Traduits par Antoine Bazin
V
CHASTETÉ DE WOU-SONG.
Histoire de Wou-song, de Wou-ta et de Kin-lièn. De la réception que Kin-lièn fit à son beau-frère. Mission délicate conférée par un gouverneur.
(Extrait du XXIIIe chapitre du Chouï-hou-tchouen [1].)
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Voici maintenant les cinq défenses :

1o Vous ne tuerez aucun être vivant ;

2o Vous ne déroberez pas ;

3o Vous ne commettrez pas d’impuretés ;

4o Vous ne boirez pas de vin ;

5o Vous ne mentirez pas. »

Savoir-profond ne comprit rien aux vœux des néophytes, et quand le supérieur lui demanda s’il pourrait, oui ou non, observer les cinq commandements, Savoir-profond répondit : « Moi, qui ne suis qu’un ivrogne, je m’en souviendrai. »

A ces paroles, tout le monde se mit à rire.

Quand l’instruction du néophyte fut terminée, Tchao, le youên-waï, prit congé du supérieur, auquel il recommanda Savoir-profond. « C’est un homme d’une intelligence fort médiocre, lui dit-il ; ayez de l’indulgence pour lui.

— « Soyez tranquille, répondit le supérieur, je lui apprendrai tout doucement à lire les écritures, à réciter ses prières, à disserter sur la doctrine et à officier dans les cérémonies. »


V.
CHASTETÉ DE WOU-SONG.

… « Mais je ne me trompe pas, s’écria Wou-ta, c’est mon frère !



— « Comment donc ? vous dans cette ville ! dit Wou-song, après avoir salué Wou-ta.

— « Ah, mon frère, depuis plus d’un an que nous sommes séparés, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit. En vous voyant, je ne puis dissimuler ni mon ressentiment, ni mon affection ; mon ressentiment, quand je pense à tous vos désordres ; toujours dans les cabarets, toujours frappant, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, toujours des démêlés avec la justice. Je ne me souviens pas d’avoir joui un mois du calme et de la tranquillité. Que de soucis, que d’amertumes, que de tribulations ! Oh, quand je pense à cela, je ne vous aime pas. Mais voulez-vous savoir quand je vous aime ? Écoutez-moi. Les habitants du district de Tsing-ho ne sont pas d’un caractère facile ; vous les connaissez. Ces gens-là n’ouvrent la bouche que pour dire des sottises. Après votre départ, ils m’ont trompé de mille manières, puis tant tourmenté, tant opprimé, qu’à la fin j’ai quitté le district. Quand vous étiez à la maison, nul n’aurait osé souffler dans ses doigts. Oh, quand je pense à cela, je vous aime. »

Au fond, les deux frères Wou-ta et Wou-song, quoique nés du même père et de la même mère, ne se ressemblaient pas le moins du monde. Wou-song avait huit tche [2] de hauteur, une figure singulièrement belle, des proportions athlétiques. Il était doué d’une force si extraordinaire que personne n’osait l’aborder. Wou-ta n’avait pas cinq tche de hauteur. Il était horriblement laid ; la forme de sa tête avait en outre quelque chose de comique. Les habitants du Tsing-ho, voyant qu’il était chétif et d’une petite stature, l’avaient affublé d’un sobriquet ; ils l’appelaient San-tsun-ting « homme de trois pouces ».

Il existait dans une famille opulente du Tsingho une jeune camériste d’une beauté remarquable. Son nom de famille était Pan, son surnom Kin-lièn [3]. Elle avait alors vingt ans. Le maître de la maison, épris de ses charmes, voulait en faire sa concubine ; mais, comme il arrive presque toujours, la femme légitime, refusa son consentement. Dans son dépit, le maître proposa cette jeune fille à un marchand de gâteaux, à Wou-ta, qui l’épousa moyennant quelques pièces d’argent. Kin-lièn n’aimait pas son mari ; elle se plaignait sans cesse de l’exiguïté de sa taille et de la laideur de son visage ; elle trouvait surtout ses manières fort communes. Pour le malheur de celui-ci, elle se lia d’amitié avec des courtisanes et des femmes de mauvaise vie, qui étaient venues s’établir à Tsing-ho. Wou-ta était un homme fort honnête, plein de droiture, mais d’un caractère faible. Il toléra dans sa maison la présence de ces femmes, qui se moquaient de lui [4]. Finalement, abreuvé de sarcasmes et las de toutes ces avanies, il transporta son domicile dans la ville de Yang-ko, chef-lieu du district de ce nom, et loua une petite maison, rue des Améthystes. Or, il était en train d’exercer son état, quand il rencontra Wou-song.

