire réciproquement la guerre, d’établir l’impôt sur leurs terres, et de rendre la justice.

Ce dernier privilège, le plus redoutable de tous, leur donnait, par le fait, droit de vie et de mort sur leurs gens ; car leurs arrêts sans contrôle n’étaient le plus souvent que l’expression de leur colère ou de leur clémence : la passion jugeait et faisait elle-même exécuter ses sentences.

On comprend, d’après un tel état de choses, quelle dut être l’inquiétude de Catherine et de Thomas Lerouge lorsqu’ils virent emmener Jehan. Messire Raoul était connu pour un homme emporté, qui condamnait sans rien entendre et revenait rarement sur ses jugements. Or il était à craindre que maître Moreau n’en profitât pour perdre Jehan, car son astuce égalait sa méchanceté.

Catherine courut chez le collecteur pour le supplier d’intercéder en faveur de son cousin ; mais le collecteur refusa de se mêler d’une affaire qui pouvait le compromettre sans profit. Il en fut de même du prévôt, qui craignit de faire renvoyer son cheval, mis au vert dans les prairies de monseigneur par la protection de maître Moreau, et du notaire, qui objecta que l’intendant pouvait lui faire retirer les actes du château.

Catherine s’en revenait pour porter ces mauvaises nouvelles à Thomas ; elle suivait la lisière des blés le cœur gros et les yeux rouges, lorsqu’elle aperçut un moine de Saint-François qui arrivait par un autre sentier, se dirigeant également vers Rillé.

C’était un homme déjà vieux, mais dont le visage épanoui respirait je ne sais quelle bonté active. Il portait un bâton, une cape, et une corde en bandoulière, à laquelle étaient passées une miche de pain bis et une gourde en forme de missel. Catherine le salua.

— Bonjour, mon enfant, dit le moine ; d’où venez-vous donc ainsi, à une heure où tout le monde travaille aux champs ?

— Je viens de chez le prévôt, mon père, répondit Catherine d’un accent ému.

— De chez le prévôt ! Auriez-vous quelque démêlé avec la justice ?

— Non pour moi, mais bien pour mon cousin Jehan.

— Quelle faute a-t-il donc commise ?

La jeune fille raconta ce qui était arrivé la veille, et comment Jehan avait été conduit aux prisons du château.

— Dieu le sauve ! dit le Père Ambroise (c’était le nom du franciscain) ; j’ai vu passer, il y a une heure, le comte Raoul avec toute sa suite, et l’on eût dit un orage d’été. Un de ses écuyers a raconté au village qu’il avait été désarçonné trois fois au tournoi d’Angers, et qu’il en avait la rage au cœur.

— Ah ! que dites-vous là, mon père ? s’écria Catherine ; l’intendant va profiter de cette humeur noire pour lui parler de Jehan, et ils le feront pendre aux fourches du château !

— Il faut espérer en sa miséricorde, dit le moine d’un ton prouvant qu’il n’en attendait rien lui-même.

— Oh ! non, non, reprit l’enfant en joignant les mains et fondant en larmes ; monseigneur Raoul n’a jamais pardonné dans sa colère ; quand le cœur lui point, il s’en venge sur le premier qui se trouve à la longueur de sa main. Il n’y a plus d’espoir pour Jehan, mon pauvre Jehan !… Et que va devenir le vieux père ? qu’allons-nous devenir tous sans lui ? c’était notre force et notre avenir. Ah ! si vous le connaissiez, mon révérend !… courageux comme un sanglier contre qui l’insulte, et bon comme un chien avec ceux qu’il aime… Et penser que personne n’ose dire la vérité pour le défendre, ni le prévôt, ni le notaire, ni le collecteur… il n’y a que moi et le vieux père qui oserions déclarer que le tort est à l’intendant ; que c’est lui qui l’a injurié, frappé… Mais, pauvres gens que nous sommes, on ne nous écoutera point, et Jehan sera pendu. Ah ! pourquoi ne puis-je le sauver avec tout ce que j’ai de sang !

En parlant ainsi, l’enfant sanglotait et pressait ses mains jointes sur sa poitrine. Le moine fut attendri.

— Conduisez-moi au château de messire Raoul, dit-il, je parlerai pour le prisonnier.

Catherine jeta un cri de joie.

— Est-ce vrai, mon père ? demanda-t-elle éperdue.

— Notre devoir n’est-il point de secourir ceux qu’on opprime ? reprit le franciscain.

— Et vous oserez parler au comte Raoul ?

Le moine sourit.

— Le comte Raoul n’est qu’un homme, dit-il, et nous osons tous parler à Dieu. Montrez-moi le chemin, enfant, et surtout hâtez-vous, car la justice des châteaux est expéditive, et nous pourrions arriver trop tard.

Cette pensée fit frissonner Catherine. Elle se mit à courir vers le château, suivie du moine qui avait peine à la suivre.

Ils ne tardèrent point à l’apercevoir : la jeune fille leva les yeux avec terreur vers les fourches de justice qui surmontaient la principale tour ; mais elle n’y vit que les squelettes des deux routiers pendus l’année précédente par ordre de Raoul. Son cœur se desserra, et elle continua sa route d’un pas moins rapide.

Le château de Rillé était récemment construit, et rien de ce qu’enseignait alors l’art de la défense n’avait été négligé par le maître maçon qui en était l’architecte. Il avait trois enceintes garnies de tours, de créneaux et de machicoulis, entourées chacune d’une douve avec pont-levis. Au milieu de la dernière s’élevait le donjon, encore défendu par un fossé et par une herse toujours levée.

C’était là que se renfermaient les archives, les armes, le trésor. Dans la même cour se trouvaient les citernes, les écuries, les caves, et le corps de logis habité par le comte. Au-dessous étaient des souterrains dont l’entrée n’était connue que de lui, et qui, s’étendant jusqu’à la forêt, permettaient à la garnison, en cas de siège, de fuir sans être aperçue.

Catherine laissa le Père Ambroise à la première entrée, le supplia encore de ne rien négliger pour sauver Jehan, et s’assit au bord du parapet en attendant son retour.

Le moine fut introduit dans la cour d’honneur, où les écuyers et les pages s’exerçaient à l’escrime et à l’équitation. On lui fit ensuite traverser les appartements de monseigneur Raoul.

Le luxe intérieur répondait à l’élégance et à la solidité de l’extérieur. Les parquets étaient formés de pierres de diverses couleurs, dont les jointures de plomb et de fer fondu formaient mille arabesques brillantes ; les poutres incrustées d’ornements en étain soutenaient de loin en loin des armes ou des animaux étrangers habilement conservés. Les vitres de verre peint représentaient l’histoire des ancêtres du comte Raoul et la fondation du château.

Quant à l’ameublement, il était tout entier en bois de chêne merveilleusement œuvré et aussi noir que l’ébène ; les salles avaient été tendues de tapisseries d’Arras et garnies dans tout leur pourtour de coffres rouges, de grands bancs à housse traînante, ou de lits larges de douze pieds. De loin en loin, comme preuves d’opulence, étaient suspendus des miroirs de verre ou de métal, grands d’un pied.

Le Père Ambroise admira, en traversant la salle des pages, une horloge dont l’aiguille marquait les minutes et les heures.

Il fut introduit dans la salle à manger où se trouvait le comte. C’était une longue galerie soutenue des deux côtés par des piliers de chêne incrustés de cuivre et d’étain, une table entourée d’une balustrade occupait toute la longueur, et au milieu s’élevait une tour en charpente sur laquelle était posée une torche destinée à éclairer la salle entière ; au fond apparaissait le dressoir chargé d’aiguières et de hanaps d’argent, et à côté les tables de service ; elles étaient couvertes de bassins de viande accommodée à la sauge, à la lavande ou au fenouil : de piles de pains de neuf onces parfumés d’anis, et de pots de vin tiré au-dessus de la barre.

À l’autre bout de la salle, une troupe de musiciens jouait une symphonie dans laquelle se faisaient entendre tour à tour la trompette, la flûte, le chalumeau, le luth et le rebec.

Les convives, au nombre de près d’une centaine, étaient placés selon leur importance : les premiers avaient devant eux des écuelles de vermeil et quelques-unes de ces fourchettes dont l’usage commençait à s’introduire ; ceux qui venaient après n’avaient que des écuelles d’argent, et ceux qui suivaient des écuelles d’étain.

Personne ne prit garde, dans le premier instant, au Père Ambroise. Le varlet qui l’avait amené se contenta de lui montrer un escabeau sur lequel il s’assit, et de lui faire donner un gobelet et une écuelle.

Le franciscain allait commencer à manger lorsque Raoul l’avisa dans un coin.

— Eh ! par la mort du Christ ! nous avons ici une robe de moine, s’écria-t-il en remettant sur la table son hanap d’or qu’il venait de vider. Holà ! mon père, venez vous asseoir à ma table, et vous autres, faites place au révérend.

Les convives s’empressèrent de se serrer, et le Père Ambroise vint se placer presque vis-à-vis du comte qu’il salua.

— Si je ne me trompe, reprit Raoul, vous appartenez aux franciscains de Tours.

— J’en suis le père gardien, répondit le moine.

Le comte releva la tête.

— Ah ! fort bien, reprit-il d’une voix moins rude ; j’ai toujours aimé votre maison, mon révérend, et je voulais même vous aller voir pour une affaire… N’accordez-vous point à des laïques la permission de porter, pendant un jour chaque mois, la robe de votre ordre ?

— Il est vrai, monseigneur.

— Et en la revêtant, on a droit aux indulgences qui vous sont accordées à vous-mêmes ?

— Pourvu que l’on revête en même temps notre esprit d’amour et d’humilité, reprit le Père Ambroise ; cette robe de moine portée par les hommes du siècle n’a d’autre but que de les rappeler à la piété des cloîtres.

— Je sais, dit Raoul ; mais il faudra que vous m’accordiez cette faveur, père gardien ; à cette condition vous pouvez me demander pour votre couvent tel avantage qu’il vous plaira.

— Si j’osais, j’en demanderais tout de suite un pour moi-même, dit le Père Ambroise.

— Lequel donc ? mon révérend.

— Votre intendant a fait emprisonner hier le fils d’un de vos serfs.

— En effet, il m’a parlé d’un jeune drôle qui avait refusé d’obéir.

— J’ai promis de solliciter sa grâce.

— La grâce de Jehan, s’écria maître Moreau ; n’en faites rien, monseigneur ; vos manants deviennent chaque jour plus difficiles à conduire ; il faut un exemple, vous-même vous l’avez dit.

— C’est la vérité, reprit le comte ; mais je ne savais pas que le père gardien s’intéressât à ce vaurien.

