Traduits par Antoine Bazin
IV
PROFESSION DE LOU-TA.
Lou-ta se retire dans le village des Sept-diamants. Quels motifs l’engagent à embrasser la profession religieuse. Histoire du monastère de Mañdjous’rî. Description des cérémonies bouddhiques de la tonsure, de la prise d’habits et de l’imposition des mains. Comment le néophyte quitte son nom et s’appelle en religion SAVOIR-PROFOND.
(Extrait du IIIe chapitre du Chouï-hou-tchouen.)
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IV.
PROFESSION DE LOU-TA.

Le lendemain, dès l’aube du jour, Tchao, le youên-waï, dit à Lou-ta : « Je crois que ce pays-ci ne vous convient pas ; vous n’y êtes pas en sûreté. Je vous invite, mon cher brigadier [1], à venir passer quelque temps à ma ferme.

— « Où est située votre ferme, demanda Lou-ta ?

— « A dix milles d’ici, répondit le youên-waï, dans le village des Sept-diamants.

— « Très-volontiers, reprit Lou-ta., »

Tchao, le youên-waï, chargea sur-le-champ un domestique d’aller dire au fermier de seller deux chevaux et de les amener à la ville. Vers midi, quand on annonça que les chevaux étaient à la porte, le youên-waï invita le brigadier à monter et ordonna au fermier de porter les valises sur ses épaules. Lou-ta prit congé de Kin-lao et de sa fille, et monta à cheval avec Tcbao, le youên-waï. Ils arrivèrent au village des Sept-diamants. Parvenus à la ferme, Tchao, le youên-waï, conduisit Lou-ta dans une chaumière, où il établit sa demeure.

… Or, un jour que les deux amis étaient à causer tranquillement dans la bibliothèque, ils aperçurent de loin Kin-lao, qui accourait à la ferme. Le vieillard dirigea ses pas vers la bibliothèque, y entra précipitamment et voyant qu’il n’y avait pas d’étrangers : « Mon libérateur, dit-il au brigadier, je ne suis pas méfiant ; mais je dois vous avertir que trois ou quatre officiers de police sont venus hier soir dans le quartier, pour y faire une information sur votre compte. S’il arrivait un malheur, quel parti aurions-nous à prendre ?

— « Aucun, répondit Lou-ta, il vaut mieux que je m’en aille.

— « Je connais une maison, ajouta le youên-waï, où vous trouveriez un refuge assuré contre les recherches de la police ; mais peut-être que cette maison ne vous serait pas agréable ?

— « Comment donc ! reprit vivement Lou-ta, tout m’est agréable. Songez qu’il y va de ma tête [2]. »

— « Très bien, très bien, continua le youên-waï, vous voilà dans d’excellentes dispositions. Écoutezmoi. Il existe à trente milles d’ici une montagne, appelée Ou-taï-chan ou a la montagne des cinq tours ». Sur cette montagne est le monastère de Mañdjous’rî, qui n’était dans l’origine qu’un petit oratoire, consacré au bodhisattva Mañdjous’rî et qui renferme aujourd’hui sept cents religieux environ du culte de Bouddha. Le supérieur du monastère a pour nom de religion Sagesse-éminente. Dans cette maison, que mes ancêtres ont toujours soutenue par leurs pieuses libéralités, on me regarde moi-même comme un bienfaiteur et comme un homme avide de gagner les œuvres de miséricorde. Il n’y a pas longtemps encore, j’avais promis au supérieur d’amener un néophyte dans le couvent pour y faire sa profession ; j’ai même acheté une licence sur papier à fleurs que je puis vous montrer ; mais les vocations sont rares ; on ne les rencontre pas toujours. Brigadier, il dépend de vous que j’accomplisse mon vœu ; quant aux frais, tout me regarde. Voyons, parlez avec franchise, vous sentiriez-vous de l’inclination pour la vie religieuse ? Y a-t-il dans la cérémonie de la tonsure quelque chose qui vous répugne ? »

Maintenant, quand je voudrais partir, se dit à lui-même Lou-ta, où trouverais-je un asile ? il vaut mieux que j’accepte sa proposition. « Eh bien, répliqua-t-il, puisque le youên-waï veut bien me prendre sous sa protection, moi, qui ne suis qu’un ivrogne, je fais vœu d’être bonze. »

Alors ils délibérèrent ensemble sur ce projet. La nuit suivante, on prépara les bagages et l’on partit à la pointe du jour.