« Ah, mon frère, continua-t-il, tenez, j’étais dans la rue ces jours derniers, lorsque je vis un rassemblement d’hommes et de femmes. Je m’approche pour entendre ; quelqu’un racontait avec vivacité qu’un homme, d’une force extraordinaire, avait terrassé un tigre sur la montagne ; que le nom de cet homme était Wou, et que le préfet venait de le nommer Tou-tkeou « major de la garde du district ». Je gage que c’est mon frère, me dis-je à moi-même. Oh, après une si heureuse rencontre, je ne travaille plus d’aujourd’hui.

— « Où est votre maison, mon frère ?

— « Vis-à-vis, répondit Wou-ta, montrant du doigt la rue des Améthystes, »

Wou-song, pour soulager son frère, chargea sur ses épaules le levier de bambou, auquel étaient suspendues deux mannes de pâtisserie. Arrivés à la maison, Wou-ta souleva le treillis de la porte.

« Ma femme, cria-t-il, le vainqueur du tigre, celui que le préfet du district vient d’appeler aux fonctions de major de la garde, justement c’est mon frère.

— « Mon beau-frère, dit Kin-lièn, se tournant vers Wou-song ; dix mille félicités !

— « Ma belle-sœur, répondit Wou-song, asseyez-vous, je vous prie, pour recevoir mes salutations.

— « Tant d’égards confondent votre servante.

— « Je veux observer les rites et vous témoigner mon respect.

— « Mon beau-frère, imaginez-vous que ces jours derniers, une de mes voisines, madame Wang, voulait m’emmener avec elle pour voir le cortège. Quoi ! cet homme admirable, qui entrait dans la ville, c’était mon beau-frère !... Je vous en supplie, montez donc dans notre chambre. »

Wou-song, Wou-ta et Kin-lièn montèrent dans l’étage supérieur. « Je vais tenir compagnie à mon beau-frère, dit Kin-lièn, regardant Wou-ta ; allez vite acheter quelque chose ?

— « Très-bien, répliqua celui-ci. Mon frère, asseyez-vous ; je reviendrai dans quelques instants.

— « Quel extérieur agréable et plein de noblesse, se dit à elle-même Kin-lièn, après avoir examiné Wou-song depuis les pieds jusque la tête. Des deux frères, celui que j’ai épousé n’est certainement pas le plus beau, car s’il ressemble quelque peu à un homme, il ne laisse pas d’avoir encore plus l’aspect d’un démon. Qu’ai-je à faire de Trois-pouces, d’un mari si chétif et si laid ? Triste, languissante, comme je le suis, il faut que je m’attache à Wou-song... On dit qu’il n’est pas encore marié. Oh ! heureux jour, pouvais-je m’attendre à cette bonne fortune.

— « Mon beau-frère, dit-elle à Wou-song d’un air joyeux, combien y a-t-il que vous êtes ici ?

— « Dix jours.

— « Où logez-vous ?

— « A la préfecture.

— « Oh, que vous devez y être mal !

— « Un homme s’arrange toujours bien. D’ailleurs, je n’ai pas à me plaindre ; les soldats de l’hôtel m’apportent tout ce qui m’est nécessaire.

— « Des soldats ! mais les gens de cette espèce ne sont guère propres au service... du ménage. Vous n’avez jamais que des potages réchauffés et quels potages encore ! c’est à soulever le cœur, j’imagine. Mon beau-frère, il faut quitter la préfecture et venir demeurer avec nous. Je veux apprêter moi-même tout ce que vous mangerez.