— Dieu sera pour nous ce que nous aurons été pour les autres, fit observer Ambroise, et il ne pardonnera qu’à ceux qui auront pardonné.

Raoul parut incertain. L’intendant s’aperçut qu’il était ébranlé, et craignant de perdre sa vengeance :

— Monseigneur n’a pas oublié que ce Jehan a déjà été mis à l’amende pour avoir voulu frauder le droit de four en cuisant son pain chez lui, et pour avoir aiguisé son soc de charrue sans payer la taxe.

— Ah ! diable, interrompit Raoul.

— De plus, il a rompu un jour les laisses des chiens de monseigneur, sous prétexte qu’ils fourrageaient son avoine.

— Est-ce vrai ? dit le comte plus animé.

— Quant au daim qui a été tué sans qu’on ait pu découvrir par qui…

— Eh bien ?

— Monseigneur sait que la cabane du père de Jehan est sur la lisière de la forêt.

— Par le ciel, ce serait ce démon de rougeot, s’écria Raoul…

— J’en jurerais.

— À la potence alors, reprit le comte ; malheur à qui touche à mes chasses !

Et comme le moine voulait parler :

— Ne cherchez pas à le défendre, mon père, continua-t-il avec colère ; je veux que le drôle apprenne qui est le maître ici !… Qu’on lui prépare une cravate de chanvre, et qu’on ne m’en parle plus.

Il s’était levé ; tous les convives l’imitèrent.

Le Père Ambroise courut à lui comme il allait quitter la salle.

— Au moins vous me permettez de voir ce malheureux.

— Soit, dit Raoul, préparez-le à son sort ; et vous, maître Moreau, veillez à ce que tout soit achevé aujourd’hui même. Dieu vous garde, mon révérend ; sous peu je visiterai votre couvent.

Il sortit à ces mots, laissant le moine avec un homme d’armes chargé de le conduire près de Jehan.

§ 3.


L’homme d’armes conduisit le moine à la principale tour de la troisième enceinte. Arrivé dans la salle basse, il noua une corde autour du corps du frère gardien, lui mit une lanterne en main, puis soulevant avec effort, par son anneau, une des larges dalles de granit, il le descendit dans le gouffre humide et obscur au fond duquel Jehan avait été jeté.

Cette espèce de puits qui descendait jusqu’aux fondations de la tour, avait à peine quelques pieds de longueur et ne recevait ni air ni lumière. Le Père Ambroise y trouva le jeune garçon accroupi dans un morne désespoir. À la vue du moine il souleva pourtant la tête.

— Ah ! monseigneur est de retour, dit-il.

— C’est lui qui m’envoie, répliqua le franciscain.

— Pour me préparer à mourir, mon père ?

Ambroise baissa les yeux sans répondre.

— Que la volonté de Dieu soit faite, reprit Jehan avec un soupir ; aussi bien je ne pourrais continuer à vivre dans le servage. Il y a en moi quelque chose qui se soulève contre la persécution et l’injustice ; je suis prêt, mon père, et j’attends vos dernières instructions.

— Repens-toi de ta faute, mon fils, reprit le moine avec onction.

— Ah ! je le veux, dit Jehan qui s’était mis à genoux ; écoutez-en l’aveu, mon père, et pardonnez-moi au nom de Dieu, comme je pardonne à ceux qui vont m’ôter la vie.

Le moine s’assit à terre, et Jehan commença sa confession, avouant sa colère, sa haine et ses désirs de vengeance.

Dans toutes ses impatiences, cette âme n’avait eu qu’une seule aspiration : l’affranchissement ! Le Père Ambroise fut touché de l’énergie à la fois naïve et grave de cet enfant qui avait sans cesse préféré la lutte et la souffrance à l’acceptation silencieuse de sa servitude. Lorsque sa confession fut achevée, il lui adressa quelques conseils, lui donna les consolations que pouvait permettre un pareil moment, et finit par prononcer l’absolution de ses fautes.

Jehan écouta tout avec un recueillement attendri ; puis, revenant aux objets de son affection :

— Quand vous me quitterez, mon révérend, dit-il, retournez, je vous en conjure, vers mon père et vers Catherine ; préparez-les au coup qui va les frapper ! Ne leur dites pas surtout que je regrette la vie, car je ne le devrais point, mais j’étais accoutumé à mes souffrances ; je les oubliais par instant quand je voyais Catherine et mon père heureux ! Hélas ! qui veillera sur eux désormais ! Ah ! Dieu devrait prendre en même temps ceux qui s’aiment, mon père, alors on accepterait de mourir.

Il demeura quelques instants la tête baissée sur sa poitrine, pleurant silencieusement ; le moine prit ses deux mains dans les siennes et prononça d’une voix attendrie quelques paroles de consolation.

— Vous avez raison, vous avez raison, reprit Jehan en maîtrisant son émotion ; Dieu sait mieux que nous ce qu’il nous faut ; peut-être n’y avait-il pour moi aucun autre moyen d’affranchissement : Mors quæ liberat habetur libertas.

Le Père Ambroise parut surpris.

— Vous parlez latin ? dit il.

— Pour mon malheur, répondit Jehan.

Il raconta alors au franciscain comment il s’était attiré la haine de maître Moreau en relevant imprudemment ses barbarismes ; le moine ne put s’empêcher de sourire.

— Règle générale, mon enfant, dit-il, rappelez-vous, qu’outre le péché, il y a deux choses dont il faut se garder soigneusement : prouver à un homme en place son ignorance, et invoquer son droit près d’un supérieur.

— Hélas ! je l’ai reconnu trop tard, dit Jehan ; cependant je soupçonne maître Moreau d’avoir agi par crainte plus encore que par dépit.

— Comment cela ?

— Il a pensé que je pourrais dénoncer à monseigneur ses voleries.

— Que dites-vous là, Jehan ? interrompit le moine ; songez que l’on ne doit point soupçonner légèrement.

— Aussi n’en suis-je point aux soupçons, mon père, mais aux preuves.

Il se pourrait !

— J’ai vu maître Moreau percevoir les impôts, suivi de la voiture dans laquelle se trouvaient les planchettes servant à la comptabilité du château, et s’il recevait trois bottes de chanvre, il n’en marquait jamais plus de deux ; s’il prenait six poules, il en oubliait au moins une[1].

— Mais pour la taxe en argent ?

— Je l’ai vu déployer ses rôles en parchemin, qui ont plus de cent pieds de longueur, car la seigneurie du comte est la plus considérable du pays, et partout il avait inscrit une somme moindre que la somme reçue.

— Jehan ! Jehan ! prenez garde aux jugements téméraires.

— On peut facilement vérifier ce que je dis, mon père ; il suffit d’appeler les corvéables avec leurs planchettes et leurs quittances.

— Ainsi vous êtes sûr que maître Moreau trompe monseigneur ?

— Aussi sûr que je le suis de paraître aujourd’hui devant Dieu.

— Peut-être ! dit le Père Ambroise, à qui les confidences du jeune serf semblaient donner une espérance inattendue : je vous quitte, mon fils, mais je ne vous abandonnerai point. Vous me reverrez, je l’espère.

— Aux pieds du gibet, mon père ?

— Là ou ailleurs ; adieu : priez et ne désespérez point : Dieu peut ce qu’il veut.

À ces mots le moine tira la corde dont le bout était. resté entre les mains de l’homme d’armes, et se sentit enlever.

Il eut bientôt rejoint son compagnon, auquel il demanda de le conduire chez l’intendant.

Lorsqu’il entra, maître Moreau était en conférence avec le sommelier. Il jeta au moine un regard mécontent et lui demanda, sans se déranger, ce qui l’amenait.

— Je voudrais vous entretenir, maître, répondit le Père Ambroise sans se déconcerter.

— Excusez-moi, répliqua l’intendant ; mais je suis en affaire.

— Il suffira d’un instant.

— Voyons alors.

Ambroise regarda le sommelier ; celui-ci fit un mouvement pour se retirer.

— Restez, restez, dit Moreau ; il n’y a point, je suppose, de secret.

— Nullement, reprit le franciscain ; c’est un service à rendre à monseigneur.

— Pourquoi alors vous adresser à moi ?

— Parce que la chose est de votre domaine.

— Qu’est-ce donc ?

— Il s’agit de la perception des taxes.

— Ah ! s’écria maître Moreau qui devint plus attentif.

— Jehan m’a communiqué des remarques…

— Laissez-nous, Bidois, interrompit vivement Moreau en congédiant le sommelier.

— Et quelles sont ces remarques ? reprit-il, lorsque celui-ci fut sorti.

— Il prétend, ajouta le moine, que l’on pourrait augmenter d’un tiers les revenus de monseigneur.

— En augmentant les impôts ?

— Non ; mais en diminuant les vols.

Maître Moreau tressaillit.

— Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.

— Moi ? rien, répliqua le Père Ambroise ; mais ce garçon paraît avoir connaissance de l’affaire… Il a, dit-il, des preuves.

— Des preuves ! s’écria l’intendant qui devint pâle.

— Je lui ai promis d’avertir monseigneur, qui sera sans doute bien aise de vérifier… la vérité, continua le Père Ambroise.

Moreau fit un geste de terreur.

— Seulement, reprit le moine, j’ai pensé qu’il était convenable de vous prévenir d’abord, ces affaires étant de votre domaine.

— Et je vous en remercie, dit l’intendant d’une voix troublée ; je vous remercie, mon révérend… Mais ce Jehan vous trompe ; il est impossible qu’il ait des preuves.

— Je ne sais ; en tous cas, je vais rapporter à monseigneur…

— C’est inutile, interrompit vivement Moreau ; c’est tout à fait inutile, mon révérend.

— Je l’ai promis.

— Jehan ne veut que gagner du temps.

— Qui sait ? Il peut avoir à donner quelque bon renseignement, et nul doute que dans ce cas monseigneur ne lui fît grâce.

— Est-ce là ce que vous voulez, mon révérend ? je m’en charge.

— Vous ?

— Oui ; j’ai réfléchi qu’après tout j’avais été un peu vif dans cette affaire, qu’il fallait passer quelque chose à un enfant ; car Jehan est presque un enfant. Je comptais parler à monseigneur pour l’apaiser s’il se pouvait.

— Veuillez alors le voir tout de suite, reprit le Père Ambroise, qui, ne doutant plus des accusations avancées par Jehan, sentait l’intendant en sa puissance ; j’attendrai ici votre retour.

— C’est cela, dit Moreau en se levant ; je vais tâcher d’obtenir le pardon.

