Au bord du lac (Souvestre)/Premier récit. — L’Esclave

D. Giraud et J. Dagneau (p. 1-50).

AU BORD DU LAC.

PREMIER RÉCIT.



l’esclave.


§ 1.


Toute la ligne de rues qui conduisait du mont Janicule au Forum était envahie par cette masse de désœuvrés que créent les grands centres de civilisation. Ce jour-là, l’oisiveté romaine s’était éveillée avec l’espérance d’une distraction ; elle comptait sur l’arrivée d’un immense convoi de prisonniers.

Les maîtres du monde avaient trouvé une nouvelle nation à réduire : ce coin de terre tout couvert de magiques forêts, et que protégeaient des dieux inconnus, était enfin soumis ; on allait voir ce peuple de l’Armorique, si merveilleux par sa force, si étrange dans ses mœurs, dans son culte, et c’était courbé sous la domination romaine qu’il allait apparaître !

Aussi, ce jour-là, tous les instincts du grand peuple étaient-ils agités ; toutes ses curiosités avaient été mises en mouvement ! il trouvait à la fois un triomphe pour son orgueil, un spectacle pour ses loisirs. Parfois cependant, dans cette foule qu’amassait une même pensée, on entendait surgir quelques mots de regret ; c’étaient les plus pauvres qui, au milieu de la joie publique, s’attristaient de n’avoir pas quelques milliers de sesterces peur acheter un Armoricain !

Vers la quatrième heure (dix heures du matin), les promeneurs se rangèrent sur deux haies : le cortège de prisonniers commençait à passer sous la porte Aurélia et à traverser les rues de la ville.

Plus de six mille Celtes, portant au front la double attestation de leur liberté perdue, une couronne de feuillage et une indicible expression de douleur, défilèrent devant la nation souveraine. Toutes les souffrances réunies se laissaient entrevoir dans leurs regards et dans leurs attitudes. Ils ne marchaient pas seulement le cœur brisé par d’inutiles désespoirs, les souffrances du corps venaient se joindre à celles de l’âme. La fatigue de la route et surtout l’influence d’un nouveau ciel les avaient épuisés. Habitués aux fraîches brises de l’Océan, au soleil voilé de l’Armorique, au silence des forêts, ils ne pouvaient supporter ni le soleil ardent de l’Italie, ni cette blanche poussière des chemins, ni ces cris de la foule. Mais si, affaiblis par la lutte contre un nouveau climat, ils ralentissaient leur marche, le fouet du maquignon (marchand d’esclaves) leur rappelait promptement qu’ils n’avaient plus droit même au repos.

Je ne sais si la vue de tant de misères n’émut point secrètement ces Romains avides de spectacle et de domination ; mais on n’aperçut dans la foule aucun témoignage de pitié : aucun œil ne se baissa, aucune plainte compatissante ne se fit entendre.

Quand une population entière se trouve sous le poids d’une calamité qui l’atteint d’un seul coup dans tous ses bonheurs, l’individualité de chacun s’efface pour ainsi dire dans ce malheur général, et tous les visages se ressemblent. Cependant, parmi les milliers de victimes qui traversaient Rome, il s’en trouvait une dont la figure se montrait plus inquiète, plus souffrante encore que les autres, mais en même temps plus empreinte de dévouement et de courage. C’était celle d’une femme d’environ trente-cinq ans, dont le regard ne quittait pas l’enfant qui marchait à ses côtés. Tout ce que le cœur d’une mère peut contenir d’angoisses était exprimé dans ce regard ; mais, outre la douleur qui se laissait voir également dans l’œil de chaque mère, on y trouvait je ne sais quelle sainte énergie.

L’histoire de cette pauvre femme était à peu près celle de toutes ses compagnes. Elle avait vu mourir à ses côtés son mari et l’aîné de ses fils ; puis, elle et le plus jeune avaient été faits prisonniers. Mais les pertes douloureuses qu’elle avait faites n’avaient diminué en rien l’activité de sa sollicitude maternelle ; elle oubliait ses chagrins pour ne songer qu’à son enfant. Sans doute elle avait plus et mieux aimé que les autres, car il n’y a que les cœurs d’élite qui restent ainsi dévoués et forts aux heures d’agonie.

Cette femme s’appelait Norva. Son fils Arvins, âgé d’une douzaine d’années, marchait silencieusement auprès d’elle. Son pas ferme et grave, sa résignation muette, son expression calme attestaient fortement son origine. Les mains passées dans la ceinture de sa braie, la tête droite, l’œil triste, mais sec, il suivait, sans proférer une seule plainte, ceux qui marchaient devant lui ! Et cependant, il y avait encore, au milieu de sa jeune force, assez de la fragilité de l’enfance, pour que ses pleurs ne pussent être accusés de faiblesse. Lui aussi sans doute puisait son courage dans la vue de sa mère ; car quand leurs yeux venaient à se rencontrer, il portait la tête plus haut et appuyait le pied plus solidement sur la terre.

Il souffrait cependant cruellement, car il songeait au passé, et ses compagnons lui avaient fait comprendre ce que serait l’avenir ! Mais il sentait que ce passé renfermait encore pour sa mère de plus cuisants regrets ; il devinait que l’avenir pèserait encore plus lourdement sur elle, faible et bientôt vieille, et il cachait avec soin ses propres tortures.

La vue de Rome et de ses monuments ne fit pas diversion à la douleur de Norva. Les riches palais, les superbes temples de la ville par excellence passèrent devant ses yeux comme des ombres ; mais Arvins, que sa jeunesse mettait à l’abri de ces chagrins sans trêve qui forcent l’âme à creuser toujours le même sillon, fut frappé des merveilles qui se déployaient devant lui. Son aspect resta aussi grave ; mais peu à peu l’expression de tristesse qu’on entrevoyait derrière cette gravité fit place à l’étonnement.

La multitude de statues de marbre et de bronze, les temples entourés de colonnes, où le jour produisait tant de magiques effets, les lignes de palais avec leurs riches vestibules frappèrent vivement l’enfant. Il ne pouvait se lasser de voir, au milieu de ces magnificences de l’art, des centaines d’hommes se drapant dans la pourpre, ou que des chars dorés entraînaient avec la rapidité de l’éclair.

Mais, quand il arriva sur le Forum, son étonnement devint de la stupéfaction. Ce que Rome possédait de plus beaux édifices était renfermé dans cette enceinte que surmontait le Capitole. Les yeux d’Arvins couraient d’un temple à l’autre, des basiliques aux statues dorées, et partout c’était la même élégance, la même splendeur ! Le jeune Armoricain se demanda si tout ce qui l’entourait était bien véritablement l’ouvrage des hommes.

Arrivé au centre de la place, le cortège s’arrêta ; c’était là que la séparation des prisonniers devait avoir lieu ; là que chacun d’eux allait suivre le maquignon qui l’avait acheté à la république, jusqu’à ce que celui-ci le revendît, à son tour, au maître qui devait, pour ainsi dire, le baptiser esclave.

Arvins fut cruellement rappelé à la pensée de sa situation et de celle de sa mère en comprenant qu’ils avaient atteint le but de leur course.

L’espèce d’enchantement auquel il s’était abandonné pendant quelque temps disparut bientôt pour faire place à l’inquiétude. Qu’allaient-ils devenir tous deux ?… Auraient-ils un maître commun ? ou bien faudrait-il encore, à tant d’autres malheurs, joindre celui de la séparation ?

Écrasés par la chaleur, les Armoricains, naguère si forts dans leur âpre atmosphère, s’étendirent sur les dalles de pierre qui pavaient le Forum, cherchant avidement l’ombre de chaque édifice, de chaque statue, et jusqu’à celle des plus frêles colonnes. Cette fois, le hasard fut bon pour Norva et son fils ; il les plaça sous le grand ombrage de l’immense figuier du lac Curtius.

La voix dure des maquignons ne tarda pas à interrompre ce court repos. On fit signe aux prisonniers de se lever ; on procéda à leur partage, et chaque esclavier emmena avec lui son lot de prisonniers.

Arvins et sa mère ayant été acquis de la république par le même marchand, furent conduits, avec une trentaine de leurs compagnons, dans une taverne, près du temple de Castor.

La vente définitive ne devait avoir lieu que quelques jours après, et lorsque les captifs seraient reposés ; car les Romains ne voulaient que des esclaves sains de corps, beaux et vigoureux. Cette santé, qu’ils payaient comme un objet de luxe, se fanait sans doute bien vite dans les épuisements de la servitude ; mais, pendant sa durée, c’était du moins, pour les palais, une décoration dont la vanité des plus riches pouvait se faire gloire.

Maintenant donc qu’on avait fourni sa curée à l’orgueil national en lui montrant l’abattement d’une nation vaincue, il fallait songer à satisfaire d’autres exigences ; il fallait parer la marchandise qu’on devait présenter aux acquéreurs ; engraisser le bétail !… c’était la noble science du maquignon.