— « Je suis profondément touché de votre accueil.

— « N’aurais-je pas quelque part une petite belle-sœur, d’un caractère agréable, enjoué, que vous seriez heureux de...

— « Je ne suis pas encore marié.

— « Mon beau-frère, dit alors Kin-lièn, d’un ton de voix plein de douceur, quel âge avez-vous ?

— « Vingt-cinq ans.

— « Juste trois années de plus que votre servante. Mon beau-frère, d’où venez-vous maintenant ?

— « Du district de Tsang-tcheou, où j’ai séjourné plus d’un an. Je ne m’attendais pas à rencontrer mon frère dans le Yang-ko.

— « Oh, oh ! ce n’est pas une petite histoire1. Après mon mariage, figurez-vous que mon époux m’a rassasiée de... morale et le public de mauvaises plaisanteries. Nous nous sommes trouvés dans l’obligation d’abandonner le district de Tsing-bo. Si j’avais épousé un homme fort, courageux comme mon beau-frère, qui est-ce qui aurait osé prononcer le caractère 不 « non ? »

— « Mon frère est un homme qui ne fait rien et qui n’a jamais rien fait que par principe de conscience ; il ne ressemble pas à Wou-song, dont la conduite a été si désordonnée.

— « Oh, les jolis contes que vous débitez là, dit Kin-lièn en riant ; quant à moi, j’ai toujours aimé la gaieté, la vivacité, et je ne puis souffrir ces hommes graves, compassés, qui vous répondent toujours sans branler la tête.

— « Mon frère est très pacifique ; il craindrait de jeter ma belle-sœur dans l’inquiétude, et le chagrin. »

Sur ces entrefaites, Wou-ta, revenu du marché, entra dans la chambre. « Ma femme, dit-il à Kin-lièn, les provisions sont dans la cuisine ; vous pouvez apprêter le dîner.

— « Voyez donc le mal avisé ! s’écria Kin-lièn ; pendant que mon beau-frère est dans ma chambre, il veut que je descende à la cuisine.

— « Ma belle-sœur, répondit Wou-song, je vous en supplie, ne faites pas de cérémonies pour moi.

— « Que ne va-t-il prier madame Wang, notre voisine, d’apprêter le dîner. »

Wou-ta obéit. Au bout de quelque temps, madame Wang entra dans la chambre et servit le dîner... Kin-lièn proposa une santé à Wou-song...

Wou-ta se levait à chaque instant pour transvaser le vin, à la grande satisfaction de Kin-lièn, qui souriait et ne bougeait pas de sa place. « Mon beau-frère, continua-t-elle sans plus de façon, pourquoi ne mangez-vous pas du poisson avec votre bœuf ; tenez, je vais vous choisir un beau morceau. » Wou-song, comme on l’a dit, avait des principes, une conscience délicate. Il est certain qu’il trouvait les allures de Kin-lièn un peu vives ; mais il témoignait des égards à cette jeune femme, parce qu’elle était sa belle-sœur. Au fond, pouvait-il deviner que son frère avait épousé une camériste ?... Kin-lièn, après avoir bu quelques tasses de vin, se mit à considérer Wou-song. Celui-ci n’osait pas soutenir ses regards ; il baissait la tête et finit par se lever de table. « Encore quelques tasses, » lui dit Wou-ta. — « Mon frère, c’est assez pour aujourd’hui. Je reviendrai vous voir. »

Wou-ta et Kin-lièn descendirent de la chambre ; ils accompagnèrent Wou-song jusqu’à la porte extérieure. « Mon beau-frère, dit Kin-lièn, il faut que vous veniez demeurer avec nous. Autrement, voyez-vous, notre situation est intolérable. On se moque de nous du matin au soir. ; on nous raille, et moi je ne puis pas souffrir, qu’on me raille.

—« Ma femme a raison, dit Wou-ta, venez demeurer avec, nous ; vous m’apprendrez à défendre mes droits.