Les deux amis prirent la route du monastère, suivis du fermier, qui portait les valises. Il était environ sept heures du matin, quand ils arrivèrent au couvent. Plusieurs bonzes, de ceux qu’on appelle Tou-sse et Kien-sse, vinrent à leur rencontre. Tchao, le youên-waï, et le brigadier se reposèrent pendant quelque temps sous le portique extérieur ; puis, le supérieur du monastère, Sagesse-éminente, suivi des desservants de l’autel, se présenta pour les recevoir.

« Oh, oh ! c’est un de nos bienfaiteurs, s’écria Sagesse-éminente, apercevant le youên-waï ; la fatigue du chemin....

— « N’en parlons pas, répliqua celui-ci ; je vous demande un moment d’audience, car j’ai quelques affaires à vous recommander.

— « Entrez dans la grande pagode, dit alors le supérieur ; vous prendrez une tasse de thé. »

Les deux amis suivirent le supérieur. Arrivés au monastère, Sagesse-éminente offrit au youên-waï la natte des hôtes ; quant à Lou-ta, il alla, la tête baissée, s’asseoir sur le banc de la méditation. Le youên-waï recommanda au brigadier de prêter une oreille attentive et de parler à voix basse. « Vous venez ici, lui dit-il, pour embrasser la profession religieuse ; comment osez-vous vous asseoir en face du supérieur ? — C’est faute d’attention, répondit Lou-ta » ; Et sur-le-champ, il se leva et resta debout derrière le youên-waï. Tous les bonzes, depuis les desservants de l’autel jusqu’aux teneurs de livres, vinrent par ordre se ranger sur deux files, l’une à l’orient, l’autre à l’occident. Le fermier entra dans la salle un moment après, apportant une boîte.

« Encore des présents, s’écria le supérieur, et pourquoi donc ? on vous à tant de fois importuné.

— « Ce sont des bagatelles sans valeur, répondit le youên-waï ; il n’y a pas de quoi me remercier. »

Un novice du monastère emporta les présents.

Alors Tchao, le youên-waï, s’étant levé, prit la parole :

« Vénérable cénobite, dit-il au supérieur, cet homme que j’amène ici, pour accomplir un vieil, est mon frère d’adoption ; le nom de sa famille est Lou. Sorti des rangs de l’aminée, après avoir connu le monde et l’infortune, un mouvement intérieur l’appelle à la vie cénobitique. Je viens donc aujourd’hui supplier Votre Révérence d’admettre mon frère dans sa communauté. Votre clémence est incomparable ; par déférence pour moi, recevez-le. J’apporte une licence et un extrait du registre des impôts. Quant aux cérémonies de la tonsure et de la prise d’habits, il va sans dire que j’acquitt erai tous les frais. Vénérable religieux, mettez le comble à mon bonheur.

— « L’acquisition d’un tel homme, répondit Sagesse-éminente, doit jeter un grand éclat sur notre maison ; je le recevrai, rien de plus facile, rien de plus facile. »

Après qu’un néophyte eut enlevé le plateau sur lequel on avait servi le thé, le Supérieur Sagesse-éminente ordonna aux desservants de l’autel d’assembler tous les bonzes du monastère et de délibérer avec eux sur l’admission du néophyte. Il recommanda en même temps aux bonzes administrateurs d’apprêter un repas maigre.

Les desservants de l’autel et les bonzes assemblés tinrent une conférence. « Cet homme-là n’a point de vocation, s’écrièrent-ils presque tous ; son regard est rude et menaçant ; rien chez lui n’annonce la piété. Allez, dirent-ils aux hospitaliers, invitez les deux voyageurs à se reposer dans le grand parloir ; pendant ce temps, nous transmettrons notre avis au supérieur. »

Un moment après, les bonzes assistants, suivis d’une partie de la communauté, fce ïiehdireht auprès de Sagesse-éitîihebie.

« Cet homme, qui se croit appelé à la vie religieuse, dit le premier des assistants, a la physionomie d’un idiot. À voir sa figure, on le prendrait plutôt pour un criminel de bas étage. Il ne faut pas le recevoir, car un jour il compromettrait notre maison.

— « Songez donc, répliqua le supérieur, qu’il est le frère de Tchao, le youên-waï. Comment pourriez-vous, sans avoir égard aux sollicitations de notre bienfaiteur, refuser une admission qu’il propose ? La méfiance nuit souvent ; gardez-vous de vous y abandonner. Au surplus, je vais méditer moi-même sur le caractère de cet homme. »

Après avoir allumé une baguette d’encens consacré, le supérieur Sagesse-éminente s’assit, les jambes croisées, sur le banc de la méditation et récita quelques prières à voix basse, Quand le feu de la baguette s’éteignit, il revint au milieu des bonzes.