Aussitôt que les Armoricains, parmi lesquels se trouvaient Norva et son fils, furent entrés dans la taverne dont nous avons parlé, on les entoura de mille soins ; un repas abondant leur avait été préparé, et d’anciens esclaves furent chargés de veiller à leurs besoins.

§ 2.


Quand le jour de la vente arriva, on parfuma les Celtes à la sortie du bain ; on peigna soigneusement leurs longues chevelures, on y mêla quelques ornements, en ayant soin toutefois de conserver le caractère d’étrangeté qui prouvait leur origine. Enfin, la quatrième heure venue, après avoir posé sur leur front la même couronne de feuillage qu’ils avaient lors de leur entrée à Rome, et leur avoir suspendu au cou un petit écriteau sur lequel étaient relatées les qualités de chacun, on les fit monter sur des échafauds dressés devant la taverne, en leur adjoignant une quinzaine d’anciens captifs dont le propriétaire espérait se défaire à l’aide de l’affluence qu’attirerait la vente des Armoricains.

D’après la loi qui ordonnait aux maquignons de déclarer l’origine de leurs esclaves par des signes extérieurs, ces derniers ne portaient point la couronne de feuillage qui distinguait les prisonniers de guerre ; mais leurs pieds frottés de craie annonçaient qu’ils étaient d’outre-mer. Quelques-uns d’entre eux étaient coiffés d’un bonnet de laine blanche pour annoncer que le maquignon ne répondait point de leurs qualités, et ne voulait prendre, à leur égard, vis-à-vis des acquéreurs, aucune des responsabilités dont la loi le chargeait.

Pour la seconde fois le Forum romain étalait sa splendeur devant les habitants de l’Armorique ; mais si les pauvres captifs avaient retrouvé dans le repos un peu de leur ancienne force, leurs âmes n’étaient ni moins tristes ni plus accessibles aux distractions. Tout ce luxe de marbre, de bronze, de monuments, était à peine remarqué par la plupart d’entre eux. Une seule chose les frappa, ce fut l’aspect presque désert de cette place au milieu de laquelle ils avaient vu, quelques jours auparavant, circuler des flots de population. C’était le moment où les magistrats rendaient la justice, où les négociants traitaient les affaires de commerce dans les basiliques, où les acheteurs étaient occupés dans les tavernes. Quant aux oisifs, ils se trouvaient, comme toujours, là où était le mouvement, sérieusement occupés de regarder le travail des autres, et de le juger sans y prendre part.

Dans une heure ou deux, la physionomie du Forum allait complétement changer. La population romaine devait inonder cette place ; mais d’ici là les captifs étaient maîtres de leurs mouvements et de leurs pensées.

Ils employèrent ces moments d’attente à de derniers adieux. Les mains purent encore se presser une fois ; on put échanger quelques larmes ; parler de ceux qui étaient morts ; répéter le nom du pays dans cette douce langue celtique qu’il faudrait bientôt abandonner pour celle des maîtres !

Les plus forts essayèrent de donner quelques consolations aux plus faibles en leur parlant de vengeance. Ils répétèrent que tout n’était point perdu de l’Armorique, puisque les dieux qui la protégeaient veilleraient toujours sur ses enfants exilés ; mais parmi les voix qui s’élevèrent pour encourager les généreuses fiertés, celle du vieux druide Morgan se faisait surtout écouter.

— Ne montrons point lâchement les blessures de nos cœurs aux ennemis, répétait-il d’un accent calme et fort ; après avoir versé notre sang devant eux, ne leur donnons pas la joie de voir encore couler nos pleurs. Quelles que soient les misères que ce peuple nous tienne en réserve, aucune agonie ne pourra être aussi cruelle pour nous que celle que nous avons éprouvée quand on nous a arrachés de force du sol paternel. Puisons donc du courage dans cette pensée que nous avons désormais subi les plus dures épreuves. Que les femmes elles-mêmes, si de nouvelles douleurs viennent les atteindre dans leurs enfants, ne laissent échapper aucun cri, et que le cœur de l’Armoricaine soit assez grand pour ensevelir toutes les larmes de la mère !

Le regard de Morgan planait sur ceux qui l’entouraient avec une expression de sublime commandement ; mais quand il vint à rencontrer les yeux de Norva qui se fixaient avec anxiété sur son fils, une ombre de pitié le traversa, et sa voix passa subitement à un accent plus doux.

— Norva, dit-il, tu es la femme d’un chef ; songe que du palais de nuages qu’il habite maintenant, mon frère te regarde : ne le fais pas rougir aux yeux des héros.

— Je tâcherai, répondit la mère.

— Et toi, enfant, ajouta le vieillard en se tournant vers Arvins, toi qui dans quelques heures peut-être ne seras qu’un triste rameau détaché de sa tige, rappelle-toi que l’Armorique est ta patrie, et qu’avant le jour où Rome a foulé ta terre natale, les Celtes, qu’elle a chargés de chaînes, vivaient libres et heureux sous leurs grandes forêts. À nos vainqueurs donc toute ta haine ! et quand nos dieux, les seuls vrais et puissants, permettront que le moment de la délivrance arrive pour ton pays, montre à cette nation que, nous aussi, nous sommes dignes d’être maîtres ; car nous savons faire souffrir ! Si jamais, à la vue d’un de nos ennemis, tu te sentais pris d’un sentiment de pitié, écoute tes souvenirs, et tous te diront, qu’à défaut d’autre héritage, les Armoricains ont transmis à leurs enfants celui de la vengeance.

Les éclairs qui jaillirent des yeux d’Arvins contenaient plus de promesses que les plus énergiques paroles. Morgan, le noble et courageux vieillard, mais le prêtre d’une religion sans pardon, parut heureux des sentiments qu’il venait d’exciter ; il posa sa main sur la tête de l’enfant en signe de bénédiction, se tourna vers la mère et ajouta :

— Ne crains rien pour ton fils, Norva ; il a déjà le cœur assez fort pour que les maux de la vie passent sur lui sans l’avilir.

Le clepsydre du temple de Castor marquait la cinquième heure ; c’était le moment où la place du Forum allait être envahie par la foule ; le maquignon imposa silence aux esclaves.

Norva se pressa contre Morgan et essaya de mettre son enfant encore plus près d’elle ; car elle se sentait fortifiée par cette double protection d’amour et de pitié. Arvins serra la main de sa mère contre son cœur, et lui jeta un regard qui contenait toutes les suppliantes soumissions de l’enfant, jointes aux fières résolutions de l’homme.

Les curieux ne tardèrent pas à entourer les tavernes d’esclaviers qui se trouvaient sur les différents points du Forum. Chacun des maquignons, une baguette à la main, et se promenant devant les tréteaux, cherchait à attirer l’attention de la foule en enchérissant sur les impudents mensonges de ses voisins.

— Venez à moi, illustres citoyens, criait le propriétaire de Norva et de son fils ; aucun de mes confrères ne pourra vous donner des esclaves doués de qualités aussi merveilleuses que les miens. Vous savez que je suis connu depuis longtemps dans le commerce pour la supériorité de ma marchandise. Regardez plutôt, continua-t-il en désignant un Armoricain d’une trentaine d’années, remarquable par l’élégance de ses formes et l’énergie de ses attitudes ; où trouverez-vous un homme aussi fort et aussi beau ? N’est-il pas digne de poser pour un Hercule ? Et bien, nobles Romains, croyez-m’en sur ma parole, car rien ne me force à mentir, cet esclave est mille fois plus précieux encore par sa probité, son intelligence, sa sobriété, sa soumission, que par cette beauté qui vous étonne. Quel est donc celui de vous qui ne ferait pas volontiers un léger sacrifice pour acquérir un aussi rare trésor ?

Plus la foule grossissait autour de la taverne du maquignon et plus il redoublait de bavarde effronterie. On eût dit que la figure ignoble de ce marchand d’hommes, personnification vivante de toutes les passions honteuses et brutales, était jetée là comme contraste devant ces belles têtes celtiques qui ne reflétaient, pour la plupart, que de fiers instincts et de sérieux sentiments.

Déjà plusieurs marchés avaient été conclus, plusieurs arrêts de séparation avaient été prononcés entre des êtres aimés. Plus d’un vieillard avait vu s’éloigner le fils sur lequel il s’appuyait ; plus d’un enfant avait vu partir sa mère ; et tous pourtant tenaient religieusement la promesse qu’ils avaient faite de ne point donner leur douleur en spectacle à des ennemis. On étouffait un soupir, on refoulait une larme dans son cœur à chaque nouveau compagnon qu’on voyait se perdre au loin dans la foule, et si le courage d’une mère l’abandonnait au départ de son enfant, on se plaçait devant elle, afin que ses gémissements n’arrivassent point jusqu’aux maîtres !