— « Très volontiers, si c’est votre désir, répondit Wou-song ; je vais chercher ma valise et demander au gouverneur la permission de quitter la préfecture.

— « Je compte sur vous, ajouta Kin-lièn. »

…………………………………………

Voilà donc Wou-song installé dans la maison de son frère, Kin-lièn au comble de la joie. On était alors dans le douzième mois. Depuis plusieurs jours, le vent du nord soufflait avec violence. On apercevait des nuages qui, semblables à des vapeurs rougeâtres, s’étendaient de tous côtés. Pendant une journée, la neige tomba du ciel à gros flocons et, comme le vent continuait à souffler par intervalles, ces flocons tourbillonnaient dans l’air.

Le lendemain, Wou-song, se levant avec le jour, alla marquer les heures de service au poste de la préfecture. Il n’était pas encore de retour à midi. Wou-ta, vivement pressé par Kin-lièn, sortit à son tour pour vendre des gâteaux. Or, la jeune femme, qui ce jour-là avait chargé sa voisine, madame Wang, de lui acheter des provisions, entra, dès quelle se vit seule, dans la chambre de son beau-frère et alluma du feu ; puis, réfléchissant, elle se dit au fond du cœur : « Décidément, je veux aujourd’hui lui faire quelques avances, quelques agaceries ; non, je ne puis croire qu’un tel homme demeure froid et insensible. » Et se plaçant derrière le treillis de la porte, immobile, pensive, mais pleine d’espoir, elle attendit. Lorsqu’elle vit revenir Wou-song, qui foulait aux pieds les flocons de neige, elle souleva le treillis, prit un air souriant et marchant à sa rencontre :

« Mon beau-frère, s’écria-t-elle, comme le froid est vif ! Ah, je souffrais pour vous.

— « Je remercie ma belle-sœur de l’intérêt qu’elle me porte, répondit Wou-song en entrant et sans souffrir que la jeune femme le débarrassât de son chapeau de feutre, à larges bords, il l’accrocha lui-même à la muraille, après l’avoir secoué pour en faire tomber la neige ; il délia sa ceinture, à laquelle pendait un sachet, quitta sa première robe, espèce de casaque en damas vert, dont la forme rappelait le pluvial des bonzes, et sur laquelle figurait un perroquet gris ; puis, il pénétra dans la chambre.

« Je vous ai attendu debout toute la matinée, mon beau-frère, dit alors Kin-lièn, pourquoi n’êtes-vous pas revenu déjeuner ?

— « C’est qu’à la préfecture, répondit Wou-song, une personne de ma connaissance m’a invité à prendre quelque chose. A l’arrivée d’un troisième convive, je me suis retiré par discrétion et j’ai marché, sans m’arrêter, jusqu’ici.

— « En ce cas, mon beau-frère, approchez-vous donc du feu.

— « Bien, bien, dit le major de la garde. » Alors il ôta ses bottines de cuir, changea de bas, mit des pantoufles d’hiver, prit un tabouret et s’assit près du foyer.

Pendant ce temps, la jeune femme avait fermé la première porte au verrou et mis la barre à la seconde ; elle apportait du vin, des lég umes, des fruits et préparait la table dans la chambre de Wousong.

« Où donc est allé mon frère, demanda enfin celui-ci ? Comment n’est-il pas rentré ?

— « Il sort ainsi tous les jours pour vaquer à ses affaires. Qu’importe, buvons ensemble quelques tasses.

— « Il vaut mieux attendre que mon frère soit de retour.

— « Pourquoi donc, pourquoi donc ? on ne peut pas l’attendre, s’écria Kin-lièn, qui servait déjà du vin chaud.