— Faites tous vos efforts, maître, car si le comte refuse, il faudra que je lui parle des révélations de Jehan, comme dernière ressource.

— Vous n’en aurez pas besoin, mon père, j’en ai la certitude ; le comte manque d’argent, et moi seul je puis lui en procurer : dans ces moments j’obtiens tout de lui. Pas un mot de ce que vous a dit Jehan, mon révérend, et je reviens dans un instant avec sa grâce.

Maître Moreau sortit à ces mots, laissant le Père Ambroise émerveillé du changement qui venait de s’opérer en lui.

Il fut absent environ une heure et reparut enfin, le teint animé et le front couvert de sueur.

— Jehan est sauvé, dit-il en entrant ; mais ce n’a pas été sans peine ; monseigneur s’était fait à l’idée de le voir pendre et n’en voulait plus démordre. Enfin pourtant, il a cédé ; seulement, comme il craint que cette indulgence ne soit de mauvais exemple, il veut que le fils de Thomas quitte le pays.

— Et où l’envoie-t-il ? demanda le franciscain.

— À un de ses anciens serfs, récemment affranchi, et maintenant bourgeois de Tours, maître Laurent.

— Le marchand drapier ?

— Précisément ; il lui a promis un garçon de comptoir pris parmi ses corvéables, et aucun ne peut convenir mieux que Jehan, qui a appris à écrire.

— Et qui chiffre assez bien pour reconnaître les erreurs volontaires d’une comptabilité, continua le Père Ambroise… vous avez raison, maître ; je crois que l’éloignement de Jehan sera commode pour tout le monde. Je ne vois du reste aucune objection à un pareil projet. En servant aujourd’hui maître Laurent, il peut un jour se racheter et devenir marchand comme lui ; je vais lui apprendre cette bonne nouvelle.

— Je la lui ai déjà fait savoir, répliqua Moreau, et il doit vous attendre maintenant dans la cour d’honneur.

— Je vais l’y retrouver, dit le franciscain en reprenant son bâton. Vous remercierez le comte en mon nom, maître Moreau ; mais surtout, croyez-moi, soyez désormais moins dur envers les serfs de monseigneur et plus exact dans vos calculs.

§ 4.


Jehan ne quitta point son père et Catherine sans de vifs regrets ; mais l’espoir de se faire un état qui pût assurer un jour son affranchissement, adoucit l’amertume de cette séparation. Il s’arracha donc courageusement à leurs embrassements, et prit la route de Tours.

Jusqu’alors il ne s’était jamais écarté de son village, et tout ce qui frappait ses regards le long de la route était nouveau pour lui ; mais ce fut bien autre chose lorsqu’il atteignit les faubourgs de la ville !

Il rencontra d’abord une longue cavalcade d’enfants qui en sortaient. Un mercier auquel il s’adressa lui apprit que c’étaient les maîtres qui promenaient leurs écoliers à cheval, comme il est d’usage le jour de la Saint-Nicolas. Un peu plus loin, il aperçut deux fous, reconnaissables à leurs cheveux rasés, qui étaient enchaînés à la porte d’un médecin traitant la folie, comme une sorte d’enseigne vivante. Il vit également des gentilshommes qui passaient en portant au poing des éperviers ou des faucons, tandis que les bourgeois, pour les imiter, portaient des merles et des perroquets. Les costumes eux-mêmes étaient différents de ceux qu’il avait coutume de voir. C’étaient des souliers dits à la poulaine, dont la pointe recourbée se relevait jusqu’à la hauteur du genou ; des bonnets de drap fourrés de martre ou de menu-vair, et des habits mi-partie. Quelques seigneurs des plus élégants portaient deux épées, l’une à droite, l’autre à gauche.

Enfin Jehan arriva, non sans peine, à la boutique de maître Laurent.

Celle-ci n’était pour le moment qu’une baraque en planches de peuplier, dressée sur les lices ; car la grande foire de Tours venait de commencer.

Maître Laurent était un petit homme de manières rondes, toujours riant, mais retors comme trois Manceaux et un Normand. Il commença par conduire Jehan dans son arrière-boutique, mit devant lui un pot de vin nouveau, une miche de pain de seigle, un reste de pied de bœuf, et puis lui demanda son histoire.

Le fils de Thomas raconta sincèrement tout ce qui le concernait, sans oublier la dernière affaire qui l’avait amené à Tours. Laurent l’écouta en poussant des exclamations à tout propos, ôtant son bonnet pour le remettre, et riant sans en avoir envie. Enfin, quand il eut achevé :

— Fort bien, dit-il ; je vois ce que c’est, Jehan, tu es un héros ; eh ! eh ! eh ! il n’y a pas de mal à cela, mon petit. Tu pourras rosser de temps en temps les garçons de mes confrères qui font les insolents ; je ne ferai jamais semblant de m’en apercevoir ; eh ! eh ! eh ! seulement prends bien garde d’être pris pour dupe, ou de violer les règlements de la foire. Les règlements doivent être chose sacrée pour nous autres marchands, d’autant qu’on ne peut les enfreindre sans payer une amende ; eh ! eh ! eh ! J’ai rédigé là un cahier pour ce que doivent savoir mes commis ; il faut que tu l’apprennes par cœur.

En parlant ainsi, maître Laurent ouvrit un tiroir d’où il tira un manuscrit qui avait été bien souvent feuilleté, si l’on en jugeait par le bord des pages salies et frangées. Jehan y trouva une sorte de catéchisme mercantile, dans lequel le drapier avait réuni les principales instructions nécessaires à sa profession.

Il vit qu’il y avait à chaque foire des inspecteurs des marchandises, des poids et de l’argent ; un tribunal composé de prud’hommes qui jugeaient immédiatement toutes les contestations, et un grand nombre de notaires spéciaux chargés de rédiger les actes de vente et d’achat. Ces actes avaient certains privilèges particuliers provenant de la foire à laquelle ils avaient été dressés ; enfin, des gardes, assistés de cent sergents, étaient chargés de maintenir la paix et d’arrêter les voleurs.

Il vit en outre que l’argent ne pouvait être prêté, même dans le commerce, à plus de quinze pour cent, et que le marchand qui appelait un acheteur, lorsque celui-ci se trouvait moins près de sa boutique que de celle d’un confrère, était mis à l’amende.

Venaient ensuite des renseignements sur les différentes espèces de drap, sur les moyens de les faire paraître avec avantage, et sur les prix auxquels on devait les vendre. Lorsqu’il eut achevé de lire, Jehan demanda si c’était tout.

— C’est tout ce qu’on peut écrire, garçon, répondit maître Laurent ; mais il y a, outre cela, le fin du métier, eh ! eh ! eh ! Il ne suffit pas d’avoir des musiciens et des grimaciers pour attirer la pratique, comme nous en avons tous ; il faut encore que les commis sachent vanter leurs marchandises, substituer au besoin un drap plus léger à un drap plus fort, et faire compter la lisière dans l’aunage, eh ! eh ! eh !

— Mais ce sont là de coupables tromperies ! objecta Jehan.

Maître Laurent fit un mouvement des épaules.

— Quand on se trouve avec les pourceaux, il faut bien se passer d’écuelle, dit-il. Crois-tu que l’on soit plus scrupuleux à notre égard ? Nous avons des débiteurs qui, après s’être habillés à crédit, se réfugient dans une église, et nous n’avons même pas le droit de saisir leurs meubles ! D’autres qui, après nous avoir fait des cédules, les passent à des gens puissants, qui nous menacent de toutes sortes de mauvais traitements si nous ne consentons à réduire nos créances du tiers ou de la moitié ! Je ne te parle pas des fripons qui laissent mettre un drapeau sur leur pignon[2] et s’enfuient avec notre argent.

— Mais ne pouvez-vous donc vous faire rendre justice ?

— La justice se rend toujours contre nous, garçon, par la raison que les juges sont nobles pour la plupart, et que la noblesse est l’ennemie naturelle de la bourgeoisie, eh ! eh ! eh ! Les serfs se plaignent ; mais ils sont moins persécutés que nous. Le seigneur les ménage généralement comme une chose à lui, tandis qu’il nous traite comme des prisonniers qui lui ont échappé ; il semble que notre indépendance soit un vol fait à son autorité ; aussi, Dieu sait que de dénis de justice, de manques de foi, de taxes et d’amendes ! Les plus honnêtes gentilshommes ne regardent l’or qu’ils peuvent soutirer à des bourgeois que comme une restitution, eh ! eh ! eh !

— Mais, du moins, vous êtes libres !

— Oui, à condition de nous soumettre aux lois de notre corporation, de subir les règlements de la commune, d’obéir aux ordres du seigneur dont nous sommes les vassaux. Notre liberté, vois-tu, ressemble à celle du soldat qui doit garder les rangs, porter ses armes d’une certaine façon, et obéir à tous ses officiers.

— Ah ! vous avez raison, maître, la vraie liberté ne peut être que là où il y a une seule loi pour tous, et une loi qui ne défende que ce qui nuit au plus grand nombre.

— Aussi, sommes-nous obligés de ruser, reprit Laurent. Ne pouvant aller droit en avant, nous serpentons entre les règlements et les privilèges, eh ! eh ! eh ! Nous cachons notre argent, en nous faisant petits quand les maîtres n’en ont pas besoin, pour le montrer et devenir exigeants le jour où ils en manquent, eh ! eh ! eh ! Travaille, Jehan, travaille sans regarder à la fatigue, et tu nous aideras un jour à faire à la noblesse cette guerre en dessous. Dans dix ans, si tu le veux, tu peux être des nôtres.

Jehan ne répondit rien, mais baissa la tête tristement. Ce qu’il avait désiré, ce n’était point cette indépendance restreinte, sournoise et disputée de maître Laurent ; c’était le plein et libre exercice de ses facultés ! Le prétendu affranchissement du drapier lui répugnait autant que sa morale, et il comprit tout de suite qu’il n’était point né pour être marchand.

Cependant, l’aspect qu’offrait la grande foire, qui venait de s’ouvrir à Tours, excita d’abord en lui une sorte d’admiration. Les relations étaient encore, à cette époque, trop difficiles et trop irrégulières pour que le commerce eût acquis de la stabilité. Chaque ville n’avait point cette variété de marchands que nous y voyons maintenant ; le colportage, utile seulement aujourd’hui pour les hameaux, était alors général. Les grands centres de population n’étaient fournis des objets les plus nécessaires qu’à certaines époques où les marchands s’y donnaient rendez-vous.