Toutes les scènes de ce drame poignant, mais silencieux, retentissaient dans l’âme de Norva. À chaque coup qui tombait sur un de ses frères, elle sentait comme une nouvelle faculté douloureuse se développer au fond de son cœur, mais quand elle était près de défaillir, elle levait les yeux sur Morgan, et la vue de cette tête impassible lui rendait son courage.

Pendant quelques instants cependant le cœur de la pauvre femme fut inondé de joie ; une mère et son enfant venaient d’être achetés par un même maître ! Mais le souvenir et la douleur lui revinrent vite ; il y avait autour d’elle tant d’enfants sans mère, tant de mères sans enfants !

Il ne restait plus qu’une dizaine d’Armoricains parmi lesquels se trouvait encore le groupe de Morgan, de Norva et d’Arvins, quand les yeux d’un affranchi s’arrêtèrent avec une attention marquée sur ce dernier.

Le maquignon, toujours à l’affût de ce qui se passait autour de son étalage, s’avança rapidement du côté de l’enfant, et posant le bout de sa baguette sur son épaule.

— Regardez-moi cela, noble Romain, s’écria-t-il en se tournant du côté de l’affranchi ; ne diriez-vous pas, à voir ce jeune garçon si grand et si robuste, qu’il est au moins dans sa quinzième année ? eh bien, je puis vous garantir qu’il n’a que neuf ans ; jugez de ce qu’il deviendra un jour. Cette race armoricaine est vraiment merveilleuse.

Norva n’avait pu se défendre d’un frémissement en voyant la baguette du maquignon se poser sur son fils. Quant à Arvins, il ne donna aucun signe d’abattement pendant l’examen fort long de l’acheteur.

Enfin, après s’être convaincu que l’enfant lui convenait, celui-ci en proposa trois cents sesterces. Quelques voix élevèrent ce prix jusqu’à quatre cents sesterces, puis l’on n’entendit plus aucune nouvelle proposition.

Comme dernier enchérisseur, le Romain s’avança alors sur les tréteaux, auprès d’un homme qui avait devant lui une petite table, sur laquelle se trouvaient des balances d’airain ; et, prenant un as à la main :

— Je dis, répéta-t-il, que, d’après le droit des quirites, ce jeune garçon est à moi, et que je l’ai acheté avec cette monnaie et cette balance.

Puis il laissa tomber l’as dans un des plateaux.

Ce bruit fut comme un coup de mort pour Norva, car il avait également précédé le départ de chacun de ses compagnons. L’enfant se troubla un moment en voyant la pâleur de sa mère ; mais un coup d’œil de Morgan suffit pour ramener le calme dans son attitude.

Le vieillard se pencha vivement vers Norva, murmura quelques paroles à son oreille, et la pauvre mère se redressa vivement.

Cette scène fut trop rapide sans doute pour être remarquée par aucun étranger. Morgan parut le croire, du moins, car il lança sur la foule romaine son même regard de dédain.

Le maquignon vint prendre Arvins, afin de le réunir aux anciens esclaves de l’affranchi, qui attendaient leur nouveau compagnon aux pieds des tréteaux. Un geste brutal sépara l’enfant de la mère, et les lèvres de la pauvre femme n’eurent pas même le temps de se poser sur le front de son fils.

— Au revoir, ma mère, cria Arvins ; nous nous reverrons dans peu, j’espère ; car je compte sur ma force et ma patience. — Au revoir, Morgan.

— Adieu, cria celui-ci en étendant la main vers lui.

Et son bras resta longtemps sans se baisser, car il cachait à la foule curieuse la pâle tête de Norva !

§ 3.


L’affranchi qui avait acheté Arvins était l’intendant d’un des plus riches patriciens de Rome. Claudius Corvinus avait hérité, il y avait seulement quelques années, de deux cents millions de sesterces[1], dont la plus grande partie était déjà dissipée. Aussi citait-on sa maison comme l’une des plus somptueuses du mont Cœlius. Les parquets en étaient de marbre de Caryste, les colonnes de bronze, les statues d’ivoire, et les bains de porphyre. On y trouvait autant de salles de banquet, ou triclinium, que de saisons, et les lits de ces salles étaient de citre incrusté d’argent, les coussins de duvet de cygne, les housses de soie de Babylone. Tous les murs avaient été tendus d’étoffes attaliques ; des voiles de pourpre brodés d’or étaient suspendus au-dessus des tables de festin.

Lorsque l’affranchi arriva avec l’enfant à ce palais splendide, il sonna à une porte de bronze : l’ostiarius sortit de sa loge où il était enchaîné près d’un molosse, et ouvrit avec empressement ; le conducteur d’Arvins fit alors demander le Carthaginois.

C’était l’interprète chargé de se faire entendre des trois cents esclaves de Corvinus. Occupé de commerce avant sa captivité, il avait parcouru toutes les mers sur les navires de sa nation, et parlait presque toutes les langues des peuples maritimes.

L’affranchi lui livra le jeune Celte, afin qu’il le fît revêtir d’un costume convenable, et qu’il lui donnât les instructions nécessaires.

Le Carthaginois conduisit l’enfant au logement occupé par les esclaves.

— Quelqu’un t’a-t-il déjà instruit de tes nouveaux devoirs ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai reçu que des leçons d’hommes libres, répondit sèchement Arvins.

L’interprète sourit.

— Tu es bien le fils de ces Gaulois qui ne craignent que la chute du ciel, reprit-il ironiquement. Cependant, ici je t’engage à craindre de plus les coups de lanières. Tu sauras d’abord qu’en ta qualité d’esclave, tu n’es pas une personne, mais une chose ; ton maître peut faire de toi ce qu’il lui plaira : te mettre à la chaîne sans raison, te flageller pour se distraire, ou même te faire manger par les murènes de son vivier, comme Vedius Pollion.

— Qu’il use de son droit, dit Arvins.

— Corvinus n’est point méchant, continua le Carthaginois ; c’est un des beaux de Rome, et il a pour principale occupation de se ruiner. Il ne se lève d’habitude qu’à la dixième heure (quatre heures du soir), pour se mettre entre les mains de ses familiers, qui le parfument, peignent ses joues avec de l’écume de nitre rouge, et frottent son menton de psilotrum pour lui faire tomber la barbe ; cent cinquante esclaves sont employés ici pour sa seule personne, et ont chacun des fonctions différentes.

— Quelles seront les miennes ? demanda Arvins.

— Tu seras employé à la conduite des chars, répondit l’interprète. Suis-moi ; je vais te montrer ton royaume.

Il conduisit le jeune Celte aux remises, et lui montra les différents chars qui s’y trouvaient à l’abri.

— Voici d’abord, lui dit-il, les petorita, équipages à quatre roues, imités de ceux des Germains, et qui servent au transport des provisions ou des esclaves ; plus loin, les covini, chars couverts dans lesquels le maître sort lorsqu’il pleut. Ces voitures légères, ornées d’ivoire, d’écaille et d’argent ciselé, que tu vois à notre droite, s’appellent rhedæ ; Corvinus s’en sert d’habitude pour les promenades. À notre gauche sont les litières garnies de tapis de Perse et de rideaux de pourpre.

Arvins était émerveillé de tant de magnificence. L’interprète le conduisit aux écuries pavées de lave, dont tous les râteliers étaient de marbre de Luna.

— Les cinquante mules qui sont rangées là, lui dit-il, sont destinées à traîner les chars de Corvinus ; quant aux soixante cheveux que tu vois de l’autre côté, ils servent aux esclaves numides qui précèdent l’équipage du maître lorsqu’il sort. Maintenant que les lieux, je vais te conduire au chef des écuries pour qu’il te donne ses ordres.

Arvins se rendit avec l’interprète près de l’esclave chargé des équipages ; celui-ci fit connaître au Carthaginois quelles seraient les fonctions de l’enfant, et son conducteur lui transmit ces explications. Lorsqu’il eut achevé :

— Je n’ai plus à te faire qu’une recommandation, ajouta-t-il, c’est de garder toujours le silence devant le maître, lorsque tu auras appris la langue latine. Il est si fier avec ses esclaves, qu’il ne leur adresse jamais la parole. Lorsqu’il leur commande, c’est par signe ou en écrivant sur ses tablettes. Maintenant, tu peux aller chercher ton diarium ou ration journalière, puis tu te mettras au travail.