— « Gardez cela pour mon frère, dit Wou-song. » Kip-lièn n’insista pas davantage ; elle prit un tabouret et vint s’asseoir près de Wou-song. À côté d’eux était une table et sur cette table un grand vase plein. Obligée de renoncer au vin chaud, Kinlièn se rejeta sur le vin froid. Elle emplit une tasse, l’éleva avec la main et regardant fixement son beau-frère : « Videz au moins celle-ci, lui dit-elle. » Il obéit et la vida d’un trait. La rigueur du froid devint un prétexte pour en verser une seconde et Wou-song ne put se dispenser d’en offrir une à son tour. La jeune femme avait accepté avec empressement ; bientôt elle trouva moyen de laisser entrevoir sa gorge, qui était blanche comme le lait ; elle fit rouler les tresses de ses cheveux, qui l’enveloppaient à demi comme un épais nuage ; puis, d’un ton plein de gaieté :

« Il y a de sottes gens qui disent que mon beau-frère entretient une musicienne dans la rue de l’Est, vis-à-vis l’hôtel du gouverneur. Que faut-il penser de ces propos ?

— « Ma belle-sœur, ne prêtez pas l’oreille aux bavardages du monde. Je ne suis pas un homme de cette espèce.

— « Oh, pure médisance, n’est-ce pas ? mais quand on aime, on ne dit pas tout ce qu’on ressent au fond du cœur.

— « Si vous ne croyez pas à ma sincérité, vous n’avez qu’à interroger mon frère.

— « Lui ! est-ce qu’il sait quelque chose ? S’il se connaissait à ces sortes d’affaires, il ne vendrait pas des gâteaux. Mon beau-frère, buvez encore une tasse. »

Kin-lièn versa successivement trois ou quatre tasses ; mais, comme elle en avait déjà pris plusieurs, les fumées du vin commencèrent à lui troubler les sens. Son agitation était extrême ; alors il lui échappa cent discours hardis, mille propos lascifs. Cependant Wou-song, uniquement attaché à ses devoirs, baissait la tête et demeurait inaccessible au sentiment de la volupté.

Kin-lièn se leva et rapporta bientôt dans un grand vase le vin qu’elle avait fait chauffer ; puis, demandant à son beau-frère s’il n’était pas trop légèrement vêtu pour la température, elle passa les doigts sur ses épaules et sur tout son corps comme pour s’en assurer. La chasteté de Wou-song souffrait beaucoup ; il paraissait triste et ne répondait ri en. Alors Kin-lièn, relevant les manches de sa robe, saisit quelque menu bois et se prit à dire : « Mon beau-frère, vous ne savez pas faire le feu. Je vais m’en charger pour vous... » Wou-song était décontenancé ; il gardait le silence. Kin-lièn s’abandonne à sa passion, qui était ardente comme la flamme. Elle ne voit pas l’embarras de Wou-song ; elle verse encore une tasse, y trempe ses lèvres ; puis, avec ce regard expressif, particulier aux femmes libertines : « Si vous savez aimer, lui dit-elle, vous achèverez ceci. » Wou-song étend la main et prend la tasse, mais c’est pour la renverser par terre et s’écrier : « Ma belle-sœur, vous foulez aux pieds toutes les bienséances. » Puis, il la repousse ; et, la regardant d’un œil sévère, il continue : « Votre beau-frère est un homme qui a des cheveux sur la tête et des dents dans la bouche ; mais il est si grand, si grand qu’il touche à la voûte du ciel. Il n’appartient pas à la race des chiens et des porcs, qui sont dépourvus de raison et ne connaissent ni la justice, ni la pudeur. Ma belle-sœur, gardez-vous d’agir de la sorte. Autrement, quoique mes yeux reconnussent toujours qui vous êtes, mes poings pourraient bien l’oublier. » A ces paroles, Kin-lièn devint rouge jusque dans le blanc des yeux. « Je voulais plaisanter, dit-elle, vous interprétez mal les choses et vous calomniez les intentions. » Elle se leva, prit le plateau et descendit dans la cuisine.

Mais tandis que Wou-song, resté seul, sentait accroître son indignation, Wou-ta frappait à la porte, que sa femme lui ouvrait avec empressement. Il rentre, décharge son fardeau, pénètre dans la cuisine et voit les yeux de Kin-lièn rouges de larmes.