Ces foires, transformant les villes où elles avaient lieu en véritables entrepôts de commerce, étaient favorisées par les municipalités, qui faisaient les plus grands sacrifices pour attirer les trafiquants ; quelques-unes allaient jusqu’à entretenir sur les chemins des troupes armées, chargées de donner aux marchands aide et protection contre les routiers ou coureurs de poule[3], alors fort communs. La foire de Tours, sans être une des plus importantes de France, attirait pourtant un nombre considérable de commerçants étrangers. Leurs boutiques, ornées de drapeaux, étaient pleines de bateleurs, dont les tours attiraient les curieux. On y voyait les tapissiers d’Arras, les drapiers de Sedan, les confituriers de Verdun, confisant au miel pour les bourgeois, au sucre pour les gentilshommes ; les gantiers d’Orléans, vendant les célèbres gants de moufle, de chamois, brodés, fourrés de martre, pour porter le faucon, au prix de neuf livres, c’est-à-dire autant que douze setiers de blé ! On y rencontrait également des Italiens vendant les belles armes de Milan, et des Allemands les mauvaises armures de leur pays. Puis venaient les apothicaires, cédant au poids de l’or le suc des cannes à miel[4] et l’eau-de-vie ; les cordonniers avec leurs mille chaussures de cuir de Montpellier ; les libraires avec leurs manuscrits enrichis de miniatures, recouverts de velours, de vermeil, de pierreries, et dont un seul pouvait coûter mille livres ! les méridionaux étalant leurs riches soieries brochées d’argent, d’or, de perles ; les orfèvres avec leurs dressoirs étincelants de coupes, de hanaps, de plats ciselés ; enfin, aux rangs inférieurs se montraient les potiers d’étain, les oiseleurs, les marchands de chiens, les marchands d’épices, et au-dessous encore, tout à fait à l’écart, les juifs, reconnaissables à leurs bonnets jaunes, n’étalant rien, mais vendant de tout, trafiquant sur tout, et gagnant plus que tous les autres.

Jehan examina ces chefs-d’œuvre et ces richesses avec curiosité ; mais une fois le premier émerveillement passé, il en revint à son dégoût pour les ruses qu’il voyait pratiquer aux marchands, et pour l’humilité à laquelle ils demeuraient condamnés.

Cependant, le Père Ambroise, en le quittant, lui avait recommandé de venir le voir à son couvent. Jehan se le rappela, et, profitant de son premier dimanche de liberté, il alla sonner à la porte des Franciscains.


§ 5.


Le Père Ambroise reçut le jeune serf avec cette bonté aisée et caressante que donne l’habitude de consoler les affligés. Il le conduisit d’abord au réfectoire, où il lui fit prendre place au milieu des novices qui allaient se mettre à table ; puis, le repas achevé, il lui montra tout le couvent.

Jehan visita tour à tour les jardins cultivés par les moines eux-mêmes, et dont les fruits étaient cités comme les meilleurs du pays ; les cloîtres où les frères se promenaient, les mains dans leurs larges manches et la tête baissée, rêvant à Dieu et au salut des hommes ; la chapelle où leurs âmes se confondaient dans l’élan d’une prière commune ; leurs cellules ornées d’un simple crucifix, symbole de dévouement et de délivrance !

Le Père gardien le conduisit ensuite à la bibliothèque, et là Jehan tomba dans une véritable extase. Les manuscrits, rangés avec ordre et proprement reliés, étaient au nombre de plusieurs centaines. Ambroise apprit au jeune serf que c’était la propriété du couvent. Ils allaient passer aux salles d’étude lorsque l’on vint avertir le Père gardien que quelqu’un le demandait : c’était un homme qui avait la figure couverte d’un morceau d’étoffe, et qui venait le consulter pour un cas de conscience.

Jehan descendit seul dans le préau, où il trouva les novices. L’un d’eux le reconnut et l’appela par son nom : c’était le fils d’un des voisins de son père. Le jeune serf lui raconta son histoire et comment il se trouvait à Tours.

— Ah ! Jehan, que ne te fais-tu recevoir dans notre couvent ? reprit le novice, lorsqu’il eut achevé. Ici nous sommes hors du siècle et à l’abri de ses iniquités ; ici il n’y a ni nobles ni vilains ; nous jouissons de la liberté et de l’égalité devant Dieu. Notre Père gardien lui-même ne doit son autorité qu’au choix des autres moines, qui ont librement reconnu la supériorité de ses vertus et de son expérience. C’est le royaume du ciel transporté sur la terre. Notre vie s’écoule en travaux utiles, en bonnes œuvres et en prières ; les seigneurs qui tiennent tout esclave dans le monde sont sur nous sans pouvoir ; s’ils touchent à nos droits, nous pouvons les retrancher, par l’excommunication, de la société des chrétiens ; s’ils nous attaquent, les fortifications de notre couvent nous rendent la défense facile.

— Il est vrai, dit Jehan, mais cette liberté, vous la payez du plus grand bonheur que l’homme puisse connaître sur la terre ; vous ne voyez ni vos sœurs, ni vos mères ; vous ne pouvez choisir une femme, ni bercer dans vos bras un enfant. Ah ! je ne puis accepter un affranchissement qui me séparerait à jamais de Catherine.

— Retourne au monde alors, Jehan, dit le novice ; tu apprendras bientôt que plus on y forme de liens, plus on donne de prise à la douleur. Ceux qui sont nés serfs comme nous n’ont pas à choisir leur moyen d’affranchissement ; s’ils veulent donner la liberté à leur intelligence et à leur âme, il faut qu’ils acceptent le sacrifice de leurs instincts terrestres. Le monastère est un premier dépouillement de l’enveloppe charnelle, une sorte d’initiation à la vie de l’éternité.

Jehan revint chez maître Laurent tout incertain et tout pensif. Malgré les paroles du jeune novice, la vie du cloître ne satisfaisait point complétement ses désirs ; il était à cet âge où l’on ne compte point avec la réalité, où tous les rêves semblent possibles, et l’expérience ne lui avait point encore appris que chaque être doit subir la loi de la société dont il fait partie.

Mais s’il ne pouvait s’accoutumer à la vie du couvent, celle qu’il menait lui déplaisait encore davantage ; aussi le drapier ne tarda-t-il point à s’apercevoir que son apprenti montrait peu de dispositions. Jehan ne pouvait d’ailleurs consentir à employer les ruses traditionnelles. Il vendait comme s’il eût été au confessionnal, disant : — Ceci est bon, ceci médiocre, ceci mauvais. Maître Laurent entrait parfois dans des accès de colère qui s’exprimaient par des injures de tout genre. Enfin, un jour que Jehan avait échangé des monnaies anciennes contre des nouvelles[5], le drapier s’emporta jusqu’à le frapper. Le parti du jeune homme fut pris aussitôt ; il quitta la boutique, courut à la Loire, et apercevant une grande barque qui passait, il se jeta à la nage pour la rejoindre.

Les mariniers le reçurent bien et consentirent à le conduire jusqu’à Blois, où ils se rendaient.

Leur barque transportait dans cette ville des canons et couleuvrines composés de plusieurs morceaux joints et cerclés comme des douvelles de tonneaux, selon l’usage du temps. C’était la première fois que Jehan voyait ces armes nouvellement en usage, et il en fut singulièrement surpris. Le patron de la barque lui apprit que le roi avait douze canons beaucoup plus forts, qu’il avait appelés les douze pairs. Leur longueur était de vingt-quatre pieds, et il ne fallait pas moins de trente bœufs pour traîner chacun d’eux. Il ajouta que l’on en fabriquait aussi de tout petits dont on se servait en les appuyant sur l’épaule d’un soldat, tandis qu’un autre placé derrière ajustait et mettait le feu.

En arrivant à Blois, Jehan prit congé du marinier et se dirigea vers Paris ; mais le peu d’argent qu’il avait fut bientôt épuisé, et il dut s’adresser à la charité publique.

Comme il traversait les faubourgs d’Orléans, il aperçut un enterrement qui sortait d’une maison de riche apparence. Le cercueil était porté par les pauvres de la ville, et surmonté d’une effigie en cire. À quelques pas marchait un bateleur portant les habits du mort dont il imitait si merveilleusement le port, les gestes et la démarche, que la famille et les amis qui suivaient ne pouvaient s’empêcher de fondre en larmes. Jehan ayant appris que le défunt avait ordonné de compter six sous bourgeois à chaque pauvre qui se présenterait le jour de son enterrement, alla recevoir sur-le-champ sa part du legs.

Cependant il continuait toujours à s’avancer vers Paris ; il arriva un soir au sommet d’une colline d’où la vue n’apercevait au loin que des bruyères et des forêts sans aucun village. Il s’inquiétait déjà de passer ainsi la nuit à la belle étoile, lorsqu’il aperçut derrière un bouquet de pommiers sauvages une légère colonne de fumée. Il se dirigea de ce côté et arriva à une logette surmontée d’un clocheton.

La porte était ouverte et il n’y avait personne au logis ; mais la nuit commençait à venir, le brouillard était froid ; Jehan se décida à attendre le maître.

Celui-ci entra peu après en chantant. Il portait au cou un barillet dont il avait souvent tourné le robinet, à en juger par sa gaieté. À la vue de Jehan il poussa un bruyant éclat de rire.

— Vive Dieu ! quel est l’étranger qui vient chercher abri dans mon palais ? s’écria-t-il.

Jehan lui raconta comment il était entré.

— Tu n’as donc pas reconnu la logette ? reprit l’homme au barillet.

— Nullement, répliqua Jehan.

— Et tu ne sais point où tu es ?

— Où suis-je donc ?

Pour toute réponse le nouveau venu écarta la peau de chèvre dans laquelle il était enveloppé, et laissa voir une tartarelle à la ceinture de laquelle pendait une cliquette et une tasse.

— Un lépreux ! s’écria le jeune homme en se levant d’un bond.

— Ce n’est point ma faute si tu es entré, reprit le ladre en riant.

— Je m’en vais, dit Jehan, qui gagna la porte. Veuillez me dire seulement si je suis loin de quelque village.

— À trois lieues, et il faut traverser la forêt, où tu seras immanquablement égorgé.

— N’importe, dit le jeune serf… je ne puis rester.

— Pourquoi ça ? As-tu peur des écailles qui me couvrent le visage, et de l’ulcère qui me ronge les bras ? demanda le lépreux. On peut alors renoncer pour ce soir à ces agréments.

Et prenant un linge, il fit disparaître les traces hideuses dont il était couvert.

Jehan ne put retenir une exclamation.

— Comme tu le vois, ma ladrerie est facile à guérir, reprit le faux malade en riant. Demain je la reprendrai pour faire ma tournée d’aumônes.