« Oh, pour le coup, s’écria-t-il, vous pouvez le tonsurer. Savez-vous que cet homme est né sous la constellation du Ciel ? C’est un caractère ferme et droit. J’avouerai qu’il est un peu brutal, passablement idiot, et qu’on ne trouve dans sa vie qu’un singulier mélange de bien et de mal ; mais dans la suite il témoignera une piété exemplaire à laquelle, vous autres, vous n’atteindrez jamais. Souvenez-vous de mes paroles et ne mettez pas d’obstacle à l’exécution de mes volontés.

— « Vénérable supérieur, répliquèrent les desservants de l’autel, voilà ce qui s’appelle une sage condescendance » Du reste advienne que pourra, nous ne sommes pas responsables des fautes d’autrui. »

Après un repas maigre, auquel assista Tchao, le youên-waï, un bonze administrateur établit le compte des frais. Le youên-waï remit à ce bonze quelques taels d’argent pour la chape, le pluvial, le bonnet, l’habit, les sandales et les instruments du culte, à l’usage des bonzes.

Quand les préparatifs furent terminés, le supérieur choisit un jour heureux ; il ordonna aux néophytes de sonner les cloches et de battre le tambour. Alors les religieux, au nombre d’environ six cents, se rendirent processionnellement dans la chapelle ; ils étaient tous revêtus de la chape. Arrivés au pied de l’autel de la loi, ils joignirent les mains, firent une révérence profonde et se rangèrent sur deux files. Un moment après, le youên-waï, pour accomplir les cérémonies d’usage, prit de l’encens consacré dans une cassolette d’argent, se prosterna devant l’autel et adora le dieu Foë. Lou-ta vint à son tour, précédé des néophytes du monastère. Dès qu’il fut parvenu au pied de l’autel, un bonze, de ceux qui exerçaient les fonctions d’administrateur, lui ordonna d’ôter son bonnet ; puis il divisa les cheveux du brigadier en neuf touffes égales, qu’il lia avec des cordons de soie ; prenant ensuite chaque touffe l’une après l’autre avec la main, le purificateur les coupa tour à tour. Celui-ci se disposait déjà à couper les moustaches, mais le brigadier s’écria aussitôt : « Ah, si vous m’en laissiez un peu, vous m’obligeriez beaucoup. » A ces mots, les religieux ne purent s’empêcher de rire.

« Prêtres de Bouddha, dit le supérieur Sagesse-éminente, du haut de l’autel où il était placé, silence et respect, prions !

— « Il n’est pas bon, reprit le supérieur, après avoir achevé sa prière, que cet homme conserve des instincts belliqueux, coupez tout ; qu’on ne laisse pas un poil. »

Cet ordre, émané du chef suprême du monastère, fut religieusement exécuté par le purificateur, qui prit un rasoir et s’acquitta de sa tâche à merveille. Alors un desservant de l’autel présenta la licence au supérieur et invita celui-ci à conférer un nom bouddhique à Lou-ta. Le supérieur, sans plus tarder, la tête découverte et tenant la licence à la main, prononça les paroles sacramentelles : « Un rayon de la divine lumière est plus précieux qu’un monceau d’or. La loi de Foë embrasse tous les êtres ; » puis, il ajouta : « Je vous donne pour nom TCHI-CHIN (SAVOIR-PROFOND). » Le bonze préposé à la garde des archives remplit sur la licence le nom qui avait été laissé en blanc ; après quoi, le supérieur remit à Lou, Savoir-profond, l’habit religieux et la chape, avec ordre de s’en revêtir à l’instant même. Celui-ci, portant pour la première fois le costume des bonzes, fut conduit à l’autel par un religieux administrateur. Alors commença la cérémonie de l’imposition des mains et de l’instruction solennelle, appelée Cheou-ki.

« Voici les trois grands préceptes auxquels vous devez obéir, dit à Savoir-profond le supérieur Sagesse-éminente, une main posée sur la tête du néophyte :

1o Vous imiterez Bouddha ;

2o Vous professerez la doctrine orthodoxe ;

3o Vous respecterez vos maîtres et vos condisciples.

  1. En chinois : Ti-hia. Sous la dynastie des Song, il commandait les archers, administrait la bastonnade et présidait aux exécutions capitales.
  2. Il avait tué un boucher.