« Encore une altercation et avec qui avez-vous eu des paroles, demandait-il ?

— « Tout cela vient de votre faiblesse et de ce que vous ne savez pas vous respecter. On m’insulte.

— « Eh qui donc a osé vous insulter ?

— « Qui ? votre misérable frère. Comme il venait de rentrer, pendant que la neige tombait en abondance, je me suis empressée d’apporter du vin et je lai invité à boire ; mais lui, voyant que nous étions seuls, s’est mis à tenir des propos d’amour et a voulu se divertir avec moi.

— « Mon frère n’est pas un homme d’un tel caractère, répartit Wou-ta ; il a toujours été honnête et vertueux. Gardez-vous de répéter tout haut ce que vous venez de dire, car les voisins se moqueraient de vous. »

A ces mots, il quitta sa femme pour se rendre dans la chambre de son frère, auquel il proposa de déjeuner. Wou-song réfléchit quelques minutes ; puis, au lieu de répondre, il ôta ses pantoufles de soie ouatée, remit ses bottines de cuir, attacha sa ceinture autour de ses reins, et, coiffé de son chapeau de feutre à larges bords, il sortit de la maison. Wou-ta eut beau crier : « Où allez-vous, mon frère ? » celui-ci s’éloigna sans proférer une parole.

Alors Wou-ta revint dans la cuisine et interrogea sa femme : « Je l’ai appelé, dit-il, mais, sans répondre un mot, il a pris le chemin de la préfecture. En vérité, j’ignore la cause de tout ceci.

— « Ô le plus stupide des êtres ! s’écria Kin-lièn, la cause est-elle donc bien difficile à trouver ? Ce vaurien, tout honteux de lui-même, n’ose plus soutenir vos regards. Enfin, puisqu’il est parti, je m’oppose, pour ma part, à ce qu’il revienne dans notre maison.

— « Mais s’il va demeurer ailleurs, chacun parlera de nous.

— « Homme absurde, démon affamé ! s’il m’avait séduite, ne parlerait-on pas davantage ? Rappelez-le, si vous voulez ; quant à moi, je ne puis souffrir un pareil homme. Au surplus, donnez-moi un acte de divorce ; vous vivrez seul avec lui ? »

Le mari ne trouvait plus rien à répondre et Kin-lièn continuait à l’exciter contre Wou-song. « On dirait partout, répétait-elle, que nous sommes entretenus par votre frère, le major de la garde, tandis que c’est lui qui nous gruge. Remerciez le Ciel et la Terre de son départ. »

Sur ces entrefaites, Wou-song, accompagné d’un soldat de la préfecture, revint pour chercher ses valises et sortit de la maison tout aussitôt. Wou-ta courut après lui et se mit à crier : « Mon frère, mon frère, pourquoi nous quittez-vous ?

— « Ah ! cessez de m’interroger, répondit Wou-song ; si je parlais, je briserais l’écran que vous avez devant les yeux. Il vaut mieux que je me retire. »

……………………………… ……………………

Or, on raconte que le gouverneur du district se trouvait en possession de sa charge depuis plus de deux ans et demi. Comme il était grand concussionnaire [5] et avait reçu beaucoup d’or et d’argent, à titre de cadeaux, il désirait en envoyer une partie à ses parents, dans la capitale de l’Est. Il fit appeler Wou-song au tribunal et lui dit : « J’ai un de mes proches qui habite la ville de Tong-king. Je voudrais lui faire parvenir une caisse avec une lettre ; mais les routes sont dangereuses ; il faudrait pour une telle commission un homme sûr et d un courage à toute épreuve. Pariez-moi avec franchise ; seriez-vous disposé à faire pour moi le voyage de la capitale, sans redouter la fatigue ni les périls ?

— « Je vous dois une grande reconnaissance, répondit Wou-song ; vous êtes mon protecteur. Vous m’avez élevé au poste que j’occupe, comment oserais-je refuser ? Puisque je reçois un témoignage si honorable de votre confiance, vos ordres seront exécutés sans retard. Dès demain, je prends des informations sur mon voyage. » Le gouverneur, transporté de joie, lui versa trois tasses de vin.