Et comme Jehan demeurait toujours sur le seuil :

— Allons ! ne vois-tu pas que tu n’as rien à craindre ? reprit-il ; ferme cette porte et prends un escabelle ; je veux te faire voir comment vivent les ladres qui connaissent leur métier.

À ces mots, il avança une table devant le foyer, y plaça un reste de langue fourrée, du porc frais, des fruits, et son barillet encore à moitié plein ; puis, forçant Jehan à s’asseoir en face de lui, il commença à souper avec un appétit d’écolier.

— Ainsi vous avez consenti à feindre une maladie qui vous sépare à jamais des vivants ? dit Jehan, qui regardait le faux lépreux avec un étonnement mêlé d’horreur.

— Par la raison que cette maladie me donnait de quoi vivre, tandis que ma bonne santé me laissait mourir de faim, répondit celui-ci. Tel que tu me vois, j’ai été tour à tour valet de meute, batelier, laboureur, courrier, mais toujours serf, et comme tel, misérable. J’eus l’idée un instant de me faire ermite ; mais on me dit qu’il fallait pour cela être affranchi. Je me décidai alors à devenir ladre, puisque c’était le seul moyen de vivre à l’aise et selon sa fantaisie. Un mendiant de Paris m’avait appris à imiter les ulcères avec de la pâte de seigle et du mil ; je n’eus pas de peine à me faire passer pour lépreux : on me bâtit aussitôt une logette sur cette colline ; on me donna une vache, un verger, une vigne ; le curé me revêtit d’un suaire, prononça sur moi l’office des morts, me jeta une pellée de terre sur la tête ; puis on me laissa en promettant de me fournir chaque semaine tout ce dont je pourrais avoir besoin, et on n’y a jamais manqué.

— Mais vous ne pouvez approcher les autres hommes ?

— Sans doute : il m’est défendu d’aller dans les réunions, de parler à ceux qui sont sous le vent, de boire aux fontaines, de passer par les ruelles, de toucher les enfants ; je vis isolé, j’inspire le dégoût et l’horreur ; mais crois-tu que ce soit acheter trop cher l’aisance et la liberté ?

— Le ciel me préserve de les conquérir à ce prix, pensa Jehan ; mais pourquoi faut-il vivre dans un monde où l’on doive les payer aussi cher !

Le repas achevé, le ladre étendit à terre une peau de chèvre sur laquelle le fils de Thomas passa la nuit.

Le lendemain, il prit congé de son hôte et continua sa route vers Paris.

À mesure qu’il approchait de la grande ville, les voyageurs devenaient plus nombreux. Il rencontrait tantôt une troupe de gens d’armes couverts de soie, de plumes et de broderies ; tantôt de francs-archers habillés de cuir, coiffés de salades (ou casques sans cimier), et portant l’arc à la main et l’épée attachée derrière leur haut-de-chausse ; tantôt des bourgeois qui se rendaient pour leur commerce dans les villes voisines. Enfin Paris lui apparut avec son grand dôme de vapeurs, ses clochers, ses toits pointus et ses mille rumeurs.

Il fallut plusieurs jours à Jehan pour parcourir les différents quartiers et voir les palais et les églises.

À Notre-Dame, il lut la chronique des événements historiques attachée au cierge pascal. Il y admira sur une tour de bois une bougie qui aurait pu faire le tour de Paris, et le banc sur lequel étaient déposées les chemises pour les pauvres. Il se fit ensuite montrer l’hôtel des Tournelles, l’hôtel Saint-Paul et la Bastille, placés tous trois l’un près de l’autre ; puis le palais où se trouvait la fameuse table de marbre sur laquelle les clercs de la Basoche représentaient les mystères.

Mais ce qui l’émerveillait le plus, c’était de voir les rues pavées, et bordées des deux côtés de boutiques appartenant au même métier ; c’était de parcourir ces halles immenses où abondaient les marchandises de tous les pays, ces parcs de bestiaux distribués dans Paris, et qui en faisaient, par instant, une campagne au milieu des palais ; ces boucheries tellement distinctes et séparées, que chacune ne pouvait vendre qu’une espèce de viande ; de sorte que l’on achetait le porc à Sainte-Geneviève, le mouton à Saint Marceau, le veau à Saint-Germain, et le bœuf au Châtelet. Puis, quel bruit de chevaux, de voitures, de voix, d’instruments ! Le matin les trompettes sonnaient du haut des tours du Châtelet pour annoncer le jour ; à midi, c’étaient les crieurs de vin qui parcouraient les rues un linge sur le bras, le broc dans une main et la tasse dans l’autre ; le soir venait le tour des chandeliers, des oublieurs, des pâtissiers.

Et que de distractions à toute heure pour le curieux ! Ici l’on pouvait voir les bourgeois de Paris s’exerçant par milliers au tir de l’arc ou de l’arbalète ; là les écoliers jouant aux jeux de la balle, de la crosse ou de la boule. Quelquefois les enfants de chœur parcouraient la ville à la lueur des torches et déguisés en évêques ; plus souvent les pèlerins, le chapeau suspendu au cou, les épaules couvertes de coquilles, et le bâton rouge à la main, parcouraient la rue Saint-Denis en chantant des cantiques et racontant leurs aventures de la Terre-Sainte.

Mais ce qui charmait Jehan plus que tout le reste, c’étaient les porches des églises sous lesquels étaient déposés, avant le sermon, les livres auxquels les textes devaient être empruntés, et les boutiques des libraires où étaient exposés des manuscrits que le passant pouvait lire à travers les vitres.

Le goût de l’étude, déjà éveillé dans Jehan par les leçons qu’il avait reçues de l’aumônier de Rillé, s’accrut encore à la vue de toutes les ressources qu’offrait Paris. Il sentait d’ailleurs instinctivement que cette instruction était un moyen d’ennoblir la pensée, et, par suite, un commencement d’affranchissement. Il résolut donc de profiter de son séjour à Paris pour suivre les cours des maîtres les plus célèbres, et s’initier à des connaissances dont il n’avait étudié que les éléments.

Il écrivit en conséquence à son père pour le tranquilliser sur son sort, et lui fit connaître sa résolution. Un pèlerin qui devait passer par Rillé fut chargé de sa lettre ; car, à cette époque, les pèlerins étaient les messagers les plus sûrs et les plus ordinaires. Sans autre fortune que leur bourdon, leur chapelet et un morceau de la vraie croix, ils n’avaient à craindre ni les routiers, ni les grandes bandes, si redoutables pour tout autre voyageur.


§ 6.


Voici la lettre que Jehan écrivait au vieux Thomas.

« Cher et honoré père,

« Vous êtes sans doute bien en peine de moi aujourd’hui, surtout si vous avez appris ma fuite de chez maître Laurent. On n’aura pas manqué d’en parler comme d’une nouvelle preuve de mon indocilité ; mais je n’ai fui, mon père, que pour éviter un plus grand malheur. Le drapier oubliait que j’étais un homme racheté comme lui avec le sang du Christ, et il voulait me traiter comme l’intendant de Rillé. Je l’ai quitté afin de ne pas lever la main contre celui dont j’avais mangé le pain.

« Ne m’accusez donc pas. Catherine, qui vous lira cette lettre, comprend bien, elle, pourquoi il m’est impossible de supporter les coups : les coups sont pour les animaux auxquels on ne peut se faire entendre autrement ; mais ils ravalent un homme au niveau de la brute. Pour tout être qui pense il ne doit y avoir d’autre fouet que la parole, d’autre aiguillon que le devoir.

« Je suis aujourd’hui à Paris ! Ce seul mot de Paris vous dit beaucoup, mon père, et cependant il ne peut vous dire la centième partie de ce qu’il contient.

« Paris est une ville où les maisons sont entassées comme les pierres dans la carrière, où les palais, les cathédrales, les châteaux-forts sont semés aussi nombreux que les bluets dans vos blés. Là il y a comme deux cités séparées par la Seine : d’un côté tout est vêtu de noir, tout parle, gesticule, étudie ; c’est le quartier des écoles ! de l’autre sont les habits éclatants, les chaperons de mille couleurs, les litières et les cavalcades ; c’est le quartier de la noblesse et de la bourgeoisie !

« Quoique la ville soit pavée, les pauvres seuls la parcourent à pied. Les marchands font leurs affaires à cheval, les médecins visitent leurs malades à cheval, les moines mêmes prêchent à cheval. Il n’y a que les conseillers qui se rendent au Palais sur des mules.

« Le nombre des charrettes est immense ; mais elles font peu de bruit, celles qui transportent des vivres ayant seules le droit d’avoir des roues ferrées.

« Du reste, vous pourrez encore peut-être, à force d’imagination, vous figurer ce qu’est Paris le jour ; mais c’est la nuit qu’il faut le voir avec ses mille lanternes allumées devant les niches des saints, ses troupes de soldats parcourant les rues, et le grand murmure de la Seine sous ses immenses ponts ! Puis à minuit toutes les cloches sonnent à la fois, les cierges se rallument dans les églises, les prêtres y accourent, l’orgue retentit, et l’on croirait entendre les anges chanter dans le ciel. Tout se tait ensuite jusqu’à matines où le branle reprend, et où l’on voit accourir bedeaux, chantres, enfants de chœur : les messes commencent ; les prêtres vont dans les cimetières, à la lueur des torches, prier de tombe en tombe pour le repos de ceux qui sont morts ; enfin le jour se lève, et alors le bruit de la ville qui se réveille couvre tous les autres bruits.

« Hier j’ai vu dîner le roi ; le repas se composait de volailles, d’œufs, de porc, et de beaucoup de pâtisseries dont j’ignore le nom. Mais ce qui faisait envie à voir, c’était le dessert. Un bourgeois qui se trouvait près de moi m’en a nommé tous les plats. Il y avait des confitures servies, du sucre blanc, du sucre rouge, du sucre orangeat, de l’anis, de l’écorce de citron, et du manu-christi. Chaque fois que le roi prenait son gobelet, un huissier criait :

« — Le roi boit.

« Et tous les assistants répétaient : Vive le roi !

« Le même bourgeois qui m’avait nommé les sucreries composant le dessert, m’apprit que le service de la bouche occupait au moins deux cents personnes. Il y a les maîtres-queux, les potagers, les hâteurs, les valets tranchants, les valets de nappe ; puis les sert-l’eau, les tournebroches, les cendriers, les souffleurs, les galopins ! On fait à la cour cinq repas comme dans certains châteaux : le déjeuner d’abord, le repas de dix heures ou décimer, le second décimer, le souper, et enfin le repas de nuit ou collation.

