Au bord des terrasses/17

Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 51-53).




AU LOIN




Le râteau promené dans les blondes allées
Trace des chemins creux pour la sage fourmi,
Pour la mésange et pour les bestioles ailées
Qui cherchent un brin d’herbe ou bien un grain de mil.

Mon esprit, voyageur d’un désir ou d’un rêve,
Suit les sillons menus et si vite comblés,
Pendant que l’heure passe et que le jour s’achève
Dans le ciel aux aspects purs et renouvelés.


Il rejoint le domaine où les fleurs avaient l’âge
Et l’éclat attendri de mon jeune printemps.
Si mon premier espoir naquit sous son feuillage,
Mon premier regret dort au fond de ses étangs ;

Si j’ai vu la nature et gardé son empreinte,
Comme un voile impalpable et de parfums tissé,
Qui fit mon esprit clair et mon âme sans crainte,
Et me donna le goût des choses du passé,

C’est aux vieux murs rejoints par des chaînes de lierre,
Aux bancs rivés au sol plus fort que des tombeaux,
Aux charmilles, gardant des voûtes de lumière
Dans l’entrelacement ancien de leurs rameaux,

Aux sources dont l’eau vive emplissait les fontaines
D’un flot presque invisible à force d’être pur,
Que j’ai dû mon regard vers les heures lointaines,
À travers les chagrins de ce monde peu sûr !


J’évoque, en les faisant revivre, ces journées
Où tenait la beauté de toute une saison ;
Ces parterres fleuris, aux plantes surannées,
Pieds d’alouette, œillets et roses à foison ;

Ces pommiers supportant les lessives d’automne
Dont les linges claquaient, étendant leurs blancheurs
Sur les prés ; et le chant égal et monotone
Des perdrix rappelant, là-bas, loin des faucheurs.

L’orangerie avec son goût aromatique
D’herbier, de feuille sèche et d’hiver attiédi,
Et dont j’ai retrouvé le charme nostalgique
Au désordre embaumé des jardins du Midi.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Bruit léger du râteau, rythmé comme la vie,
Faisant tomber le temps comme d’un sablier.
Je l’écoute, à la fois douloureuse et ravie
De ne pouvoir revivre ou savoir oublier !