Tout ce qu’Arvins venait de voir et d’entendre était si nouveau pour lui, que sa douleur en fut, sinon diminuée, du moins suspendue. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il vit sortir, au milieu de ses clients, des joueuses de flûte et des prêtres saliens, Claudius Corvinus, revêtu de la toge de pourpre, les cheveux parfumés de cinnamome, les bras polis à la pierre ponce et tout chargés d’anneaux incrustés de pierres précieuses. Il ne s’était jamais fait l’idée de tant d’opulence. Telle était en effet, à cette époque, la vie des riches patriciens de Rome, que leurs maisons ressemblaient moins à des demeures privées qu’aux cours efféminées des plus puissants rois de l’Asie. On n’y entendait que la voix des chanteurs ; des couronnes de roses de Pestum, abandonnées par les convives, jonchaient toujours le seuil, et un parfum de festin s’exhalait sans cesse des soupiraux entr’ouverts. Chaque matin, une foule de clients remplissaient le vestibule pour recevoir la sportule ou distribution journalière de cent quadrans[2], par laquelle le patron s’assurait leurs voix aux élections des magistratures. Lui-même se montrait quelquefois à ces faméliques courtisans, passant au milieu d’eux d’un pas nonchalant, et la tête penchée vers l’esclave nomenclateur, qui lui répétait à l’oreille le nom de chacun.

Le reste du jour était consacré aux promenades à pied, sous les portiques du Forum, ou, en char, sur la voie Appienne. Puis venait le repas du soir, auquel accouraient les parasites, et qui se prolongeait le plus souvent jusqu’au jour.

La table de Claudius Corvinus était citée pour sa délicatesse. Il faisait partie de ce sénat de mangeurs qui avaient proposé des prix publics à ceux qui inventeraient de nouveaux mets ; et son cuisinier, acheté au prix énorme de deux cent mille sesterces[3], était le même auquel l’illustre gourmand Apicius avait fait présent d’une couronne d’argent comme à l’homme le plus utile de la république. Aussi le triclinium de Corvinus était-il toujours garni de convives appartenant aux plus nobles familles ou aux plus hautes magistratures de Rome.

À la surprise qu’un genre de vie si nouveau devait exciter chez Arvins, succéda bien vite le mépris. Élevé dans les habitudes frugales de sa nation, et accoutumé à dédaigner tout ce qui n’ajoutait ni à la force de l’homme, ni à sa sagesse, il détourna les yeux avec un superbe dégoût de cette profusion sans but, et se remit à penser tristement à l’Armorique.

Le souvenir de sa mère lui était d’ailleurs toujours présent ; c’était le seul amour qui lui restât, le dernier intérêt de sa vie ; il espéra qu’à force de recherches il pourrait découvrir dans Rome le maître qui l’avait achetée.

Mais pour essayer cette enquête difficile, il fallait avant tout pouvoir se faire entendre. Il se mit donc à étudier le latin avec toute l’ardeur que peut donner une passion unique et profonde. Malheureusement, sa langue, accoutumée au rude accent celtique, se refusait à de plus molles inflexions. Sa mémoire ne retenait qu’avec une sorte de paresse haineuse les mots de ce peuple ennemi ; on eût dit que tous les instincts patriotiques se révoltaient en lui contre le langage du vainqueur. Mais la volonté de son cœur, plus patiente et plus forte, finit par dompter ces répugnances ; quelques mois s’étaient à peine écoulés, qu’Arvins put comprendre ce qu’on lui disait, et y répondre.

Il commença alors ses recherches ; mais il s’aperçut bientôt que, pour les rendre profitables, le loisir et la liberté lui manquaient. Son temps appartenait au maître, et c’était à peine s’il disposait, chaque jour, de quelques heures. Aussi, plusieurs mois se passèrent-ils sans qu’il pût rien apprendre sur le sort de Norva.

Triste et découragé, l’enfant cherchait en lui-même par quel moyen il pourrait rendre ses perquisitions plus fructueuses, lorsqu’un spectacle dont il fut témoin vint changer toutes ses préoccupations.

§ 4.


Un soir qu’Arvins était assis sur le seuil des remises, le visage dans ses mains et les coudes appuyés sur ses genoux, il entendit de grands cris de joie. Un Germain, dont il avait souvent remarqué la diligence et la sobriété, sortait du logement des esclaves la tête rasée, et entouré de ses compagnons, qui le félicitaient. Tous se dirigeaient vers l’habitation principale.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Arvins étonné.

— C’est le Germain que l’on va affranchir, répondit l’interprète.

— Que dites-vous ? s’écria le jeune Celte ; un esclave peut-il jamais recouvrer la liberté ?

— Lorsqu’il la paye.

— Et comment se procurer assez d’argent pour cela ?

— En imitant ce barbare, qui, depuis trois années, ne fait qu’un repas sur deux, afin de vendre la moitié de son diarium, travaille la nuit et économise les moindres profits. Il a réussi, en mettant denier sur denier, à ramasser un pécule de six mille sesterces, avec lequel il a payé son affranchissement.

Pendant que l’interprète donnait ces explications, au jeune Celte, le Germain était entré dans le triclinium, où Corvinus se trouvait à table avec le préteur. Les autres esclaves s’arrêtèrent sur le seuil. Arvins se mêla à eux pour voir ce qui allait se passer.

Le Germain s’approcha d’abord du maître qui lui mit la main sur la tête, et dit :

— Je veux que cet homme soit libre et jouisse des droits de cité romaine.

Alors un licteur placé derrière le préteur toucha trois fois l’esclave de son faisceau ; Corvinus le saisit par le bras, le fit tourner sur lui-même, et lui appliquant un léger soufflet :

— Va, dit-il en riant, et rappelle-toi que, lorsque je serai ruiné, tu me devras une pension alimentaire comme mon affranchi.

Le Germain se retira, et les esclaves, pour prendre congé de lui, le menèrent boire à la taverne voisine.

Ce que venait de voir Arvins donna un autre cours à ses idées, et fit naître en lui un nouvel espoir. Jusqu’alors, il n’avait songé qu’à retrouver sa mère, et qu’à se consoler avec elle des douleurs de l’esclavage ; mais il se sentit enivré à la pensée qu’ils pouvaient encore tous deux recouvrer la liberté.

Avec cette résolution ferme et prompte qui caractérisait tout ceux de sa race, le jeune Celte se décida aussitôt à préparer leur commune délivrance, en même temps qu’il continuerait ses recherches. Il n’ignorait pas combien le but auquel il tendait serait long et difficile à atteindre ; mais dès ses premières années il avait appris la patience, et il savait qu’il suffit d’attendre pour que le gland devienne un chêne.

Il commença par retrancher de sa nourriture tout ce qui ne lui était pas rigoureusement nécessaire ; il se chargea, pour quelques sesterces, d’une partie du travail des autres esclaves employés comme lui aux équipages, et passa les nuits à fabriquer des armes de son pays, qu’il vendait ensuite aux curieux.

Quant aux perquisitions qui devaient lui faire retrouver Norva, il ne put les continuer longtemps ; car l’été était venu, et son maître partit avec toute sa maison pour la villa qu’il possédait à Baies.

Le voyage se fit en litière, à petites journées. Claudius Corvinus, qui redoutait avec raison les hôtelleries, avait fait bâtir sur la route plusieurs diversoriola, ou lieux de repos. Ils arrivèrent enfin à sa villa, digne en tous points du palais qu’il occupait sur le mont Cœlius.

Arvins, qui avait quitté Rome avec chagrin, se demanda bientôt s’il ne devait point s’en réjouir. Forcé de vivre plus simplement, le maître exigeait moins de service de ses esclaves, et leur laissait plus de temps. Outre les moyens de gain qu’il avait déjà, l’enfant put donc louer quelques heures de sa journée à un jardinier voisin.

Son pécule grossissait ainsi lentement ; mais il grossissait. Chaque soir il regardait les deniers, les quadrans, les as et les sesterces ramassés avec tant de peine ; il les comptait, les faisait sonner l’un contre l’autre : le bruit de cet argent le réjouissait comme un avare ; à chaque pièce tombant dans le vase d’argile qui renfermait son trésor, il lui semblait entendre se briser un des anneaux de la chaîne qui retenait sa mère et lui en captivité.

Les habitudes laborieuses d’Arvins ne lui laissaient le temps de se livrer ni aux causeries, ni aux débauches de ses compagnons de captivité ; aussi, quoique vivant au milieu d’eux, leur resta-t-il étranger.

Un seul s’était rapproché de lui et semblait s’intéresser à ses efforts. C’était un Arménien à la figure douce et grave, que les autres esclaves tournaient en railleries à cause de sa résignation. Nafel était chargé de la copie des manuscrits dont Corvinus enrichissait sa bibliothèque. Son instruction était profonde et variée, bien qu’à voir sa modestie timide, on l’eût pris pour le plus simple des hommes. Il pouvait réciter, sans s’arrêter une seule fois, les plus beaux passages des philosophes, des orateurs et des poëtes de la Grèce ; mais il préférait à tous, les écrits de quelques juifs inconnus, qu’il avait copiés pour son usage, et qu’on lui voyait relire sans cesse.

La fière patience d’Arvins et son activité persistante l’avaient frappé ; il chercha à gagner la confiance du jeune Armoricain. Celui-ci repoussa d’abord les avances du vieillard ; mais Nafel ne se rebuta point, et Arvins finit par se laisser gagner à son affectueuse douceur.