« Mais je m’oublie dans ces détails ; à quoi bon vous parler de toutes ces choses ? Ah ! que n’êtes-vous plutôt ici pour les voir avec moi ! Que ne puis-je conduire Catherine au Palais-Royal, où se vend tout ce qui pare une femme ; à la foire Saint-Laurent, au Landit surtout, où la plaine Saint-Denis est couverte, d’un côté, de livres, de parchemins et d’écoliers ; de l’autre, d’étoffes, d’orfèvrerie, et de tout le beau monde qui habite aux environs de l’hôtel Saint-Paul.

« Pauvre Catherine ! hélas ! je ne la reverrai de longtemps sans doute ; car je suis résolu à poursuivre ici mes études, et à prendre, si je le puis, mes degrés.

« Quoi qu’il arrive, je ne lui dis point de penser à moi ; le cœur de Catherine n’oublie rien. Les affections qui y mûrissent n’en peuvent plus sortir. Qu’elle continue donc à m’aimer comme je l’aime ; car c’est pour elle, c’est pour vous, mon père, que je travaille et que je vis !

« Adieu : pensez à moi dans vos prières, et gardez-vous bien de dire où je suis ; messire Raoul serait capable de me faire saisir ici et ramener à son domaine, dont je fais partie comme les arbres mêmes qui y croissent.

« Puisse Dieu vous prendre dans sa miséricorde, et moi avec vous !

« Jehan. »

Cette lettre une fois écrite et partie, Jehan se trouva plus tranquille, et il se hâta de se présenter aux lieux où se donnaient des leçons, portant comme tous les écoliers, d’une main ses livres, et de l’autre la botte de paille sur laquelle il devait s’asseoir. Mais lorsqu’il voulut entrer, on lui demanda la cédule par laquelle son seigneur l’autorisait à suivre les cours de l’université de Paris. Jehan demeura confus et muet.

— Nul serf ne peut entrer aux écoles sans permission de son seigneur, lui dit le contrôleur chargé d’inscrire les étudiants.

— Ainsi ce n’est pas assez d’être les maîtres de notre corps, murmura Jehan, il faut qu’ils le soient de notre intelligence.

Et il se retira le cœur gonflé d’amertume.

Un plus long séjour à Paris lui devenait inutile ; il délibérait déjà en lui-même s’il ne retournerait point à son village, quoi qu’il pût lui arriver, lorsqu’un soir les portes de la ville furent fermées avec grande alarme ; toutes les lumières qui brûlaient dans les rues, près des niches des saints, furent éteintes, et l’on donna ordre aux habitants de tenir devant chaque porte un seau d’eau et une chandelle allumée. Les Anglais avaient descendu la Seine et venaient attaquer Paris.

On aperçut au matin les feux de leurs avant-postes ; bientôt le gros de l’armée parut et campa sur les deux rives.

Cependant, tout ce qu’il y avait dans la ville d’hommes de guerre s’était armé ; les bourgeois eux-mêmes accouraient avec de grands cris. On transporta sur les remparts des pierres pour jeter sur les assaillants, et des sacs de terre pour se mettre à l’abri de leurs traits.

Peu à peu la première terreur fit place à la confiance, puis au dédain. On cria qu’il fallait prévenir l’ennemi en l’attaquant dans son camp. On réunit les hommes d’armes ; les plus déterminés bourgeois se joignirent à eux, et une porte fut ouverte pour que la troupe pût marcher aux Anglais.

Jehan, qui avait trouvé une hallebarde perdue dans la confusion, suivit cette troupe.

Ils arrivèrent bientôt devant les ennemis, qui les avaient aperçus et s’étaient préparés à les bien recevoir. Les archers anglais s’avancèrent d’abord contre le corps des bourgeois, qui marchait un peu en avant ; mais, contre toute attente, ceux-ci tinrent bon, et, bien qu’il en tombât un grand nombre, ils continuèrent à s’approcher du camp.

Les gens d’armes, voyant cela, ne voulurent point se montrer moins hardis, et chargèrent à bride avalée sur l’ennemi ; mais, soit qu’ils eussent mal calculé l’espace, soit qu’ils tinssent peu de compte des communes, comme à Poitiers, ils heurtèrent une partie de la troupe des bourgeois, qu’ils culbutèrent sur les archers. Il en résulta un désordre dont ceux-ci profitèrent, et qui fut encore augmenté par l’arrivée de la cavalerie anglaise.

Cependant, les gens d’armes, qui avaient évidemment compromis le succès par maladresse ou mauvais vouloir, s’efforçaient de racheter leur faute par la bravoure. Entraîné dans la mêlée, Jehan avait été renversé plusieurs fois et s’était toujours relevé plus acharné au combat. Il venait d’échapper à la flèche d’un archer, lorsqu’il se trouva en face d’un chevalier anglais qui leva son épée pour le frapper ; mais le jeune serf ne lui en laissa pas le temps, et lui enfonça sa hallebarde au défaut de la cuirasse : le chevalier tomba ; Jehan releva son épée, saisit la bride du cheval, sauta en selle et se précipita de nouveau au combat.

Jusqu’alors, le résultat était demeuré incertain ; mais l’arrivée d’une nouvelle troupe sortie de la ville, décida la fuite des Anglais.

Jehan les poursuivit quelque temps avec les gens d’armes qui n’avaient point perdu leurs chevaux. Mais enfin la nuit arriva, et se trouvant presque seul il tourna bride vers Paris.

Il suivait les prairies au petit pas, lorsque des gémissements étouffés le frappèrent ! Mettant aussitôt pied à terre, et se dirigeant vers l’endroit d’où les plaintes semblaient venir, il trouva un chevalier étendu sur le sol sans mouvement. Jehan le souleva avec effort, déboucla son armure et réussit à lui rendre le sentiment.

Le chevalier lui apprit alors qu’ayant voulu poursuivre les ennemis, quoique blessé, la force l’avait abandonné en chemin, et qu’il était tombé évanoui. Prenant Jehan pour un homme d’armes, il le pria de lui céder son cheval, lui indiquant la maison qu’il habitait à Paris, et proposant de lui laisser en gage son éperon d’or. Jehan refusa le gage, mais donna le cheval en disant qu’il irait le réclamer, et le gentilhomme partit.

L’essai que venait de faire le jeune serf lui avait appris qu’il ne manquait point de courage, et le succès lui avait laissé une exaltation orgueilleuse qui lui parut aussi agréable que nouvelle. Il aimait l’espèce d’égalité que le combat établit entre tous les combattants, la terrible liberté laissée à chacun, ces émotions successives de terreur, de joie ou de fierté. Dans une société, d’ailleurs, où la force avait toujours le droit de son côté, l’homme de guerre ne devait-il pas être le plus indépendant et le plus heureux ? Ces idées fermentèrent dans son esprit toute la nuit.

Le lendemain, lorsqu’il se présenta à la demeure du chevalier, celui-ci lui demanda ce qu’il désirait en récompense du service qu’il lui avait rendu.

— Prendre rang parmi les hommes d’armes du roi, répondit Jehan.

Es-tu serf ou homme libre ? demanda le gentilhomme.

— Serf, messire.

— Alors la chose est impossible ; le serf doit son sang à son seigneur, et ne peut en disposer sans que celui-ci y consente.

— Toujours, pensa Jehan en quittant le chevalier, toujours le même obstacle ! Impossible d’échapper à ce vice de naissance qui me marque au front comme Caïn ! Ah ! c’est trop attendre ; brisons cette chaîne à tout prix.

Et le soir même il quittait Paris, monté sur son cheval de guerre.

Il traversa d’abord la forêt de Bondi, pleine de charbonniers et de boisseliers : comme il allait en sortir, il rencontra une troupe de gens conduits par un curé, qui voyageaient sur deux chariots traînés par des ânes ; c’étaient des confrères de la Passion qui parcouraient la France en jouant des mystères. Jehan lia conversation avec le curé, auquel il raconta une partie de ses misères.

Celui-ci, qui considérait la monture du jeune homme d’un œil d’envie, lui proposa tout à coup d’entrer dans sa troupe. Le rôle du Péché mortel, dans la pastorale intitulée : la Bonne et la mauvaise fin, se trouvait précisément à prendre. Il l’assura que les frères de la Passion, outre qu’ils faisaient une œuvre agréable à Dieu en représentant leurs mystères, vivaient dans une liberté et dans un bien-être dont aucune autre profession ne pouvait donner idée. Jehan fut persuadé ; il prit place dans un des chariots auquel il laissa atteler son cheval, et continua son chemin avec la troupe de maître Chouard.

Malheureusement, les promesses de ce dernier étaient comme ses pièces : Sonitus et vacuum, sed præterea nihil. Jehan ne tarda point à s’apercevoir du mépris mérité dont ils étaient partout l’objet. À cette époque de rénovation, le besoin de changement et d’aventures avait poussé hors du logis tous ceux auxquels le classement rigoureux de la féodalité était devenu insupportable : c’était ainsi que s’étaient formées les compagnies de partisans qui couvraient la France, les bandes de pèlerins que l’on rencontrait sur toutes les routes, et enfin les troupes de comédiens qui, sous différents noms, commençaient à exploiter les moindres villes du royaume. Celle que dirigeait le curé Chouard n’était qu’un ramas de clercs endettés, d’écoliers compromis, de banqueroutiers en fuite, qui eussent également fait partie d’une bande de routiers. Lui-même n’en avait pris la direction que pour se livrer plus facilement à tous les écarts qu’entraînait la vie de bohémiens qu’ils menaient. Au bout d’un mois, les mauvaises recettes, les frais de route et les orgies avaient épuisé toutes les ressources de la troupe ; leurs chariots et les attelages furent saisis par un aubergiste de Troyes, pour payer ce qui lui était dû. Notre héros voulut en vain réclamer son cheval, sous prétexte qu’il n’appartenait point à la troupe ; l’aubergiste ne voulut rien entendre.

Il s’en prit alors au curé Chouard, le menaçant de le conduire devant les juges ; mais Chouard lui fit comprendre que s’il en venait à cette extrémité, il serait forcé de dire son nom, son état, son pays, et que l’on ne manquerait point de le faire conduire à Rillé, comme serf ayant fui le domaine du seigneur. Jehan sentit qu’il avait raison, et se tut.

Heureusement que le même jour un voyageur qui habitait l’auberge et avait vu son embarras vint le trouver.

— Je suis libraire, lui dit-il, et j’entretiens plus de cinquante copistes pour mes livres ; car, malgré le nouvel art venu d’Allemagne, les gens de naissance ou de la cour préféreront toujours une copie à un imprimé : ceux-ci, d’ailleurs, ont encore besoin d’écrivains pour les majuscules et les têtes de chapitre. Je sais que vous maniez la plume avec dextérité, car j’ai vu les affiches de vos spectacles. Suivez-moi, et vous gagnerez ce que gagnent vos compagnons, c’est-à-dire de quoi vivre en chrétien ; réfléchissez, et demain vous me ferez connaître votre décision.