Mais nous ne sommes pas à la fin de l’histoire. On raconte que Wou-song, après avoir accepté la proposition du gouverneur, redescendit dans le poste et remit quelques taels d’argent à un soldat, auquel il ordonna d’acheter des provisions de bouche ; puis, se dirigeant avec lui vers la rue des Améthystes, il arriva tout droit à la maison de Wou-ta. Justement celui-ci venait de rentrer...

Le temps n’avait pas entièrement calmé la passion de la jeune femme. Voyant que Wou-song apportait des provisions de toute espèce, Kin-lièn, réfléchissant, se dit au fond du cœur : « Est-ce que par hasard ce vaurien penserait à moi maintenant ? Oui, je n’en doute plus, le voilà qui revient ! mais c’est un homme calme ; il ne voudra pas employer la violence. Oh ! il faut que je l’amène tout doucement à une conversation particulière. » Elle monta dans sa chambre, égalisa le fard sur ses deux joues, ajusta de nouveau les nœuds de son épaisse chevelure et quitta la robe qu’elle portait pour en mettre une autre d’une grande beauté. Alors seulement elle redescendit et saluant son beau-frère : « En vérité, lui dit-elle d’un air souriant, je ne sais ce qui vous amène ici. Que de moments se sont écoulés depuis que je ne vous ai vu et sans que je puisse comprendre la cause d’un pareil éloignement ! Chaque jour je disais à votre frère : « Allez donc à la préfecture ; causez avec le major ; tâchez de le ramener, Mais chaque jour il répondait que cela n’était pas nécessaire. Enfin, je me réjouis de votre retour, mais pourquoi prodiguer de l’argent sans motif ?

— « J’aurais à vous entretenir, répondit Wou-song ; je suis venu tout exprès pour donner quelques avis à mon frère et à ma belle-sœur.

— « Puisqu’il en est ainsi, allons nous asseoir, répliqua Kin-lièn. » Ils montèrent tous trois dans la chambre. Wou-song céda les places d’honneur ; il prit un tabouret et s’assit au milieu de la table, où des mets furent bientôt servis par le soldat qui les avait préparés. Kin-lièn ne songeait qu’à lancer des œillades amoureuses à Wou-song ; Wou-song ne songeait qu’à bien boire. Aussi ne fut-ce qu’après avoir fait remplir cinq fois les tasses que, se tournant vers son frère, il lui adressa ces paroles :

— « Mon frère aîné, salut. Aujourd’hui le gouverneur me confie une mission honorable et je vous annonce que dès demain je me mets en route pour la capitale de l’Est ; mais avant de partir, j’ai voulu causer un instant avec vous... »

Après avoir adressé quelques conseils à son frère, Wou-song remplit de nouveau sa tasse ; et, se plaçant vis-à-vis de Kin-lièn, il continua ainsi : « Ma belle-sœur est une personne d’un sens délicat et pur ; on n’a pas besoin de lui faire de longues recommandations. Je compte entièrement sur elle pour soutenir et défendre au besoin son époux ; elle sait d’ailleurs qu’il est animé des plus nobles sentiments. Ma belle-sœur, si vous tenez votre maison comme elle doit l’être, pourquoi mon frère serait-il inquiété ? Vous connaissez cette maxime des anciens : « Quand l’enclos est bien fermé, les chiens n’y pénètrent pas. »

A ces mots, la jeune femme devint rouge jusqu’au fond des oreilles ; elle fixe les yeux sur Wou-ta et s’écrie avec l’accent de la colère : « Ô être stupide, immonde, si comme vous j’appartenais au sexe qui ne porte pas d’aiguilles sur la tête, y aurait-il quelque part un homme assez hardi pour oser m’outrager ? Oh, c’est que je ne suis pas du caractère de ces femmes méticuleuses et semblables à la tortue, qui n’ose sortir de sa coquille. Depuis mon mariage, l’enclos n’est-il pas soigneusement fermé ? Où voyez-vous que les chiens aient pu faire un trou à la haie ? Allez, soyez tranquille ; que l’on vous adresse un mot injurieux, et je jette une tuile à la tête du premier qui s’en avisera. »