Il lui avoua ses espérances ; l’Arménien sourit tristement.

— Tu crois donc que je ne pourrai arriver à racheter ma liberté et celle de ma mère ? lui dit l’enfant avec inquiétude.

— Je ne crois point cela ; mais que feras-tu de cette liberté ? N’espère pas retourner en Armorique ; ton ancien maître ne te le permettra point. Il faudra que tu vives sous son patronage, que tu le soutiennes, s’il tombe dans la pauvreté. La loi le fait ton héritier, au moins pour moitié de ce que tu posséderas ; et s’il a sujet de se plaindre de toi, il peut t’exiler à vingt milles de Rome, sur les côtes de la Campanie. Voilà la liberté des affranchis ; ce sont toujours des esclaves dont on a allongé les chaînes.

— N’importe, dit Arvins, je serai du moins près de ma mère ; nous parlerons ensemble de nos grèves, de nos forêts, et j’attendrai de meilleurs jours en aiguisant mes armes.

— C’est-à-dire que tu vivras avec la vengeance pour espoir.

— Et les dieux de l’Armorique ne trahiront point ma confiance, dit Arvins d’une voix sourde. Nos druides l’ont dit : Un jour viendra où chaque orphelin pourra abreuver de sang ennemi la tombe de son père. Je connais la place où repose le mien, Nafel ; je la rendrai plus rouge que la pourpre dont s’habillent nos vainqueurs.

La main droite du jeune Celte s’était étendue comme si elle eût tenu une épée ; Nafel allait répondre ; mais il s’arrêta tout à coup.

— Il n’est point encore temps, murmura-t-il ; tant que tu espéreras en ta propre force, enfant, tu ne pourras comprendre la vérité.

Et s’enveloppant en son manteau de laine, il s’éloigna la tête basse et les mains jointes.


§ 5.


Cependant Arvins n’avait point tardé à se faire remarquer par son exactitude à exécuter tout ce qui lui était ordonné. Le zèle que d’autres faisaient voir par crainte, il le montrait, lui, par fierté. Sentant l’impossibilité de la résistance, il y avait renoncé dès le premier instant, et s’était décidé à aller au delà de tout ce qui serait exigé de lui. Il évitait ainsi les réprimandes ou les châtiments qui lui eussent plus cruellement rappelé sa servitude, et son obéissance même avait l’air d’une libre soumission.

Cette bonne volonté lui valut la faveur de l’intendant, et le conducteur des Rhedæ étant mort, Arvins fut choisi pour le remplacer.

Cependant Corvinus n’avait quitté Rome que par ennui : lassé de fêtes, de luxe et de bruit, il s’était imaginé que la solitude serait pour lui une agréable nouveauté.

Il avait même voulu tenter un essai fort à la mode parmi les beaux de Rome, et il s’était fait arranger, dans sa splendide villa, un de ces appartements tapissés de nattes, et à peine meublés, que l’on appelait la chambre du pauvre. Il s’y était confiné quelques jours avec un seul esclave, se nourrissant de pois chiches et de radis qu’on lui servait dans des plats de terre sabine, et qu’il mangeait assis sur une escabelle à trois pieds. Mais cette vie frugale ne tarda point à le fatiguer. Le repos de la campagne lui avait fait regretter le tumulte de la ville, et, renonçant aux plaisirs champêtres tant vantés par les poëtes citadins, il donna ordre de retourner à Rome sans attendre la froide saison.

Les nouvelles fonctions d’Arvins l’obligeaient à suivre son maître dans les promenades en char qu’il faisait chaque jour hors de la ville. La voie Appienne, toute bordée de tombeaux, d’arbres et de statues funéraires, était alors le rendez-vous de la société la plus élégante. On y trouvait les femmes célèbres par leur beauté, leur richesse ou leur coquetterie ; les sénateurs enrichis par leurs délations ; les capteurs de testament et les affranchis devenus les favoris de l’empereur ; enfin les descendants de ces chevaliers dont la mollesse avait déshonoré le nom de trossules donné à leurs ancêtres après la prise d’une ville d’Étrurie[4].

Un jour qu’Arvins avait suivi son maître comme de coutume, un embarras força les Numides qui précédaient le char à s’arrêter. C’était Métella, la célèbre matrone, qui passait, précédée et suivie d’un peuple entier d’esclaves. Elle était à demi étendue dans une litière, le coude gauche appuyé sur un coussin de laine des Gaules, la tête ornée d’un voile si léger que chaque souffle du vent semblait près de l’emporter, et ses cheveux noirs ruisselants de perles fines. Pour combattre la chaleur qui était accablante, elle tenait à chaque main une boule de cristal, et autour de son cou découvert s’enlaçait un serpent apprivoisé. Deux coureurs africains, portant une ceinture de toile d’Égypte, d’une blancheur éclatante, et des bracelets d’argent, précédaient sa litière. Ils étaient suivis d’une jeune esclave qui ombrageait le visage de Métella avec une palme ornée de plumes de paon et fixée au bout d’un roseau des Indes ; à côté, marchaient des Liburniens portant un marchepied incrusté d’ivoire pour descendre de la litière ; enfin, derrière venaient près de cent esclaves richement vêtus.

Après avoir regardé un instant ce splendide cortège, Arvins détourna les yeux avec indifférence. Depuis qu’il fréquentait la voie Appienne, l’habitude l’avait blasé sur les prodiges du luxe romain. Les esclaves formant la suite de la matrone étaient déjà passés presque tous, et les Numides de Corvinus avaient repris leur course ; le jeune Celte allait les suivre, lorsqu’un cri se fit entendre à quelques pas. Arvins détourna vivement la tête : une femme s’était séparée du cortège de Métella, et tendait les bras vers lui…

— Ma mère ! s’écria l’enfant, en laissant tomber les rênes.

Les mules ne se sentant plus retenues partirent au galop. Arvins s’élança vainement pour les retenir ; tous ses efforts ne firent qu’accélérer leur course. Enfin, désespérant de ressaisir les guides, il s’élança hors du char et regarda autour de lui.

Il était déjà loin de l’endroit où il avait aperçu Norva. Il courut pour la rejoindre ; mais des cavaliers qui cherchaient à se dépasser, et de nouveaux cortèges l’arrêtèrent. L’enfant éperdu se précipita entre les chevaux et les équipages, recevant des coups et des injures sans s’en apercevoir. Il parcourut la voie Appienne jusqu’aux portes ; mais ce fut en vain !… Métella était rentrée à Rome avec sa suite.

Arvins eut d’abord un mouvement de désespoir impossible à dire. Cependant il se rassura bientôt en songeant qu’il lui serait facile de retrouver Norva, puisqu’il avait entendu prononcer le nom de sa maîtresse. Il délibérait déjà sur les moyens de connaître la demeure de Métella, lorsqu’un des coureurs de Corvinus le rejoignit et lui ordonna de venir reprendre les rênes du char.

Arvins obéit après un moment d’hésitation.

Le jeune patricien, qui avait été forcé d’attendre, ne lui adressa aucun reproche ; mais à peine fut-il de retour qu’il fit un signe à son intendant ; Arvins n’en comprit la signification qu’en voyant paraître avec la fourche l’esclave chargé des supplices. Il poussa une exclamation de surprise et devint pâle. Le correcteur sourit.

— Eh bien, petit, dit-il, tu m’arrives donc enfin ? Tu t’es bien difficilement décidé à faire ma connaissance ?… Du reste, le maître est trop bon ; il se contente de plaisanter avec toi. Par Hercule ! si tu avais été l’esclave d’un affranchi, il t’eût fait manger aux lamproies.

En parlant ainsi, le correcteur avait fixé la fourche à la poitrine et aux épaules d’Arvins ; il attacha ses bras aux deux extrémités qui dépassaient, et enchaîna l’enfant à un poteau placé près de l’entrée. Le regardant alors avec un rire féroce :

— Te voilà en excellente position pour prendre l’air, dit-il ; la nuit va venir, tu pourras étudier les étoiles.

À ces mots, il fit un signe d’adieu à Arvins, et disparut.

Celui-ci avait gardé le silence : son corps était resté droit, sa tête fièrement levée, ses regards dédaigneux ; mais au fond de son cœur grondait un orage de douleur et de colère. Dans ce moment il eût accepté tous les supplices avec joie, à condition de les voir partagés par Corvinus.

Le souvenir de sa mère venait encore augmenter sa rage. Sans le châtiment honteux qui lui était infligé, il l’aurait déjà retrouvée ; il la serrerait maintenant dans ses bras. Elle l’attendait sans doute, et accusait peut-être son retard !

Il était tout entier à son désespoir, lorsqu’il entendit son nom répété à quelques pas. Tout son sang s’arrêta ! Il avait cru reconnaître cette voix ! Il détourna la tête… Une femme s’élança vers lui ; c’était Norva !