Le lendemain, Jehan suivait son nouveau maître sur la route de Besançon.


§ 7.


Plus d’un an après les faits racontés dans le chapitre précédent, messire Raoul était debout dans la grande salle du château, écoutant avec impatience la lecture que lui faisait maître Moreau d’un acte sur parchemin.

— Enfin, dit-il en l’interrompant tout à coup, la vente est conclue, n’est-ce pas ?

— Conclue, monseigneur.

— Et je cède au duc de Vaujour une des meilleures parts de mon domaine avec tous les serfs qui en font partie ?

— Ses hommes d’affaires doivent venir en prendre possession aujourd’hui même ; beaucoup de familles sont déjà réunies dans la cour.

— Je ne veux pas les voir, dit Raoul ; leurs lamentations me font mal ! Pauvres gens ; je les livre à une bête féroce, car le duc n’est pas un homme ; mais cette expédition en Terre-Sainte a ruiné notre famille ; j’ai vendu tout ce que je pouvais vendre avant de toucher à mon domaine ; enfin, il a fallu s’y décider. Au diable ! et n’y pensons plus ! Tu t’occuperas de tout livrer, maître Moreau ; et surtout veille à ce que le nouveau propriétaire n’empiète pas sur ce qui me reste, car un domaine écorné ressemble à une étoffe trouée ; la déchirure va toujours s’élargissant.

Dans ce moment un domestique ouvrit la porte.

— Qu’y a-t-il ? demanda le comte en se détournant.

— Un marchand voudrait être reçu par monseigneur.

— Un marchand ! que Satan l’étrangle ; il vient sans doute réclamer le montant de quelque créance.

— Monseigneur m’excusera, celui-ci est un colporteur.

— Et que vend-il ?

— Des manuscrits.

— Qu’il passe son chemin ; je n’ai que faire en ce moment de sa marchandise.

— Il prétend vouloir parler d’une affaire étrangère à son commerce et qui peut être profitable à monseigneur.

— Allons, vous verrez que c’est quelque juif qui veut me prêter à soixante pour cent ; fais entrer.

Le domestique sortit et reparut bientôt avec un jeune homme au teint brun, à la chaussure poudreuse et portant sur ses épaules la balle de colporteur.

À la vue du comte il se découvrit et demeura debout à quelques pas, attendant que messire Raoul lui adressât la parole.

— Tu as affaire à moi ? lui demanda brusquement celui-ci.

— Oui, monseigneur, répondit le marchand.

Le son de cette voix parut frapper maître Moreau ; il releva la tête.

— Dieu me sauve ! dit-il, ce n’est pas un étranger.

Et s’approchant du colporteur, il demeura tout à coup immobile et stupéfait.

— Qu’est-ce donc encore ? demanda messire Raoul.

— Aussi vrai que je suis chrétien, je ne me trompe pas reprit l’intendant… ce colporteur.

— Eh bien ?…

— C’est un de vos hommes, monseigneur.

— À moi ?

— C’est ce Jehan qui avait pris la fuite, il y a huit ans.

— Il se pourrait !…

— C’est la vérité, monseigneur, dit le marchand.

— Et tu oses te présenter ici, vaurien ! s’écria maître Moreau ; sais-tu bien que monseigneur peut te faire fouetter devant la grande porte ?

Jehan jeta à l’intendant un regard de mépris.

— Monseigneur a toute puissance sur les serfs de son domaine, reprit-il froidement ; mais non sur ceux qui ont acquis droit de bourgeoisie dans une ville franche.

— Que parles-tu de droit de bourgeoisie, interrompit Raoul ; as-tu obtenu de moi ton affranchissement ?

— Non, monseigneur ; mais je le tiens de la coutume.

— Que veux-tu dire ?

— Voici une cédule prouvant que j’ai habité un an et un jour à Besançon.

— À Besançon, répéta maître Moreau en saisissant le parchemin que tendait Jehan.

— Et que m’importe ! répliqua Raoul.

— Monseigneur n’ignore point, sans doute, que le séjour dans certaines villes affranchit.

— Est-ce vrai ?

— Trop vrai, murmura maître Moreau.

— Ainsi, ce drôle est libre sans mon consentement ?

— Libre de servage, fit observer l’intendant ; mais il n’en demeure pas moins le vassal de monseigneur, tenu à l’hommage et obligé de le servir envers et contre tous, sauf contre le roi.

— Et c’est à quoi je suis prêt, répondit Jehan.

— Au diable le manant ! s’écria Raoul en frappant du pied. Qui a permis que le séjour d’une ville pût ainsi prescrire contre nos droits ? Vive Dieu ! ces communautés de bourgeois finiront par devenir des lieux d’asile pour tous nos hommes.

Puis se tournant vers Jehan.

— Et tu viens ici sans doute pour me braver, drôle ? ajouta-t-il.

— Loin de moi cette pensée, monseigneur, dit le jeune homme.

— Que cherches-tu alors ?

— Monseigneur a sur ses domaines un vieillard et une jeune fille, tous deux en servage ; le vieillard est mon père et la jeune fille doit être ma femme.

— Après.

— Je voudrais acheter leur affranchissement.

— Et moi je ne veux point te le vendre, s’écria messire Raoul ; nous verrons si ceux-là aussi l’obtiendront contre ma volonté.

— Ah ! monseigneur ne voudrait pas se venger aussi durement, s’écria Jehan ; il ne me refusera point.

— Je refuse.

— Mais songez, monseigneur…

— Je songe que ton père et ta fiancée sont en mon pouvoir et qu’ils y resteront. Par le ciel ! je ferai peut-être une fois ma volonté.

— Monseigneur a, d’ailleurs, disposé du vieux Thomas et de Catherine, objecta maître Moreau avec un sourire méchant.

— Comment cela ?

— Tous deux font partie des familles qui doivent être livrées au seigneur de Vaujour.

— Se peut-il ! s’écria Jehan.

— Oui, dit Raoul ; je lui ai vendu trois villages avec tous leurs serfs, et tu ne pourras retirer de ses mains ni le vieillard ni la jeune fille, car il a juré de ne jamais consentir à un affranchissement.

Jehan tressaillit et devint pâle ; il savait que le seigneur de Vaujour était un de ces fous sanguinaires que les souffrances des autres réjouissent. On racontait d’incroyables histoires de sa cruauté : la plus grande partie de ses serfs étaient morts de misère ou avaient pris la fuite, ses terres avaient cessé d’être cultivées, et les villages de son domaine tombaient en ruine. La seule idée de voir son père et Catherine au pouvoir de ce monstre, causa au jeune homme une véritable épouvante.

— Je me soumettrai à telle condition qu’il plaira à monseigneur d’ordonner, dit-il ; mais au nom du Christ, qu’il ne livre point ceux que j’aime au duc de Vaujour.

— Monseigneur ne peut se dispenser de faire cette vente, interrompit maître Moreau, qui craignait que Raoul ne se laissât toucher par les prières du jeune homme.

— Je lui abandonnerai en dédommagement tout ce que je possède, interrompit Jehan.

— En vérité, dit le comte ; je serais curieux de savoir ce qu’un drôle de ta sorte cache dans son escarcelle.

— Je puis disposer de douze vieux écus, reprit rapidement Jehan en tirant tout son argent de la bourse de cuir qu’il portait à son côté.

— C’est trop peu, dit sèchement maître Moreau.

— Hélas ! je ne puis donner davantage, dit Jehan ; mais prenez en outre, s’il le faut, tous mes manuscrits ! Voyez, monseigneur, ce sont des bréviaires écrits aux trois encres, des missels ornés de majuscules dorées, des copies d’Horace et de la logique d’Aristote ; il y en a là pour vingt écus au moins. N’est-ce point assez pour l’affranchissement d’un pauvre vieillard et d’une jeune fille ? Oh ! je vous en conjure, ne me refusez pas ! Vous ne voudriez pas vous venger de moi, monseigneur, car je suis trop faible et vous trop fort ! Vous savez que rien ne peut vivre sur les terres de Vaujour ; y envoyer mon père et Catherine, c’est les livrer au supplice. Oh ! vous les prendrez en pitié ! Au nom de tout ce que vous avez aimé, grâce pour eux, monseigneur, grâce pour moi !

Jehan était tombé aux pieds du comte ; l’intendant s’aperçut que celui-ci était ébranlé, il le tira vivement à l’écart.

— Prenez garde, monseigneur, dit-il ; si l’exemple de Jehan était imité, vos terres resteraient bientôt sans paysans.

— Sans doute, répondit Raoul ; mais la douleur de ce garçon m’a troublé.

— Retirez-vous, et je me charge de le congédier.

— Mais ces douze écus et ces livres ?

— Je les aurai, monseigneur.

— En vérité !

— Et Jehan n’en demeurera pas moins puni, comme il convient pour l’exemple.

— Alors, fais pour le mieux, dit Raoul.

Et se tournant vers le jeune colporteur qui était demeuré tout ce temps à genoux et les mains jointes.

— Je ne traite point avec un serf rebelle, dit-il ; fais tes propositions à maître Moreau.

Et il quitta la salle.

Jehan le regarda sortir, puis se leva lentement ; ses yeux rencontrèrent ceux de l’intendant ; il tressaillit involontairement.

— Je suis à votre discrétion, maître, dit-il d’un accent abattu ; que puis-je espérer ?

— Ces douze écus et ces livres sont-ils bien tout ce que tu possèdes ? demanda celui-ci.

— Tout ; je le jure sur mon salut.

— Alors choisis entre ton père et Catherine.

— Que voulez-vous dire ?

— Que tu ne pourras racheter que l’un d’eux.

Jehan recula ; dans toutes ses prévisions, il n’avait jamais songé à une pareille épreuve ; il en demeura comme étourdi.

L’intendant le regarda avec une joie mal déguisée.

— Eh bien, m’as-tu compris ? demanda-t-il enfin.

— C’est impossible, balbutia Jehan ; vous ne pouvez exiger de moi un tel choix…

— Alors, tous deux partiront pour Vaujour, répondit Moreau avec indifférence.

— Non, s’écria le jeune homme ; non, tous deux resteront. Je vous en conjure, maître !… Si le prix que je paye aujourd’hui ne suffit pas, eh bien, j’engagerai ma parole pour une somme égale.

L’intendant haussa les épaules.

— Je n’enregistre point de parole dans mes comptes, dit-il sèchement ; choisis et hâte-toi si tu ne veux qu’il soit trop tard.

