Au bagne/Une histoire

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 166-167).


UNE HISTOIRE


On avait fermé portes et volets. Il s’agissait ce soir, chez Pomme-à-Pain, de causer sérieusement et sans témoins. Le Chinois caissier n’était pas tranquille. Il boucha jusqu’aux trous de serrures.

Il y avait là des libérés et des relégués en rupture de camp. Et ce n’était pas par hasard que je me trouvais en leur société, les coudes sur cette table gluante. Aujourd’hui, par des procédés tenant du labyrinthe, ils m’avaient fait savoir qu’ils m’attendraient.

— Voici l’histoire, monsieur. Elle est toute neuve. Si l’on contre-appelle, je risque trente jours de blockhaus. Mais je devais vous l’apporter. C’était mon devoir. Rénouart, un pied-de-biche, avait posé, l’avant-dernière nuit, à Saint-Jean, des pièges pour le gibier. Ce n’est pas une nouveauté. Quand on prend un pack, un agouti, on est bien content. C’est notre seule façon de chasser, à nous, qui n’avons pas de fusils ! Rénouart s’en va donc, ce matin, voir si le gibier avait donné.

Mais, derrière un arbre, embusqué, il trouva le surveillant X. Le chef chassait, lui aussi, mais avec un fusil.

— Misérable ! crie-t-il. Je savais que je te pincerais. Alors tu poses des pièges pour mon chien, maintenant !

— Chef ! dit Rénouart, ce piège n’est pas pour votre chien, mais pour les packs.

— Tu vas le payer cher, crie le garde-chiourme.

Et il ajuste Rénouart.

— Je vous jure ! chef ! Je vous jure !… Ayez pitié !

— Alors, tu vas me donner deux cents francs si tu veux avoir la vie sauve.

— Oui, chef ! Mais je ne les ai pas sur moi. Ils sont à la case, dans ma boîte. Et je n’ai que 180 francs, chef !

— Va les chercher, je t’attends ici.

Rénouart courut. Mais en route il eut comme une révolte intérieure.

— Eh bien ! non ! fit-il, non ! je vais le dénoncer.

Il descendit chez le commandant.

Le commandant se rendit au rendez-vous, il y trouva son surveillant, fusil en mains, qui attendait 180 francs.

— Qu’est devenu le surveillant ?

— Il surveille toujours. Contrôlez l’histoire, monsieur, et si j’ai dit vrai, racontez-la.

Je l’ai racontée.