Arvins fut un moment sans rien voir, sans rien entendre, et comme évanoui de joie dans les bras de sa mère ! Jamais si grande émotion n’avait remué ce jeune cœur. Quant à Norva, elle était folle de bonheur ; elle riait et sanglotait à la fois ; battant des mains comme un enfant, et couvrant son fils de baisers.

Ce premier délire de tendresse apaisé, Arvins fit connaître le motif du châtiment qu’il subissait ; en apprenant qu’elle en était la cause involontaire, la pauvre mère recommença ses caresses et ses pleurs.

L’enfant s’efforça de la consoler. La joie de la voir avait complétement éteint son indignation ; il ne songeait plus à la fourche ni aux chaînes qui le garrottaient ; il eût consenti à demeurer ainsi pendant sa vie entière, pourvu qu’il pût voir près de lui sa mère et recevoir ses embrassements.

Norva s’assit à ses pieds et lui raconta, à son tour, comment, après avoir appris le nom et la demeure de son maître, elle avait fui de chez Métella sans songer à autre chose qu’à trouver le palais de Corvinus pour le revoir. Elle l’interrogea sur tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait pensé pendant cette longue année de séparation. Quant à elle, elle avait épuisé les plus poignantes tortures de la servitude. Sans pitié, comme toutes les femmes uniquement occupées de leur beauté, Métella se vengeait sur ses esclaves de la moindre blessure faite, dans le monde, à sa vanité. Ses ennuis d’un moment, ses impatiences, ses caprices se manifestaient toujours par quelque punition cruelle infligée à ceux qui la servaient. Elle trouvait alors une sorte de volupté farouche à les voir souffrir sous ses yeux. À la plus légère négligence, elle les forçait de se mettre à genoux et de se gonfler la joue, afin qu’elle eût plus de facilité à les frapper au visage. Morgan, acheté par elle en même temps que Norva, avait déjà passé trois fois par les lanières pour avoir refusé de se soumettre à cette humiliation.

En écoutait ce récit, Arvins fut forcé de reconnaître que le hasard l’avait encore favorisé en le faisant l’esclave du sybarite Corvinus.

Cependant Nafel venait d’apprendre la punition à laquelle Arvins avait été condamné ; il profita d’une visite du maître à sa bibliothèque pour solliciter la grâce de l’enfant. Corvinus fit signe qu’il l’accordait, et le jeune Celte fut délivré de ses entraves.

Il put alors conduire sa mère dans un lieu écarté, où tous deux reprirent leur entretien avec plus de liberté.

Pendant quelques heures, Norva et son fils oublièrent complétement leur situation. Ils parlaient de l’Armorique dans la langue du pays ; ils rappelaient les circonstances de leur vie passée, les noms de ceux qu’ils avaient connus, les lieux où ils avaient été heureux ! Arvins retrouvait l’accent, le geste, la poésie et les croyances auxquels son enfance avait été accoutumée ; il n’était plus à Rome, plus esclave, c’était l’enfant du grand chef Menru, assis au foyer de sa mère, et apprenant d’elle les traditions de son peuple.

La nuit arriva sans que Norva ni son fils s’en aperçussent. Les yeux levés vers ce bleu ciel d’Italie tout parsemé de brillantes étoiles, ils continuèrent à s’entretenir de la patrie absente sans prendre garde à la fuite des heures. Arvins confia à sa mère son espoir d’affranchissement.

— Morgan nous parle aussi de délivrance, dit Norva ; mais c’est avec du fer, non avec de l’or qu’il compte l’obtenir.

— Songerait-on à une révolte ? demanda vivement Arvins.

— Je le crains, répondit Norva. Morgan entretient des intelligences avec des esclaves de notre nation. La plupart ont employé leur pécule à acheter secrètement des armes, et, à la première occasion, ils peuvent jeter le cri de guerre. Les Daces et les Germains complotent aussi mystérieusement, et j’entends rappeler sans cesse, tout bas, le nom de Spartacus.

Les yeux d’Arvins s’allumèrent : Norva s’en aperçut, et, saisissant avec une tendresse inquiète la main de l’enfant :

— Rappelle-toi que tu es trop jeune pour te mêler à une pareille entreprise, dit elle.

— J’ai quinze ans, répliqua Arvins avec impatience.

— Tu n’as point l’âge des guerriers, tu le sais : pour soutenir le grand nom que tu portes, il faut des bras plus exercés et plus forts. Morgan l’a dit, et moi je te défends de prendre part à cette révolte.

— J’obéirai, ma mère, répondit Arvins d’une voix sourde, et les yeux gonflés de larmes.

Norva attira sa tête sur ses genoux avec cette caressante compassion des mères, et le baisant au front :

— Ne te chagrine pas, enfant, reprit-elle, tu arriveras à l’âge d’homme, et alors je n’aurai plus aucun pouvoir sur toi ; tu seras maître de choisir un champ de bataille où tu le voudras ; mais d’ici là, laisse-moi user de mon autorité pour préserver ta vie ; que je puisse jouir de ces dernières joies de la mère qui sent que son fils va sortir de l’enfance et lui échapper. Hélas ! bientôt tu ne seras plus à moi ! tu appartiendras à tes passions, à ta volonté, à une autre femme peut-être… Ne me regrette pas ces dernières heures de royauté, et ne te révolte pas contre la tendre tyrannie de celle qui t’a donné le jour. Aujourd’hui je berce encore l’enfant dans mes bras, demain ce sera un homme, et je ne serai plus mère qu’à moitié ; car je ne pourrai plus le protéger.

Norva avait prononcé ces mots avec une voix si triste et si douce, qu’Arvins en fut attendri ; il la serra sur son cœur en l’appelant des noms les plus tendres, et lui promit de se soumettre sans regrets à tous ses désirs.


§ 6.


La nuit s’était écoulée dans ces intimes causeries ; le soleil était de retour ; Norva songea enfin à retourner chez sa maîtresse. L’enfant demanda et obtint la permission de l’accompagner.

Tous deux descendaient le mont Cœlius, lorsqu’ils aperçurent une troupe d’esclaves conduits par un affranchi. À leur aspect, Norva s’arrêta saisie.

— Ce sont les familiers de Métella, dit-elle.

Les esclaves venaient de reconnaître la mère d’Arvins ; ils coururent à elle et l’entourèrent.

— Enfin te voilà reprise, dit l’affranchi.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Norva.

— N’as-tu pas fui de chez ta maîtresse ?

— J’y retournais.

L’affranchi éclata de rire.

— Tous les esclaves échappés en disent autant, fit-il observer ; qu’on lui lie les mains et qu’on l’emmène.

Norva voulut s’expliquer ; mais on lui imposa silence. Arvins ne réussit pas mieux à se faire entendre, et l’on entraîna sa mère malgré ses efforts.

— Mais qu’allez-vous faire ? demanda l’enfant effrayé.

— Ne sais-tu pas ce qui attend les esclaves fugitifs ? De peur qu’ils ne se perdent une seconde fois, on les marque d’un fer rouge au front.

Arvins poussa un cri.

— C’est impossible, dit-il ; je verrai votre maîtresse ; je me jetterai à ses pieds.

— Si tu la fatigues, elle t’infligera le même supplice, interrompit l’affranchi.

— À moi ! s’écria l’enfant.

— Elle le peut en payant à Corvinus le tort qu’elle lui aura fait. Oublies-tu qu’un esclave n’est autre chose qu’un vase de prix ? Si on le fêle ou si on le casse, on en dédommage le maître, et tout est dit.

— Laisse-moi, laisse-moi, s’écria la mère épouvantée.

Mais Arvins ne l’écoutait pas. Ils arrivèrent tous ensemble à la demeure de Métella. La matrone n’était point encore rentrée. On avertit l’intendant qui vint savoir de quoi il s’agissait. Arvins voulut essayer la prière ; il fut repoussé rudement.

— N’est-il donc aucun moyen de sauver ma mère ? demanda l’enfant désespéré.

— Achète-la, répondit l’intendant avec ironie.

— L’acheter ! répéta Arvins ; un esclave peut-il en acheter un autre ?

— Ne sais-tu donc pas ce que c’est qu’un vicaire ?

L’enfant se rappela en effet que quelques-uns de ses compagnons avaient, sous leurs ordres, des esclaves auxquels ils laissaient faire les travaux les plus rudes et les plus grossiers ; mais il ignorait qu’ils eussent été achetés de leur pécule.

— Que faudrait-il pour délivrer ma mère ? demanda-t-il en tremblant.

— Trois mille sesterces.

L’enfant joignit les mains avec désolation.

— Je n’en ai que deux mille, murmura-t-il…

Mais un espoir traversa tout à coup sa pensée. Beaucoup de ses compagnons avaient un pécule ; ils ne refuseraient point sans doute de lui prêter chacun quelques as, et il pourrait peut-être réunir ainsi ce qui lui manquait. Il courut à l’intendant qui se retirait.