Wou-song se prit à sourire. « Que ma belle-sœur défende aussi vaillamment les droits de mon frère, ajouta-t-il, je le souhaite et tout sera pour le mieux. »

… Après la vigoureuse sortie de Kin-lièn contre son mari, les deux frères burent encore quelques tasses ; puis, Wou-song salua pour prendre congé. Wou-ta, la voix altérée par des pleurs, raccompagna jusqu’à la porte, en le suppliant de revenir le trouver, aussitôt qu’il serait de retour. Wou-song, qui vit ses yeux pleins de larmes, le pria de renoncer pour ce jour-là au commerce et promit de lui envoyer toutes les provisions nécessaires. Enfin, au moment de s’éloigner, il répéta de nouveau : « Mon frère, souvenez-vous bien de mes conseils ; » puis il alla terminer ses derniers préparatifs et se mit en route dans une voiture que le gouverneur avait fait disposer pour lui.


  1. Voyez aussi le premier chapitre du Kin-p’ing-meï.
  2. C’est le pied chinois.
  3. « Nénuphar d’or ». On désigne poétiquement par cette expression les petits pieds d’une femme. (Voyez l’ouvrage intitulé : Chinese courtship, by P. P. Thoms, p. 19.)
  4. « Cette petite femme, votre voisine, dit un jour Si-men-khing à madame Wang, de qui est-elle l’épouse ou la concubine ?
    — « Devinez ?
    — « ...Si-men-khing nomma successivement Si-eul-kho, Siao-y,aux épaules tatouées, etc. etc. enfin, renonçant à la partie, il pressa madame Wang de satisfaire sa curiosité.
    — « Eh bien donc ! s’écria celle-ci, étouffant de rire, apprenez qu’elle est la femme de Wou-ta-lang, celui qui vend des gâteaux dans la grande rue.
    — « À ces mots, Si-men-khing, allongeant les jambes, éclata de rire à son tour ; quoi, le petit homme qu’on appelle Trois-pouces ?
    — « Précisément.
    — « Quel dommage !
    « Que voulez-vous ? Une femme charmante est toujours le partage d’un mari stupide. La faute en est au vieillard qui demeure dans la Lune. »
  5. J’ignore si le Chouï-hou-tchouen est un fidèle tableau de la vie chinoise, à la fin de la dynastie des Song ; mais il est une chose que Chi-naï-ngan ne manque jamais de signaler, c’est la corruption des magistrats. Quelques pages plus loin, il attaque encore la magistrature, dans ce portrait qu’il fait de Si-men-khing. « Le lecteur dira : Quel était donc cet homme que Kin-lièn regardait furtivement à travers le treillis de la porte ? Comment se nommait-il, où demeurait-il ? — « Eh bien, c’était un habitant du district de Yang-ko, homme dune grande opulence, mais livré à tous les plaisirs. Une spéculation heureuse l’avait conduit à la fortune ; il avait ouvert une immense pharmacie dans le district. Vivant dans le libertinage depuis son extrême jeunesse, il excellait à jouer du. bâton et passait pour un des plus habiles escrimeurs de son temps. Naguère encore un crime lui ayant occasionné des démêlés avec la justice, il avait arrangé l’affaire à force d’argent, car il était parvenu à corrompre les témoins d’abord, puis les employés du tribunal, puis le greffier, enfin le juge lui-même. Les habitants du district cédaient toujours quelque chose à un homme qui s’était montré si habile et avait gagné tant d’argent. Comme il avait la réputation d’être le premier commerçant de la ville, on lavait appelé du titre honorifique de Ta-lang « seigneur ; » puis, lorsque son crédit et ses richesses eurent pris un nouveau développement, on en était venu à lui donner un titre plus honorifique encore, on l’appelait Ta-kouan-jin « grand maître. »