Il avait ouvert la fenêtre, et Jehan aperçut alors la cour pleine d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, dont un scribe prenait les noms. Tous faisaient entendre de sourds gémissements et levaient au ciel des yeux noyés de larmes.

— Ce sont les serfs appartenant aux terres vendues, dit maître Moreau ; dans un instant l’intendant du seigneur de Vaujour va les emmener, et ton choix serait alors inutile : décide-toi donc si tu ne veux perdre sans retour ton père et ta cousine.

La situation de Jehan était horrible. Partagé entre deux affections qu’il s’était accoutumé jusqu’alors à regarder comme égales, il n’osait interroger son cœur. Sauver Catherine, c’était sauver, pour ainsi dire, son avenir et assurer la réalisation de toutes ses espérances : mais sauver son père, c’était payer la dette de reconnaissance que lui avait léguée le passé. Des deux côtés les dangers étaient égaux ; aussi, éperdu, haletant, n’osait-il prononcer un arrêt qui lui faisait manquer au devoir ou anéantissait son bonheur.

Il était tombé à genoux près de la fenêtre, les mains jointes, demandant à Dieu de l’inspirer et ne pouvant trouver en lui la force nécessaire pour une décision, lorsque Catherine, qu’il n’avait point encore aperçue sortit tout à coup de la foule. En la voyant si belle et si éplorée, Jehan ne put résister plus longtemps ; il se leva d’un bond et il se penchait au balcon pour l’appeler, lorsqu’un vieillard parut à son tour, marchant avec peine et conduit par un enfant. Jehan reconnut son père, et la parole s’arrêta sur ses lèvres. Il se rappela tout à coup les soins qu’il avait reçus du vieillard, la tendresse dont il avait été entouré, les conseils utiles qui lui avaient été donnés ; tous les souvenirs de ses jeunes années semblèrent se réveiller pour faire cortège au vieillard. Saisi de respect et d’une reconnaissance pieuse, son cœur se fendit ; il découvrit sa tête et étendit les bras en pleurant.

— Mon père ! s’écria-t-il… Rendez-moi mon père !… et que Dieu ait pitié de moi !

§ 8.


Plusieurs mois s’étaient écoulés ; le soleil commençait à baisser à l’horizon et ses dernières lueurs étincelaient joyeusement sur la forêt de Vaujour ; mais l’on n’entendait dans la campagne aucun des bruits qui ordinairement l’animent à cette heure : point de cri d’appel, aucun mugissement de troupeaux, nul son de cloche avertissant de prier avant la fin du jour ! Les champs étaient déserts, les maisons fermées et muettes ! On eût dit que quelque grand désastre pesait sur la contrée entière.

Or, ce désastre, c’était la guerre ! et la plus affreuse de toutes ; une guerre où les ennemis parlent la même langue et se sont embrassés la veille ; une guerre entre voisins !

La vente faite par le comte Raoul au duc de Vaujour n’avait point tardé à amener des querelles entre les deux seigneurs. Chacun d’eux se plaignait de la mauvaise foi de l’autre ; des explications on passa aux injures, et des injures aux armes.

Le duc fut le premier à faire sa déclaration de guerre, il entra sur le territoire de son voisin, détruisit les moissons, brûla les villages et tua le plus qu’il put de ses gens.

Le comte Raoul, voulant user de représailles, convoqua ses vassaux ; et Jehan, qui venait de perdre son père, se rendit en armes au lieu indiqué.

Le comte partagea ses hommes en plusieurs troupes qu’il plaça sous le commandement d’hommes d’armes auxquels il avait donné ses instructions secrètes. Le jeune marchand fit partie de la plus nombreuse de ces troupes, et au moment où nous reprenons notre récit, il se dirigeait avec elle vers Clairai.

Les vassaux de messire Raoul marchaient en désordre, jetant de tous côtés des regards inquiets comme s’ils eussent craint quelque embûche et se demandant tout bas quel était le but de leur expédition. Jehan, qui allait derrière, fut tout à coup accosté par un pêcheur de l’étang de Rillé, qui, en qualité de vassal et fermier du comte, avait aussi été forcé de marcher.

— Eh bien, demanda-t-il à voix basse, sais-tu ce qu’on veut faire de nous ?

— Rien de bon, sans doute, répondit Jehan.

— J’ai idée que nous pourrions bien traiter Clairai comme le sire de Vaujour a traité nos villages.

— Qu’y gagnerons-nous, sinon de ruiner des parents et des amis ? répliqua Jehan.

— C’est la vérité, garçon, reprit le pêcheur ; mais qu’y faire ? Le vassal est obligé de prendre les armes quand le seigneur l’ordonne.

— Oui, dit Jehan, et s’il refuse on le condamne comme lâche et félon, car il n’est point maître de sa haine ; sur un signe, sur un mot, son voisin d’hier doit devenir son ennemi ; et cela sans qu’il sache pourquoi ! Il faut qu’il épouse toutes les colères de son maître, qu’il frappe où celui-ci ordonne de frapper !

— Heureusement que je n’ai personne de ma famille sur le domaine de Vaujour, fit observer le pêcheur.

— Ni moi, je l’espère, dit Jehan.

— Mais, j’y pense, ta cousine Catherine ?…

— Elle est au service de la fille du duc et habite le château même, où il n’y a rien à craindre.

— Tu te trompes, Jehan, dit une voix.

Le jeune homme se détourna vivement et aperçut maître Moreau.

— Catherine n’est plus au château, continua l’intendant.

— Comment savez-vous ?… s’écria Jehan.

— Par les espions qui ont parcouru le domaine de Vaujour. Elle a rejoint sa mère qui était malade.

— Au vivier, s’écria Jehan ; ah ! j’y cours.

— C’est inutile.

— Comment ?

— La troupe commandée par Pierre y est déjà avec ordre de tout brûler.

— Se peut-il !

— Et tu arriverais trop tard, regarde !

Jehan leva la tête ; des flammes illuminaient effectivement l’horizon du côté du vivier.

Le jeune homme poussa un cri et s’élança à travers le fourré, se dirigeant en courant vers l’incendie.

Bientôt il distingua les cabanes en feu, il crut entendre des cris !… Faisant un dernier effort, il franchit rapidement l’espace qui lui restait à parcourir et arriva à la porte de sa cousine.

La flamme commençait à peine à serpenter le long du toit de chaume, Jehan éperdu se précipita dans la cabane ; mais en y entrant, son pied glissa dans le sang et alla heurter un cadavre étendu à terre.

C’était celui de Catherine !

 

Un mois après Jehan prenait l’habit de novice chez les Franciscains de Tours.

Le jour où il descendit au préau pour la première fois, un moine vint à lui et lui demanda s’il le reconnaissait : c’était celui qui, simple novice, dix ans auparavant, lui avait conseillé d’entrer au couvent. En remarquant la pâleur de ce front triste et ravagé, le jeune religieux secoua la tête.

— Hélas ! je le vois, dit il, vous avez fait une rude expérience de la vie.

— Et après de longues épreuves j’ai reconnu, comme vous le disiez, que c’était ici seulement le port, ajouta Jehan. Partout ailleurs le servage vous laisse quelque bout de sa chaîne à traîner ; ici seulement est la délivrance ; ici l’on retrouve la dignité de l’homme. Ah ! naguère je ne voyais dans vos couvents que des maisons de prières ; mais maintenant je sais que ce sont aussi des hospices pour les cœurs affligés. Au milieu de cette société barbare encore, basée sur les droits du plus fort, les monastères sont comme ces hautes montagnes où se réfugient les vaincus pour échapper à la servitude. Quand l’égoïsme et la violence abrutissent la foule, ici se conserve le saint héritage de la science, de la justice, de la liberté !

— Et vous pouvez ajouter, mon frère, que cet héritage se répandra d’ici sur toute la terre, ajouta le moine. Oui, un jour viendra où la fraternité que nous prêchons deviendra la loi générale ; où les sociétés des hommes ne seront que de grandes communautés dans lesquelles tous seront égaux, et où les chefs librement élus pourront seuls commander. C’est à cette grande œuvre que nous devons consacrer nos efforts et nos prières.

— Hélas ! dit Jehan, s’il en est ainsi, que ne sommes-nous venus sur cette terre quelques siècles plus tard ; pourquoi devons-nous bâtir avec une sueur de sang l’édifice où d’autres seront à couvert ?

— Et savez-vous, mon frère, ce qu’ont souffert ceux qui ont préparé le nôtre, reprit vivement le moine ? Croyez-vous qu’ils n’aient point été plus cruellement éprouvés que nous, les premiers chrétiens qui proclamèrent la liberté des hommes et leur égalité devant Dieu ? Combien sont morts déchirés par les bêtes ou par les verges du bourreau, avant que l’esclave antique soit devenu un serf de nos temps ! N’accusez point la Providence ; mais admirez au contraire comme elle a donné à chaque génération sa tâche et à chaque temps son progrès. L’esclave n’avait autrefois de refuge que dans la tombe ; aujourd’hui le serf trouve parmi nous une retraite. Ah ! ne nous plaignez pas, frère ; mais songeons seulement à hâter la régénération du monde.

— Et comment cela ? demanda Jehan.

— En prêchant l’affranchissement de toutes nos forces, répondit le moine ; en faisant comprendre aux puissants, près de paraître devant Dieu, que ce Dieu ne connaît ni seigneurs ni manants ; en faisant enfin disparaître partout la possession de l’homme par l’homme, dernier héritage d’un paganisme inique et brutal.

— Ah ! que Dieu vous entende, s’écria Jehan, et qu’il me fasse la grâce de travailler à une telle œuvre !

— Vous le pouvez, répliqua le moine ; car vous avez revêtu la livrée des travailleurs.

— Et vous espérez la réussite, mon frère ?

— Je compte sur la parole du Christ, dit le moine, et le Christ a dit : Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.


  1. Au moyen âge, beaucoup de percepteurs tenaient leur comptabilité comme les boulangers de petites villes la tiennent encore de nos jours. Ils avaient pour chaque contribuable deux planchettes sur le tranchant desquelles ils marquaient le nombre des unités reçues, par des entailles. Une des planchettes restait au contribuable comme reçu, l’autre au percepteur comme livre de recette.
  2. Les banqueroutiers.
  3. On donnait ce nom aux soldats maraudeurs. Les coureurs de poule étaient les mêmes traînards qui, sous l’empire, furent appelés fricoteurs.
  4. Sucre.
  5. La valeur intrinsèque de celles-ci était beaucoup moindre que celle des monnaies anciennes, quoiqu’elles eussent la même valeur nominale.