— Je reviendrai bientôt avec les trois mille sesterces, dit-il d’une voix suppliante ; promettez-moi seulement de suspendre le châtiment.

— Je te donne jusqu’à la quatrième heure.

Arvins le remercia, embrassa sa mère en pleurant, et partit.

Il courut d’abord chercher son pécule qu’il compta de nouveau. Il lui manquait bien mille sesterces pour compléter la somme demandée ! Il descendit à l’appartement des esclaves afin d’implorer leurs secours.

Mais il n’en trouva aucun. Tout était en rumeur dans la maison de Corvinus. Poursuivi par les fænerateurs, dont les prêts usuraires avaient hâté sa ruine, le jeune patricien venait de quitter sa demeure que les gens de justice avaient envahie. Des écriteaux, portant copie de l’édit du magistrat, et annonçant la vente de tout ce qui lui avait appartenu, étaient déjà suspendus au-dessus du seuil. Les administrateurs du trésor de Saturne, qui devaient présider à l’encan, venaient d’arriver, ainsi que l’argentier chargé de recevoir le prix des objets. On achevait l’inventaire des biens de Corvinus.

Ce fut dans ce moment qu’Arvins se présenta, son argent à la main. Un des créanciers délégués par les autres pour présider à la vente l’aperçut.

— Que portes-tu là ? demanda-t-il à l’enfant.

— Mon pécule, répondit Arvins.

— À combien s’élève-t-il ?

— À deux mille sesterces.

— Ils aideront à la liquidation de Corvinus, dit le Romain, qui étendit la main vers le vase dans lequel Arvins avait déposé ses économies.

— Cet argent m’appartient, s’écria l’enfant en s’efforçant de le défendre.

— Il appartient à ton maître, esclave, répondit le créancier. Tu ne possèdes rien en propre ; pas même ta vie. Livre donc ces deux mille sesterces, ou prends garde aux lanières.

— Jamais ! jamais ! s’écria Arvins en pressant son trésor contre sa poitrine. Ce pécule, je l’ai économisé sur ma faim et sur mon sommeil ; il est destiné à racheter ma mère. Ma mère subit aujourd’hui le supplice des fugitifs, si je n’apporte à sa maîtresse trois mille sesterces. Ah ! ne m’enlevez pas cet argent, citoyens ; si vous ne me le laissez point par justice, que ce soit par pitié… Vous avez des mères aussi… Grâce ! grâce ! je vous en prie à genoux.

Le jeune Celte était tombé aux pieds des trésoriers de Saturne et du créancier. Celui-ci haussa les épaules et fit signe aux hérauts chargés d’annoncer la vente. Ils s’approchèrent d’Arvins et essayèrent de lui arracher les deux mille sesterces ; l’enfant se débattait avec des menaces et des cris de fureur ; mais, trop faible pour résister à des hommes, il fut bientôt dépouillé.

Il se releva couvert de poussière et fou de rage ; ses yeux cherchaient une arme dont il pût se servir. Les hérauts le saisirent en riant, le lancèrent hors de la cour et refermèrent la porte.

Arvins frappa avec fureur sa tête de ses deux poings, comme s’il eût voulu se punir lui-même de son impuissance. Dans ce moment, une main se posa légèrement sur son épaule. Il se détourna ; c’était Nafel.

— Qu’as-tu, enfant ? demanda-t-il.

— Ma mère ! s’écria Arvins, dont la voix étouffée par la colère et les sanglots ne put faire entendre que ce mot.

L’Arménien tâcha de l’apaiser par quelques douces paroles, et lui fit raconter ce qui venait d’arriver.

— Console-toi, dit l’Arménien ; mon pécule à moi n’a point été saisi : il renferme quatre mille sesterces, et je te le donne.

Arvins recula de surprise, n’osant en croire ses oreilles.

— Viens, ajouta Nafel : je l’ai déposé chez un frère de la voie Suburane ; nous allons le lui redemander.

Le jeune Celte voulut balbutier un remerciement ; mais l’Arménien lui imposa silence.

— Le service que l’on peut rendre retourne bien plus au profit du bienfaiteur que de l’obligé, dit-il ; car celui-ci ne reçoit qu’un secours terrestre et passager ; tandis que l’autre acquiert un droit à des félicités éternelles ; ne me remercie donc pas et suis-moi.

Tous deux se rendirent chez le dépositaire ; mais il était absent ; il fallut attendre assez longtemps. L’angoisse d’Arvins était horrible ; il tremblait d’arriver trop tard.

Enfin, le juif qui gardait le pécule de Nafel rentra. Les quatre mille sesterces furent livrés au jeune Celte, qui se dirigea, en courant, vers la demeure de Métella.

En passant devant la basilique de Julia, il leva la tête ; le clepsydre marquait la quatrième heure ! Arvins se sentit froid jusqu’au cœur. Il reprit sa course d’un élan désespéré, traversa le Forum, et aperçut enfin la porte de Métella.

Au moment où il en atteignait le seuil, un cri horrible retentit. L’enfant s’appuya au mur en chancelant.

— Tu arrives trop tard, dit Morgan, qui l’attendait à l’entrée.

— Où est ma mère… où est-elle ? cria Arvins.

Le vieux Celte le prit par la main sans répondre, et l’entraîna vers la cour.

Elle était pleine d’esclaves qui parlaient à demi-voix ; au milieu le correcteur se tenait debout près d’un réchaud allumé ; Norva était accroupie à ses pieds !…

Arvins se précipita vers elle en étendant ses bras ; mais à peine l’eut-il aperçue, qu’il poussa un cri d’horreur ; un nuage couvrit ses yeux, ses jambes se dérobèrent sous lui et il tomba évanoui près de sa mère.

§ 7.


Deux heures après, Norva était étendue mourante sur la natte qui lui servait de couche, ses deux mains posées dans celles de son fils, dont elle murmurait encore le nom. Morgan, la tête basse et les bras croisés, se tenait debout au chevet.

La pauvre mère, qui sentait près d’elle Arvins, retenait ses plaintes, et tâchait, par instants, de lui sourire ; mais ce sourire même glaçait le cœur. Son front avait été enveloppé d’une toile de lin, à travers laquelle suintait un sang noirci ; ses paupières, gonflées par la douleur, ne pouvaient plus s’ouvrir, et son haleine sortait avec un sifflement funeste de ses lèvres déjà blanchies.

Arvins, abîmé dans son désespoir, retenait ses sanglots de peur d’ajouter aux souffrances de sa mère ; mais les quelques heures qui venaient de s’écouler avaient sillonné son visage de traces aussi profondes qu’une longue maladie. Penché sur la couche de Norva, il observait d’un œil épouvanté chacun de ses mouvements, interrogeait sa pâleur, écoutait sa respiration haletante.

Tout à coup elle étendit les bras, et fit un effort pour se redresser.

— Arvins ! balbutia-t-elle ; où es-tu ?… Tes mains, je ne sens plus tes mains. Oh ! serre-moi sur ton cœur… Ne me quitte pas, Arvins… Pauvre enfant…

Sa tête retomba sur l’épaule de son fils. Il y eut un instant de terrible silence… Arvins éperdu n’osait regarder.

— Ma mère ! répéta-t-il enfin d’une voix étranglée.

— Elle a rejoint Menru, murmura Morgan.

L’enfant releva brusquement la tête de Norva ; mais cette tête retomba en arrière insensible et inanimée. Il était orphelin !

Nous n’essayerons point de dire son désespoir. Dans le premier instant, il effraya Morgan lui-même. L’enfant avait éprouvé depuis la veille tant d’émotions que ses forces étaient épuisées. Un fièvre brûlante le dévorait ; il sentit sa tête s’égarer, et pendant quelques heures sa douleur fut du délire. Enfin l’épuisement ramena un peu de calme dans son âme.

Morgan, qui ne l’avait point quitté, en profita pour le rappeler au courage.

— Ils ont tué ta mère, dit-il à voix basse ; la pleurer est inutile ; songeons plutôt à la venger.

— La venger ! répéta Arvins. Ah ! que faut-il faire ?

— Retrouver des forces pour me suivre quand le moment sera venu.

Le jeune Celte se leva d’un bond.

— Allons ! dit-il.

— Il faut encore attendre, répondit le vieillard ; mais ne crains rien : pour être retardée, la vengeance n’en sera pas moins terrible.

Il développa alors à Arvins le plan des esclaves. C’était à Rome même que la révolte devait éclater. L’ordre était de livrer la ville aux flammes, et d’égorger tout ce que le feu aurait épargné.

L’enfant écouta avec une joie farouche ces détails qui promettaient une pleine satisfaction à sa haine. Élevé dans les idées de sa nation, il croyait fermement que ces sanglants sacrifices devaient réjouir les mânes de Norva. Faire couler le sang romain, c’était donc prouver sa tendresse à la morte ; il ne voyait pas dans la vengeance une joie personnelle, mais un devoir et une sainte expiation !

La pensée de satisfaire ainsi aux mânes de sa mère lui rendit des forces ; il refoula en lui sa douleur et attendit avec impatience le signal.

Il fut enfin donné ; les esclaves s’élancèrent sur le Forum des torches à la main ; mais les consuls avaient été avertis ; des mesures étaient prises, et les révoltés se virent presque aussitôt entourés.

La plupart jetèrent leurs armes et cherchèrent leur salut dans la fuite. Quelques Germains et quelques Celtes, parmi lesquels se trouvaient Morgan et Arvins, essayèrent seuls de résister. Écrasés par le nombre, tous tombèrent frappés par devant, et entourés de cadavres ennemis.

Morgan et Arvins furent relevés mourants de cette sanglante couche. Comme on espérait obtenir d’eux quelque utile révélation, ils furent déposés dans des cachots séparés, où l’on pansa leurs blessures.

Tous deux revinrent à la vie ; mais l’interrogatoire ni les tortures ne leur firent trahir leurs complices. Les bourreaux durent s’avouer vaincus, et les deux Armoricains furent jetés dans la prison commune où l’on déposait les victimes destinées aux bêtes.

Lorsqu’Arvins et Morgan se revirent, ils se tendirent la main sans se parler, et s’assirent l’un près de l’autre. Tous deux avaient été trompés dans leur dernier espoir, et ils allaient mourir vaincus ! Il y eut un assez long silence.

— Ma mère ne sera pas vengée ! dit enfin Arvins d’un air sombre.

— Nos dieux ne l’ont pas voulu, répondit Morgan.

— Qu’est-ce donc que tes dieux ? répliqua amèrement le fils de Norva. Ils ne peuvent ni nous défendre au foyer, ni nous protéger dans l’esclavage ; pourquoi les adorons-nous s’ils manquent de puissance ? et s’ils en ont, pourquoi nous abandonnent-ils ? Les dieux de Rome sont les seuls vrais ; car ils sont les seuls qui conservent les libertés.

— Invoquons-les alors, dit Morgan dédaigneusement. Crois-tu qu’ils entendent la voix d’un esclave ? Ils n’accordent leurs faveurs qu’aux maîtres ; pour nous, qu’ils livrent aux Romains, ce ne sont pas des dieux, mais des ennemis.

— Ainsi, reprit le jeune Celte, le monde entier n’existera désormais que pour être la bête de somme d’une seule ville. Oh ! pourquoi naître alors ? Pourquoi ne pas égorger par pitié l’enfant qui ouvre ses yeux à la lumière du jour ? Quel mauvais génie a donc fait la terre, si elle doit être pour jamais abandonnée à l’injustice et à la servitude ?

— Le règne de la paix et de la liberté approche, dit une voix douce.

— Arvins, étonné, releva la tête ; c’était Nafel.

— Vous ici ! s’écria-t-il… Avez-vous donc aussi conspiré contre les oppresseurs ?…

— Non, répondit l’Arménien ; ils m’ont condamné aux bêtes uniquement parce que j’adore un dieu tel que vous le désiriez tout à l’heure.

— Que voulez-vous dire ?

— Je suis chrétien.

Arvins regarda Nafel avec curiosité. Il avait plusieurs fois entendu prononcer ce nom de chrétien avec mépris : c’était, disait-on, la religion des criminels et des misérables ; une fable venue de Judée qui avait séduit les derniers du peuple, comme tout ce qui est nouveau.

— Si ton dieu est bon, dit le fils de Norva, il est donc sans puissance, puisqu’il vous abandonne à vos ennemis ?

— Mon dieu m’aime, répondit Nafel ; il veut se servir de moi pour soutenir sa loi. Chaque fidèle qui meurt féconde de son sang la croyance nouvelle. À force de voir tomber des martyrs en les entendant crier : Je suis chrétien ! on se demandera ce que signifie ce mot qui apprend aux hommes à mourir sans regret et en pardonnant à leurs bourreaux.

— Et que veut-il dire ? demanda Arvins.

— Il veut dire que l’on croit au seul vrai Dieu, à celui qui a fait la terre pour les hommes, et les hommes pour qu’ils vivent comme des frères. Toutes les fausses divinités qui se partagent maintenant l’adoration, tomberont bientôt ; car elles ne sont que les symboles des passions humaines ; il ne restera que le Dieu qui est à tous comme le soleil.

— Et qu’ordonne sa loi ? demanda Arvins.

— La liberté et la fraternité entre les hommes ; le bonheur de tous et le dévouement de chacun. Les plus saints, à ses yeux, ne sont pas les heureux, mais ceux qui souffrent. Elle vient pour détruire la violence et briser les fers, non par la révolte, mais par la persuasion. Un jour arrivera, et il n’est pas loin peut-être, où l’égalité des hommes sera proclamée ; car le christianisme, ce n’est pas seulement une croyance, c’est la loi humaine, l’esprit de l’avenir ; c’est une nouvelle ère annoncée au monde.

— Et nous ne la verrons pas, dit le fils de Norva.

— Qu’importe ? la terre n’est qu’un lieu de passage. Même réformée par la loi du Christ, elle sera seulement l’ombre d’un monde meilleur où chacun sera récompensé selon ses œuvres.

— Et qui nous ouvre ce monde ? demanda Arvins.

— La mort ! répondit Nafel.

Arvins garda un instant le silence. Les paroles de l’Arménien l’avaient profondément ému. Il apercevait des éclairs d’une lumière inattendue et entrevoyait mille horizons nouveaux. Jamais idée si grande, si belle, si consolante, n’avait été offerte à son esprit. Il comparaît cette religion, fondée sur l’équité et l’amour, aux barbares enseignements de Morgan, et l’impuissance de ses dieux qui le laissaient sans consolations dans son abîme, à la générosité de celui des chrétiens, qui, pour le dédommager de la vie, lui montrait au delà du tombeau une existence éternelle où le règne de l’équité commençait.

— Ainsi, reprit-il après une longue réflexion, ta croyance, Nafel, établit ici-bas une loi de justice et de vérité, et comme toute œuvre humaine est imparfaite, elle promet une autre vie où les iniquités seront réparées, les coupables punis, et les affligés consolés. Là, se trouvera dans toute sa perfection ce que la loi du Christ ne peut établir qu’imparfaitement parmi les hommes, et l’existence du ciel continuera et redressera l’existence de la terre.

— Oui, dit l’Arménien, et c’est à nous autres qui avons connu la vérité de la confesser en face de tous, et d’annoncer, en tombant dans le cirque, cette bonne nouvelle au genre humain.

— Nafel ! s’écria Arvins en se levant, je veux mourir chrétien !

§ 8.


Quelques jours après, des écriteaux suspendus à tous les édifices publics annonçaient le spectacle donné par l’empereur au peuple romain. La foule se précipitait vers le cirque et en envahissait insensiblement les gradins comme une marée montante. Des esclaves, le râteau à la main, égalisaient l’arène poudreuse, tandis que les bestiaires, tête nue et vêtus seulement de leurs tuniques sans manches, se promenaient lentement devant les caves.

Les condamnés furent amenés ; ils étaient près de deux cents. Au premier rang marchaient Nafel et Arvins. Morgan les suivait le front levé et l’œil tranquille.

En passant devant la loge de l’empereur, tous s’inclinèrent en répétant, selon l’usage :

— César ! ceux qui vont mourir te saluent !

Ils arrivèrent au milieu du cirque où on les débarrassa de leurs liens ; puis les licteurs se retirèrent avec les esclaves et les bestiaires.

Il y eut alors un grand silence d’attente : toutes les têtes s’étaient avancées, tous les yeux se tenaient fixés sur l’arène. Dans ce moment, Nafel prit la main d’Arvins, et d’une voix forte :

— Romains ! s’écria-t-il, le Dieu des chrétiens est le seul vrai Dieu ; moi et cet enfant, nous mourons en confessant son nom.

Il n’avait point achevé qu’on entendit mille rugissements s’élever à la fois ; toutes les caves venaient d’être ouvertes et les bêtes s’élançaient dans l’arène !

La plupart des condamnés se dispersèrent ; Arvins et Nafel tombèrent à genoux, les mains levées vers le ciel.

Alors commença une mêlée horrible ! Mais la poussière qui s’élevait ne tarda pas à l’envelopper comme un nuage ; on entrevit seulement des hommes qui fuyaient ; on entendit des cris, de longs rugissements ; puis insensiblement tout s’éteignit, et quand le nuage fut dissipé, on n’aperçut plus que les ours, les tigres et les lions accroupis, le ventre dans le sang, et qui achevaient de ronger des cadavres.


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  4. Trossila.